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LE JEU DES PETITES GENS EN 64 CONTES SOTS. CONTES 51 à 64

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Biographie ou informations

Musique : Conte 51 et 64: Modern piano zeta
Conte 52: Comic plooding
Conte 54: Divertimento
Conte 57: Hidden agenda
Conte 58: Winner winner
Autres contes: bruitages http://www.universal-soundbank.com/

Illustration Sabine Huchon






Texte ou Biographie de l'auteur

Louis Delattre est un auteur belge né à Fontaine-l'Évêque le 24 juin 1870 et décédé le 18 décembre 1938. - Chroniqueur médical et diététique à la radio et au journal "Le Soir" et médecin de prison. - Auteur de contes, de pièces de théâtre et d'essais. - Cofondateur des éditions du Coq Rouge.
Hubert Krains le qualifia d'écrivain régionaliste « exprimant l'âme de la Wallonie sans mesquineries ni petitesses. » 

Les contes précédents sont sur cette page:
http://www.audiocite.net/recherche.php?livre-audio-gratuit=Delattre

Conte 51: Le sanglier
Conte 52: La vieille au berceau
Conte 53: Le puits
Conte 54: La frotteuse
Conte 55: L'essaim
Conte 56: L’alouette
Conte 57: La main
Conte 58: La bonne dame
Conte 59: L'inventeur
Conte 60: La chandelle coupée
Conte 61: Le braconnier
Conte 62: Le savetier
Conte 63: Le mariage au poulailler
Conte 64: Le maître des ânes
Source:  http://www.bmlisieux.com/archives/delatr01.htm

LE SANGLIER

JEAN MATTET, chacun a su l’histoire, rôdant un jour, dans le bois, son bâton à la main, vit venir à lui deux cochons sangliers, un vieux et un jeune. Or, comme on l’apprit ensuite, le vieux était aveugle. Par cet instinct de nature qui ordonne à la jeunesse d’aider à la vieillesse, le jeune lui présentait sa queue que le vieux tenait entre ses dents. Comme un homme, à la laisse de son chien, se laisse guider sans péril, ainsi l’infirme suivait son gentil compagnon.

Cependant, Jean Mattet, revenu de son premier émerveillement, donna à la bête, au passage, un coup de son épieu, pensant le percer au travers du corps. Mais il lui trancha seulement la queue, rasibus, sans lui faire d’autre mal, si bien qu’elle s’enfuit. L’homme alors s’approcha doucement du solitaire qui s’était arrêté en grognant, prit en main le bout de queue qui lui pendait à la gueule ; et, petit à petit, le mena sans sonner mot jusque dans son étable, où le vieux le suivit pensant être toujours mené par son guide ordinaire.

Quand il y fut, comme il avait les défenses recourbées en dedans et, du fait, n’était plus dangereux, Jean le fit couper pour qu’il ne sentit plus si âprement le sauvage. Mais la bête, sous le couteau, commença à crier si horriblement, que tous les sangliers de la forêt s’assemblèrent au bruit et accoururent jusque sous le toit pour secourir leur grand’père. On n’eut que la peine de les enfermer. Je n’entendis de ma vie si bien grogner.


  


L’enfant est très recommandable


 


Qui secourt son père honorable.


 


 


 


 


 


________


 


 


 


LA VIEILLE AU BERCEAU


 


 


 


 


 


QUAND Trinette des Roquettes, l’ancienne marchande de bablutes de sucre, fit sa dernière maladie, elle était fort vieille et redevenue si petite que sa fille la couchait à la chambre du bout, près de la fenêtre sur le jardin de terre noire, dans un berceau qu’elle avait je ne sais d’où.


 


 


 


Ce lit d’enfant, haut et carré comme une huche à pains, avait des bords faits en forme de ridelles ou de rateliers. Ses pieds posaient sur une pièce de bois cintrée. Et, la bâche levée, quand on agitait la machine, Trinette pouvait très bien se figurer, trémoussée au cahot de sa charrette à baudet, partie à quelque ducasse de village environnant, pour débiter ses bablutes de sucre noir et ses saucisses de viande de cheval. Elle s’y croyait vraiment, et gentiment s’endormait bientôt, repliée sur elle-même comme un chien de fusil.


 


 


 


Or, un dimanche, la fille de Trinette, qui continuait le menu commerce maternel, s’avisa qu’elle devait demeurer tard à la fête du Saint-Colin de Leernes. Elle fut prier le Charlot du Culot des Béguines de garder la malade, lui offrant pour la veille, outre deux gros sous, un paquet de tabac à fumer et un pot de bière double.


 


 


 


Charlot accepta le marché, vint après son souper, et le voilà balançant la vieille Trinette. Mais elle ne s’endormait point. D’abord il avait baissé la lampe dans l’idée que ce pût être la lumière qui la tînt éveillée. Il l’avait bercée d’un mouvement plus vif. Puis il l’avait bercée plus lentement. Il ne l’avait plus bercée du tout. Il avait repris de la bercer. Rien, la petite vieille continuait de geindre, de soupirer, de s’agiter, de se tourner dans ses draps et de se retourner.


 


 


 


Il vint une idée à Charlot, parce que Charlot du Culot des Béguines, tout plafonneur qu’il fût, et si haut qu’il montât à ses échelles, n’était jamais à court. Il se dit naïvement :


 


 


 


- Toutes les femmes sont les mêmes. Plus vieux, plus sot. Chez moi, quand j’ai embrassé la mienne, je sais bien qu’elle s’endort. Sinon, non.


 


 


 


Il se mit donc le plus doucement qu’il put dans le petit lit branlant, et gentillement baisotta Trinette. Charlot entendit clairement que Trinette était contente ; et, bientôt après, elle s’endormit.


 


 


 


Ensuite la fille rentra et Charlot, ayant bu sa bière et fumé son tabac, sortit sur la pointe des pieds et s’en retourna chez lui achever la nuit, en disant bonsoir et merci.


 


 


 


Le lendemain au soir, ce fut la fille qui veilla la mère. Mais la nuit était tout à fait venue, que Trinette ne dormait pas encore. La garde étonnée avait beau la balancer sur toutes les cadences, lui offrir ceci à boire et cela à manger, baisser la lampe, retapoter son oreiller, Trinette s’agitait et murmurait des paroles confuses.


