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LA GUERRE DES BOUTONS-L3 CHAP4-5
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Feuilleton audio - Livre 3 - Chapitres 4 et 5(26 Chapitres)
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Musique: Mystery March
Texte ou Biographie de l'auteur
La Guerre des boutons
Louis Pergaud
Récits des temps héroïques
En ces temps, époque lointaine, merveilleuse…
CHARLES CALLET (Contes anciens).
Chacun, à l'exclamation des chefs, reprit sa pomme, et tandis que Camus, passant entre les rangs, offrait avec une nonchalante élégance les cigares de « véllie », Grangibus, lui, distribuait les morceaux de sucre.
– Tout de même, quelle noce !
– M'en parle pas, quelle bringue !
– Quel gueuleton !
– Quelle bombe !
Lebrac, en connaisseur, agitait son litre d'eau-de-vie où des bulles d'air se formaient qui venaient s'épanouir et crever en couronne au goulot.
– C'est de la bonne, affirma-t-il. Elle a de la religion, elle fait le chapelet. Attention, j'vas passer ; que personne ne bouge !
Et, lentement, il partagea entre les quarante-cinq convives le litre d'alcool. Cela dura bien dix minutes, mais personne ne but avant le signal. On porta alors de nouveaux toasts plus verts et plus violents que jamais ; ensuite on trempa les morceaux de sucre et on pompa le liquide à petits coups.
Vingt dieux ! ce qu'elle était forte ! Les petits en éternuaient, toussaient, crachaient, devenaient rouges, violets, cramoisis, mais pas un ne voulait avouer que cela lui brûlait la gorge et que ça lui tordait les tripes.
C'était chipé, donc c'était bon : c'était même délicieux, exquis, et il n'en fallait pas perdre une goutte.
Aussi, dût-on en crever, on avala la gniaule jusqu'à la dernière molécule, et on lécha la pomme et on la mangea pour ne rien perdre du jus qui avait pu pénétrer à l'intérieur des chairs.
– Et maintenant, allumons ! proposa Camus.
Tigibus le chauffeur fit passer des tisons enflammés. On emboucha les morceaux de « véllie » et tous, fermant à demi les yeux, tordant les bajoues, pinçant les lèvres, plissant le front, se mirent à tirer de toute leur énergie. Parfois même, tant on y mettait d'ardeur, il arrivait que la clématite, bien sèche, s'enflammait et alors on admirait et tous s'appliquaient à réaliser cet exploit.
– Pendant que nous avons les pattes au chaud et le ventre plein, qu'on est bien tranquille en train de fumer un bon cigare, si on disait des racontottes73 ?
– Ah ! oui, c'est ça, ou bien des devinettes ? Pour rigoler, on donnerait des gages.
– Mes vieux, coupa La Crique, les jambes croisées, grave, le cigare aux dents, moi, si vous voulez, j'vas vous dire quelque chose, quéque chose de sérieux, de vrai, que j'ai appris y a pas longtemps. C'est même presque de l'histoire. Oui, je l'ai entendu du vieux Jean-Claude qui le racontait à mon parrain.
– Ah ! quoi ? quoi donc ? interrogèrent plusieurs voix.
– C'est la cause pourquoi qu'on se bat avec les Velrans. Vous savez, mes petits, c'est pas d'aujourd'hui ni d'hier que ça dure : il y a des années et des années.
– C'est depuis le commencement du monde, pardié, interrompit Gambette, parce qu'ils ont toujours été des peigne-culs ! et voilà !
– C'est des peigne-culs tant que tu voudras, pourtant c'est pas depuis le moment que tu dis quand même, Gambette, c'est après, bien après, mais il y a tout de même une belle lurette depuis ce temps-là au jour d'aujord'hui.
– Ben, puisque tu le sais, dis-nous ça, ma vieille, ça doit être sûrement passe que c'est rien qu'une sale bande de foutus cochons.
– Tout juste des fainéants et des gouris74 ! Et ils ont osé traiter les Longevernes de voleurs encore par-dessus le marché ces salauds-là.
– Ah ! par exemple, quel toupet !
– Oui, fit La Crique continuant. Quant à pouvoir dire au juste l'année où que c'est arrivé, je peux pas, le vieux Jean-Claude y sait pas non plus, personne ne se rappelle ; pour savoir, il faudrait regarder dans les vieux papiers, dans les archives, qu'ils disent, et je sais pas ce que c'est que ces cochonneries-là.
« C'était au temps où qu'on parlait de la Murie. La Murie, voilà, on ne sait plus bien ce que c'est ; peut-être une sale maladie, quelque chose comme un fantôme qui sortait tout vivant du ventre des bêtes crevées qu'on laissait pourrir dans les coins et qui voyageait, qui se baladait dans les champs, dans les bois, dans les rues des villages, la nuit. On ne la voyait pas : on la sentait, on la reniflait ; les bêtes meuglaient, les chiens jappaient à la mort quand elle était par là, aux alentours, à rôder. Les gens, eux, se signaient et disaient : « Y a un malheur qu'est en route ! » Alors, au matin, quand on l'avait sentie passer, les bêtes qu'elle avait touchées dans leurs étables tombaient et périssaient, et les gens aussi crevaient comme des mouches.
« La Murie venait surtout quand il faisait chaud.
« Voilà : on était bien, on riait, on mangeait, on buvait, et puis, sans savoir pourquoi ni comment, une ou deux heures après, on devenait tout noir, on vomissait du sang pourri et on claquait. Rien à faire et rien à dire. Personne n'arrêtait la Murie, les malades étaient fichus. On avait beau jeter de l'eau bénite, dire toutes sortes de prières, faire venir le curé pour marmonner ses oremus, invoquer tous les saints du Paradis, la Vierge, Jésus-Christ, le père Bon Dieu, c'était comme si on avait pissé dans un violon ou puisé de l'eau avec une écumoire, tout crevait quand même et le pays était ruiné et les gens étaient foutus.
« Aussi, quand une bête venait à périr, vous pouvez croire qu'on l'encrottait vivement.
