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LE JEU DES PETITES GENS EN 64 CONTES SOTS. CONTES 21 à 30
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Musique : http://incompetech.com/music/royalty-free/ :
Conte 23: Troubadours - Flutiaux, violes, tambours
Conte 24:winter chimes
Conte 25: chant miltaire
Conte 27:divertimento k131
Conte 28:lift motif
Contes 29 et 30: modern piano zeta
Autres contes: bruitages http://www.universal-soundbank.com/
Illustration Pixabay
Texte ou Biographie de l'auteur
Louis Delattre est un auteur belge né à Fontaine-l'Évêque le 24 juin 1870 et décédé le 18 décembre 1938. - Chroniqueur médical et diététique à la radio et au journal "Le Soir" et médecin de prison. - Auteur de contes, de pièces de théâtre et d'essais. - Cofondateur des éditions du Coq Rouge.
Hubert Krains le qualifia d'écrivain régionaliste « exprimant l'âme de la Wallonie sans mesquineries ni petitesses. »
21. Souvenirs d'enfance
22. Les cracheurs
23. Le repas de noces
24. Les clefs et le cure-dent
25. La carotte
26. Les yeux
27. L'oiseau roc
28. Le pain
29.Le ballon
30.La barbe brûlée
SOUVENIRS D’ENFANCE
DEUX hommes se sont rencontrés sur le trottoir. C’est-à-dire que l’un s’est trouvé devant l’autre et que chacun levant la main à sa tempe et fronçant les sourcils, a attendu que certaine petite chose se mît en mouvement dans sa tête. Et tout à coup, en effet, la sonnerie a tinté, le mécanisme a marché et, comme une éructation, ils se sont jeté leur nom au visage.
- Pierre ! - Paul ! - Toi ? - Toi ?
- Combien de temps, bon Dieu, que nous ne nous sommes vus !
- Quoi de neuf, là-bas, au village ? Tu y es souvent, toi... Quoi de neuf ?
- Peuh ! Ma foi, rien !... Là aussi, c’est toujours de même.
- Ah ! le village ! Ah ! le bon temps passé ! Tu ne te figures pas mon plaisir à penser à tous ces types lointains ! Et le Goret, tu sais, le grand maigre, qui était si sale et écrivait les pétitions pour faire exempter les miliciens ? Comment va le Goret ?
- Ah ! oui, l’agent d’affaires du pays ! Filé, mon cher, parti avec la caisse de ses clients, on ne sait où.
- Diable !... Et la vieille demoiselle Zé... Zé... Zénobie, tu sais, qui travaillait à sa fenêtre, sur le Préau, à raccommoder des châles de soie, avec des fils d’araignée, hein ? et des aiguilles qu’on ne voyait pas ?
- On l’a trouvée étranglée, un matin, par les Longues-Pennes, qui avaient cambriolé sa jolie maisonnette et traîné son corps tout nu dans la cave au charbon.
- Fichtre !... Et Canivet, notre ami d’école, celui qu’on appelait le Crapé et qui nous fournissait de baleines de parapluie bonnes à fumer. Comment va-t-il ?
- Il a eu sa dernière attaque, la semaine passée... Le bonhomme boit le genièvre à la chope. Tu comprends, ça lui tape à la tête, des fois. On lui met la camisole de force et ça passe... Jusqu’à présent, ça se passe...
- Bigre !... Te souviens-tu de la grande Palmyre, qui nous enfermait sous le porche de la ferme Loiseau pour nous balancer sur un câble de chariot ? Une fille maigre...
- Tu en as des souvenirs !... Elle est maintenant dans un pensionnat, Palmyre, derrière les casernes de Charleroi.
- Et Blanchette, qui avait de si beaux cheveux blonds tombant sur ses épaules, à la procession ?
- Ah ! ne m’en parle pas ! Morte en couches, et pas de père pour l’enfant ! Le village en a pleuré huit jours.
- Malheur !... Comme on s’en va... N’importe, les choses restent, hein ! Ah ! quand je pense à ce joli village : le ruisseau, la ceinture de remparts, l’étang sous les saules, les fontaines chantant dans leurs bacs de pierre au coin des rues.
- Tu sais, nous avons, pour l’eau, une canalisation en fer, à présent. On a démoli les fontaines. Et depuis le dernier terri du charbonnage, le ruisseau est à sec.
- Hein ? Quoi ? L’Ernelle, où nous allions pêcher des écrevisses pour les manger crues ! Où nous nagions, au barrage de ramilles et de glaise, nus comme vers, avec de l’herbe à poignées pour nous essuyer ?... Hein, comme nous filions, roses comme de petits cochons, nos habits à la main, quand survenait le maître du champ. Il manquait toujours des bottines au moment de nous rechausser sur les remparts.
- Il n’y a plus de remparts. On a abattu les arbres et rasé les murailles grises, pour bâtir des corons de maisons ouvrières. Mais, tu sais, nous avons le tram à vapeur.
- Le tram à vapeur ?...