 


 


 


- Quoi, que vous faut-il ? redemandait la fille. Dites, mame ? Et Trinette, d’une petite voix cassée et suppliante :


 


 


 


- Comme hier !... Comme hier !...


 


 


 


 


 


Quand la femme dit souvent, hélas !


 


C’est qu’elle veut ailleurs soulas.


 


 


 


 


 


__________


 


 


 


LE PUITS


 


 


 


 


 


LE puits le plus profond du pays est certainement celui qui se trouve dans nos bois, au carrefour du Bon-Dieu-de-Pitié. Ce qui porte à le croire est qu’un homme du village, nommé Pierre Falot, y étant descendu, un jour, pour le curer, il raconta sous serment, ou le diable l’emporte, qu’après avoir fait remonter par la manivelle plus de cent paniers d’immondices, il trouva au fond une pierre plate couvrant toute la rondeur du puits et sur laquelle, de sa pioche, il donna plusieurs grands coups.


 


 


 


Or, la pierre rendit un son épouvantable, ni plus ni moins que si l’on eût frappé d’un maillet quelque tonneau vide de plus de deux cent soixante-douze hectolitres. Le bonhomme en fut terrifié, surtout quand, aussitôt après, il entendit une voix de femme venant de dessous la pierre et qui disait :


 


 


 


- Ohé, voisine ! ohé, Perrette ! Venez tôt ramasser votre linge. Voici la pluie qui approche. J’entends déjà le tonnerre.


 


 


 


Mes amis, il faut le croire. Le fond de ce puits est proche des Antipodes. Qui de vous voudrait aller de ce côté de la terre, en prenant ce chemin, il gagnerait une bonne lieue.


 


 


 


 


 


Celui-là au danger consent


 


Qui trop haut monte, ou bas descend.


 


 


 


 


 


________


 


 


 


LA FROTTEUSE


 


 


 


 


 


LA petite dame, au matin, presse ses frisettes, assise sur le petit crapaud de peluche puce de sa chambre à coucher. Par la fenêtre, par quelques mouvements de son cou fin, elle suit dans la rue animée tout le va et vient fiévreux des gens et des attelages, et sans se crotter. Elle voit aussi les passants s’arrêter, se parler, hocher la tête, se serrer la main, se quitter ; et sans que ses oreilles entendent leurs bêtises.


 


 


 


A deux mains, doucement, pensivement, elle serre son petit fer chaud sur les papillottes de plomb tordu qui sentent la peau de gant. Elle rêve, elle s’éveille encore. Tout le matin est à elle dans les dentelles légères. Elle est comme un ballon d’enfant, oublié et qui flotte.


 


 


 


Cependant la bonne a frappé à la porte. Quoi ? Y a-t-il, pour une petite dame qui se coiffe en digérant son chocolat, une maison dont elle doive s’occuper ?


 


 


 


« Madame, c’est une dame qui demande madame.


 


 


 


- Marie, dites que Monsieur reçoit dans l’après-midi.


 


 


 


- Madame, c’est pour Madame.


 


 


 


- Une dame pour moi, à cette heure ? C’est impossible... Qui est-ce ?... Pourquoi ?... Sa carte ?...


 


 


 


- Elle a simplement dit que c’était pour quelque chose d’important.


 


 


 


- Ça m’est égal ! Je n’attends rien d’important, moi. Dites-lui qu’elle repasse tantôt si elle veut. »


 


 


 


La bonne va à ses ordres. Mais voilà toute gâtée l’avant-dîner de la petite dame. C’est comme un grain de sable qui serait tombé dans le fin mouvement de la menue pendule qui bat son pouls sur la cheminée. On a troublé sa paix. La bonne remonte.


 


 


 


« Encore ?


 


 


 


- Madame, elle insiste.


 


 


 


- Moi aussi, flut !


 


 


 


- Faut-il aller lui dire.


 


 


 


- Certainement, sotte, courez ! Ou dites-lui de cirer les meubles du salon en attendant, puisque vous voulez tant la garder ici. »


 


 


 


Et haussant les épaules, elle jette à la Marie un linge à épousseter, la pousse dehors et ferme la porte à clef en trépignant d’une petite colère d’oiseau.


 


 


 


« Que tous ces gens m’agacent ! »


 


 


 


Docile et naïve, la bonne descend. Il y a, dans l’anti-chambre, une haute femme aux traits expressifs, aux yeux pénétrants, aux souliers crottés et fatigués. Quelque solliciteuse, hardie patronnesse du grand’air, de l’antialcoolisme ou de l’école sans école ? Elle porte au poignet un cabas de cuir attaché comme aux paysans le gourdin de néflier.


 


 


 


« Madame a répondu, lui annonce la bonne, que vous pouviez frotter les meubles en l’attendant. Voilà le torchon. »


 


 


 


Marie s’en va à son office et la visiteuse ne sourcille même pas. D’un pas délibéré elle entre dans le salon entr’ouvert.


 


 


 


Un quart d’heure se passe. La dame à sa toilette, malgré elle, a tendu l’oreille aux bruits de la maison. Elle n’a point entendu le fracas de la porte se refermant sur la visiteuse éconduite, comme un coup de poing dans le dos... Alors ?... Elle s’inquiète peu à peu... Marie l’aurait-elle fait attendre, la bêtasse ! Et dans son peignoir, après un dernier coup du démêloir et un sourire à la glace en pied, elle se décide à descendre y voir.


 


 


 


Dans l’antichambre, personne. La maîtresse de la maison avance sans bruit. Dans le salon, accroupie sur le tapis sous un guéridon, qui voit-elle ? L’inconnue, le chapeau de guingois sur la tête, un flacon débouché dans une main, et de l’autre frottant, du torchon, le pied d’acajou avec une énergie qui fait trembler jusqu’aux cristaux du lustre.


 


 


 


« Oh ! dit la petite dame !... La bonne lui a répété... »


 


 


 


Les jambes coupées, elle s’écroule sur le premier siège.


 


 


 


« Que vais-je lui dire ! Que faire ?... » Et les pensées filent devant elle, informes et pressées comme des pigeons effrayés s’enfuyent tous ensemble.


