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LE MYSTèRE DE LA DéPARTEMENTALE
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Je vois le pic du Cagire tous les matins en ouvrant mes volets.
Un homme, une femme, une maison et le piémont des Pyrénées.
De grands enfants qui volent de leurs propres ailes... et du temps pour écrire.
Texte ou Biographie de l'auteur
Michel Barrios
Une sale fin de voyage, vraiment.
La pluie, depuis Toulouse. Une lourde pluie d'été qui hache les feuilles au bord de la route et s'écrase brutalement. Dégouline en rigoles compactes vers des bas-côtés saturés. Le ciel a disparu. N'existe plus que ce réseau liquide qui dégringole de nulle part. La nuit, déjà. Pas la vraie nuit. Une sorte d'obscurité artificielle engendrée par la tempête. Il n'est pourtant que dix-neuf heures, un soir de mois d'août.
La lumière des phares bute contre les grosses gouttes. Se taille un passage dans le sombre du couloir aquatique. Pas question d'y voir à plus de quelques mètres. L'eau, partout. Sur le toit de la voiture, sur le goudron qui glisse, dans les fossés à demi engorgés. Fichu orage ! Tout y est dans ce tableau d'Apocalypse : la masse inquiétante des nuages où roulent les grondements du tonnerre; les flashs électriques qui hérissent le poil et montrent un ciel de fin de monde. De quoi rebrousser chemin.
Surtout quand on vient là pour passer ses vacances.
Le Comminges, c'est extra pour se reposer, avaient assuré mes amis de Bordeaux. Une semaine de vraies vacances, dans un petit village tranquille. Balades et sieste. Campagne, oxygène, silence. Et pour me décider, ils me prêtaient leur maison.
Je me suis laissé faire. J'avais vraiment besoin de calme et de repos. De soleil aussi, après plusieurs années de travail à l'agence, sans interruption.
Mais côté soleil, bravo ! J'étais servi ! Pas prévu cette météo pourrie !
La campagne, c'est bien. Encore faut-il la voir ! Et à travers ce rideau de flotte...
Je n'ai que huit jours, moi, pour profiter de la campagne. Mon agence commence à bien tourner maintenant, mais je ne peux l'abandonner longtemps.
Huit jours minimum, a dit le médecin : vacances... ou surmenage.
Alors je suis parti, poussé par mes amis. Je n'avais pas mis la clé sous la porte depuis un bout de temps. Pas mécontent, dans le fond, de souffler un peu. Et puis, santé oblige...
Instructions à mon adjoint, valises, et direction Ganties, en Comminges, au pied des Pyrénées.
Mais ce temps épouvantable commence à me faire regretter l'Espagne où j'avais d'abord résolu d'aller. Pourtant, des images de soleil paisible me reviennent en tête. Je suis déjà venu dans ce petit village commingeois. Deux visites rapides, l'an dernier, à l'invitation des amis bordelais. Et je sais la beauté reposante de ces moutonnements, le mystère de ces petites vallées enchâssées au creux du piémont. Je sais aussi les dents d'acier bleui qui barrent l'horizon.
Mais ce soir, la route est aveugle. La pluie me vole les images. Le chuintement des essuie-glaces anesthésie l'oreille. Mouvement saccadé qui hypnotise les yeux.
J'en ai marre de rouler.
On n'y voit rien et j'ai envie d'un café chaud. Près de quatre cents kilomètres depuis Bordeaux, avec ce maudit orage en prime. Je suis crevé. Les yeux me brûlent à deviner la route. La nuque douloureuse, les mains contractées sur le volant. Je n'aime pas conduire sous la pluie battante...
Figarol.
Le panneau a émergé d'un coup dans les phares. Je ne suis plus très loin. Le village fait le dos rond sous la trombe d'eau. J'ai à peine le temps de lire, ou plutôt de deviner : Ganties, cinq kilomètres. Allez, encore un petit effort. Ensuite un bain, un bon café et...
Coup de frein désespéré.
Le pied jusqu'à la tôle.
Dérapage.
La voiture qui devient folle.
Trop tard.
La silhouette sombre a disparu.
La roue glisse dans l'herbe, revient sur la chaussée.
Glissade. Incontrôlable.
La voiture tangue, s'immobilise enfin au bord du fossé.
Pas plus de cinq secondes depuis que la forme a surgi dans la lumière des phares.
Une forme humaine.
C'était un homme.
Je l'ai heurté, c'est sûr.
Le sang qui abandonne mon corps. Pour faire place au tremblement. La main cherchant la poignée n'arrive pas à ouvrir. Je l'ai écrasé.
J'ai écrasé un homme.
Portière ouverte, les gifles d'eau me réveillent. Et font réaliser l'horreur.
Il est apparu tout d'un coup et je l'ai écrasé.