- Un tracé merveilleux, mon cher ! Il traverse le bourg de part en part. On a désaffecté le vieux cimetière et il passe dessus...
- Hum ! Vous n’y allez pas de main... morte, au village... Sur le cimetière ! Bast ! c’est tout de même bon de se rappeler le vieux temps, hein ? Les vieilles gens, les vieilles choses... Le village, enfin !... Ah ! le village ! »
Et les amis se séparent, heureux et gaillards d’avoir rafraîchi leurs souvenirs d’enfance...
Enfants deviennent gens.
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LES CRACHEURS
LE mois de novembre dernier, trois bons compagnons étaient réunis au cabaret, buvant auprès d’un feu de bois clair et joli. Ils avaient le catarrhe et ne cessaient de cracher à terre de longs flegmes de pituite.
Après maintes et maintes chopes vidées, voici venir le cabaretier. Il s’approche et leur demande s’il ne peut rien pour leur faire plaisir ; quand, les voyant si abondamment saliver, il leur dit en riant :
- Corbleu, vous allez éteindre le feu !
- Eh ! ce ne serait pas le premier, répondit l’un des buveurs. Nous en avons jadis refroidi de fichtre mieux allumés que celui-ci.
- Vraiment ? dit l’hôte. N’est tout de même pas damné, qui ne vous croit, n’est-ce pas ?
- Quoi, vous ne nous croyez point ? réplique un buveur.
- Ma foi, non, et pas du tout.
- Eh bien, voulez-vous parier l’écot que nous éteindrons de la sorte, devant vous, et tout noir, votre feu que voilà ?
- Par saint Chenet, je tiens le pari, répond le cabaretier. Car je suis sûr de gagner.
- Et nous aussi !
Et les voilà tous trois, devant l’hôte, qui se mettent à cracher sur les bûches, si copieux, si dru, si souvent qu’ils eurent bientôt étouffé le feu, noir comme fer, encore qu’il y flambât trois fagots et huit grosses bûches d’estoc.
Le cabaretier fut bien fâché d’avoir perdu, et de voir les buveurs s’en aller sans payer. Ils n’avaient pas, en feu, pain, bière triple, viande et moutarde, tout compté, déduit et rabattu, détruit pour moins de cent quarante-quatre mastoques. Il est vrai de dire qu’ils en donnèrent, en partant, trois à la servante.
Ainsi la bouche envenimée
Eteint la bonne renommée.
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LE REPAS DE NOCES
JE fus invité, après l’août dernière, à la fête des noces d’un jeune homme qui se disait mon cousin du côté de la belle-soeur de la cousine de la femme du fils de mon oncle Badilon. J’y trouvai plusieurs bons compagnons et le repas fut servi dans la chambre située juste au-dessus de la cave.
On ne pensa bientôt plus qu’à faire bonne chère, avec les propos qui convenaient à la chose.
- Donnez-moi de ceci, disait l’un. Mais ne m’ôtez point ça. Servez-moi sans me desservir !
- Voulez-vous de ce pied de cochon, madame ? cela fait dormir...
- Ah ! Dieu pardonne à un tel, le pauvre ! Voici le morceau qu’il aimait le mieux !
- Du vin ! Ou je vais en demander.
- Au matin, du vin pur ! Le soir, du vin sans eau.
- Donnez-moi ces pigeonneaux, disait quelqu’un. Je les mettrai sous mon gilet.
- Eh ! eh ! le morceau honteux demeurera-t-il sur le plat ? Je l’en empêcherai bien...
- A propos, j’ai oublié de laver les tripes du veau que j’ai habillé ce matin.
- A boire, mon garçon ! Je te servirai le jour de tes noces ! Point d’eau, le vin est assez fort.
- D’un coup, allons, verse tout plein. La nature hait le vide. Passez muscade ! Il n’y a point de sorcellerie, chacun l’a vu.
- Ah ! si je montais comme j’avale, que je serais haut déjà !
Et ainsi chacun s’amusait à doubler le moule de son ventre, quand voici que le plancher où nous étions assis, s’effondra, nous par-dessus, et tomba au fond de la cave, sans qu’aucun des convives en fût le moins du monde incommodé.
- Comment, dit l’un, où sommes-nous ?
- Mais je crois que c’est dans la cave !
- N’y a-t-il personne de blessé ?
- Personne ! Et je n’en ai pas, Dieu merci, perdu un coup de dent.
Une chose surtout m’ébahit. Il n’y eut pas une goutte de vin répandue, pas un verre cassé, pas un rôti gâté, pas le moindre accident enfin, sinon que le joueur de viole perdit sa manivelle : ce qui fit que, durant la soirée, on ne dansa plus que des lèvres.
Qui n’est constant, ferme et bien stable,
Souvent tombe en erreur damnable.
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LES CLEFS ET LE CURE-DENT
J’AI deux amis, Jean et Jacques. Ils se connaissent peu, se voient rarement entr’eux. Mon ami Jean me dit hier :
- Je suis allé voir Jacques chez lui, pour une affaire importante qui fait l’objet de mes réflexions depuis plusieurs années et dans laquelle il peut m’être utile. Il m’a reçu dans son cabinet, m’a offert une chaise et prié de lui exposer ce que je désirais.
