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LA GUERRE DES BOUTONS-L3 CHAP1-2
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Feuilleton audio - Livre 3 - Chapitres 1 et 2(26 Chapitres)
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Photo: abac077 - Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique: Mystery March
Texte ou Biographie de l'auteur
La Guerre des boutons
Louis Pergaud
La construction de la cabane
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères, Des divans profonds comme des tombeaux.
CH.BAUDELAIRE (La Mort des Amants).
L'absence de Gambette et de Camus et la réserve mystérieuse du général n'avaient pas été sans intriguer fortement les guerriers de Longeverne qui, individuellement et sous le sceau du secret, étaient venus, pour une raison ou pour une autre, demander à Lebrac des explications.
Mais tout ce que les plus favorisés avaient pu obtenir comme renseignement tenait dans cette phrase :
– Vous regarderez bien Touegueule ce soir.
Aussi, à quatre heures dix minutes, des munitions en quantité imposante devant eux et le quignon de pain au poing, étaient-ils chacun à son poste, attendant impatiemment la venue des Velrans et plus attentifs que jamais.
– Vous vous tiendrez cachés, avait expliqué Camus, il faut qu'il monte à son arbre si l'on veut que ça soit rigolo.
Tous les Longevernes, les yeux écarquillés, suivirent bientôt chacun des mouvements du grimpeur ennemi gagnant son poste de vigie au haut du foyard de lisière.
Ils regardèrent et regardèrent encore, se frottant de minute en minute les yeux qui s'embuaient d'eau et ne virent absolument rien de particulier, mais là, rien du tout !
Touegueule s'installa comme d'habitude, dénombra les ennemis, puis saisit sa fronde et se mit à « acaillener » consciencieusement les adversaires qu'il pouvait distinguer.
Mais au moment où un geste trop brusque du franc-tireur le penchait de côté afin d'éviter un projectile de Camus, impatienté de voir que nulle catastrophe n'advenait, un craquement sec et de sinistre augure déchira l'air. La grosse branche sur laquelle était juché le Velrans cassait net, d'un seul coup, et lui dégringolait avec elle sur les soldats qui se trouvaient en dessous. La sentinelle aérienne essaya bien de se raccrocher aux autres rameaux, mais cognée de-ci, meurtrie de-là sur les branches inférieures qui craquaient à leur tour, la repoussaient ou se dérobaient traîtreusement, elle arriva à terre on ne sait trop comment, mais à coup sûr plus vite qu'elle n'était montée.
– Ouais ! ouais ! oille ! ouille ! oh ! oh la la ! La jambe ! La tête ! Le bras !
Un homérique éclat de rire répondit du Gros Buisson à ce concert de lamentations.
– C'est moi qui te rechope encore, hein ! railla Camus, voilà ce que c'est que de faire le malin et de menacer les autres. Ça t'apprendra, sale peigne-cul, à me viser avec ta fronde. T'as pas cassé ton verre de montre des fois ? Non ! Il est bon le cadran !
– Lâches ! assassins ! crapules ! ripostaient les rescapés de l'armée des Velrans. Vous nous le paierez, bandits, voui ! vous le paierez !
– Tout de suite, répondit Lebrac ; et, s'adressant aux siens :
– Hein ! si on poussait une petite charge ?
– Allez ! approuva-t-on. Et le hurlement du lancer des quarante-cinq Longevernes apprit aux ennemis déjà déroutés et en désarroi qu'il fallait vivement déguerpir si l'on ne voulait pas s'exposer à la grande honte d'une nouvelle et désastreuse confiscation de boutons. Le camp retranché de Velrans fut dégarni en un clin d'œil. Les blessés, par enchantement, retrouvèrent leurs jambes, même Touegueule, qui avait eu plus de peur que de mal et s'en tirait à bon marché avec des égratignures aux mains, des meurtrissures aux reins et aux cuisses, plus un œil au beurre noir.
– Nous voilà au moins bien tranquilles ! constata Lebrac l'instant d'après. Allons chercher l'emplacement de la cabane.
Toute l'armée revint près de Camus, lequel était descendu de l'arbre pour garder momentanément le sac confectionné par la Marie Tintin et qui contenait le trésor deux fois sauvé déjà et quatorze fois cher de l'armée de Longeverne.
Les gars se renfoncèrent dans les profondeurs du Gros Buisson afin de regagner sans être vus l'abri découvert par Camus, la chambre du Conseil, comme l'avait baptisé La Crique, et, de là, diverger vers le haut par petits groupes pour rechercher, parmi les nombreux emplacements utilisables, celui qui paraîtrait le plus propice et répondrait le mieux aux besoins de l'heure et de la cause.