 


 


 


Mais l’autre s’est relevée sur ses pieds en apercevant la maîtresse du logis.


 


 


 


« Madame », s’écrie-t-elle, tout en frottant, frictionnant, écrasant, tamponnant, « je suis la seule dépositaire de la célèbre mixture pour polissure de meubles Haka-Chou de Chicago. Je garantis ce produit inimitable, pur de tout ingrédient chimique, malsain ou désagréable. Il est le seul ne détériorant ni les meubles vernis, ni les meubles cirés ou laqués. Si madame veut se donner la peine d’approcher et de jeter les yeux sur la partie que je viens de polir, madame se rendra facilement compte de la beauté de l’ouvrage. Pas d’odeur. Pas d’empoisonnement. On peut dormir dans son lit le soir même... Voici le mode d’opérer. Rien de plus simple. Un enfant réussirait sans apprentissage. Une bonne, en un jour, rafraîchit un ameublement complet... Si madame veut essayer... »


 


 


 


Elle frotte toujours. Ses deux bras s’agitent de toute leur longueur. Elle tourne à genoux autour du guéridon comme pour y grimper. Sa langue ne s’arrête pas. Mais sa voix se fait plus douce et insinuante.


 


 


 


« Si madame, après cela, avait besoin de quelques autres articles intimes ou d’agrément, je suis à sa disposition pour tout ce que madame désire. Elle trouvera chez moi, 146, Galerie du Commerce, second étage, porte à droite, tout ce dont elle peut avoir besoin dans quelque position difficile que ce soit. Si madame n’était pas heureuse en ménage ; si madame avait des dettes secrètes, j’ai toujours pour les dames du monde un grand nombre de solutions des plus avantageuses. Sur simple carte postale, si madame craint d’aller en ville, je me rends à domicile au premier appel. Secret garanti.


 


 


 


« - Ouf ! » s’écrie la petite dame soulagée de son angoisse et comme on remonte d’un plongeon. « Ce n’est que ça ! Elle m’en a donné une peur ! »


 


 


 


Et avec une mine de chatte dégoûtée, du bout du doigt avançant quarante sous à la visiteuse :


 


 


 


« - Tenez, pour votre flacon. Sortez de suite.


 


 


 


- Merci, Madame. L’aide et l’amitié en toute sécurité est la devise de notre maison... Si madame.


 


 


 


- Filez, ou je fais détacher le chien.


 


 


 


- 146, Galerie du Commerce, au second, porte de droite, Madame. J’ai bien l’honneur. »


 


 


 


 


 


Entre promettre et donner,


 


Il faut sa fille marier.


 


 


 


 


 


_______


 


 


 


L’ESSAIM


 


 


 


 


 


COMME on échardonnait les blés, Léonard Bury travaillant aux siens, dans les champs de Heurtebise, allait tirer un beau grand chardon, quand il vit, tapi dessous, en son gîte, un joli lapin qu’il cueillit par les oreilles aussi facilement qu’une salade. Et notre homme tout réjoui, de s’en retourner au logis, conter son aventure à ses voisins à l’heure du dîner, son lapin d’une main, et de l’autre tenant sur son épaule, au bout de ses tenailles de bois, le chardon touffu, grand, beau, large et bien fleuri.


 


 


 


Or, en chemin, voici un essaim de mouches à miel venir à lui, en bourdonnant avec un bruit de trompette, luisant au soleil comme une roue d’or, et qui après avoir bien tournoyé autour de Léonard et son chardon, enfin s’y abat en une belle grappe serrée.


 


 


 


Qui fut ébahi ? Notre laboureur. Mais sans rien dire, comme un homme d’esprit, il emporta doucement l’essaim au bout de sa pince de bois. Bien joyeusement, tout doux, il alla le secouer au rucher de son jardin dans une corbeille frottée de piment où il le laissa profiter.


 


 


 


Dix-neuf ou vingt jours après, il pouvait déjà assaimer quatre essaims qui, l’année même encore, environ la mi-juillet, en jetèrent chacun deux aussi. L’année d’après, chaque ruche en fit quatre. De façon qu’à la Saint-Michel qui tombe fin septembre, le compère Léonard en vendit pour plus de cent onze francs, trois sous. On dit bien vrai : « Un essaim de mai vaut une vache à lait. » Il fait de l’argent, et qui a de l’argent, il a des coquilles, mes filles...


 


 


 


 


 


De paresse vient indigence ;


 


De labeur, biens en abondance.


 


 


 


 


 


_______


 


 


 


L’ALOUETTE


 


 


 


 


 


MONSIEUR le curé Tondet, haut de taille et sec de corps, assez mal bâti du reste, était cependant fort homme de bien. Un jour qu’il avait, après sa messe, travaillé dur à son jardin et planté à perches trois plates-bandes de pois blancs, il s’en revint déjeûner à sa maison. Sa servante, vu le beau temps, avait mis la nappe à carreaux rouges et blancs sous le cerisier au milieu de la cour ; et elle lui servit une bonne, belle, grande et pleine platelée de lait tout fraîchement caillé, qui se coupait par éclat comme une fine gelée crémeuse.


 


 


 


Or, tandis que M. le curé mangeait, et peut-être un peu vite, à l’aide de sa grande cuiller à pot, voici qu’une alouette, sans doute poursuivie par quelque émouchet, se laissa choir dans la soupière, et si subitement que le bonhomme n’ayant pu distinguer au juste ce qui lui tombait ainsi, pensa que c’était une cerise mûre détachée de l’arbre du coup de bec d’un moineau gourmand. Il continua son repas. Et voilà qu’il avala sans la voir la pauvre alouette à même la crème sure.


 


 


 


Ce n’est que deux heures après que M. le curé s’avisa de la vérité, en sentant l’oiseau voleter dans son ventre. Et s’il n’eût fermé la bouche et instamment serré les fesses, il avoua par la suite, qu’elle se fut trouvée maintes fois bien près de se sauver.


 


 


 


 


 


Pour gober l’huître, il faut l’ouvrir ;


 


Pour manger l’oiseau, le rôtir.