» Il sortait sans doute de table, car à l’instant où je commençai l’explication de cette entreprise, dont l’organisation m’a coûté tant de recherches et de tracas, il tira, de la poche de son gilet, un tuyau de plume d’oie taillé en cure-dent, l’introduisit lentement dans sa bouche et, de sa pointe, se mit à gratter, piquer, cliqueter aux plus lointaines de ses molaires. Peu à peu, ses traits avaient pris une telle expression d’absence lointaine, qu’il m’arriva plusieurs fois de m’arrêter de parler en me demandant s’il était nécessaire que je continuasse devant un si étrange auditeur.
» Les yeux tantôt grands ouverts semblaient suivre, dans son imagination, les allées et venues de la pointe de son cure-dent ; et tantôt ils clignotaient langoureusement, ainsi qu’à l’audition d’une douce musique. Avec de menues touches délicates, il revenait toujours à caresser, dans quelque caverneux chicot, un endroit plus sensible et dont le contact lui plaisait en le faisant souffrir.
» J’avais beau, moi, redoubler la force de mes expressions, la clarté de mon exposition, la simplicité de mon vocabulaire ; reprendre mes arguments sous un jour nouveau, résumer les points importants, il semblait ne pas m’entendre... Et ma foi, je dois bien le dire, il était devant moi comme un enfant, qui, l’index dans le nez, s’accroche un gros « loup », et ne cessera que lorsqu’il aura la chose au bout du doigt.
» Oui, je le vis maintes fois commencer le geste, qu’il n’arrêtait qu’à la réflexion, de mettre sous ses yeux les parcelles repêchées aux creux de ses mâchelières. Je vous avouerai que j’ai trouvé cette distraction, chez un homme de sa valeur, lamentable ; et vraiment, il me fallut du sang-froid, quand il voulut m’exprimer ses objections, pour ne pas lui dire qu’il n’avait rien compris à mon affaire, et pour cause.
» Est-il tous les jours ainsi ? Ou ai-je chance, un autre moment, de le toucher plus vivement ? »
... Et quelques minutes plus tard, mon autre ami me contait sa rencontre.
- J’ai vu Jean tantôt. Il est venu chez moi. Je ne le connaissais guère. Voilà un homme étrange ! A peine s’était-il assis et avait-il commencé de parler, qu’il saisit dans son gousset un anneau chargé de clefs. Il ne le lâcha plus durant les vingt grosses minutes où il fut dans mon cabinet, et je veux affirmer qu’il exécuta, pendant ce temps, le maximum de combinaisons que pouvait fournir l’arrangement de ses ferrailles. C’était curieux de le voir passer, à l’aveuglette, les plus petites clefs par l’anneau des plus grandes ; les disposer par rang de taille ; opposer les grandes aux petites, puis, subitement, tout recommencer à l’envers. En vérité, c’est là un homme adroit de ses mains. Mais quelle idée se fait-il des affaires, bon Dieu ? A quoi, saperlipopette ! pouvait rimer l’étonnant assemblage de propositions qu’il m’exposa ? Maintes fois, ayant pitié de votre pauvre ami, j’essayai de mettre debout ses tronçons d’idées ; oui, de clarifier, à son propre usage, le sujet de cette extraordinaire conversation d’un homme jouant avec ses clefs. Je vous avoue qu’il ne sembla guère me comprendre lui-même plus que je ne l’avais compris. Pourtant, vous me vantiez naguère ce Jean pour son esprit remarquable ? Quoi, est-il tous les jours d’une distraction si... originale ? Dites-moi, franchement, croyez-vous que je ne perde pas mon temps à prétendre, une fois encore, lui redresser par écrit la construction déguingandée de ses projets ? »
On connaît fous nourris de crème,
On connaît tout, hormis soi-même.
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LA CAROTTE
QUAND le jeune Monsieur Sylvain Fluyde, docteur en droit, reçut du capitaine du quartier, en son domicile, chez ses parents, l’ordre de pourvoir à son équipement de la Garde civique, il tomba dans un extrême abattement. Et sur le coup de cette convocation de la milice citoyenne, son imagination d’ordinaire plutôt paresseuse, dépassant brusquement l’éclat d’un phare électrique, lui étala, en une immensité minutieuse et effroyable, tout le malheur de son avenir dévasté !
M. Sylvain Fluyde voit les dépenses de son fourniment ; les avant-midi des dimanches de la bonne saison perdus pendant vingt ans de sa vie ; les agacements et les vexations de la discipline militaire où il se trouve soumis, pieds et poings liés, de par la loi. Puis, ah ! le spectacle du garde civique Fluyde vêtu d’une vareuse à liserés écarlates où ses épaules prennent la maladive mièvrerie d’une poitrine de maigre fillette. Il s’aperçoit colleté de reps noir, sans plus de linge flatteur ni d’avantageuse cravate, et il rougit de sa pomme d’Adam en saillie dans son long cou. Il se reconnaît coiffé du képi de 1830, à fond étroit, rendant impossible à jamais ces jolies oreilles de chien à la Zélandaise où il eut tant de peine d’assouplir ses cheveux. Enfin, M. Fluyde suit M. Fluyde marchant au pas militaire, entre le droguiste et le tailleur voisins, sous les ordres d’un lieutenant liquoriste, en de saugrenues évolutions, par les rues et les places couvertes d’une foule accourue spécialement pour jouir de la confusion de M. Fluyde.