Cinq ou six bandes s'agglomérèrent spontanément, conduites chacune par un guerrier important et immédiatement se dispersèrent parmi les vieilles carrières abandonnées, examinant, cherchant, furetant, discutant, jugeant, s'interpellant.
Il ne fallait pas être trop près du chemin ni trop loin du Gros Buisson. Il fallait également ménager à la troupe un chemin de retraite parfaitement dissimulé, afin de pouvoir se rendre sans danger du camp à la forteresse.
Ce fut La Crique qui trouva.
Au centre d'un labyrinthe de carrières, une excavation comme une petite grotte offrait son abri naturel qu'un rien suffirait à consolider, à fermer et à rendre invisible aux profanes.
Il appela par le signal d'usage Lebrac et Camus et les autres, et bientôt tous furent devant la caverne que le camarade venait de redécouvrir, car tous, parbleu, la connaissaient déjà. Comment ne s'en étaient-ils pas souvenus ?
Pardié, ce sacré La Crique, avec sa mémoire de chien, il se l'était rappelée tout de suite. Vingt fois, en effet, ils avaient passé là au cours d'incursions dans le canton en quête de nids de merles, de noisettes mûres, de prunelles gelées ou de guilleris boutons rintris61.
Les carrières précédentes faisaient comme une espèce de chemin creux qui aboutissait à une sorte de carrefour ou de terre-plein bordé du côté du haut par une bande de bois rejoignant le Teuré, et semé vers le bas de buissons entre lesquels des sentiers de bêtes se rattachaient, en coupant le chemin, aux prés-bois qui se trouvaient derrière le Gros Buisson.
Toute l'armée entra dans la caverne. Elle était, en réalité, peu profonde, mais se trouvait prolongée ou plutôt précédée par un large couloir de roc, de sorte que rien n'était plus facile que d'agrandir son abri naturel en plaçant sur ces deux murs, distants de quelques mètres, un toit de branches et de feuillage. Elle était d'autre part admirablement protégée, entourée de tous côtés, sauf vers l'entrée, d'un épais rideau d'arbres et de buissons.
On rétrécirait l'ouverture en élevant une muraille large et solide avec les belles pierres plates qui abondaient et on serait là-dedans absolument chez soi. Quand le dehors serait fait, on s'occuperait de l'intérieur.
Ici, les instincts bâtisseurs de Lebrac se révélèrent dans toute leur plénitude. Son cerveau concevait, ordonnait, distribuait la besogne avec une admirable sûreté et une irréfutable logique.
– Il faudra, dit-il, ramasser dès ce soir tous les morceaux de planches que l'on trouvera, les lattes, les baudrions62, les vieux clous, les bouts de fer.
Il chargea l'un des guerriers de trouver un marteau, un autre des tenailles, un troisième un marteau de maçon ; lui, apporterait une hachette, Camus une serpe, Tintin un mètre (en pieds et en pouces) et tous, ceci était obligatoire, tous devaient chiper dans la boîte à ferraille de la famille au moins cinq clous chacun, de préférence de forte taille, pour parer immédiatement aux plus pressantes nécessités de construction, savoir entre autres l'édification du toit.
C'était à peu près tout ce qu'on pouvait faire ce soir-là. En fait de matériaux, il fallait surtout de grosses perches et des planches. Or le bois offrait suffisamment de fortes coudres droites et solides qui feraient joliment l'affaire. Pour le reste, Lebrac avait appris à dresser des palissades pour barrer les pâtures, tous savaient tresser des claies et, quant aux pierres, il y en avait, dit-il, en veux-tu, n'en voilà !
– N'oubliez pas les clous surtout, recommanda-t-il.
– On laisse le sac ici ? interrogea Tintin.
– Mais oui, fit La Crique : on va bâtir tout de suite, là au fond, avec des pierres, un petit coffre, et on va l'y mettre bien au sec, bien à l'abri ; personne ne veut venir l'y trouver.
Lebrac choisit une grande pierre plate qu'il posa horizontalement, non loin de la paroi du rocher ; avec quatre autres plus épaisses, il édifia quatre petits murs, mit au centre le trésor de guerre, recouvrit le tout d'une nouvelle pierre plate et disposa alentour et irrégulièrement des cailloux quelconques afin de masquer ce que sa construction pouvait avoir de trop géométrique pour le cas, bien improbable, où un visiteur inopiné eût été intrigué par ce cube de pierres.
Là-dessus, joyeuse, la bande s'en retourna lentement au village, faisant mille projets, prête à tous les vols domestiques, aux travaux les plus rudes, aux sacrifices les plus complets.