Les jambes vacillent, les yeux hébétés fouillent la pluie. L'idée folle que c'était un rêve, que la fatigue me joue des tours...
Mais la certitude est déjà plantée dans ma tête.
Un homme à pied. Sombre. Je l'ai vu en un éclair.
Trop tard pour l'éviter. Je l'ai écrasé.
Le tremblement devient incoercible. Il faut aller voir, vite... Porter secours... de la lumière pour chercher... Les idées s'emmanchent mal. Une lampe, il faut une lampe... dans le vide-poche...
Les jambes se dérobent un instant. Mains posées sur le capot, le souffle revient, prend conscience des contractures du ventre. Le coeur est près d'éclater. Porter secours, vite... Pas un bruit, pas une plainte. Il doit être plus loin derrière...
Recherche de cauchemar, sur la chaussée... rien...
Dans le fossé, peut-être... La pluie fouette le visage. Rien... Je cours.
Là, devant. Une masse noire. C'est lui.
Il est mort.
Mes poumons se bloquent.
Je l'ai écrasé et il est mort.
Mes jambes lâchent. Je tombe à genoux dans la flaque.
Mort, je l'ai tué.
Il est tombé en travers du fossé, la tête sur la route. Ma lampe éclaire ses cheveux blancs et les boutons de sa veste qui brillent. Un uniforme. Le képi est à quelques pas, avec sa grosse plaque luisante. Un garde-champêtre.
Mort. A cause de moi.
Sarabande dans ma tête, l'estomac qui remonte.
Mort... Assassin... Mort... Assassin...
Des gestes pour calmer la litanie. Mouvements fébriles, inutiles... Le portefeuille qui gît, ouvert. Papiers éparpillés, trempés, sur lesquels s'acharne la pluie.
Mains incontrôlées qui les rassemblent. Puérilement.
Comme pour effacer la faute. Le CRIME.
Mains qui tremblent. Qui refusent encore la vérité.
Mort. IL EST MORT.
Ca rebondit dans ma tête. Mes mains s'agitent toujours bêtement sur le goudron pour échapper à l'évidence.
Geste dérisoire qui met les papiers à l'abri du portefeuille. Mes yeux accrochent un nom sur une carte :
ARISTIDE MATHIEU, garde-champêtre.
C'est comme si je l'avais tué une deuxième fois.
Alors mon corps m'échappe. Secoué de spasmes, il se relève malgré moi et court vers la voiture.
Effondrement sur le volant. Le ventre qui commande : partir... Il est mort. Il faut partir... partir... vite...
Je ne sais pas comment je suis arrivé à la maison.
J'ai dû rester prostré sur cette chaise pendant une bonne partie de la nuit, sans doute... dans la cuisine, lumière allumée. Ma tête commence à décanter sa peur. Mais l'image atroce est là, sur la toile cirée.
Mort...
Une grande flaque s'étale sur le carrelage. Je me rends compte alors que je suis trempé jusqu'aux os. Un long frisson de froid et d'angoisse ébranle mes épaules.
Des mots viennent battre la digue, sous mon crâne. Comme un ressac. Je les repousse, ils reviennent inlassablement.
Meurtrier... Il s'est enfui... JE ME SUIS ENFUI... police. Assassin ! Je n'ai rien pu faire... c'est le mauvais temps... Lâche !... Gendarmerie. Les gendarmes. Regardez-le, c'est lui qui l'a écrasé.
Un garde-champêtre... assassin... La route était déserte, personne n'a vu...
Quelque chose de gris s'insinue peu à peu. Une pensée visqueuse qui s'infiltre : personne n'a vu...
C'est à cause de la pluie. Un accident stupide. J'ai vu la silhouette en un éclair. Trop tard.
Aristide Mathieu, garde-champêtre à Figarol, mort, écrasé par un chauffard.
Ce n'est pas de ma faute.
Assassin. Je l'ai écrasé.
Les mots en folie se déhanchent dans ma cervelle.
Lâche. Lâche. Mort... Tu l'as tué, c'est toi... Tu as pris la fuite.
Ma tête dégringole sur la table, cherchant la protection des bras repliés.
J'ai dû dormir. Le jour est levé.
Le froid, instantané. Les vêtements collés à la peau, glacés. Reins douloureux, épaules torturées.
Et l'image qui explose, dos frissonnant.
J'ai tué quelqu'un, hier soir, en voiture.
Dans la brume des pensées, un mot gicle : SALAUD.
Salaud qui se cache. Qui a peur. Mais personne ne sait...
Si. Moi.
La question, longtemps repoussée, se détache nettement :
Et maintenant ?
Avec le choix terrible. Se dénoncer... ou pas.
On a déjà dû découvrir le corps. Mais personne ne sait. Il faut d'abord remettre de l'ordre dans les idées. Changer de vêtements. Réfléchir.