L’amour-propre si adroit d’ordinaire à flatter le jeune homme, l’écrase aujourd’hui et le bafoue. La vie lui semble insupportable sous la menace d’avoir, deux heures par semaine, à asservir son intelligence à des besognes indignes de ses diplômes universitaires !
M. Fluyde père, docile mais goguenard ; Mme Fluyde mère, diserte et fertile en minutieuses malices, ont été dépêchés en solliciteurs auprès des autorités. Et voyez ! aucun de ces messieurs décorés n’a paru - quelle impudence ! - scandalisé à l’idée que M. Sylvain Fluyde fût invité à apprendre le maniement du fusil en compagnie des hommes valides de sa rue.
Aussi M. Sylvain pense à s’expatrier. Il rêve de se mutiler, comme jadis les miliciens, au temps de grandes guerres, pour s’affranchir de l’impôt du sang. Il se souhaite quelque maladie, sinon grave et mortelle en vérité, du moins qu’on voie, qu’on touche, et qu’il puisse étaler.
« Que les bossus sont heureux ! dit-il. Que le sort des manchots est enviable ! Un sourd, un pied-bot, on les laisse en paix, le dimanche au matin ! »
Que n’a-t-il le moyen de forger son corps à son rêve ?... Devant sa glace, il tâche d’arrondir encore la voûte déjà marquée de ses épaules. Il marche autour de sa table en s’efforçant d’ajouter le peu qu’il manque à ses genoux pour être cagneux tout à fait. Il augmente les lentilles de son lorgnon pour corser sa myopie. Petit à petit, il arrive à exprimer, jusque durant la nuit et dans la solitude, l’amertume d’une cachexie incurable. Il la tousse pour répéter son rôle ; il la crache devant tout le monde ; il en blêmit son visage, en creuse ses orbites, en décolle ses oreilles !
Au rebours de la grenouille qui s’enflait devant le boeuf, M. Sylvain s’étrique, se vide, s’apetisse, se gauchit, se met en loques !... De peur d’être garde civique, il veut bien cesser d’être un homme. Pour ne pas s’ennuyer quelques minutes tous les sept jours, il consent à ressembler à quelque foetus ambulant, mais « exempté » !
Enfin, il se croit mûr ! Pour le soir où il est invité à se présenter au conseil de révision, il se donne le coup de fion par le moyen d’une demi-lieue de rampe gravie au pas de course, une demi-douzaine de cigares maduro, et trois absinthes soignées. Et macéré, perclus, rendu, il s’affale sur la chaise où les médecins le prient de s’asseoir et d’ôter sa jaquette.
Ah ! ah ! mais c’est qu’ils ont l’air tous de couper dans le pont ! Devant son thorax de vieillot petit garçon, c’est même à peine s’ils ont caché leur moue appitoyée à M. Fluyde !... Du bout de leurs doigts indiscrets, ils pincent sa peau jaunie et tapotent ses côtes en cercles de futaille. Ils le font tousser, respirer, et ne plus respirer. Ils lui collent, au dos, leurs larges oreilles froides ; hochent la tête, se font des signes, et ont l’air d’être tôt du même avis, comme à la vue d’une chose qui crève les yeux.
Et M. Sylvain pâlit doucement. Il voudrait parler haut, de la voix qu’il avait, il y a un instant dans la rue ; il ne peut pas. Il a peur. M. Sylvain a peur parce qu’il a trouvé, ici, trois médecins si complètement d’accord sur son cas, et si vite à lui donner ce qu’il demande, sans marchander. M. Sylvain tremble devant ce marché si facilement enlevé... Que cache ce manège ?... Serait-il berné ? Se serait-il volé lui-même ? Il s’affale. Il remet sa chemise à l’envers. Il ne parvient plus à croiser ses bretelles dans le bon sens, parce que le docteur lui dit : « Il n’y a pas de doute, Monsieur, que votre requête ne soit prise en considération !... Tranquillisez-vous ! - « Heu !... Heu !... » commence M. Fluyde qui s’était promis d’être si éloquent, en l’occurrence. - « Ne craignez rien, mon ami ! La loi ne peut exiger de vous l’impossible ! » - « Heu !... Heu !... » M. Sylvain manque de salive pour remuer sa langue, en sorte que les paroles lui happent au fond de la bouche comme un caramel mou... Et il exprime de bien obscure et baragouinante façon, la joie qu’il ressent, M. Sylvain, à voir sa demande accueillie !