« C'est la Murie qui a amené la guerre entre les Velrans et les Longevernes. »
Le conteur ici fit une pause, savourant son préambule, jouissant de l'attention éveillée, puis il tira quelques bouffées de son cigare de clématite et reprit, les yeux des camarades dardés sur lui :
– Savoir au juste comment que c'est arrivé, c'est pas possible, on n'a pas assez de renseignements. On croit pourtant que des espèces de maquignons, peut-être bien des voleurs, étaient venus aux foires de Morteau ou de Maîche et s'en retournaient dans le pays bas. Ils voyageaient la nuit ; peut-être se cachaient-ils, surtout s'ils avaient volé des bêtes. Toujours est-il que comme ils passaient là-haut par les pâtures de Chasalans, une des vaches qu'ils emmenaient s'est mise à meugler, à meugler, puis elle n'a plus voulu marcher ; elle s'est « accouté le cul » comme un « murot » et elle est restée là à meugler toujours. Les autres ont eu beau tirer sur la longe et lui flanquer des coups de trique, rien n'y a fait, elle n'a plus bougé ; au bout d'un moment elle s'est fichue par terre, s'est allongée toute raide ; elle était crevée, foutue.
« Les types ne pouvaient pas l'emporter, à quoi leur aurait-elle servi ? Ils n'ont rien dit du tout, et comme c'était la nuit, loin des villages – ni vu, ni connu je t'embrouille – ils ont fichu le camp et on ne les a jamais revus et on n'a jamais su ni qui ils étaient, ni d'où ils venaient.
« Faut dire que c'était en été que ça se passait.
« À ce moment-là c'étaient les Velrans qui pâturaient les communaux de Chasalans et qui faisaient les coupes du bois qu'on a toujours appelé depuis bois de Velrans, le bois ousqu'ils viennent pour nous attaquer, pardié !
– Ah ! ah ! interrompirent des voix. C'est bien le nôtre pourtant, ce bois-là, nom d. D… !
– Oui, c'est le nôtre et vous allez bien le voir, mais écoutez. Comme il faisait très chaud cet été-là, bientôt la vache crevée a commencé de sentir mauvais ; au bout de trois ou quatre jours, elle empoisonnait ; elle était pleine de mouches, de sales mouches vertes, de mouches à murie, comme on disait. Alors les gens qui ont eu l'occasion de passer par là ont bien reniflé l'odeur, ils se sont approchés et ils ont vu la charogne qui pourrissait là, sur place.
« Ça pressait ! Ils n'ont fait ni une ni deusse, ils ont filé subito trouver les anciens de Velrans et ils leur z'ont dit :
« – Voilà, y a une charogne qui pourrit dedans vot'pâturage de Chasalans et ça empoisonne jusqu'au milieu du Chanet, faut vite aller l'encrotter avant que les bêtes n'attrapent la Murie.
« – La Murie, qu'ils ont répondu, mais c'est nous qu'on l'attraperait peut-être en enfouissant la bête : encrottez-la vous-mêmes puisque vous l'avez trouvée ; d'abord, qu'est-ce qui prouve qu'elle est sur not' territoire ? La pâture est autant à vous qu'à nous ; à preuve, c'est que vos bêtes y sont tout le temps fourrées.
« – Quand par hasard elles y vont, vous savez bien nous gueuler après et les acaillener, qu'ont répondu les Longevernes (ce qui était la pure vérité). Vous n'avez point de temps à perdre ou bien, autant à Velrans qu'à Longeverne, les bêtes vont bientôt crever par la Murie, et les gens itou.
« – Murie vous-même ! qu'ont répondu les Velrans.
« – Ah ! vous ne voulez pas l'encrotter, ah ben ! on verra voir ; d'abord vous n'êtes que des propres-à-rien et des peigne-culs !
« – C'est vous qui n'êtes que des jeanfoutres ; puisque vous avez trouvé la charogne, eh ben ! c'est la vôtre, gardez-la, on vous la donne.
– Salauds ! interrompirent quelques auditeurs, furieux de retrouver l'antique mauvaise foi des Velrans.
– Alors, qu'est-ce qui s'est passé ?
– Ce qui s'est passé, reprit La Crique. Eh bien ! voici : « Les Longevernes sont revenus au pays ; ils sont allés trouver tous les anciens et le curé et ceusses qui avaient du bien et qu'auraient fait comme qui dirait le Conseil Municipal d'aujourd'hui, et ils leur ont raconté ce qu'ils avaient vu et sentu et ce qu'avaient dit les Velrans…
« Quand les femmes ont su ce qu'il y avait, elles ont commencé à chougner75 et à gueuler ; elles ont dit que tout était foutu et qu'on allait périr. Alors les vieux ont décidé de foutre le camp à Besançon que je crois, ou ailleurs, je sais pas trop au juste, trouver les grosses légumes, les juges et le gouverneur. Comme c'était pressant, toute la grande séquelle a rappliqué aussitôt, et ils ont fait venir à Chasalans les Longevernes et les Velrans pour qu'ils s'essepliquent.
« Les Velrans ont dit : Messeigneurs, la pâture n'est pas à nous, nous le jurons devant le Bon Dieu et la sainte Vierge qu'est notre sainte patronne à tertous ; elle est aux Longevernes, c'est à eusses d'encrotter la bête.
« Les Longevernes ont dit : Sauf vot'respect, Messeigneurs, c'est pas vrai, c'est des menteurs ! À preuve c'est qu'ils la pâturent toute l'année et qu'ils font les coupes de bois.
« Là-dessus, les autres ont rejuré en crachant par terre que le terrain n'était pas à eux.
« Les gens de la haute étaient bien embêtés. Tout de même, comme ça ne sentait pas bon et qu'il fallait en finir, ils ont jugé sur place et ont dit :
« Puisque c'est comme ça, comme les Velrans jurent que la propriété ne leur appartient pas, les Longevernes encrotteront la bête… Alors les Velrans ont ri, passe que, vous savez, ce qu'elle empoisonnait, la vache ! et les beaux messieurs ils ne s'en approchaient que de loin… Mais, qu'ils ont ajouté, puisqu'ils l'encrotteront, la pâture et le bois seront acquis définitivement à Longeverne attendu que les Velrans n'en veulent pas.