 


 


 


 


 


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LA MAIN


 


 


 


 


 


UN jour, un gaillard dispos et avisé traversait la forêt. Au détour d’un étroit chemin, un voleur caché dans le taillis sauta à la bride de son cheval en criant : « La bourse ou la vie ! »


 


 


 


Mais notre voyageur n’était pas homme à s’effrayer pour si peu. Il tira son épée et donna sur la poigne qui arrêtait son cheval un coup qui la trancha tout net. Puis piquant des deux, il passa outre.


 


 


 


Arrivé chez lui, son valet prit sa monture pour la conduire à l’écurie. Il allait la débrider quand il aperçut une main crispée pendant à la bride. Il courut conter la chose à son maître qui tout d’abord en fut lui-même bien ébahi. Mais, après y avoir pensé quelque temps, il lui revint à la mémoire qu’il avait tantôt, sur sa route, donné ce coup d’épée au voleur, et que ce devait être la main du larron qui s’était serrée sur la longe de cuir. Il la détacha non sans difficulté et la cloua à la porte de son logis comme trophée.


 


 


 


 


 


Que soit bien gardée


 


Chose qui est donnée.


 


 


 


 


 


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LA BONNE DAME


 


 


 


 


 


LA bonne dame pâle et myope, rentre de promenade. En glissant la clef dans la serrure de sa porte, et tournant la tête comme pour dire le bonsoir au ciel qui emplit le bout de la rue, elle aperçoit, couché à terre, un homme immobile ; un homme, les membres jetés deçà, de là, allongé contre la maison voisine.


 


 


 


« Ah ! mon Dieu ! s’écrie la bonne dame. Un malade, sans doute ? »


 


 


 


Son sang ne fait qu’un tour. Elle se précipite dans sa maison. Et la voici déjà revenue de sa chambre à coucher, un flacon d’eau de Cologne à la main, près du corps étendu.


 


 


 


C’est un grand diable sale, les yeux fermés, la bouche ouverte.


 


 


 


« Il ne bouge plus ! Est-il mort ? ».


 


 


 


Elle avance sa douce main au petit doigt relevé, précieuse comme si elle allait soulever une dentelle de gaze. Mais elle n’ose y toucher. Elle crie. Des habitations contiguës, les voisines sont accourues. Quoi ? Y aurait-il donc dans la rue toujours déserte, quelque chose pour aider à passer la soirée, aujourd’hui ?...


 


 


 


« Non !... Il respire encore !... Et même son haleine est forte !... »


 


 


 


Elles se concertent. On le transportera dans la maison de la bonne dame pâle. Le malheureux ne peut demeurer, en cet état, dans la rue. Elles se mettent à l’oeuvre toutes ensemble. Qui un bras, qui une jambe, celle-ci la tête toute chaude qui fume, et celle-là la casquette crasseuse, elles saisissent le paquet inerte plus lourd qu’un cadavre et le hissent, par les escaliers du corridor, jusque dans la véranda fleurie d’innombrables et mignonnes potées de plantes. Les oiseaux, dans leurs cages, s’éveillent et se mettent à gazouiller.


 


 


 


« Un fauteuil », crie une dame.


 


 


 


« - Oui, il y sera mieux que sur une chaise... Un fauteuil ! »


 


 


 


Le siège le plus confortable de la bonne dame est amené. Sur la soie d’un vert-d’eau pompadour, l’homme en loques est dressé comme sur un trône. Sa tête vacille et ses bras brimbalent.


 


 


 


« De l’air ! crie la bonne dame. Il est bleu. Il lui faut de l’air ! »


 


 


 


On déboutonne le gilet du pauvre diable. Une veuve audacieuse, d’une main qui s’y connaît, s’aventure à dégager d’un cran la boucle de sa ceinture. Elle fait un clin d’oeil, on ne sait pourquoi ; et chacun admire son savoir faire. L’eau de Cologne, sur le front qu’emperle la sueur, ruisselle et s’évapore en buée. L’homme brûle. Sa poitrine monte et descend avec un bruit de soufflet de forge. Quand tout à coup, il s’éveille... Ses yeux injectés de sang, hagards, roulent, autour de lui, des regards sauvages et ahuris. Il se voit ; il voit ces femmes. Il saute sur ses pieds.


 


 


 


Tous les cris ne font qu’un hurlement de terreur. Les femmes fuient.


 


 


 


« Gardez-vous ! Il a un couteau dans la main ! crie l’une d’elles ». Mais toutes sont déjà dans la rue.


 


 


 


« - Laissez la porte ouverte !...


 


 


 


- Laissez-le sortir !...


 


 


 


- Ne le regardez pas !...


 


 


 


- Ne lui dites rien... Ne l’excitez pas !... »


 


 


 


De l’autre côté de la rue, elles tiennent les yeux fixés sur l’ouverture sombre du corridor. Elles tremblent, serrées l’une contre l’autre, comme si un fauve allait, devant elles, bondir de sa cage.


 


 


 


Voici l’ivrogne, titubant, vacillant, cognant les murs de l’allée l’un après l’autre. Il approche. On entend ses souliers ferrés racler les dalles. Il tombe debout, les trois marches de l’escalier, et tourne sur lui-même comme un taureau sorti de l’étable qui mugit avant de s’élancer.


 


 


 


« Ah ! Seigneur », crient les bonnes âmes. « Que va-t-il faire ?... »


 


 


 


Mais un mouvement de chute l’entraîne d’un côté. Il continue de marcher par là. Et jurant, sacrant, farfouillant des deux mains dans ses loques pour rattacher sa culotte qui tombe et son gilet béant, il se met à crier, l’écume à la bouche, et tendant le poing :


 


 


 


« Si c’est pas dégoûtant ! Des femmes ! Se mettre ensemble pour déshabiller ainsi un homme ! »


 


 


 


 


 


Bonnes raisons mal entendues,


 


Comme fleurs à porcs étendues.


 


 


 


 


 


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L’INVENTEUR


 


 


 


 


 


BIEN des gens, au hameau, se souviennent encore de Jean le manouvrier. C’était un petit homme trapu et carré, le plus adroit à dire des sottises et à boire du lait battu, qu’il y eût dans toute la paroisse.