Ils réaliseraient leur volonté : leur personnalité naissait de cet acte fait par eux et pour eux. Ils auraient une maison, un palais, une forteresse, un temple, un panthéon, où ils seraient chez eux, où les parents, le maître d'école et le curé, grands contre-carreurs de projets, ne mettraient pas le nez, où ils pourraient faire en toute tranquillité ce qu'on leur défendait à l'église, en classe et dans la famille, savoir : se tenir mal, se mettre pieds nus ou en manches de chemise, ou « à poil », allumer du feu, faire cuire des pommes de terre, fumer de la viorne et surtout cacher les boutons et les armes.
– On fera une cheminée, disait Tintin.
– Des lits de mousse et de feuilles, ajoutait Camus.
– Et des bancs et des fauteuils, renchérissait Grangibus.
– Surtout, calez tout ce que vous pourrez en fait de planches et de clous, recommanda le chef ; tâchez d'apporter vos provisions derrière le mur ou dans la haie du chemin de la Saute : on reprendra tout, demain, en venant à la besogne.
Ils s'endormirent fort tard, ce soir-là. Le palais, la forteresse, le temple, la cabane hantaient leur cerveau en ébullition. Leurs imaginations vagabondaient, leurs têtes bourdonnaient, leurs yeux fixaient le noir, les bras s'énervaient, les jambes gigotaient, les doigts de pieds s'agitaient. Qu'il leur tardait de voir poindre l'aurore du jour suivant et de commencer la grande œuvre.
On n'eut pas besoin de les appeler pour les faire lever ce matin-là et, bien avant l'heure de la soupe, ils rôdaient par l'écurie, la grange, la cuisine, le chari63, afin de mettre de côté les bouts de planches et de ferrailles qui devaient grossir le trésor commun.
Les boîtes à clous paternelles subirent un terrible assaut. Chacun voulant se distinguer et montrer ce qu'il pouvait faire, ce ne fut pas seulement deux cents clous que Lebrac eut le soir à sa disposition, mais cinq cent vingt-trois bien comptés. Toute la journée, il y eut, du village au gros tilleul et aux murs de la Saute, des allées et venues mystérieuses de gaillards aux blouses gonflées, à la démarche pénible, aux pantalons raides, dissimulant entre toile et cuir des objets hétéroclites qu'il eût été fort ennuyeux de laisser voir aux passants.
Et le soir, lentement, très lentement, Lebrac arriva par le chemin de derrière au carrefour du vieux tilleul. Il avait la jambe gauche raide lui aussi et semblait boiter.
– » Tu t'as fais mal ? » interrogea Tintin.
– » T'as tombé ? » reprit La Crique.
Le général sourit du sourire mystérieux de Bas de Cuir, ou d'un autre, d'un sourire qui disait à ses hommes : vous n'y êtes point. Et il continua à bancaler jusqu'à ce qu'ils fussent tous entièrement dissimulés derrière les haies vives du chemin de la Saute. Alors il s'arrêta, déboutonna sa culotte, saisit contre sa peau la hache à main qu'il avait promis d'apporter et dont le manche enfilé dans une de ses jambes de pantalon donnait à sa démarche cette roideur claudicante et disgracieuse. Ce fait, il se reboutonna et, pour montrer aux amis qu'il était aussi ingambe que n'importe lequel d'entre eux, il entama, brandissant sa hachette au centre de la bande, une sorte de danse du scalp qui n'aurait pas été déplacée au milieu d'un chapitre du Dernier des Mohicans ou du Coureur des Bois. Tout le monde avait ses outils : on allait s'y mettre. Deux sentinelles toutefois furent postées au chêne de Cantus pour prévenir la petite armée dans le cas où la bande de l'Aztec serait venue porter la guerre au camp de Longeverne, et l'on répartit les équipes.
– Moi, je ferai le charpentier, déclara Lebrac.
– Et moi, je serai le maître maçon, affirma Camus.
– C'est moi « que je poserai » les pierres avec Grangibus. Les autres les choisiront pour nous les passer.
L'équipe de Lebrac devait avant tout chercher les poutres et les perches nécessaires à la toiture de l'édifice. Le chef, de sa hachette, les couperait à la taille voulue et on assemblerait ensuite quand le mur de Cantus serait bâti.
Les autres s'occuperaient à faire des claies que l'on disposerait sur la première charpente pour former un treillage analogue au lattis qui supporte les tuiles. Ce lattis-là, en guise de produits de Montchanin, supporterait tout simplement un ample lit de feuilles sèches qui seraient maintenues en place, car il fallait prévoir les coups de vent, par un treillage de bâtons.
Les clous du trésor, soigneusement recomptés, allèrent se joindre aux boutons du sac. Et l'on se mit à l'œuvre.