« Alors, après ça, les Velrans ont ri jaune et ça les emm… bêtait bien, mais ils avaient juré en crachant par terre, ils ne pouvaient pas se dédire devant le curé et les messieurs.
« Les gens de Longeverne ont tiré à la courte bûche qui c'est qu'encrotterait la vache et ceux-là ont eu double affouage de bois pendant les quatre coupes qu'on a faites ! Seulement sitôt que la bête a été encrottée et qu'on n'a plus eu peur de la Murie, les Velrans ont prétendu que le bois était toujours à eux et ils ne voulaient pas que les gens de Longeverne fassent les coupes.
« Ils traitaient nos vieux de voleurs et de relèche-murie, ces fainéants-là qu'avaient pas eu le courage d'enterrer leur pourriture.
« Ils ont fait un procès à Longeverne, un procès qu'a duré longtemps, longtemps, et ils ont dépensé des tas de sous ; mais ils ont perdu à Baume, ils ont perdu à Besançon, ils ont perdu à Dijon, ils ont perdu à Paris : paraît qu'ils ont mis plus de cent ans à en définir.
« Et ça les houkssait salement de voir les Longevernes venir leur couper le bois à leur nez ; à chaque coup ils les appelaient voleurs de bois ; seulement nos vieux qu'avaient des bonnes poignes ne se le laissaient pas dire deux fois : ils leur tombaient sur le râb'e et ils leur foutaient des peignées, des peignées ! ah, quelles peignées !
« À toutes les foires de Vercel, de Baume, de Sancey, de Belleherbe, de Maîche, sitôt qu'ils avaient bu un petit coup, ils se reprenaient de gueule et pan ! aïe donc ! Ils s'en foutaient, ils s'en foutaient jusqu'à ce que le sang coule comme vache qui pisse, et c'étaient pas des feignants, ceux-là, ils savaient cogner. Aussi, pendant deux cents ans, trois cents ans peut-être, jamais un Longeverne ne s'est marié avec une Velrans et jamais un Velrans n'est venu à la fête à Longeverne.
« Mais c'était le dimanche de la fête de la Paroisse qu'ils se retrouvaient régulièrement. Tout le monde y allait en bande, tous les hommes de Longeverne et tous ceux de Velrans.
« Ils faisaient d'abord le tour du pays pour prendre le vent, ensuite de quoi ils entraient dans les auberges et commençaient à boire pour se mettre en vibrance. Alors, dès qu'on voyait qu'ils commençaient à être saouls, tout le monde foutait le camp et se cachait. Ça ne manquait jamais.
« Les Longevernes allaient s'enfiler dans le bouchon où étaient les Velrans, ils mettaient bas leurs vestes et leurs blaudes et allez-y, ça commençait.
« Les tables, les bancs, les chaises, les verres, les bouteilles, tout sautait, tout dansait, tout volait, tout ronflait. On cognait à un bout, pan ! par-ci, pan ! par-là ! à grands coups de pieds et de poings, de tabourets et de litres ; tout était bientôt cassé, les chandelles roulaient et s'éteignaient ; on cognait quand même dans la nuit, on roulait sur les tessons de bouteilles et les débris de verre, le sang coulait comme du vin et quand on n'y voyait plus rien, rien du tout, qu'il y en avait deux ou trois qui râlaient et criaient miséricorde, tous ceux qui pouvaient encore se traîner foutaient le camp.
« Il y en avait toujours un ou deux de cabés76, il y en avait des éborgnés, des autres qu'avaient les bras cassés, les guibolles éreintées, le nez écrabouillé, les oreilles arrachées ; quant à savoir celui ou ceusses qui avaient tué, jamais, jamais on ne l'a su et tous les ans, pendant cent ans et plus, il y en a eu au moins un d'esquinté par fête patronale.
« Quand il n'y avait point de morts, nos vieux disaient : Nous n'avons pas bien fait la fête !
« C'étaient des bougres, et tous y allaient, tous se battaient, les jeunes comme les vieux ; c'était le bon temps ; plus tard ça n'a plus été que les conscrits qui se rossaient le jour du tirage au sort et du conseil de révision, et maintenant… maintenant il n'y a plus que nous pour défendre l'honneur de Longeverne. C'est triste d'y songer ! »
Les yeux, dans la fumée bleue des cigares de clématite, flamboyaient comme les tisons du foyer. Le conteur, très excité, continua :
– Et puis ça n'est pas là toute l'affaire. Non, le plus beau de l'histoire et le plus rigolo, ça a été le pèlerinage à la Sainte Vierge de Ranguelle ; Ranguelle… vous savez, c'est la chapelle qui se trouve du côté de Baume, derrière le bois de Vaudrivillers.
« Vous vous rappelez, c'est là que nous sommes allés l'année dernière avec le curé et la vieille Pauline : c'était au moment des z'hannetons ; on en secouait tout le long du bois et on les mettait sur la soutane du noir et sur la caule77 de la vieille. Ils étaient tout fleuris de cancoines qui gonflaient leurs ailes pour s'essayer et qui partaient de temps en temps en zonzonnant. C'était bien rigolo.
« Oui, mes amis, eh bien ! un jour du vieux temps, au moment où l'herbe allait devenir bonne à faucher et à rentrer, les Longevernes, conduits par leur cure, s'en sont tous allés, hommes, femmes et enfants, en pèlerinage à la Notre-Dame de Ranguelle demander à la Sainte Vierge qu'elle leur fasse avoir du soleil pour bien faire les foins.
« Malheureusement, le même jour, le curé de Velrans avait décidé de conduire ses oies, – c'est comme ça qu'on dit, je crois…
– Non, c'est ses oilles78, rectifia Camus.
– Ses oilles, alors, si tu veux, reprit La Crique, à la même Sainte Vierge, passe que y en a pas des chiées de saintes vierges dans le pays, avec tous les trucs de saint sacrement et autres fourbis : eux ils voulaient de la pluie pour leurs choux qui ne tétaient pas…
« Alors bon ! les voilà partis de bonne heure, le curé en tête avec ses surplis et son calice, les servants avec le goupillon et l'ostensoir, le marguillier avec ses livres de Kyrie ; derrière eux venaient les gosses, puis les hommes et pour finir les gamines et les femmes.