 


 


 


Or, un jour que les fumées du fromage blanc lui avaient monté à la tête, il imagina un moyen merveilleux pour voler en l’air. Sans rien dire à sa femme, il fut à sa grange, prit son van d’osier qu’il coupa en deux et s’en fit des ailes qu’il s’appliqua sur le dos en passant ses bras dans les anses.


 


 


 


Mais il s’aperçut bientôt qu’il lui manquait une queue, ce qui est pourtant d’un grand secours aux oiseaux. Après avoir bien ruminé, il s’avisa de prendre sa poêle à frire, passa le manche entre ses jambes et se l’attacha au long du ventre avec sa ceinture de cuir.


 


 


 


Harnaché de la sorte, il monta au haut d’un poirier pour mieux prendre le vent ; et enfin, s’étant élancé, il tomba, la tête en bas, dans l’égout de son fumier et se cassa une épaule.


 


 


 


 


 


Ne romps l’oeuf mollet


 


Si ton pain beurré n’est prêt.


 


 


 


 


 


_________


 


 


 


LA CHANDELLE COUPÉE


 


 


 


 


 


CE fut à la table d’hôte du Grand-Monarque de Charleroi, renommée, en ce temps-là, pour un certain jambon d’Ardennes au vin blanc, qu’un jour l’inextinguible Colcravate, voyageur de commerce haut de six pieds, large d’autant, pourpre de visage et rouge de poils, s’écria qu’il pariait trois bouteilles de Santenot, que le jeune et fringant Bachaussette, le nouveau collègue, de quelque audace qu’il fît parade, n’oserait point, demain, sur le coup de midi, aller dans telle petite boutique de la place Verte, acheter une chandelle d’un sou.


 


 


 


- Pardon, attendez !... Une chandelle d’un sou, en priant la marchande de la couper en deux morceaux ! Trois Santenot 68, ça va-t-il ? demande la face rubiconde.


 


 


 


Et chacun de la tablée, la fourchette en l’air, darde sur M. Bachaussette des yeux qui signifient, comme en français, qu’il s’est disqualifié à jamais parmi « Les Lurons du commerce » s’il renonce.


 


 


 


- Mais ça va, répond le joli jeune homme. Cent chandelles, mille chandelles, si vous voulez !


 


 


 


- Non, cher et nouveau confrère, non ! Une chandelle, une seule chandelle, en deux morceaux, demain à midi.


 


 


 


Or, le repas achevé, Colcravate, le provocateur, a pris son sac. De rue en rue, le voici à la place Verte, et qui entre à la petite boutique de toutes sortes de choses, au dindrelin interminable d’une aigre sonnette.


 


 


 


Une vieille paraît, c’est la boutiquière voûtée sous son châle plié en triangle ; elle se maintient au comptoir pour marcher, et dévisage le client comme si elle allait crier au voleur.


 


 


 


« - Qu’il faut ? » dit-elle, pour : « Que désirez-vous donc, cher Monsieur Colcravate ? On dirait que le temps va changer ! » - « Qu’il faut ?


 


 


 


- Je désire une chandelle de suif, Madame.


 


 


 


« V’là ! » répond la vieille, en enroulant l’objet demandé dans un carré de papier gris, gris et trop court.


 


 


 


« - Pardon, Madame, je désire que vous la coupiez en deux. » La vieille, d’un tiroir, tire le couteau à débiter le savon dur et fait deux morceaux de la chandelle.


 


 


 


« - Ils sont bien grands encore. Madame, coupez-les-moi donc en deux, voulez-vous ? Ça fait en quatre, oui, chère Madame.


 


 


 


- Heu ! » fait la chère Madame, comme elle lancerait un juron. Mais cependant elle coupe les morceaux.


 


 


 


« - Excusez-moi, s’écria Colcravate, je m’aperçois que pour l’usage que je veux en faire, ces morceaux de chandelle sont trop grands encore. Voulez-vous les couper en deux de nouveau ? »


 


 


 


Le menton de la vieille a rejoint son nez. Elle brandit son couteau ; elle va entailler le comptoir. De toutes ses forces tremblantes, en tendant les cordes de ses maigres bras, elle tranche huit bouts d’un centimètre de suif.


 


 


 


« - Est-ce tout, maintenant ? » bougonne-t-elle en réunissant dans le papier gras, la pincée de suif émietté. Elle la remet à l’homme d’un geste qui veut dire : « Paie et va-t’en. »


 


 


 


« - Hum ! » fait Colcravate, « hum ! » fait-il en dépliant le chiffon. « Je vous avoue qu’il me paraissent bien petits à présent. Dites, la vieille, que voulez-vous que je fasse d’une chandelle de suif réduite en si menus morceaux ? »


 


 


 


Et l’homme, sans payer le sou, laissant les miettes, fait claquer la porte derrière lui. Il est déjà loin, quand la vieille, revenue de sa stupeur, se traînant, trébuchant, bégayant, peut aller raconter à son mari, le vieux crachotant derrière le poêle, la vilenie du malappris.


 


 


 


Le lendemain, sur le coup de douze heures, tandis que la bande boit le vermouth sur la place :


 


 


 


« - Eh bien ? » s’écrie Colcravate. « Et la chandelle en deux morceaux ? »


 


 


 


« - J’y vais de ce pas », répond Bachaussette.


 


 


 


Et il y va, et sous les regards des « Lurons du commerce », il pénètre dans la petite boutique du coin dont on entend, de la terrasse du Café de l’Espérance, la sonnette qui ne finit plus de tinter au bout de son ressort.


 


 


 


« Une chandelle d’un sou, Madame ! » commande le jeune homme qui veut gagner son pari.


 


 


 


« V’là !


 


 


 


- Madame, » reprend Bachaussette, qui trouve qu’il n’y a rien là de difficile à faire - « Madame, voulez-vous bien me la couper en deux morceaux ?