Jamais Celtes narguant le tonnerre à coups de flèches, compagnons glorieux du siècle des cathédrales sculptant leur rêve de pierre, volontaires de la grande Révolution s'enrôlant à la voix de Danton quarante-huitards plantant l'arbre de la Liberté n'entreprirent leur besogne avec plus de fougue joyeuse et de frénétique enthousiasme que les quarante-cinq soldats de Lebrac édifiant, dans une carrière perdue des prés-bois de la Saute, la maison commune de leur rêve et de leur espoir.
Les idées jaillissaient comme des sources aux flancs d'une montagne boisée, les matériaux s'accumulaient en monceaux ; Camus empilait des cailloux ; Lebrac, poussant des han ! formidables, cognait et tranchait déjà à grands coups, ayant trouvé plus pratique, au lieu de fouiller le taillis pour y trouver des poutrelles, de faire enlever dans les « tas » voisins de la coupe une quarantaine de fortes perches qu'une corvée de vingt volontaires était allée voler sans hésitation.
Pendant ce temps, une équipe coupait des rameaux, une autre tressait des claies et lui, la hache ou le marteau à la main, entaillait, creusait, clouait, consolidait la partie inférieure de sa toiture.
Pour que la charpente fût solidement arrimée, il avait fait creuser le sol afin d'emboîter ses poutres dans la terre : il les entourerait, pensait-il, de cailloux enfoncés de force et destinés autant à les maintenir en place qu'à les protéger de l'humidité de la terre. Après avoir pris ses mesures, il avait ébauché son châssis et maintenant il l'assemblait à force de clous avant de l'ajuster dans les entailles creusées par Tintin.
Ah ! c'était solide, et il l'avait éprouvé en posant l'ensemble sur quatre grosses pierres. Il avait marché, sauté, dansé dessus, rien n'avait bougé, rien n'avait frémi, rien n'avait craqué : « c'était de la belle ouvrage vraiment ! »
Et jusqu'à la nuit, jusqu'à la nuit noire, même après le départ du gros de la bande, il resta là encore avec Camus, La Crique et Tintin pour tout mettre en ordre et tout prévoir.
Le lendemain on poserait le toit et on ferait un bouquet, parbleu ! tout comme les charpentiers lorsque la charpente est achevée et qu'ils « prennent le chat ». L'embêtement, c'est qu'on n'aurait pas un litre ou deux à boire pour commémorer dignement cette cérémonie.
– Allons-nous-en, fit Tintin.
Et ils rejoignirent le bas de la Saute et la carrière à Pepiot en passant par la « chambre du conseil ».
– Tu m'as toujours pas dit comment que t'avais trouvé ce coin-là, hé Camus, rappela le général.
– Ah ! ah ! repartit l'autre. Eh ben, voilà ! Cet été nous étions aux champs avec la Titine de chez Jean-Claude et puis le berger du « Poron », tu sais celui de Laiviron, qui miguait64 tout le temps. Et puis y avait encore les deux Ronfous de sur la Côte, qui sont « à maître »65 maintenant.
« Alors on a songé : Si on s'amusait à dire la messe !
« Le berger du Poron66 a voulu faire le curé ; il a ôté sa chemise et il l'a passée sur ses habits pour avoir comme qui dirait un surplis ; on a fait un autel avec des cailloux et des bancs aussi : les deux Ronfous étaient les servants, mais ils n'ont pas voulu mettre leur chemise sur leur tricot. Ils ont dit que c'était passe qu'elles étaient déchirées, mais je parierais bien que c'est parce qu'ils avaient ch… fait dedans ; enfin, bref, le berger nous a mariés, la Titine et moi.
– T'avais pas de bagues pour y mettre au doigt ?
– J'y ai mis des bouts de tresse.
– Et la couronne ?
– On avait du chèvrefeuille.
– Ah !
– Oui, et puis l'autre avait un paroissien, il a dit des Dominus vobiscum, oremus prends tes puces, secundum secula, un tas de chichis, quoi, comme le noir, kifkifre ! puis après « Ite, Missa est », allez en paix, mes enfants !
« Alors on est parti les deux la Titine, et on leur a dit de ne pas venir, que c'était la nuit de noce, que ça ne les regardait pas, qu'on resterait pas longtemps et qu'on reviendrait le lendemain matin pour la messe des parents défunts.
« On a foutu le camp par les buissons et on est venu juste tomber là à c'te carrière où que nous venons de passer. Alors on s'a couché sur les cailloux.
– Et puis ?
– Et puis, je l'ai embrassée, pardine !
– C'est tout ! Tu y as pas mis ton doigt au… ?
– Penses-tu, mon vieux, pour me l'emplir de jus, c'est bien trop sale ; ben y avait pas de danger, et puis qu'est-ce qu'aurait pensé la Tavie ?