« Quand les Longevernes ont passé le bois, qu'est-ce qu'ils voient ?
« Pardié ! toute cette bande de grands dépendeurs d'andouilles de Velrans qui beuglaient des litanies en demandant de l'eau.
« Vous pensez si ça leur a fait plaisir aux Longevernes, eux qui venaient justement pour demander du soleil.
« Alors, ils se sont mis de toutes leurs forces à gueuler les prières qu'il faut dire pour avoir le beau temps, tandis que les autres râlaient comme des veaux pour avoir la pluie.
« Les Longevernes ont voulu arriver les premiers et ils ont allongé le pas ; quand les Velrans s'en sont aperçus ils se sont mis à courir.
« Il n'y avait plus bien loin pour arriver à la chapelle, peut-être deux cents cambées79, alors ils ont couru eux aussi ; puis ils se sont regardés de travers : ils se sont traités de feignants, de voleurs, de salauds, de pourris et, de plus en plus, les deux bandes se rapprochaient.
« Quand les hommes n'ont plus été qu'à dix pas les uns des autres, ils ont commencé à se menacer, à se montrer le poing, à se bourrer des quinquets comme des matous en chaleur, puis les femmes se sont amenées elles aussi ; elles se sont traitées de gourmandes, de rouleuses, de vaches, de putains, et les curés aussi, mes vieux, se regardaient d'un sale œil.
« Alors tout le monde a commencé par ramasser des cailloux, à couper des triques, et on se les lançait à distance. Mais à force de s'exciter en gueulant, la rage les a pris et ils se sont tombés dessus à grands coups et ils se sont mis à taper avec tout ce qui leur tombait sous la main : pan, à coups de souliers ! pan, à coups de livres de messe ! Les femmes piaillaient, les gosses hurlaient, les hommes juraient comme des chiffonniers : ah ! vous voulez de la pluie, tas de cochons, on vous en foutra ! Et pan par-ci et aïe donc par-là… Les hommes n'avaient plus d'habits, les femmes avaient leurs jupes ravalées, leurs caracos déchirés, et le plus drôle c'est que les curés, qui ne se gobaient pas non plus, comme je vous l'ai dit, après s'être maudits l'un l'autre et menacés du tonnerre du diable, se sont mis à cogner eux aussi. Ils ont mis bas leurs surplis, troussé leurs soutanes, et allez donc, comme de bons bougres, après s'être engueulés comme des artilleurs, beugnés à coups de pieds, lancés des cailloux, tiré les poils, quand ils n'ont plus su sur quoi tomber, ils se sont foutu leurs calices et leurs bons dieux par la gueule ! »
Ça a dû être rudement bien, tout de même, songeait Lebrac, très ému.
– Et qui est-ce qui a eu raison auprès de la Notre-Dame ? c'est-y les Velrans ou les Longevernes ? Est-ce qu'ils ont eu le soleil ou bien la pluie ?
– Pour s'en venir, acheva La Crique nonchalamment, ils ont tous eu la grêle !
[modifier] Querelles intestines
Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage.
Corneille (Le Cid, acte I, sc. IV).
C'était l'heure de l'entrée dans la cour de l'école, ce vendredi matin.
– Ce qu'on s'est bien amusé hier, tout de même !
– Tu sais que Tigibus a dégueulé tout le long du mur des Menelots, en s'en retournant.
– Ah ! Guerreuillas aussi ; il a sûrement tout recraché ses patates et son pain, pour quant aux sardines et au chocolat on ne sait pas.
– C'est les cigares !
– Ou bien la goutte !
– Tout de même, quelle belle fête ! Faudra tâcher de recommencer le mois prochain.
Ainsi, dans le recoin du fond qu'abritait la grange du père Gugu, Lebrac, Grangibus, Tintin et Boulot continuaient à se congratuler et se féliciter et se louer de la façon admirable dont ils avaient passé leur après-midi du jeudi.
Ç'avait été vraiment très bien, puisqu'en s'en retournant ils étaient tous aux trois quarts saouls et qu'une bonne demi-douzaine s'étaient trouvés en proie à un chavirant mal au cœur qui les avait contraints à s'arrêter et s'asseoir n'importe où, sur un mur, sur une pierre, à terre, le cou tendu, la langue pâteuse, l'estomac en révolution.
On causait de ces joies perdurables et pures qui devaient hanter longtemps les mémoires vierges et sensibles, quand de grands cris de rage accompagnés de gifles sonores et suivis d'injures violentes attirèrent l'attention de tout le monde.
On se précipita vers le coin d'où venait le bruit.
Camus, de la main gauche tenant Bacaillé par la tignasse, le calottait de l'autre puissamment, tout en lui hurlant aux oreilles qu'il n'était qu'un sale sournois et un foutu salaud, et il lui en fichait, le gars, pour lui apprendre, disait-il, à ce cochon-là !
Lui apprendre quoi ? Nul des grands ne savait encore.
Le père Simon arrivant en hâte, attiré par le bruit des gifles et les injures des deux belligérants, commença par les séparer de force et à les planter devant lui, un au bout de son bras droit, l'autre au bout de son bras gauche, puis, pour calmer toute velléité de révolte, à leur flanquer équitablement et à chacun une retenue ; ensuite de quoi, assuré pour son compte, après ce coup de force, d'avoir la paix, il voulut bien connaître les causes de cette subite et violente querelle.
Une retenue à Camus ! pensait Lebrac. Comme ça tombe bien ! On a justement besoin de lui ce soir. Les Velrans vont venir et on ne sera pas de trop.
– J'ai toujours pensé, quant à moi, rappela Tintin, que ce sale bancal jouerait un vilain tour à Camus un jour ou l'autre. Mon vieux, au fond, c'est parce qu'il est jaloux de la Tavie et qu'elle se fout de sa fiole.
« Depuis longtemps déjà il cherche à embêter Camus et à le faire punir. Je l'ai bien vu et La Crique aussi, y avait pas besoin d'être sorcier pour le remarquer.
– Mais pourquoi se sont-ils donc attrapés comme ça ?