 


 


 


- Ho ! » dit la vieille. Elle se tient au comptoir à deux mains ; ses yeux ronds, qui n’y voient plus, se fixent sur l’acheteur ; les veines de son cou se gonflent dans les plis de la peau fanée ; et d’une voix de trompette fêlée, elle piaule vers la chambre voisine :


 


 


 


« - Baptisse !... Baptisse !... Accours !... C’est l’homme à l’candelle !... »


 


 


 


« Alors, » raconta plus tard Bachaussette, en servant le Santenot qu’il payait, « voilà que le Baptisse accourt, brandissant un manche à balai qu’il devait tenir tout prêt, et me tombe sur le dos, tandis que la vieille menace de me crever les yeux de ses griffes. Je dus m’arracher de leurs mains. Ah ! qu’ils étaient laids... Et tous ce fracas pour une chandelle...


 


 


 


- En deux morceaux ! » ajouta une voix haute de six pieds et large d’autant, une voix pourpre de visage et rouge de poils. « En deux morceaux ! »


 


 


 


 


 


Bonnes paroles oignent,


 


Et les méchantes poignent.


 


 


 


 


 


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LE BRACONNIER


 


 


 


 


 


IL y a, dans mon village, un vieux diable de paysan qui fait profession de prendre toutes sortes de gibier au bois. Mais c’est dans l’eau qu’il est le plus adroit à les happer, et il n’y a rien de plus amusant que de le voir à son manége.


 


 


 


Dès qu’il aperçoit quelque poule d’eau, quelque sarcelle, quelque canard sauvage descendre dans un étang voisin, il y court. Il se dépouille de ses vêtements, s’applique sur le crâne qu’il a tout nu et chauve, deux belles ailes d’oiseau de l’espèce qu’il veut prendre ; attache à sa ceinture une pochette de toile et se jette doucement à l’eau jusqu’au menton.


 


 


 


Alors, à petits pas, il chemine sans faire plus de bruit qu’une grenouille à la nage, et ne découvrant tant seulement que le dessus de sa tête pelée. Il connaît et imite à ravir les cris, jargons et devis des oiseaux. Ainsi tout jacassant, couincouennant, piaillant, krékréquant, il se mêle à eux ; leur souffle, par la bouche, du pain mâché qu’ils prennent à qui mieux mieux ; et les apprivoise peu à peu si proprement qu’il leur paraît enfin être un oiseau de leur espèce.


 


 


 


Quand il est tout contre, l’homme, par-dessous l’eau, avance la main et un à un les tire par les pieds sans crier gare. Il semble à leurs compagnons que les pauvres bêtes ne font une culbute que pour plonger ; aucun ne s’en inquiète ; et lui les serre dans sa pochette. Quand elle est pleine, avec les mêmes précautions, il s’en revient au bord.


 


 


 


Je jure ma foi (et qui n’a foi n’a rien non plus qu’un chien) que je lui ai vu prendre, en moins d’une heure, par ce moyen, plus de cinquante-trois douzaines de courlets, râles, macreuses, bernaches, canards, oies sauvages, sarcelles, pilets, chipeaux, et autres menus oiseaux des étangs. Ce sera un grand dommage quand ce pauvre diable de braconnier mourra.


 


 


 


 


 


Qui séduit autrui par malice,


 


De Dieu encourra la justice.


 


 


 


 


 


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LE SAVETIER


 


 


 


 


 


UN savetier nommé Huguet, allant quelque jour au village de Landelies pour y ressemeler et rapetasser les vieux souliers des simples gens, entrait dans le bois par le chemin de la Hutte, quand tout à coup il aperçut un grand diable de lièvre roux au museau tout blanc, qui venait droit à lui sans le voir, et tout à coup s’arrêta net.


 


 


 


Or, le savetier n’avait sur lui ni pierre ni bâton. Cherchant quelque chose à jeter à la bête, il met sa main dans son sac, en tire un bon morceau de poix noire qui lui servait à frotter le chanvre de son ligneul, le lance et atteint juste entre les deux yeux mon lièvre, qui fait demi-tour sur lui-même et s’enfuit d’où il venait, portant la boule collée à son front, aussi vite qu’avec une meute à ses trousses.


 


 


 


Un autre lièvre le suivait, il va donner la tête dessus et l’aheurte si violemment que les voilà à deux pris à la poix et attachés poils à poils. Et de tirer, mais en vain, l’un sur l’autre. Le savetier, les voyant dans cette position, court à eux légèrement ; sans rire les saisit, les étourdit d’un coup de poing, les met dans son bissac avec ses formes, son cuir, ses alènes et ses pinces, tourne bride, et s’en va faire bombance à sa maison.


 


 


 


 


 


Un pauvre diable malheureux,


 


A voir son semblable est désireux.


 


 


 


 


 


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LE MARIAGE AU POULAILLER


 


 


 


 


 


PETITE Bébelle, qui a cinq ans, est allée chez sa mère grand, au village, passer les mois de la belle saison, dans la maisonnette de pierre bleue adossée au choeur de l’église. Elle est au paradis et d’ailleurs ne se fait point faute d’y mettre tout le monde à ses côtés.


 


 


 


La voilà amoureuse du gamin du cloutier, le petit Pierrot aux joues rouges. Et l’impudique le lui ayant dit déjà, à présent le lui répète. Pierrot, béat, dont la bouche est fendue aussi franchement large qu’un potiron dont on a coupé une côte, se laisse faire. Avec une avidité indolente, il s’assied dès que Babette l’approche et engouffre les friandises dont son amie le gorge. Comme la grand’mère tient, dans une étroite pièce de sa maison, une petite boutique aux parfums variés de savon vert et de cassonnade, il y a, entre les bocaux et la bouche du gamin villageois, des fuites.