– C'est vrai que c'est sale, les femmes !
– Et encore ce n'est rien quand elles sont petites, mais quand elles « viennent » grandes, leurs pantets sont pleins de fourbi…
– Pouah ! fit Tintin, tu vas me faire dégobiller.
– Filons, filons ! coupa Lebrac, voilà six heures et demie qui sonnent à la tour ; on va se faire attraper !
Et sur ces réflexions misogynes, ils regagnèrent leurs pénates.
Les grands jours de Longeverne
…Qui considérera aussi la grande prévoyance dont il usa pour l'amunitionner et y établir vivres, munitions, réglementez, polices… qui mettra aussi devant les yeux le bel ordre de guerre qu'il y ordonna…
Brantôme (Grands capitaines françois. – M. de Guize).
Ho, hisse ! ho, hisse ! ahanait la corvée des dix chantiers de Lebrac soulevant, pour la mettre en place, la première et lourde charpente du toit de la forteresse. Et au rythme imprimé par ce commandement réciproque, vingt bras crispant ensemble leurs muscles vigoureux enlevaient l'assemblage et le portaient au-dessus de la carrière, afin de bien poser les poutrelles dans les entailles creusées par Tintin.
– Doucement ! doucement ! disait Lebrac ; bien ensemble ! ne cassons rien ! Attention ! Avance encore un peu, Bébert ! Là, ça va bien !
– Non ! Tintin, élargis un peu le premier trou, il est trop en arrière ! Prends la hache ; allez, vas-y !
– Très bien, ça entre !
– As pas peur, c'est solide !
Et Lebrac, pour bien montrer que son œuvre était bonne, se coucha en travers de ce bâti surplombant le vide. Pas une pièce du bloc ne broncha.
– Hein ! crâna-t-il fièrement en se redressant. Maintenant, posons les claies.
De son côté, Camus, par le moyen rudimentaire d'escaliers de pierres, réalisant une sorte de plan incliné, posait au-dessus de son mur les derniers matériaux ; c'était un mur large de plus de trois pieds, hérissé en dehors de par la volonté du constructeur qui voulait, pour cacher l'entrée, dissimuler la régularité de sa maçonnerie, mais, au dedans, rectiligne autant que s'il eût été édifié à l'aide du fil à plomb et soigné, poli, fignolé, léché, dressé tout entier avec des pierres de choix.
Les blousées de feuilles mortes, apportées par les petits devant la caverne, formaient à côté d'un matelas de mousse un tas respectable ; les haies s'alignaient propres et bien tressées ; ça avait marché rondement et on n'était pas des fainéants à Longeverne… quand on voulait.
L'ajustement des claies fut l'affaire d'une minute et bientôt une épaisse toiture de feuilles sèches fermait complètement en haut l'ouverture de la cabane. Un seul trou fut ménagé à droite de la porte, afin de permettre à la fumée (car on allumerait du feu dans la maison) de monter et de s'échapper.
Avant de procéder à l'aménagement intérieur, Lebrac et Camus, devant toutes leurs troupes réunies, massées face à la porte, suspendirent par un bout de ficelle une touffe énorme de beau gui d'un vert doré et patiné, dans les feuilles duquel luisaient les graines ainsi que des perles énormes. Les Gaulois faisaient comme ça, prétendait La Crique, et on dit que ça porte bonheur.
On poussa des hourrah !
– Vive la cabane !
– Vive nous !
– Vive Longeverne !
– À cul les Velrans ! Enlevez-les !
– C'est des peigne-culs !
Ceci fait, et l'enthousiasme un peu calmé, on nettoya l'intérieur de la bâtisse. Les cailloux inégaux furent enlevés et remplacés par d'autres. Chacun eut sa besogne. Lebrac distribuait les rôles et dirigeait, tout en travaillant comme quatre.
– Ici au fond, contre le rocher, on mettra le trésor et les armes ; du côté gauche, dans un emplacement limité par des planches, en face du foyer, une espèce de litière de feuilles et de mousses formant un lit douillet pour les blessés et les éreintés, puis quelques sièges. De l'autre côté, de part et d'autre du foyer, des bancs et des sièges de pierre ; au milieu, un passage.
Chacun voulut avoir sa pierre et sa place attitrée à un banc. La Crique, fixé sur les questions de préséance, marqua les sièges de pierre avec du charbon et les bancs avec de la craie, afin qu'aucune discussion ne vînt à jaillir plus tard à ce sujet. La place de Lebrac était au fond, devant le trésor et les triques.
Une perche hérissée de clous fut tendue entre les parois de la muraille, derrière la pierre du général. Là, chacun y eut aussi son clou, matriculé, pour mettre son sabre et y appuyer sa lance ou son bâton. Les Longevernes, on le voit, étaient partisans d'une forte discipline et savaient s'y soumettre.