Un petit renseigna discrètement Lebrac et ses féaux… Tous étaient d'ailleurs d'avance convaincus que, dans cette affaire, Camus avait raison ; ils l'étaient d'autant plus que le lieutenant avait toute leur sympathie et qu'il était nécessaire à la bande ce soir-là ; aussi, spontanément, songèrent-ils à tenter avec ensemble une manifestation en sa faveur et à prouver par leur témoignage que, en l'occurrence, Bacaillé avait tous les torts, tandis que son rival était innocent comme le cabri qui vient de naître. Ainsi, le père Simon, forcé dans ses sentiments d'équité par cet assaut de témoignages et cette magnifique manifestation, se devrait, s'il ne voulait pas faire perdre toute confiance en lui à ses élèves et tuer dans l'œuf leur notion de la justice, d'acquitter Camus et de condamner le bancal.
Ce qui s'était passé était bien simple.
Camus devant tous le dit carrément, tout en omettant avec prudence certains détails préparatoires qui avaient peut-être leur importance.
Étant aux cabinets avec Bacaillé, celui-ci lui avait d'essequeprès80 traîtreusement pissé dessus, injure qu'il n'avait, comme de juste, pu tolérer ; de là ce crêpage de toisons et la série d'épithètes colorées qu'il avait envoyées avec une rafale de gifles à la face de son insulteur.
La chose, en réalité, était un peu plus compliquée. Bacaillé et Camus, entrés dans le même cabinet pour y satisfaire le même besoin, avaient fait converger leurs jets vers l'orifice destiné à les recueillir. Une émulation naturelle avait jailli spontanément de cet acte simple devenu jeu… C'était Bacaillé qui avait affirmé sa supériorité : il cherchait rogne évidemment.
– Je vais plus loin que toi, avait-il fait remarquer.
– Ça n'est pas vrai, riposta Camus, fort de sa bonne foi et de l'expérience des faits.
Et lors, tous deux, haussés sur la pointe des pieds, bombant le ventre comme un baril, s'étaient mutuellement efforcés à se surpasser.
Aucune preuve convaincante de la supériorité de l'un d'eux n'étant jaillie avec les jets de cette rivalité, Bacaillé, qui voulait avoir sa querelle, trouva autre chose.
– C'est la mienne qu'est la plus grande, affirma-t-il.
– Des néf'es ! riposta Camus, c'est la mienne !
– Menteur ! Mesurons.
Camus se prêta à l'examen. Et c'était au moment de la comparaison que Bacaillé, gardant en réserve une partie de ce qu'il aurait dû lâcher précédemment, compissa aigrement et traîtreusement la main et le pantalon de Camus, sans défense. Une gifle bien appliquée avait suivi cette ouverture salée des hostilités, puis vinrent sans délai la bousculade, le crêpage des tignasses, la chute des casquettes, le défoncement de la porte et le scandale de la cour.
– Sale salaud ! dégoûtant ! fumier ! râlait Camus, hors de lui.
– Assassin ! ripostait Bacaillé.
– Si vous ne vous taisez pas tous les deux, je vous colle à chacun huit pages d'histoire à copier et à réciter et quinze jours de retenue.
– M'sieu, c'est lui qu'a commencé, j'lui faisais rien, moi, j'lui disais rien à ce…
– Non, m'sieu ! c'est pas vrai ; c'est lui qui m'a dit que j'étais un menteur.
Cela devenait épineux et délicat.
– Il m'a pissé dessus, reprenait Camus. Je ne pouvais pourtant pas le laisser faire.
C'était le moment d'intervenir.
Un oh ! général d'exclamation dégoûtée et d'unanime réprobation prouva au joyeux grimpeur et lieutenant que toute la troupe prenait son parti, condamnant le boiteux sournois, fielleux et rageur qui avait cherché à le faire punir.
Camus, comprenant bien le sens de cette exclamation, s'en remettant à la haute justice du maître, influencé déjà par les témoignages spontanés des camarades, s'écria noblement :
– M'sieu, je veux rien dire, moi, mais demandez-leur-z-y aux autres si c'est pas vrai que c'est lui qu'a commencé et que j'y avais rien fait et que j'y avais pas dit de noms.
Tour à tour, Tintin, La Crique, Lebrac, les deux Gibus confirmèrent les dires de Camus et n'eurent pas assez de termes énergiques congruents pour flétrir l'acte malpropre et de mauvaise camaraderie de Bacaillé.
Pour se défendre, ce dernier les récusa, alléguant leur absence du lieu du conflit au moment où il éclatait ; il insista même sur leur éloignement et leur isolement suspects dans un coin retiré de la cour.
– Demandez aux petits, alors, m'sieu, répliqua vertement Camus, demandez-leur-z-y, eux ils étaient là, peut-être.
Les petits, individuellement interpellés, répondirent invariablement :
– C'est comme Camus dit, que c'est vrai, Bacaillé a dit des mentes81.
– C'est pas vrai, c'est pas vrai, protesta l'accusé ; c'est pas vrai et puisque c'est ça je veux dire tout, na !
Lebrac fut énergique et prit les devants.
Il se campa résolument devant lui, à la barbe du père Simon intrigué de ces petits mystères, et, fixant Bacaillé de ses yeux de loup, il lui rugit à la face, le défiant de toute sa personne :
– Dis-le donc un peu ce que tu as à dire, menteur, salaud, dégoûtant, dis-le, si tu n'es pas un lâche !
– Lebrac, interrompit le maître, si vous ne modérez pas vos expressions, je vous punirai vous aussi.
– Mais, m'sieu, répliqua le chef, vous le voyez bien que c'est un menteur ; qu'il le dise si on lui a jamais fait du mal ! Il cherche encore quelles menteries il pourrait bien inventer cette sale cabe-là ; quand il ne fait pas le mal, il le pense.
De fait, Bacaillé, médusé par les regards, les gestes, la voix et toute l'attitude du général, restait là muet et confondu.
Un court instant de réflexion lui permit de se rendre compte que ses aveux et dénonciations, même s'ils étaient pris au sérieux, ne pouvaient en définitive que faire corser sa punition, et, somme toute, il n'y tenait point.
