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UN TRAîTRE

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Texte ou Biographie de l'auteur

Madeleine Pelletier psychiatre et militante féministe française (1874 – 1939)


 


Un Traître


 


« La vertu est toujours punie »


(Marquis de Sade)





 


Jacques ne s’était pas donné la peine de naître.


Le hasard, c’est-à-dire la somme d’inconnues qui préside à nos formations, l’avait fait éclore génial dans un milieu pauvre et incultivé.


Durant toute son enfance, il avait été un incompris. Ses parents le jugeaient bizarre ; ses maîtres le punissaient comme indiscipliné. Il aurait pu, s’il l’avait voulu, être un excellent écolier, mais il était un peu paresseux ; aucune ambiance d’ailleurs ne le stimulait au travail.


À treize ans, ses parents l’avaient mis en apprentissage chez un relieur ; à l’atelier comme à l’école et dans sa famille, il détonnait. D’un naturel gai, il avait volontiers le mot pour rire, mais ce mot ne faisait pas rire parce qu’on ne le comprenait pas.


Un jour, il avait environ seize ans, il entrevit comme sur un chemin de Damas l’utilité de la culture intellectuelle. On l’avait envoyé en course chez un libraire du quartier latin. Dans le jour baissant d’un après-midi d’hiver, la silhouette du Panthéon dominant sur un fond de ciel gris la rue Soufflot lui était apparue. Des bandes d’étudiants bien mis, la  serviette sous le bras, dévalaient les trottoirs. Il eut un brusque coup au cœur ; il se trouvait ignominieux avec son bourgeron bleu et le paquet enveloppé de toile qu’il portait sur son dos : il se prit à regretter amèrement les années perdues à son école primaire. Mais une voix intérieure lui dit qu’il était encore très jeune et qu’il pouvait réparer.


Il essaya de s’ouvrir à son père de ses nouvelles dispositions ; naturellement, on ne l’écouta pas.


— Quitter la reliure, alors que ton apprentissage est presque fini ? Retourner à l’école ? Est-ce que tu n’es pas fou ? Penses-tu que moi et ta mère nous allons t’entretenir à ne rien faire jusqu’à la fin de tes jours ? Tu as vraiment de drôles d’idées parfois, et si ta mère n’était pas une honnête femme, j’en viendrais à croire que tu n’es pas mon fils !


Mis en état de gagner son pain, Jacques quitta la maison paternelle. Les moralistes traditionnels pourront le blâmer, mais il voulait faire sa vie. La dépendance familiale dans un milieu grossier lui pesait depuis longtemps. Il l’avait rêvée bien des fois cette minute où il pourrait enfin prendre congé du logis triste, des disputes continuelles pour des riens, des railleries qui accueillaient ses vagues aspirations, lorsqu’il lui arrivait de les dire ; ses lectures dont on se moquait.


— Le voilà encore plongé dans les bouquins ; quel enfant, grand Dieu ! Muet comme une carpe ; on n’a guère de satisfaction avec lui !


Il avait vu, affichée sur les murs, la réclame d’une école par correspondance. Pour une somme modique, disait l’affiche, on pouvait recevoir des livres, des cours imprimés, des devoirs que l’on vous retournait corrigés. Au bout de quelques années d’études, l’école vous faisait subir un examen et on devenait ingénieur.


Ingénieur ! Quel rêve ! Sortir enfin de la classe des parias, vivre la vie supérieure de l’intelligence. 


Sou à sou, l’adolescent avait économisé sur ce qu’on lui laissait de son salaire d’apprenti et, la somme enfin amassée, il était allé, le cœur battant, se faire inscrire à l’école.


Sa chambre, il l’avait prise naturellement au quartier latin, un sixième étage de la rue Claude Bernard. Il se sentait déjà comme affranchi de l’esclavage manuel, du fait seul d’habiter ce quartier universitaire. Sa journée d’ouvrier terminée, au Heu d’aller chez le marchand de vins, au sport ou au cinéma, il rentrait chez lui comme une jeune fille et se mettait à piocher ses cours.


Cela n’allait pas tout seul. Les corrections, faites machinalement par un personnel mal payé, étaient, la plupart du temps, incompréhensibles. L’élève n’était qu’un numéro et personne ne s’intéressait sérieusement à ses progrès ; mais Jacques n’était pas de ceux à qui les obstacles font perdre courage.


À notre époque où l’instruction, sans être donnée comme il le faudrait, est relativement facile à acquérir, les auto-didactes ne sont pas rares. Mais beaucoup, dans leur désir ardent de s’élever dans la société, se donnent corps et âme à la bourgeoisie qui leur entr’ouvre ses portes.


Tel n’était pas le cas de Jacques. Esprit hors de pair, il avait déjà, bien que jeune, une culture assez étendue. Il n’ignorait pas le socialisme et il s’était promis de travailler lui aussi à la destruction d’une société injustement divisée en castes ploutocratiques.