 


 


 


Ayant aujourd’hui reçu, au dessert, une orange, Bébelle, dont le coeur est vaste plus que le ventre, y a ingénûment piqué dans la peau (de l’orange, diantre !) des morceaux de sucre blanc à la manière de cabochon. Elle va l’offrir à Pierrot et lui dit :


 


 


 


« Pierrot, puisque tu es mon cher fiancé d’amour, sais-tu quoi ?... Nous allons nous marier ! »


 


 


 


Le gamin suce le jus délicat du fruit rare, et ses yeux consentent. Bébelle continue :


 


 


 


« Nous allons nous marier. Voici déjà mon voile blanc. Tu crois que c’est un morceau de rideau de tulle ? Tu te trompes. C’est de la mousseline la plus fine, mon chéri. Je vais le poser ainsi sur ma tête. Pour aujourd’hui je me passerai de couronne, mais j’ai de la craie pour me faire des souliers blancs... Toi, tu es bien comme ça. Les hommes ne doivent pas être fades. Non, non, pas tous ces miroirs, ces parfums, ces petits pots... Je suis de mon avis, moi ; tu comprends ?... Tu as fini l’orange, conserve la pelure dans ta poche. C’est très bon, tu sais, de la pelure d’orange par petits morceaux. Et puis, vois-tu, on les écrase entre les doigts, devant les yeux, ainsi ; cela fait pleurer et donne un beau regard... Pierrot, tu es un paysan, tu ne sais rien, et, cependant, tu n’es jamais étonné de ce que je te dis. Allons, je t’aime tout de même ! Les maris ne doivent pas être trop malins... Y es-tu ? Nous allons à M. le curé, demander de nous marier. N’aie pas peur, je le connais. Je l’entends jouer de la flûte, dans son jardin, le soir, pendant que nous soupons, chez grand’ maman. Viens, je te dis ! Pour l’amour de Dieu, ne marche pas avec tes pieds si fort en dedans. Je ne permets pas, entends-tu, je ne permets pas que les autres dames puissent prétendre que mon mari a les pieds en parenthèses... Pierrot, mon amour, que tu as l’air godiche. Viens, que je t’embrasse. Attends, je relèverai mon voile ! A présent, retombe-t-il gracieusement derrière moi ? De la vraie valenciennes, ma chère... Un héritage... »


 


 


 


Bébelle parle toujours. Elle continue à la cantonnade, adressant à une foule invisible mais variée qui l’entoure des remercîments, des questions, des compliments. A droite, à gauche, elle sourit d’un sourire grave et rengorgé, et salue avec des révérences. Bébelle n’est jamais seule. Le monde entier est toujours à ses côtés qui la câline.


 


 


 


Le couple, bras dessus, bras dessous, touche à la cure. Pierrot n’ose y sonner. C’est la fillette qui monte sur la borne de pierre au coin du seuil, bondit en l’air et, en retombant, rattrape le cordon de la sonnette qu’elle tire ainsi de tout son poids. Elle ne ferait pas plus de bruit si elle avait à annoncer ici que le feu est à la cheminée, la mignonne garce...


 


 


 


M. le curé, en sabots, vient ouvrir. Il tient son bréviaire à la main, dans les plis de son mouchoir à carreaux bleus. Ses bésicles remontées sur son front, il demande quoi, étonné de ne trouver que ce petit monde à la porte après tout ce fracas, et cherchant, des yeux, du plus important par dessus leur tête.


 


 


 


« Eh bien ; Monsieur le curé, nous venons nous marier, annonce Bébelle sans vergogne. C’est Pierrot le mari, et moi la Dame. »


 


 


 


Notre curé est justement d’avis qu’il faut marier les filles avant qu’il soit trop tard. On le lui a maintes fois entendu prêcher en chaire.


 


 


 


« Bravo ! » s’écrie-t-il. « Par saint Christophe, voilà une chose qui me réjouit, Mademoiselle Bébelle ! Entre avec moi, mes enfants, ce sera tôt fait. »


 


 


 


Il va à l’armoire de sa cuisine, M. le curé ; tire, d’une boîte, deux pommes figottées de la provision de son ménage, les tend aux fiancés et leur dit :


 


 


 


« C’est pour manger. A présent, vous êtes mariés. Récitez pieusement vos prières ce soir et obéissez à vos parents... Au revoir, mes enfants ! »


 


 


 


Les époux s’en vont. Pierrot est bientôt à la pomme tapée de Bébelle, qui la lui sacrifie, ainsi qu’à l’ordinaire, étant tout entière à ses projets de ménage. Est-ce qu’on a le temps de manger quand on est nouvellement en ménage ? C’est ceci à clouer ; c’est cela à raccommoder : les roulettes de stores, les contributions, les cuirs de robinet. Vous croyez que ce n’est rien, vous autres ? Bébelle en oublie jusqu’à sa parure et, à pas pressés, elle entraîne son mari dans la cour de sa mère grand par l’allée de derrière.


 


 


 


Car Bébelle a une idée qu’elle veut exécuter à l’instant. Armée de la brosse à long manche, avec des cris étouffés, elle fait sortir les poules du poulailler. Que celles venues au nid pour leur oeuf de quatre heures le rentrent et se ferment le croupion, car elles doivent filer. Corbeilles et perchoirs, Bébelle a tout jeté par terre. A coups de balai, elle pousse dehors le tas de crottes blanches. Personne de la maisonnée n’a rien vu, rien entendu du manège ; Bébelle est chez elle, Pierrot installé, et la porte refermée sur le jeune couple.


 


 


 


Et quelle jolie maison ! Un toit avec des fentes où l’on voit le ciel, un plancher, une porte munie d’une mignonne baiette en guise de fenêtre, des murs, des coins... Quelle jolie maison !


 


 


 


« Quand le propriétaire viendra, » complote Bébelle à haute voix, « nous lui demanderons d’ajouter deux ou cinq étages à la maison, un jardin avec un jet d’eau, un étang plein de poissons, et le gaz partout. Les propriétaires, vois-tu, mon chéri, il faut les secouer, les harceler, leur demander le bras pour avoir le petit doigt. »


 


 


 


Cependant Pierrot ne sonne mot ; Pierrot se gratte. Assis dans un angle de la nouvelle habitation, il est fiévreusement occupé à atteindre, de ses dix ongles, les parties les plus difficilement accessibles de la peau de son corps. Ses mains courent pour être sur lui partout à la fois. Hélas ! elles n’y parviennent pas ; et Pierrot grince des dents, rue, s’empoigne à même sa jaquette, se secoue comme une bouteille de jus de réglise.


 


 


 


Bébelle a peu de temps de reste pour s’en inquiéter. Il lui faut ranger dans sa demeure ce qui représente le lit, la table, les chaises et les armoires. Sa petite personne lui démange aussi ; mais ses mains étant occupées ailleurs, elle se soulage en se râclant du pied et en se remuant comme un chien qui sort de l’eau. Il y a tant de besogne ici !