Il jugea donc bon de changer d'attitude. Portant les mains à ses yeux, il se mit à pleurnicher, à larmoyer, à sangloter, à parler en phrases entrecoupées, à se plaindre de ce que, parce qu'il était faible et infirme, les autres se moquaient de lui, lui cherchaient querelle, l'injuriaient, le pinçaient dans les coins et le bousculaient à chaque entrée et à toutes les sorties.
– Par exemple ! Si c'est permis ! rugissait Lebrac. Autant dire qu'on est des sauvages, des assassins ; dis donc, mais dis-le où et quand on t'a dit « quéque » chose de vesxant82, quand c'est-y qu'on t'a empêché de jouer avec nous ?
– C'est bon, conclut le père Simon, édifié et pressé par l'heure, je verrai ce que j'ai à faire. Bacaillé, en attendant, aura sa retenue ; quant à Camus, tout dépendra de la façon dont il se comportera pendant la classe d'aujourd'hui.
« D'ailleurs huit heures sonnent. Mettez-vous en rangs, vivement et en silence.
Et il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains pour confirmer cet ordre verbal.
– Sais-tu tes leçons ? demanda Tintin à Camus.
– Oui, oui ! mais pas trop ! Dis à La Crique de me souffler quand même, hein ! s'il le peut.
– M'sieu, fit d'une voix rogue Bacaillé, ils me disent des noms, les Gibus et La Crique !
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a !
– Ils me disent : vache espagnole ! boquezizi ! peigne…
– C'est pas vrai, m'sieu, c'est pas vrai, c'est un menteur, on l'a à peine « ergardé », ce menteur-là !
Il faut croire que les regards étaient éloquents.
– Allons, fit le maître d'un ton sec, en voilà assez ; le premier qui redira quelque chose et qui reviendra sur ce sujet me copiera deux fois d'un bout à l'autre la liste des départements avec les préfectures et sous-préfectures.
Bacaillé, étant englobé dans cette menace de punition qui ne se confondait pas avec la retenue, se résolut momentanément à se taire, mais il se jura bien, lorsqu'elle se présenterait, de ne pas perdre l'occasion de se venger.
Tintin avait communiqué à La Crique le vœu de Camus, lui souffler, consigne presque inutile puisque La Crique était très équitablement, comme on l'a vu déjà, le souffleur attitré de toute la classe. Camus plus que jamais pouvait compter sur lui.
Le lieutenant et grimpeur, contrairement à l'habitude, y sauta en arithmétique.
Il avait pris dans son livre quelque teinture de la matière de la leçon et répondait tant bien que mal, vigoureusement secondé par La Crique, dont la mimique expressive corrigeait ses défaillances de mémoire.
Mais Bacaillé veillait.
– M'sieu, y a La Crique qui lui souffle.
– Moi ! fit La Crique indigné, je n'ai pas dit un mot.
– En effet, je n'ai rien entendu, affirma le père Simon, et je ne suis pas sourd.
– M'sieu, c'est avec ses doigts qu'il lui souffle, voulut expliquer Bacaillé.
– Avec ses doigts ! reprit le maître, ahuri. Bacaillé, scanda-t-il magistralement, je crois que vous commencez à m'échauffer les oreilles. Vous accusez à tort et à travers tous vos camarades quand personne ne vous demande rien. Je n'aime pas les dénonciateurs, moi ! Il n'y a que quand je demande qui a fait une faute que le coupable doit me répondre et se dénoncer.
– Ou pas, compléta à voix basse Lebrac.
– Si je vous entends encore, et c'est mon dernier avertissement, je vous en mets pour huit jours !
– Bisque, bisque, enrage ! rancuseur83 ! sale cafard ! marmottait à voix basse Tigibus en lui faisant les cornes. Traître ! judas ! vendu ! peigne-cul !
Bacaillé, pour qui décidément cela tournait mal, ravalant en silence sa rage, se mit à bouder, la tête dans les mains.
On le laissa ainsi et l'on poursuivit la leçon, tandis qu'il ruminait ce qu'il pourrait bien faire pour se venger de ses camarades qui, du coup, allaient fort probablement le mettre en quarantaine et le bannir de leurs jeux.
Il songea, il imagina des vengeances folles, des pots d'eau jetés en pleine figure, des giclées d'encre sur les habits, des épingles plantées sur les bancs pour de petits empalages, des livres déchirés, des cahiers torchonnés ; mais peu à peu, la réflexion aidant, il abandonna chacun de ces projets, car il convenait d'agir avec prudence, Lebrac, Camus et les autres n'étant point des gaillards à se laisser faire sans frapper dur et cogner sec.
Et il attendit les événements.
Querelles intestines
Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage.
Corneille (Le Cid, acte I, sc. IV).
C'était l'heure de l'entrée dans la cour de l'école, ce vendredi matin.
– Ce qu'on s'est bien amusé hier, tout de même !
– Tu sais que Tigibus a dégueulé tout le long du mur des Menelots, en s'en retournant.
– Ah ! Guerreuillas aussi ; il a sûrement tout recraché ses patates et son pain, pour quant aux sardines et au chocolat on ne sait pas.
– C'est les cigares !
– Ou bien la goutte !
– Tout de même, quelle belle fête ! Faudra tâcher de recommencer le mois prochain.
Ainsi, dans le recoin du fond qu'abritait la grange du père Gugu, Lebrac, Grangibus, Tintin et Boulot continuaient à se congratuler et se féliciter et se louer de la façon admirable dont ils avaient passé leur après-midi du jeudi.
Ç'avait été vraiment très bien, puisqu'en s'en retournant ils étaient tous aux trois quarts saouls et qu'une bonne demi-douzaine s'étaient trouvés en proie à un chavirant mal au cœur qui les avait contraints à s'arrêter et s'asseoir n'importe où, sur un mur, sur une pierre, à terre, le cou tendu, la langue pâteuse, l'estomac en révolution.
On causait de ces joies perdurables et pures qui devaient hanter longtemps les mémoires vierges et sensibles, quand de grands cris de rage accompagnés de gifles sonores et suivis d'injures violentes attirèrent l'attention de tout le monde.
On se précipita vers le coin d'où venait le bruit.