Les réunions publiques étaient son unique distraction, cependant il s’y tenait effacé et ne prenait jamais la parole ; il voulait, avant toute chose, conquérir son diplôme d’ingénieur, après quoi il se réservait de consacrer à l’affranchissement de ses frères les travailleurs une activité plus effective.


Reçu dans un très bon rang, il obtint de suite un emploi dans l’industrie. Son rêve était réalisé. Il avait remplacé sa mansarde d’ouvrier-étudiant par  un appartement modeste. Pour six heures par jour d’un travail peu fatiguant de direction, il recevait un traitement raisonnable. Il résolut de consacrer à la politique socialiste les loisirs qu’il avait.


Les intellectuels étaient nombreux dans le parti, mais la plupart ne venant là que pour faire une carrière, avaient fort peu de sincérité.


La presse réactionnaire les calomniait lorsqu’elle les appelait meneurs de grève, incendiaires, buveurs de sang, etc. Loin de pousser les ouvriers à la révolte, ils les retenaient au contraire. Quand, par hasard, des violences avaient lieu, les intellectuels ne les approuvaient jamais ; ils se bornaient à excuser les révoltés qui les avaient commises. Certes, ils parlaient de la révolution, mais sans y croire et sans vouloir rien faire de sérieux pour la préparer.


De la révolution, on en détournait même insidieusement les masses en la présentant comme quelque chose de fatal qui ne pouvait avoir lieu avant l’échéance des processus économiques. On invoquait la nécessité pour briser l’ordre bourgeois d’une majorité prolétarienne évidemment impossible à obtenir.


Toutes ces hypocrisies écœuraient Jacques qui était idéaliste et sincère. Éloquent, il stigmatisait dans les réunions l’arrivisme des chefs ; il voulait que son parti fasse à l’ordre établi une opposition de réalité et non de mots ; on le mit en quarantaine.


L’humanité est partout la même, et dans un parti révolutionnaire pas plus que dans la société officielle, la vertu n’est une condition de succès. La force était du côté des chefs arrivistes et c’était vers eux que les masses se tournaient comme elles se tournent vers la force gouvernementale dans la grande société.


Contre Jacques, le gêneur, on ne ménagea pas la calomnie ; on contesta son talent, on nia son intelligence, lui qui était la sincérité même, on l’accusa d’ambition personnelle, voire de bas arrivisme. La presse lui fut fermée ; dans les réunions, on étouffa sa parole.


Il essaya de se tourner vers le peuple, mais le peuple se détourna de lui. N’était-il pas un intellectuel aux mains blanches, c’est-à-dire un bourgeois ? En vain essayait-il d’établir son origine prolétarienne, d’exposer toutes les peines que lui avait coûtées la culture intellectuelle qu’il possédait : les ouvriers s’en allaient en ricanant.


C’est que Jacques, avec son honnêteté toute pure, représentait la faiblesse. Certes, l’ouvrier voulait bien la révolution, mais il ne faisait pas fi des menus avantages que seul un parlementaire peut donner. Une vieille mère à faire admettre dans un hospice, la gratuité de la cantine scolaire pour un enfant, une place stable d’ouvrier municipal pour lui-même. Ces menues faveurs évidemment n’allaient pas à tout le monde ; mais ceux qui les obtenaient devenaient les clients du parlementaire, toujours comme dans la grande société. Élus et clientèle électorale formaient un bloc contre lequel l’idéalisme de Jacques venait se briser.


La guerre de 1914 vit une faillite générale des consciences. Les propagandistes du pacifisme et de l’anti-militarisme se firent ultra-patriotes et la masse qui les avait suivis les suivit encore, jusqu’à l’abattoir !


Jacques avait trente-cinq ans. Sa situation matérielle n’était pas mauvaise, mais il était un raté de la politique.


Il en restait navré, car il s’y était donné tout entier. L’intérêt intellectuel qui l’avait soutenu dans ses études d’ingénieur avait disparu, ce qui était alors de l’intelligence était devenu, par la répétition continuelle, instinct et routine. Il accomplissait avec ponctualité les devoirs de la profession qui le faisait vivre, mais son âme en était absente.


Cette âme, il aurait pu la mettre, comme bien d’autres, dans une famille ; la femme, les enfants à élever sont le but de la plupart des existences. Mais Jacques, peu sensuel, était avant tout un cérébral ; il n’avait aucun effort à faire pour être vertueux ; les vices n’étaient pas pour lui des plaisirs. Rien ne l’attirait de ce qui passionne tant de gens ; il trouvait le jeu bête, l’amour une sensation très surfaite, et un estomac délicat lui interdisait tout excès de table. Seules l’étude, la pensée, l’action lui donnaient de la joie. Dans le mariage, il entrevoyait avant toute chose une source de tracas ; l’esprit encombré de cent questions vulgaires à résoudre chaque jour ; la femme, un être aimable, mais qui serait inférieur presque à coup sûr. Il faudrait se mettre à son niveau, penser avec elle ses petites idées, partager ses préoccupations banales ; son intelligence y sombrerait peu à peu. Il avait préféré rester célibataire.