Poussé dans la chambre voisine, son col et sa cravate à la main, livide, titubant sans rien voir au travers du cristal embué de son lorgnon, il tombe dans les bras d’un huissier qui le dépose, plus mort que vif, sur un siège.
« Excusez-nous, Monsieur, lui dit un vieux monsieur couvert de galons et à l’air paternel, excusez-nous de vous avoir appelé ici, en l’état où vous vous trouvez. Malgré l’avis unanime des médecins, il ne nous est pas permis malheureusement de vous réformer à vie. Un congé de la garde, vous est accordé pour un an. Mais ne vous inquiétez pas. Nous nous ferons un cas de conscience de vous procurer, l’an prochain, la dispense définitive. »
M. Sylvain voudrait secouer le cauchemar de terreur qui l’étreint. Devant les mines graves et dolentes de ceux qui l’entourent, et qui signifient : « Ah ! oui, l’an prochain ! » - il éprouve un besoin sauvage de crier la vérité : qu’il n’est pas malade ; qu’il ne va pas mourir ; qu’il tire la carotte ; et même, et même qu’il veut être garde civique ! - « Heu !... Heu !.... » - « Pardon, reprend le bon colonel, je le regrette. C’est tout ce que je suis autorisé à faire pour vous... Huissier, aidez à Monsieur ! »
Et M. Sylvain, ayant obtenu ce qu’il désire depuis des mois, s’en va comme à la guillotine, le chef pendant, les jambes molles, appuyé au bras de l’officieux. Il ne pense que trois mots, mais très vite : « Oh ! la la ! Oh ! la la ! »
A chaque palier, toutes les dix marches de l’interminable escalier qu’il descend, il demande à s’asseoir.
« Allons ! Allons ! » dit l’huissier bonhomme. J’en ai vu revenir de plus vilainement pris que vous, mon garçon ! » - Oui ? demande M. Fluyde. - Mais bien sûr ! - Oui ? demande encore M. Fluyde. Et il est aussi reconnaissant d’apprendre, de cet homme, qu’il en reviendra peut-être, que si c’était une consultation de professeurs qui le lui assurât.
On a hissé M. Sylvain dans une voiture. Le cocher va au pas et se retourne souvent pour voir, par le vitrage, si le client est toujours vivant.
M. Fluyde arrive chez lui.
« Ils m’ont refusé ! hurle-t-il, dans le corridor. Je suis mortellement atteint ! Oh ! mon Dieu, ils ne veulent pas de moi !... C’est fini ! C’est au coeur ! Je suis fichu ! »
Et pendant que M. Fluyde père court chercher un médecin ; et que Madame, à genoux, crie pathétiquement : « Sylvain !... mon enfant !... mon enfant ! » M. Sylvain Fluyde, exempté de la garde civique, couché sur le canapé, cherche déjà, dans la chambre, l’endroit où sera exposé son cercueil, le jour prochain de son enterrement.
Oubliant qu’il joue un rôle, il se sent mourir. Et il voit, dans le lointain d’un rêve inaccessible désormais, des pelotons de petits hommes gais, dont il ne sera jamais, en vareuse et képi comiques, qui défilent riant et marchant mal, par les rues ensoleillées, au son de musiques violentes !
Tel se croit bien sensé,
Qui se croque le nez.
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LES YEUX
UN homme avait un gros chien mâtin, noir de poil, laid comme un beau diable, et dont la vue faisait peur aux petits enfants. Il arriva qu’un jour, en suivant son maître à travers les bois, le mâtin rencontra, dans un étroit sentier, un grand renard qui, apercevant le chien, se laissa tomber sur le derrière et se mit à trembler comme une feuille. Tout pareillement le chien s’arrêta court.
Et ainsi acculés l’un devant l’autre, ils commencèrent sans rire, ni parler, ni ciller, à s’entre-regarder si attentivement que le renard ne pensait plus à fuir, non plus que le chien à se précipiter ; si âprement, si ardemment et tous deux allongeant si extrêmement le museau, que les yeux petit à petit leur sortirent de la tête, et jaillissant comme des prunes pressées entre les doigts, bientôt roulèrent sur le sol.
Le maître, qui marchait toujours, remarqua seulement en se retournant, ces deux animaux plantés l’un devant l’autre en si étrange posture. Il s’approcha avec curiosité et les trouva les orbites vidées, qui s’étaient aveuglés en se fixant du regard.
Dieu veuille qu’il en arrive autant à ceux de nous qui se dévisagent avec dédain. Ce n’est pas moi qui, par après, les conduirai, le long des chemins, mendier leurs croûtes.
L’oeil, messager du coeur,
Montre l’amour ou la rancoeur.
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L’OISEAU ROC
LE locataire du second, M. Bonnet, est un célibataire aux cheveux gris, à la large figure glabre, carrée, d’un rose vif et bien uni. Il descend, le matin, en pantoufles de feutre et gilet à manches de soie, boire le café de son premier déjeuner à la cuisine, et lire « la feuille ». Il se sert lui-même, et quand il a fini, remet le pain dans l’armoire et le beurrier dans le coin frais.