Camus, de la main gauche tenant Bacaillé par la tignasse, le calottait de l'autre puissamment, tout en lui hurlant aux oreilles qu'il n'était qu'un sale sournois et un foutu salaud, et il lui en fichait, le gars, pour lui apprendre, disait-il, à ce cochon-là !
Lui apprendre quoi ? Nul des grands ne savait encore.
Le père Simon arrivant en hâte, attiré par le bruit des gifles et les injures des deux belligérants, commença par les séparer de force et à les planter devant lui, un au bout de son bras droit, l'autre au bout de son bras gauche, puis, pour calmer toute velléité de révolte, à leur flanquer équitablement et à chacun une retenue ; ensuite de quoi, assuré pour son compte, après ce coup de force, d'avoir la paix, il voulut bien connaître les causes de cette subite et violente querelle.
Une retenue à Camus ! pensait Lebrac. Comme ça tombe bien ! On a justement besoin de lui ce soir. Les Velrans vont venir et on ne sera pas de trop.
– J'ai toujours pensé, quant à moi, rappela Tintin, que ce sale bancal jouerait un vilain tour à Camus un jour ou l'autre. Mon vieux, au fond, c'est parce qu'il est jaloux de la Tavie et qu'elle se fout de sa fiole.
« Depuis longtemps déjà il cherche à embêter Camus et à le faire punir. Je l'ai bien vu et La Crique aussi, y avait pas besoin d'être sorcier pour le remarquer.
– Mais pourquoi se sont-ils donc attrapés comme ça ?
Un petit renseigna discrètement Lebrac et ses féaux… Tous étaient d'ailleurs d'avance convaincus que, dans cette affaire, Camus avait raison ; ils l'étaient d'autant plus que le lieutenant avait toute leur sympathie et qu'il était nécessaire à la bande ce soir-là ; aussi, spontanément, songèrent-ils à tenter avec ensemble une manifestation en sa faveur et à prouver par leur témoignage que, en l'occurrence, Bacaillé avait tous les torts, tandis que son rival était innocent comme le cabri qui vient de naître. Ainsi, le père Simon, forcé dans ses sentiments d'équité par cet assaut de témoignages et cette magnifique manifestation, se devrait, s'il ne voulait pas faire perdre toute confiance en lui à ses élèves et tuer dans l'œuf leur notion de la justice, d'acquitter Camus et de condamner le bancal.
Ce qui s'était passé était bien simple.
Camus devant tous le dit carrément, tout en omettant avec prudence certains détails préparatoires qui avaient peut-être leur importance.
Étant aux cabinets avec Bacaillé, celui-ci lui avait d'essequeprès80 traîtreusement pissé dessus, injure qu'il n'avait, comme de juste, pu tolérer ; de là ce crêpage de toisons et la série d'épithètes colorées qu'il avait envoyées avec une rafale de gifles à la face de son insulteur.
La chose, en réalité, était un peu plus compliquée. Bacaillé et Camus, entrés dans le même cabinet pour y satisfaire le même besoin, avaient fait converger leurs jets vers l'orifice destiné à les recueillir. Une émulation naturelle avait jailli spontanément de cet acte simple devenu jeu… C'était Bacaillé qui avait affirmé sa supériorité : il cherchait rogne évidemment.
– Je vais plus loin que toi, avait-il fait remarquer.
– Ça n'est pas vrai, riposta Camus, fort de sa bonne foi et de l'expérience des faits.
Et lors, tous deux, haussés sur la pointe des pieds, bombant le ventre comme un baril, s'étaient mutuellement efforcés à se surpasser.
Aucune preuve convaincante de la supériorité de l'un d'eux n'étant jaillie avec les jets de cette rivalité, Bacaillé, qui voulait avoir sa querelle, trouva autre chose.
– C'est la mienne qu'est la plus grande, affirma-t-il.
– Des néf'es ! riposta Camus, c'est la mienne !
– Menteur ! Mesurons.
Camus se prêta à l'examen. Et c'était au moment de la comparaison que Bacaillé, gardant en réserve une partie de ce qu'il aurait dû lâcher précédemment, compissa aigrement et traîtreusement la main et le pantalon de Camus, sans défense. Une gifle bien appliquée avait suivi cette ouverture salée des hostilités, puis vinrent sans délai la bousculade, le crêpage des tignasses, la chute des casquettes, le défoncement de la porte et le scandale de la cour.
– Sale salaud ! dégoûtant ! fumier ! râlait Camus, hors de lui.
– Assassin ! ripostait Bacaillé.
– Si vous ne vous taisez pas tous les deux, je vous colle à chacun huit pages d'histoire à copier et à réciter et quinze jours de retenue.
– M'sieu, c'est lui qu'a commencé, j'lui faisais rien, moi, j'lui disais rien à ce…
– Non, m'sieu ! c'est pas vrai ; c'est lui qui m'a dit que j'étais un menteur.
Cela devenait épineux et délicat.
– Il m'a pissé dessus, reprenait Camus. Je ne pouvais pourtant pas le laisser faire.
C'était le moment d'intervenir.
Un oh ! général d'exclamation dégoûtée et d'unanime réprobation prouva au joyeux grimpeur et lieutenant que toute la troupe prenait son parti, condamnant le boiteux sournois, fielleux et rageur qui avait cherché à le faire punir.
Camus, comprenant bien le sens de cette exclamation, s'en remettant à la haute justice du maître, influencé déjà par les témoignages spontanés des camarades, s'écria noblement :
– M'sieu, je veux rien dire, moi, mais demandez-leur-z-y aux autres si c'est pas vrai que c'est lui qu'a commencé et que j'y avais rien fait et que j'y avais pas dit de noms.
Tour à tour, Tintin, La Crique, Lebrac, les deux Gibus confirmèrent les dires de Camus et n'eurent pas assez de termes énergiques congruents pour flétrir l'acte malpropre et de mauvaise camaraderie de Bacaillé.
Pour se défendre, ce dernier les récusa, alléguant leur absence du lieu du conflit au moment où il éclatait ; il insista même sur leur éloignement et leur isolement suspects dans un coin retiré de la cour.