L'affaire de Camus, la semaine d'avant, n'avait pas été non plus pour ne point contenir ni calmer les velléités anarchiques de quelques guerriers, et la supériorité de Lebrac était vraiment incontestable.
Camus avait installé le foyer en posant sur le sol une immense pierre plate, une lave, comme on disait ; il avait élevé à l'arrière et sur les côtés trois petits murs, puis posé sur les deux murs des côtés une autre pierre plate, laissant en arrière, juste en dessous du trou ménagé dans le toit, une ouverture libre qui favorisait le tirage.
Quant au sac, il y fut déposé par Lebrac, tout au fond, comme un ciboire sacré dans un tabernacle de roc, et muré solennellement jusqu'à l'heure où l'on aurait besoin d'y recourir.
Avant de le déposer dans le caveau, il l'offrit une dernière fois à l'adoration des fidèles, vérifia les livres de Tintin, compta minutieusement toutes les pièces, les laissa regarder et palper par tous ceux qui le désirèrent et remit sacerdotalement le tout dans son autel de pierre.
– Ça manque un peu d'images par ici, remarqua, en plissant les paupières, La Crique chez qui s'éveillait un certain sens esthétique et le goût de la couleur.
La Crique avait dans sa poche un miroir de deux sous qu'il sacrifia à la cause commune et déposa sur un entablement de roc. Ce fut le premier ornement de la cabane.
Et tandis que les uns préparaient le lit et bâtissaient les sièges, les autres partaient en expédition pour chercher dans le sous-bois de nouveaux matelas de feuilles mortes et des provisions de bois sec.
Comme on ne pouvait pas encombrer la maison d'une si grande quantité de combustible, on décida immédiatement de bâtir, tout à côté, une remise basse et assez vaste pour y entasser de suffisantes provisions de bois. À dix pas de là, sous un abri de roc, on eut vite fait de monter trois murailles laissant du côté de la bise un trou libre et entre lesquelles on pouvait faire tenir plus de deux stères de quartelage. On fit trois tas distincts : du gros, du moyen, du fin. Comme ça, on était paré, on pouvait attendre et narguer les mauvais jours.
Le lendemain, l'œuvre fut parachevée. Lebrac avait apporté des suppléments illustrés du Petit Parisien et du Petit Journal, La Crique de vieux calendriers, d'autres des images diverses. Le président Félix Faure regardait de son air fat et niais l'histoire de Barbe Bleue. Une rentière égorgée faisait face à un suicide de cheval enjambant un parapet, et un vieux Gambetta, déniché, est-il besoin de le dire, par Gambette, fixait étrangement de son puissant œil de borgne une jolie fille décolletée, la cigarette aux lèvres et qui ne fumait, affirmait la légende, que du Nil ou du Riz la +, à moins que ce ne fût du Job67.
C'était chatoyant et gai ; les couleurs crues s'harmonisaient à la sauvagerie de ce cadre dans lequel la Joconde apâlie, et si lointaine maintenant sans doute, eût été tout à fait déplacée.
Un bout de balai, chipé parmi les vieux qui ne servaient plus en classe, trouvait là son emploi et dressait dans un coin son manche noirci par la crasse des mains.
Enfin, comme il restait des planches disponibles, on bâtit, en les clouant ensemble, une feuille de table. Quatre piquets, fichés en terre devant le siège de Lebrac et consolidés à grand renfort de cailloutis, servirent de pieds. Des clous scellèrent la feuille à ces supports et l'on eut ainsi quelque chose qui n'était peut-être pas de la première élégance, mais qui tenait bon comme tout ce qu'on avait fait jusqu'alors.
Pendant ce temps, que devenaient les Velrans ?
Chaque jour on avait renouvelé les sentinelles au camp du Gros Buisson et, à aucun moment, les vigies n'avaient eu à signaler, par les trois coups de sifflet convenus, l'attaque des ennemis.
Ils étaient venus pourtant, les peigne-culs ; pas le premier jour, mais le second.
Oui, le deuxième jour, un groupe était apparu aux yeux de Tigibus, chef de patrouille ; ils avaient soigneusement épié, lui et ses hommes, les faits et gestes de ces niguedouilles, mais les autres avaient disparu mystérieusement. Le lendemain, deux ou trois guerriers de Velrans vinrent encore, passifs, se poster à la lisière et firent face continuellement aux sentinelles de Longeverne.