Il n’a rien à faire ; ni métier, ni emploi ; et toute sa journée est à lui. La ménagère peut en confiance le charger de veiller au feu quand elle est en ville ; il ne le laissera pas éteindre. Les jours où il se rend à la Caisse des Dépôts toucher ses rentes, il demande un coup de brosse avant de partir, et c’est tout.
M. Bonnet est comme une sorte de parent gentil et discret qui paierait trente francs par mois pour rendre ses menus services au ménage de son hôte.
Or, un enfant est né dans la maison, et sa venue a extrêmement ému le locataire. A la façon de ces chiens familiers qui se couchent sous le berceau des petits maîtres et montrent les dents aux intrus, M. Bonnet voudrait ne plus quitter le bébé. Il abandonne les canaris saxons dont l’élève, jusqu’aujourd’hui, avait été sa joie, et la réussite, son orgueil ; il oublie la chasse aux mouches le long des papiers de tentures, durant ses après-midi recluses et solitaires ; il délaisse les parties de piquet au cabaret du coin de la rue.
M. Bonnet, sur le carreau de la cuisine, marche à quatre pattes pour être à hauteur de Pilou ; et l’enfant, pour assurer ses premiers pas, s’appuie aux larges oreilles de son ami. M. Bonnet a appris la préparation exacte des biberons et des panades. Il ne recule pas devant la besogne d’un changement de langes. Mieux que la mère, il sait endormir Pilou en chantant une berceuse qui n’est rien moins qu’une chanson de rameurs congolais, apprise dans ses voyages.
Et le plus satisfait, on ne peut dire si c’est la ménagère, de son aide ; le bébé, de son gardien ; ou le M. Bonnet, de sa tâche nouvelle.
Pilou, qui grandit, aime les images. Le spectacle de ces choses, bêtes et gens collés en noir sur du papier, le transporte. Sans savoir parler, il dit : « bébébé » pour les décrire, les jouer, les vivre ; il y frotte son nez pour les flairer, et sa bouche pour en manger.
M. Bonnet, de ses ciseaux minutieux en découpe dans les gazettes. Mais son imagination va plus vite que le désir de Pilou. C’est le vieux bonhomme qui est le plus gourmand et qui, sans cesse, en souhaite d’encore plus belles et plus amusantes. Et il rêve d’une image qui ravirait l’âme du petit enfant de ce bonheur que lui-même ressent déjà.
Il y travaille, dans sa chambre au second étage, le soir, quand Pilou dort. Il recule sa lampe sur la table ; et sur une vaste feuille de carton, avec un crayon rouge et un crayon bleu, il dessine, gratte, retouche une bestiole extraordinaire qu’il a baptisée : l’oiseau Roc. Roc a le bec du canard, la crête du coq, le jabot du dindon, le mantelet du coq de bruyère, les serres de l’aigle, la queue ocellée de l’argus du Japon. Roc résume, en son individu, les splendeurs éparses de tout ce qui vola jamais sous le ciel. Et Roc n’est pas trop beau, étant destiné à Pilou ! Au dernier moment, M. Bonnet colle une allonge au carton pour étaler plus au large, une queue plus mirifique encore. Son oeuvre finie, il prend du recul pour la contempler, bat des mains, et regrette qu’il soit nuit, Pilou endormi, et qu’il ne puisse aller lui montrer Roc à l’instant.
Enfin, vient le matin. M. Bonnet descend le carton à la cuisine où Pilou, sur un coin de tapis, joue aux pieds de sa mère. Sur le seuil, avant d’ouvrir la porte, ayant toussé pour éclaircir sa voix, le bonhomme s’annonce par des roucoulements qui lui emplissent la gorge jusqu’au ventre, des cou-cou pointus, de larges quaq-quaq, de tonitruants cocorico, tous les cris d’une volière, et qui ne sont pourtant que le menu ramage de l’oiseau Roc avant de paraître en scène. Il entre. M. Bonnet s’avance radieux sous le regard de Pilou intrigué par ce babil, et qui braque des yeux semblables à des rondelles de miroir.
S’agenouillant, abaissant sa grosse tête rose et blanche au niveau de la petite tête rose et blanche, M. Bonnet lâche Roc en liberté, dans le concert de ses cris inouïs. Pilou voit le monstre multicolore ; ses traits se contractent et se chiffonnent ; il se renverse, il hurle, il trépigne. M. Bonnet redouble, étonné un petit, d’une satisfaction si folle pour son oeuvre. De toutes ses forces, il canarde, piaille, trompette, cacarde, siffle, en agitant dans l’air, la peinture bariolée. Mais Pilou, à qui l’oiseau Roc est apparu de nouveau un instant, piaule plus haut et se démène dans des convulsions.
« Monsieur Bonnet !... Monsieur Bonnet, s’écrie la mère d’une voix craintive... Je crois qu’il a peur de l’oiseau... Monsieur Bonnet !... »
- Du bel oiseau ?... Pilou, peur du joli fifi ?... Pilou, Pilou ! Voyez l’oiseau Roc... Voyez ses ailes rouges, son manteau bleu, sa queue verte jusqu’au bout et son joli bonnet... Pilou, Pilou, voyez Pilou !... Quiquiriqui !... Cott-cott-cott !