– Demandez aux petits, alors, m'sieu, répliqua vertement Camus, demandez-leur-z-y, eux ils étaient là, peut-être.
Les petits, individuellement interpellés, répondirent invariablement :
– C'est comme Camus dit, que c'est vrai, Bacaillé a dit des mentes81.
– C'est pas vrai, c'est pas vrai, protesta l'accusé ; c'est pas vrai et puisque c'est ça je veux dire tout, na !
Lebrac fut énergique et prit les devants.
Il se campa résolument devant lui, à la barbe du père Simon intrigué de ces petits mystères, et, fixant Bacaillé de ses yeux de loup, il lui rugit à la face, le défiant de toute sa personne :
– Dis-le donc un peu ce que tu as à dire, menteur, salaud, dégoûtant, dis-le, si tu n'es pas un lâche !
– Lebrac, interrompit le maître, si vous ne modérez pas vos expressions, je vous punirai vous aussi.
– Mais, m'sieu, répliqua le chef, vous le voyez bien que c'est un menteur ; qu'il le dise si on lui a jamais fait du mal ! Il cherche encore quelles menteries il pourrait bien inventer cette sale cabe-là ; quand il ne fait pas le mal, il le pense.
De fait, Bacaillé, médusé par les regards, les gestes, la voix et toute l'attitude du général, restait là muet et confondu.
Un court instant de réflexion lui permit de se rendre compte que ses aveux et dénonciations, même s'ils étaient pris au sérieux, ne pouvaient en définitive que faire corser sa punition, et, somme toute, il n'y tenait point.
Il jugea donc bon de changer d'attitude. Portant les mains à ses yeux, il se mit à pleurnicher, à larmoyer, à sangloter, à parler en phrases entrecoupées, à se plaindre de ce que, parce qu'il était faible et infirme, les autres se moquaient de lui, lui cherchaient querelle, l'injuriaient, le pinçaient dans les coins et le bousculaient à chaque entrée et à toutes les sorties.
– Par exemple ! Si c'est permis ! rugissait Lebrac. Autant dire qu'on est des sauvages, des assassins ; dis donc, mais dis-le où et quand on t'a dit « quéque » chose de vesxant82, quand c'est-y qu'on t'a empêché de jouer avec nous ?
– C'est bon, conclut le père Simon, édifié et pressé par l'heure, je verrai ce que j'ai à faire. Bacaillé, en attendant, aura sa retenue ; quant à Camus, tout dépendra de la façon dont il se comportera pendant la classe d'aujourd'hui.
« D'ailleurs huit heures sonnent. Mettez-vous en rangs, vivement et en silence.
Et il frappa plusieurs fois de suite dans ses mains pour confirmer cet ordre verbal.
– Sais-tu tes leçons ? demanda Tintin à Camus.
– Oui, oui ! mais pas trop ! Dis à La Crique de me souffler quand même, hein ! s'il le peut.
– M'sieu, fit d'une voix rogue Bacaillé, ils me disent des noms, les Gibus et La Crique !
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a !
– Ils me disent : vache espagnole ! boquezizi ! peigne…
– C'est pas vrai, m'sieu, c'est pas vrai, c'est un menteur, on l'a à peine « ergardé », ce menteur-là !
Il faut croire que les regards étaient éloquents.
– Allons, fit le maître d'un ton sec, en voilà assez ; le premier qui redira quelque chose et qui reviendra sur ce sujet me copiera deux fois d'un bout à l'autre la liste des départements avec les préfectures et sous-préfectures.
Bacaillé, étant englobé dans cette menace de punition qui ne se confondait pas avec la retenue, se résolut momentanément à se taire, mais il se jura bien, lorsqu'elle se présenterait, de ne pas perdre l'occasion de se venger.
Tintin avait communiqué à La Crique le vœu de Camus, lui souffler, consigne presque inutile puisque La Crique était très équitablement, comme on l'a vu déjà, le souffleur attitré de toute la classe. Camus plus que jamais pouvait compter sur lui.
Le lieutenant et grimpeur, contrairement à l'habitude, y sauta en arithmétique.
Il avait pris dans son livre quelque teinture de la matière de la leçon et répondait tant bien que mal, vigoureusement secondé par La Crique, dont la mimique expressive corrigeait ses défaillances de mémoire.
Mais Bacaillé veillait.
– M'sieu, y a La Crique qui lui souffle.
– Moi ! fit La Crique indigné, je n'ai pas dit un mot.
– En effet, je n'ai rien entendu, affirma le père Simon, et je ne suis pas sourd.
– M'sieu, c'est avec ses doigts qu'il lui souffle, voulut expliquer Bacaillé.
– Avec ses doigts ! reprit le maître, ahuri. Bacaillé, scanda-t-il magistralement, je crois que vous commencez à m'échauffer les oreilles. Vous accusez à tort et à travers tous vos camarades quand personne ne vous demande rien. Je n'aime pas les dénonciateurs, moi ! Il n'y a que quand je demande qui a fait une faute que le coupable doit me répondre et se dénoncer.
– Ou pas, compléta à voix basse Lebrac.
– Si je vous entends encore, et c'est mon dernier avertissement, je vous en mets pour huit jours !
– Bisque, bisque, enrage ! rancuseur83 ! sale cafard ! marmottait à voix basse Tigibus en lui faisant les cornes. Traître ! judas ! vendu ! peigne-cul !
Bacaillé, pour qui décidément cela tournait mal, ravalant en silence sa rage, se mit à bouder, la tête dans les mains.
On le laissa ainsi et l'on poursuivit la leçon, tandis qu'il ruminait ce qu'il pourrait bien faire pour se venger de ses camarades qui, du coup, allaient fort probablement le mettre en quarantaine et le bannir de leurs jeux.
Il songea, il imagina des vengeances folles, des pots d'eau jetés en pleine figure, des giclées d'encre sur les habits, des épingles plantées sur les bancs pour de petits empalages, des livres déchirés, des cahiers torchonnés ; mais peu à peu, la réflexion aidant, il abandonna chacun de ces projets, car il convenait d'agir avec prudence, Lebrac, Camus et les autres n'étant point des gaillards à se laisser faire sans frapper dur et cogner sec.
Et il attendit les événements.
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