Il se passait quelque chose de pas ordinaire au camp de l'Aztec ! La pile du chef, la dégringolade de Touegueule n'avaient pas été sûrement pour arrêter leur ardeur guerrière. Que pouvaient-ils bien méditer ? Et les sentinelles ruminaient, imaginaient, n'ayant rien d'autre à faire ; quant à Lebrac il était trop heureux de profiter du répit laissé par les ennemis pour se soucier ou s'enquérir de la façon dont ils passaient ces heures habituellement consacrées à la guerre.
Pourtant, vers le quatrième jour, comme on établissait l'itinéraire le plus court pour se rendre en se dissimulant de la cabane au Gros Buisson, on apprit par un homme de communication dépêché par le chef éclaireur, que les vigies ennemies venaient de proférer des menaces sur l'importance desquelles on ne pouvait point se méprendre.
Évidemment le gros de leur troupe avait été, lui aussi, occupé ailleurs ; peut-être avait-elle édifié de son côté un repaire, fortifié ses positions, creusé des chausse-trapes dans la tranchée, on ne savait quoi ? La supposition la plus logique était encore pour la construction d'une cabane. Mais qui avait bien pu leur donner cette idée ? il est vrai que les idées, quand elles sont dans l'air, circulent mystérieusement. Le fait certain, c'est qu'ils mijotaient quelque chose, car, autrement, comment expliquer pourquoi ils ne s'étaient pas élancés sur les gardiens du Gros Buisson ?
On verrait bien.
La semaine passa ; la forteresse s'approvisionna de pommes de terre chipées, de vieilles casseroles bien nettoyées et récurées pour la circonstance, et on se tint sur la défensive, on attendit, car, malgré la proposition de Grangibus, nul ne voulut se charger d'une périlleuse reconnaissance au sein de la forêt ennemie.
Mais le dimanche après-midi, les deux armées au grand complet échangèrent force injures et force cailloux. Il y avait de part et d'autre le redoublement d'énergie et l'intransigeante arrogance que donnent seules une forte organisation et une absolue confiance en soi. La journée du lundi serait chaude.
– Apprenons bien nos leçons, avait recommandé Lebrac ; s'agit pas de se faire mettre en retenue demain, y aura du grabuge.
Et jamais en effet leçons ne furent récitées comme ce lundi, au grand ébahissement de l'instituteur, dont ces alternatives de paresse et de travail, d'attention et de rêvasserie, bouleversaient tous les préjugés pédagogiques. Allez donc bâtir des théories sur la prétendue expérience des faits quand les véritables causes, les mobiles profonds vous sont aussi cachés que la face d'Isis sous son voile de pierre.
Mais cela allait barder.
Camus, en accrochant sa première branche pour se rétablir, commença par dégringoler de son chêne, de pas très haut heureusement, et sur ses pattes encore. C'était la revanche de Touegueule : il s'y devait attendre, mais il pensait que l'autre s'attaquerait lui aussi à une branche de son « assetotte ». N'empêche que sitôt remonté il vérifia soigneusement la solidité de chacune d'elles avant de s'installer ; d'ailleurs il allait redescendre pour prendre part à l'assaut et au corps à corps, et s'il pinçait Touegueule il ne manquerait pas de lui faire payer cette petite tournée-là.
À part ceci, ce fut une bataille franche.
Quand chacun des camps en présence eut épuisé sa réserve de cailloux, les guerriers s'avancèrent résolument de part et d'autre, les armes à la main, pour se cogner en toute conscience.
Les Velrans avançaient en coin, les Longevernes en trois petits groupes : au centre Lebrac, à droite Camus, à gauche Grangibus.
Pas un ne disait mot. Ils avançaient au pas, lentement, comme des chats qui se guettent, les sourcils froncés, les yeux terribles, les fronts plissés, les gueules tordues, les dents serrées, les poings raidis sur le gourdin, les sabres ou les lances.
Et la distance diminuait et, au fur et à mesure, les pas se rapetissaient encore ; les trois groupes de Longeverne se concentraient sur la masse triangulaire de Velrans.
Et quand les deux chefs furent presque nez à nez, à deux pas l'un de l'autre, ils s'arrêtèrent. Les deux troupes étaient immobiles, mais de l'immobilité d'une eau qui va bouillir, hérissées, terribles ; des colères grondaient sourdement en tous, les yeux décochaient des éclairs, les poings tremblaient de rage, les lèvres frémissaient.
Qui le premier, de l'Aztec ou de Lebrac, allait s'élancer ? on sentait qu'un geste, un cri, allait déchaîner ces colères, débrider ces rages, affoler ces énergies, et le geste ne se faisait pas et le cri ne sortait point et il planait sur les deux armées un grand silence tragique et sombre que rien ne rompait.
Couâ, couâ, croâ ! une bande de corbeaux rentrant en forêt passèrent sur le champ de bataille en jetant, étonnés, une rafale de cris.