- Monsieur Bonnet, je vous dis que Pilou est effrayé, s’écrie la mère perdant ses scrupules devant la face bleue de l’enfant qui asphyxie dans les contractions de la terreur. Monsieur Bonnet, je vous en supplie, cachez l’oiseau ! Moi, je le trouve beau, vous savez. Mais Pilou en a peur, je vous jure. Cachez-le, s’il vous plaît !
M. Bonnet décontenancé, toussotant, haussant les épaules, est remonté dans sa chambre, en remportant l’oiseau Roc. Il est piqué. Il est fâché. Il attache le carton dans la ruelle de son lit. Un si bel oiseau ! Il en jouira seul. Pilou est un petit idiot. Que sa mère l’amuse désormais !
Le bonhomme est retourné à ses canaris, à sa chasse aux mouches, à ses parties de piquet. Pilou, ni sa mère, plus personne du rez-de-chaussée ne l’intéresse beaucoup. Du corridor, à l’entrée de la cuisine, il crie : bonjour, et passe. Mais, à présent encore, d’une pointe de couleur, il arrive souvent à M. Bonnet d’ajouter ci une plume, là une aigrette à son dessin ; et l’oiseau Roc est demeuré son jouet.
De chiens, d’oiseaux, d’armes, d’amours,
Villon le dit à la volée :
Pour un plaisir, mille douleurs.
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LE PAIN
IL arriva une chose pitoyable aux dernières canicules, temps bien dangereux toujours. Un homme de mon village, pour faire accueil à des parents et des amis venus le visiter à l’occasion de la ducasse, prit dans sa huche un joli petit pain blanc de froment, de soixante-quinze ou cent livres, je ne sais plus au juste. Il affila son couteau sur la montée, entama la miche et la fendit, mais si vivement que lui-même, à hauteur de poitrine, se coupa en deux à travers tout le corps. Le couteau tiré avec tant de force alla ensuite, jusqu’au manche, s’enfoncer dans le mur de pierre où le bonhomme s’était adossé.
La fête en fut troublée ; les parents et les amis bien ébahis. Toutefois, ce fut encore le pauvre diable qui y perdit le plus. Mais il n’en dit mot.
Entrailles, coeurs et boursettes,
Aux amis doivent être ouvertes.
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LE BALLON
SI le père veut écrire, il lui reste comme écritoire le dessus d’une caisse vide, dans la chambre de débarras de l’entresol. Mademoiselle Bée, fille unique, âgée de deux ans trois mois, avec ses jouets, sa mère et sa bonne, occupe, tout entier, le premier étage de la maison : la chambre à coucher, le cabinet de toilette, la bibliothèque et jusque le petit salon.
Boîtes vides, poupées bariolées, moutons crépus, ménages liliputiens, pianos hauts d’un pied, albums d’images, vaisselles de bois, mère, enfant, nourrice, chants, cris, pleurs, couvrent le plancher, défoncent les fauteuils, mouillent les tapis, gagnent, un à un, les rayons des livres, grimpent à l’assaut des étagères, offrent enfin à l’ami malheureux de la paix et du silence, le coin le plus calamiteux de l’univers, le cahos.
Or, un visiteur vient d’apporter à Bée le seul jouet qui manquât encore, un ballon de baudruche énorme, rond, rouge et qui présente, au bout d’un fil blanc, l’air d’un malicieux faux-bonhomme satisfait d’avoir trouvé le moyen, tout le plancher occupé, d’encombrer ce qui restait de place au-dessus.
Bée, en apercevant cet objet nouveau, a bondi sur ses quatre pieds et crié :
« Oh, Madame Bâbe ! » ainsi qu’elle nomme sa balle de gomme et la lune.
Miss, la chienne, est venue flairer le nouvel hôte ; et le chat Mémenne, est descendu peu après, de son coussin, avec circonspection. A peine Madame Bâbe a-t-elle daigné répondre à ces honnêtetés en dodinant lourdement sa tête bouffie de vanité. Au bout du fil passé au poignet de Bée, elle danse d’un air important, monte, descend, mais si lourdement, en attendant si manifestement qu’on le lui ait commandé, qu’il paraît bien qu’elle croit indigne de son volume d’amuser si petit que Bée. Et souvent, devant la menotte de l’enfant qui veut la caresser, Madame Bâbe s’éloigne, choquée, plus brusquement que ne le ferait ma Soeur supérieure menacée d’un sous-officier.
Mais Bée ne lui en veut pas. Elle est radieuse comme une maîtresse obéie au doigt et à l’oeil. Elle goûte l’âpre émotion du départ quand le ballon bondit en l’air ; puis la douceur du retour et de la possession quand elle le touche de nouveau et l’embrasse.
« Ah ! dit la maman, avec un tel jouet, Bée va me laisser reprendre ma broderie au tambour ! »
Bâbe ! Bâbe ! Où est Madame Bâbe ? Plus de Madame Bâbe !