 


 


 


Elle prend enfin pitié de Pierrot qui trépigne et mugit. Avec décision, elle le couche à quatre pattes ; et, le saisissant par la veste en plein dos, à deux poings elle le frotte et l’étrille ; et le mari ne dit pas que ce soit trop. Au contraire, sur ses mains et ses genoux, il s’enlève et cabriole pour aider à celle qui le pétrit.


 


 


 


Quand tout à coup, la folie s’empare de la ménagère. Elle bondit dehors, abandonnant Pierrot par terre. Et aussi vite qu’avec toutes les souris du grenier à ses jupes, elle se précipite dans la maison, se roule sur le carreau, aux pieds de la bonne vieille maman ahurie.


 


 


 


« Grand’mère, oh ! gratte-moi, gratte-moi, pour l’amour de Dieu, grand’mère ! Ici, là, partout, plus fort, plus fort, grand’mère, grand’mère, te dis-je !... Oh !... »


 


 


 


Il a fallu déshabiller Bébelle pour venir à bout de la myriade de jolis petits poux de poules dorés qui la couvraient comme des taches de rousseur. On l’a plongée dans le tonneau à lessive et grand’mère, ses lunettes rondes sur le nez, les manches du caraco retroussées sur ses jaunes bras maigres, la plaque de savon vert, les yeux fixes et serrant la bouche de toutes ses forces.


 


 


 


Enfin curée, Bébelle court sur le préau. Par la fenêtre, Bébelle voit dans la maison du forgeron, Pierrot, baignant au cuvier et que sa mère épouille en ronchonnant. Bébelle contemple son mari tout nu, au visage rouge rond, et qui tient, des deux mains, le bord glissant du bassin de bois, pour résister à la frottée, Pierrot abasourdi encore des suites de son mariage.


 


 


 


Et Bébelle, le nez écrasé à la vitre, tend déjà en son esprit, de nouveaux filets à Pierrot l’innocent que son ventre conduit....


 


 


 


 


 


Tout aussitôt qu’ils sont mariés,


 


Les oreilles leur pendent d’un pied.


 


 


 


 


 


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LE MAITRE DES ANES


 


 


 


 


 


DEVANT mes fenêtres, s’étend une place où les gagne-menu, au matin, arrêtent leur charrette en revenant du marché voisin, et laissent reprendre haleine à leur âne. L’homme boit la goutte au cabaret. Martin, philosophe placide, au tumulte de la rue qui s’éveille, chauvit de l’oreille, clôt les yeux, lève sur la pointe du fer l’un ou l’autre de ses quatre petits sabots, rêve d’eau claire et d’avoine.


 


 


 


Oui ! Mais la paix de ce monde n’est point durable pour les baudets. Car subitement, et cependant tous les jours à la même heure, inattendu et inévitable, apparaît sur la place, tel un diablotin sauté de sa boîte, le gamin.


 


 


 


Je le connais. De derrière ma vitre, en me rasant le menton, je l’attends, et pour mes amis les ânes, je le crains. C’est un écolier, le sac de cuir jaune au dos, la règlette de bois à la main, la casquette sur l’oreille, les yeux pétillant de rire malicieux, la bouche luisante d’impudence.


 


 


 


Il s’approche, à l’aise ici dans la rue comme chez lui ; sans hésitation se plante nez à nez devant le premier âne de la file. Alors, les sourcils froncés sévèrement, à pleine voix claire, dure et sérieuse, sur un ton de commandement que le plus mauvais maître, pour le plus humble des serviteurs, n’eut jamais plus catégorique, il lui crie, bref, impatient, sans réplique possible :


 


 


 


« Hi-han, baudet ! »


 


 


 


Et il répète d’une voix plus nette, plus haute encore, et comme s’il voulait en briser les carreaux doux luisants des bons yeux tendres de Martin :


 


 


 


« Hi-han, hi-han, baudet ! »


 


 


 


Pour quel dieu terrible Martin prend-il l’impérieux gamin ? En sa pauvre tête obscure, matelassée de laine grise emmêlée, qu’est-ce qui s’éveille en sursaut, à cet appel sans pitié ?


 


 


 


Il se trouble. Ses oreilles se dressent, ses naseaux tremblent. Il essaie encore de résister, de secouer cet ordre, de dire non. Mais déjà, avant d’avoir pu reprendre tout à fait haleine, un son rouillé de timbale crevée fait trembler les profondeurs de sa poitrine recouverte de peau d’âne. Ses yeux se révulsent ; ses dents se découvrent, jaunes, énormes et régulières comme des fausses ; ses pieds s’écartent ; sa queue s’agite. Et dans une crise, comme un orage qui crève, éclate l’effroyable musique de son braiement.


 


 


 


Il braît, il braît, il braît ferme, dur, rauque, âpre. Il braît en montant, et il braît en descendant comme le manche de la grande pompe qui, dans la cave, sous le bras de la servante, secoue toute la maison. Il braît sauvage, ardent, enragé, comme si, du coup, tout le désir et en même temps toute la haine de tous les milliards de baudets qui ont jamais vécu, saillaient de son ventre par sa gorge.


 


 


 


A cette musique, ahuris, les autres grisons s’ébranlent, s’interpellent, se répondent, ne s’entendent plus. Puis, chacun ne brayant plus que pour lui-même, c’est bientôt, dans le groupe des charrettes, un étourdissant charivari que plus rien ne pourrait arrêter ni couvrir ; qui bondit, en faisant grelotter les vitres, jusqu’au fond des chambres, et réveille en sursaut les plus décidés dormeurs du quartier.


 


 


 


Et lui, l’écolier au sac de cuir jaune, satisfait de ses absurdes élèves, voilà longtemps qu’il a continué sa route, traversant fier et droit ce vacarme, comme on pousse devant soi les épis barbus d’un champ de seigle ; heureux le marmouset, d’avoir, ce matin encore, déchaîné ici le tumulte et la clameur, et fait enrager, un nouveau coup, ces ânes qu’il retrouvera demain prêts à la même sottise - ce tas de baudets !


 


 


 


 


 


Ce que pense l’âne, ne pense point l’ânier.


 


 


 





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