La voiture est dans la cour. Le froid du matin s'agrippe à l'humidité du costume d'été. La pluie a cessé. Un soleil ironique monte au-dessus de la colline. En bas, dans le vallon tranquille, Ganties se réveille.
La voiture n'a pas de trace. Comme si j'avais fait un cauchemar. L'image pourtant ne quitte pas mon esprit : la forme sombre qui surgit dans les phares... le corps allongé sur la chaussée... la pluie... la fuite...
Il me tarde soudain de retourner dans la maison.
La valise sortie du coffre, la chambre au premier étage. La douche interminable... Je frotte à me déshabiller la peau.
Mais ça ne lave rien, lady Macbeth, ça n'efface pas la nuit.
Deux jours que je suis cloîtré. Deux jours et une nuit. A me donner du courage pour dire simplement : c'est moi qui l'ai écrasé.
Deux jours de vie mécanique, où la main seule commande les gestes de survie. Deux jours où tout ce qui vit en moi s'est recroquevillé dans un coin de ma tête. Pour laisser toute la place au remords et à la crainte.
J'ai tué un homme.Et je me suis enfui.
On a vite fait d'être un salaud.
Une vie tranquille et sans histoire qui bascule en cinq secondes. Les honnêtes gens sont aussi vils que les autres. Ils n'ont pas eu l'occasion de le montrer, c'est tout. Mais qu'arrive la circonstance... La bassesse est insubmersible. On l'enfonce pendant des années, on la maintient sous l'eau... Un jour, la peur vous fait lâcher prise : elle flotte à nouveau, sordide.
Je me croyais un honnête homme. Incapable d'une infâmie. Un être normal, civilisé, bien considéré par son entourage. Et me voilà de l'autre côté.
Du sale côté.
A me terrer comme une bête, parce que j'ai peur.
Parce que la bassesse est remontée en moi. Que mon instinct m'a dit :
- Fuis ! Va-t-en !
La réaction primaire des hommes pris au piège.
Nous sommes tous des salauds en puissance.
Ca y est.
Je suis devant la gendarmerie, au chef-lieu de canton.
J'en avais marre de me voir dans la glace. De rencontrer des yeux qui n'étaient plus les miens. Je n'ai pas pu me supporter davantage. Le remords est un animal carnivore qui vous vide l'intérieur à petites bouchées.
J'ai décidé hier soir de repasser la barrière.
- C'est moi qui ai écrasé quelqu'un, il y a trois jours, sur la route de Ganties.
Le gendarme a l'air étonné. Il lève un sourcil interrogateur :
- Où ça, dites-vous ?
- A la sortie de Figarol, sur la route de Ganties.
Les autres gendarmes lèvent la tête, me regardent.
Je sais que mon visage est défait par l'angoisse.
Un tel aveu vous libère, il ne vous soulage pas.
La faute est ineffaçable.
Ils ont un air bizarre en m'examinant. La honte m'envahit plus encore. Trois jours. J'ai attendu trois jours avant de venir.
Ils doivent soupeser ma lâcheté.
Le gendarme du comptoir, ses yeux dans les miens, dit lentement :
- Il n'y a pas eu d'accident sur cette route. Ni aujourd'hui, ni il y a trois jours.
Je ne réalise pas tout de suite. Abasourdi.
Puis j'insiste :
- Mais enfin, puisque je vous dit que c'est moi ! J'avoue ! Il pleuvait. Je l'ai vu trop tard ! Il a surgi tout d'un coup dans la lueur des phares. Il est mort ! Je l'ai écrasé... Ne cherchez plus. C'est moi le chauffard !
- Un moment, dit le gendarme d'un ton étrange. Je vais vérifier.
Je ne peux plus supporter le regard des autres. C'est vrai que je suis lâche, mais je suis quand même venu, non ?
Mes mains tremblent, à plat sur le comptoir. J'ai froid.
Le gendarme revient, suivi de son chef qui m'apostrophe :
- Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Si c'est une plaisanterie, elle est de mauvais goût ! Je vous préviens que ça risque de vous coûter cher ! Vous vous foutez de nous, ou quoi ? Vous êtes mythomane ?... Il n'y a pas eu d'accident dans tout le secteur depuis au moins trois semaines! Et sur cette route en particulier, le dernier a eu lieu il y a bien longtemps... Quand ça, Pradal ? ajoute-t-il en se tournant vers le gendarme.
- Dix ans, chef. Je m'en souviens parfaitement car je connaissais très bien la victime. Oui, il y a exactement dix ans et trois jours... à la sortie de Figarol. Ecrasé par une voiture. Le chauffard n'a jamais été retrouvé... La victime, c'était le père Mathieu. Aristide Mathieu. Il était garde-champêtre au village, à cette époque...
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