Cela déclencha tout.
Un hurlement sans nom jaillit de la gorge de Lebrac, un cri terrible sauta des lèvres de l'Aztec, et ce fut des deux côtés une ruée impitoyable et fantastique.
Impossible de rien distinguer. Les deux armées s'étaient enfoncées l'une dans l'autre, le coin des Velrans dans le groupe de Lebrac, les ailes de Camus et de Grangibus dans les flancs de la troupe ennemie. Les triques ne servaient à rien. On s'étreignait, on s'étranglait, on se déchirait, on se griffait, on s'assommait, on se mordait, on arrachait des cheveux ; des manches de blouses et de chemises volaient au bout des doigts crispés, et les coffres des poitrines, heurtées de coups de poing, sonnaient comme des tambours, les nez saignaient, les yeux pleuraient.
C'était sourd et haletant, on n'entendait que des grognements, des hurlements, des cris rauques, inarticulés : han ! ahi ! ran ! pan ! rab ! crac ! ahan ! charogne ! mêlés de plaintes étouffées : euh ! oille ! ah ! et cela se mêlait effroyablement.
C'était un immense torchis hurlant de croupes et de têtes, hérissé de bras et de jambes qui se nouaient et se dénouaient. Et tout ce bloc se roulait et se déroulait et se massait et s'étalait pour recommencer encore.
La victoire serait aux plus forts et aux plus brutaux. Elle devait sourire encore à Lebrac et à son armée.
Les plus atteints partirent individuellement. Boulot, le nez écrasé par un anonyme coup de sabot, regagna le Gros Buisson en s'épongeant comme il pouvait ; mais du côté des Velrans c'était la débandade : Tatti, Pissefroid, Lataupe, Bousbot, et sept ou huit autres filaient à cloche-pied ou le bras en écharpe ou la gueule en compote et d'autres encore les suivirent et encore quelques-uns, de sorte que les valides, se voyant petit à petit abandonnés et presque sûrs de leur perte, cherchèrent eux aussi leur salut dans la fuite, mais pas assez vite cependant pour que Touegueule, Migue la Lune et quatre autres ne fussent bel et bien enveloppés, chipés, empoignés et emmenés tout vifs au camp du Gros Buisson, à grand renfort de coups de pied au cul.
Ce fut vraiment une belle journée.
La Marie, prévenue, était à la cabane. Gambette y conduisit Boulot pour le faire panser. Lui-même prit une casserole et fila dare dare à la source la plus proche puiser de l'eau fraîche pour laver le pif endommagé de son vaillant compaing, tandis que, durant ce temps, les vainqueurs désustentaient leurs prisonniers des objets divers encombrant leurs poches et tranchaient impitoyablement tous les boutons.
Ils y passèrent chacun à son tour. Ce fut Touegueule qui eut les honneurs de la soirée ; Camus le soigna particulièrement, n'omit point de lui confisquer sa fronde et l'obligea à rester à cul nu devant tout le monde, jusqu'à la fin de l'exécution.
Les quatre autres, qui n'avaient pas encore été pincés, furent échenillés à leur tour simplement, froidement, sans barbarie inutile.
On avait réservé Migue la Lune pour le dernier, pour la bonne bouche, comme on disait. N'avait-il pas dernièrement porté une griffe sacrilège sur le général après l'avoir fait trébucher traîtreusement ! Oui, c'était ce pleurnicheur, ce « jean-grognard », cette « mort aux rats » qui avait osé frapper d'une baguette les fesses d'un guerrier désarmé qu'il était bien incapable de prendre. La réciproque s'imposait. Il serait fessé d'importance. Mais une odeur caractéristique émanait de sa personne, une odeur insupportable, infecte, qui, malgré leur endurance, fit se boucher le nez aux exécuteurs des hautes œuvres de Longeverne.
Ce salaud-là pétait comme un ronsin68 ! Ah ! il se permettait de péter !
Migue la Lune balbutiait des syllabes inintelligibles, larmoyant et pleurnichant, la gorge secouée de sanglots. Mais quand, tous les boutons étant tranchés, le pantalon tomba et qu'on découvrit la source d'infection, on s'aperçut, en effet, que l'odeur pouvait perdurer avec tant de véhémence. Le malheureux avait fait dans sa culotte et ses maigres fesses conchiées répandaient tout alentour un parfum pénétrant et épouvantable, tant que, généreux quand même, le général Lebrac renonça aux coups de verge vengeurs et renvoya son prisonnier comme les autres, sans plus de dépens, heureux, au fond, et jubilant de cette punition naturelle infligée, par sa couardise, au plus sale guerrier que les Velrans comptaient dans leurs rangs de peigne-culs et de foireux.
Source: Wikisource
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