Dans les longues promenades auxquelles il s’astreignait par hygiène, pour corriger la sédentarité du bureau, il lui arrivait assez souvent de rencontrer des camarades « arrivés ». D’une belle auto, il lui venait un coup de chapeau avec un « bonjour » ironique. Sur le trottoir, on lui frappait sur l’épaule : « Ah ! ce brave Jacques ; toujours révolutionnaire, la guerre ne t’a donc rien appris ! »


Il était alors à la mode de faire litière de toutes les convictions d’avant guerre. Tel professeur d’université qui avait toute sa vie subsisté du Kantisme qu’il enseignait aux étudiants, proclamait le néant de la philosophie allemande. La physique, la chimie se faisaient patriotes ; on déniait toute valeur aux savants de la nation ennemie. Sur les affiches, Jacques lisait le nom d’anciens camarades chargés de conférences ultra-patriotiques ; et le peuple ne paraissait même pas s’apercevoir de leur félonie.


Dans ses courses mélancoliques à travers Paris, Jacques, au fond de son cœur, pleurait sa vie brisée ; il avait fait dans son âme la première place à l’idéal et l’idéal lui manquait maintenant ; un abîme s’ouvrait devant lui, il songea au suicide.


Ce ne fut qu’un instant ; il avait un amour instinctif de la vie qui l’empêchait de se détruire. Cette dépression d’un moment lui fut au contraire une manière de coup de fouet ; il retrouva la même énergie qui l’avait fait se dresser autrefois contre sa famille ; puisqu’il fallait trahir, eh bien, il trahirait !


Il passa au Bloc National et personne ne s’en aperçut. La guerre avait dispersé les anciens militants, de nouveaux étaient venus ; on l’avait presque oublié. Tout d’abord il eut beaucoup de mal à exposer par la parole et dans ses articles, des idées qui n’étaient pas les siennes ; son talent, s’en ressentait. Mais il finit par s’habituer ; il défendait la mauvaise cause comme un avocat défend un accusé qu’au fond de lui-même il sait coupable.


D’ailleurs, s’il avait conservé ses idées théoriques, l’enthousiasme de sa jeunesse s’était avec l’expérience des années singulièrement attiédi. La modestie de ses débuts, sa peine pour arriver à une vie en somme médiocre, son désir inné de justice, lui avaient fait haïr les oppresseurs ; la vie politique lui avait donné depuis le mépris des opprimés. Ce peuple qu’un gouvernement pouvait retourner en quelques mois de mensonges et qui bavait maintenant la haine du « boche », lui apparaissait comme incurablement esclave.


La fortune de Jacques marchait maintenant à grands pas. Élu député, il avait été ministre en deux ans de Chambre. La grande presse retentissait chaque jour de son nom ; ses moindres mots étaient répétés, colportés, admirés ; les gens qui l’avaient trouvé sot autrefois, lui attribuaient maintenant du génie ; on parlait de lui pour la présidence du grand ministère qui arrêterait pour longtemps la marche du socialisme.


Parmi la foule des solliciteurs qui encombrait ses antichambres, on pouvait voir maints anciens camarades, maints militants même que leur carte rouge n’empêchait pas de venir faire la cour à son succès.


Lui reprocher sa trahison, on s’en gardait bien ; il était la force, donc il était la vertu. On l’injuriait bien pour la galerie dans les réunions publiques, mais en petit comité on parlait de lui comme d’un bon garçon, il avait rendu tant de services.


C’est que pouvant se venger, il n’en faisait rien ; l’ambition satisfaite avait pansé ses anciennes plaies et elles étaient guéries.


Certes, il était loin d’avoir réalisé sa vie ; le luxe, les honneurs, le respect des autres, il payait tout cela de ses convictions les plus chères. Si autrefois il avait, aux heures d’enthousiasme, rêvé au pouvoir, c’était pour réaliser ses idées ; maintenant il avait le pouvoir, mais il ne pouvait le garder qu’en se mentant à lui-même. Aussi n’y prenait-il aucun plaisir ; les figurations officielles lui étaient des corvées assommantes ; il s’ennuyait au ministère comme autrefois dans son métier d’ingénieur.


Il se maintenait cependant, car malgré tout il trouvait au pouvoir des satisfactions d’amour-propre et comme il avait conservé un fond d’idéalisme, il s’efforçait de mettre un peu de bien dans tout le mal qu’il faisait.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Un_tra%C3%AEtre


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