Bée hurle. Les yeux hors de la tête, elle montre, au plafond, la boule qui vient de s’enfuir. Saisissant l’occasion d’un moment de confiante tendresse, et tandis que l’enfant croyait se la voir unie par un lien plus cordial que la ficelle, Bâbe est filée. Sombre, muette, têtue, elle révèle enfin son âme mauvaise. Elle demeure immobile, collée dans un coin du plafond, juste au-dessus de l’amphore de Majorque, la blanche amie pleine de grâce et au cou délicat, dressée sur son étagère. Un bout de fil pend au nombril de Madame Bâbe ; il flotte ; et c’est tout ce qu’il reste d’espoir de la rattraper.
Le père est requis. Docile comme il convient au père d’une fille, unique enfant, il se hisse sur la chaise la plus haute, fait des signes, appelle le ballon, non tant pour le ravoir que pour mériter le sourire de Bée. Bibles vêtues de cuir amadou, pesantes Vies des Saintes gainées de planches, sont échafaudées. L’Atlas neuf lui-même est sous ses pieds, quoique allemand, et de Justus Perthes. Les pincettes à la main, du haut de ces tréteaux, le père s’étire, tend le cou, tâche à saisir le fil du ballon, avec la mimique d’un acteur adjurant l’Infini. En vain. Il faudra l’échelle.
On court emprunter l’échelle du charcutier voisin, qui est celle aussi du quartier. Pour reconnaître l’emprunt, on devra demain manger de la viande froide. Et cela aussi c’est la faute au ballon. La machine vient avec bruit et importance. On l’entend cogner aux murs ses montants qui sont gras à la main autant que de la couenne de lard. Or, elle est si haute que ses pieds sont encore au palier quand sa tête heurte le plafond de la chambre. On a beau l’incliner, l’insinuer, la pencher, la tordre, vouloir la prendre en traître, elle ne prétend pas entrer plus loin. Et puis, sans avoir servi, elle se retire avec le tumulte d’un domestique renvoyé.
Que faire ? Bée dont l’âge est religieux essaie de la prière.
« Oh viens, Madame Bâbe ! Viens, Madame Bâbe ! »
Mais il vaudrait mieux, pour l’enfant, demander la lune qu’implorer cette glabre face ronde. Pour apaiser les cris de Bée, ou du moins lui fermer la bouche, on y fourre la réserve des bonbons du ménage, ainsi qu’on jette sans compter, quand il le faut, un lest précieux.
Le ventre rond, Bée se calme, Bée sourit, Bée s’endort. Le lendemain, les rideaux tirés, personne ne pense plus à l’infidèle. Madame Bâbe roule sur le tapis, comme une boule ridée, terne, molle, donnant l’idée d’une laide maladie qui va peler. La chienne vient, du museau, pousser Bâbe la décatie. Mémenne, plus délicat, fait un bond pour ne pas la toucher.
« Houe ! dit Bée. Partez, vilaine ! » et d’un coup de pied crève Bâbe qui meurt avec un bruit honteux. Bée sans pitié pétrit les restes de son idole d’hier, en une boulette qu’elle colle soigneusement sur le poêle brûlant.
En un instant la chambre est empestée. La vieille servante doit venir ouvrir les fenêtres, le poil hérissé de colère.
« Ah, c’est le jouet d’hier, dit-elle. Il fallait encore celui-là... Et il y en avait déjà une brouette !... De mon temps (la vieille Thérèse a de la barbe) de mon temps, les enfants avaient, pour s’amuser, les rats morts trouvés au grenier, et quelquefois une taupe des champs, une taupe de velours... Et quel plaisir ! »
Enfants, poules et pigeons
Embrennent et souillent la maison.
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LA BARBE BRÛLÉE
UN homme qui rongeait, un jour, un gros os de veau, de bon appétit, se le poussa si avant entre les dents qu’il en demeura bâillonné, c’est-à-dire avec la bouche grande ouverte et sans pouvoir la refermer.
Il alla au rebouteux et, par signes, lui demanda d’apporter remède à son mal. Le guérisseur n’avait pu s’empêcher de rire en le voyant, mais il l’assura pourtant de le soulager bientôt, le visita et reconnut son mal. Il lui frotta longuement la jointure des mâchoires avec de l’eau chaude ; et cela fait, levant la main, il lui appliqua, sous l’oreille, un formidable coup de poing.
La bouche se referma d’un trait. Mais notre homme avait, sur le devant, quatre longues dents jaunes qui vinrent à se rencontrer si violemment que des étincelles jaillirent, ni plus ni moins que si l’on avait battu le briquet ; tombèrent dans sa barbe qu’il avait très longue et fournie ; l’enflammèrent comme une poignée d’herbes sèches et la brûlèrent tout net, avant qu’on eût eu le temps d’y porter remède.
Le pauvre homme s’en retourna à sa maison, la bouche fermée, mais la barbe rase, et penaud comme un fondeur de cloches.
Pour vivre heureux et sans reproche,
Mesure ta bouche et ta poche
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