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L'îLE MYSTéRIEUSE-CHAP41-42

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Chapitre 41-42
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Texte ou Biographie de l'auteur

Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 19


Souvenirs de la patrie. — Les chances à venir. — Projet de reconnaissance des côtes de l'île. — Départ du 16 avril. — La presqu'île Serpentine vue de la mer. — Les basaltes de la côte occidentale. — Mauvais temps. — La nuit vient. — Nouvel incident.


Deux ans déjà ! et depuis deux ans les colons n'avaient eu aucune communication avec leurs semblables ! Ils étaient sans nouvelles du monde civilisé, perdus sur cette île, aussi bien que s'ils eussent été sur quelque infime astéroïde du monde solaire !

Que se passait-il alors dans leur pays ? L'image de la patrie était toujours présente à leurs yeux, cette patrie déchirée par la guerre civile, au moment où ils l'avaient quittée, et que la rébellion du sud ensanglantait peut-être encore ! C'était pour eux une grande douleur, et souvent ils s'entretenaient de ces choses, sans jamais douter, cependant, que la cause du Nord ne dût triompher pour l'honneur de la Confédération américaine.

Pendant ces deux années, pas un navire n'avait passé en vue de l'île, ou du moins pas une voile n'avait été aperçue. Il était évident que l'île Lincoln se trouvait en dehors des routes suivies, et même qu'elle était inconnue, — ce que prouvaient les cartes, d'ailleurs, — car à défaut d'un port, son aiguade aurait dû attirer les bâtiments désireux de renouveler leur provision d'eau. Mais la mer qui l'entourait était toujours déserte, aussi loin que pouvait s'étendre le regard, et les colons ne devaient guère compter que sur eux-mêmes pour se rapatrier.

Cependant une chance de salut existait, et cette chance fut précisément discutée, un jour de la première semaine d'avril, par les colons, qui étaient réunis dans la salle de Granite-house.

Précisément, il avait été question de l'Amérique, et on avait parlé du pays natal, qu'on avait si peu d'espérance de revoir.


« Décidément, nous n'aurons qu'un moyen, dit Gédéon Spilett, un seul de quitter l'île Lincoln, ce sera de construire un bâtiment assez grand pour tenir la mer pendant quelques centaines de milles. Il me semble que, quand on a fait une chaloupe, on peut bien faire un navire !

— Et que l'on peut bien aller aux Pomotou, ajouta Harbert, quand on est allé à l'île Tabor !

— Je ne dis pas non, répondit Pencroff, qui avait toujours voix prépondérante dans les questions maritimes, je ne dis pas non, quoique ce ne soit pas tout à fait la même chose d'aller près et d'aller loin ! Si notre chaloupe avait été menacée de quelque mauvais coup de vent pendant le voyage à l'île Tabor, nous savions que le port n'était éloigné ni d'un côté ni de l'autre ; mais douze cents milles à franchir, c'est un joli bout de chemin, et la terre la plus rapprochée est au moins à cette distance !

— Est-ce que, le cas échéant, Pencroff, vous ne tenteriez pas l'aventure ? demanda le reporter.

— Je tenterai tout ce que l'on voudra, monsieur Spilett, répondit le marin, et vous savez bien que je ne suis point homme à reculer !

— Remarque, d'ailleurs, que nous comptons un marin de plus parmi nous, fit observer Nab.

— Qui donc ? demanda Pencroff.

— Ayrton.

— C'est juste, répondit Harbert.

— S'il consentait à venir ! fit observer Pencroff.

— Bon ! dit le reporter, croyez-vous donc que si le yacht de Lord Glenarvan se fût présenté à l'île Tabor pendant qu'il l'habitait encore, Ayrton aurait refusé de partir ?

— Vous oubliez, mes amis, dit alors Cyrus Smith, qu'Ayrton n'avait plus sa raison pendant les dernières années de son séjour. Mais la question n'est pas là. Il s'agit de savoir si nous devons compter parmi nos chances de salut ce retour du navire écossais. Or, Lord Glenarvan a promis à Ayrton de venir le reprendre à l'île Tabor, quand il jugerait ses crimes suffisamment expiés, et je crois qu'il reviendra.

— Oui, dit le reporter, et j'ajouterai qu'il reviendra bientôt, car voilà douze ans qu'Ayrton a été abandonné !

— Eh ! répondit Pencroff, je suis bien d'accord avec vous que le lord reviendra, et bientôt même. Mais où relâchera-t-il ? à l'île Tabor, et non à l'île Lincoln.


— Cela est d'autant plus certain, répondit Harbert, que l'île Lincoln n'est pas même portée sur la carte.

— Aussi, mes amis, reprit l'ingénieur, devons-nous prendre les précautions nécessaires pour que notre présence et celle d'Ayrton à l'île Lincoln soient signalées à l'île Tabor.

— Evidemment, répondit le reporter, et rien n'est plus aisé que de déposer, dans cette cabane qui fut la demeure du capitaine Grant et d'Ayrton, une notice donnant la situation de notre île, notice que Lord Glenarvan ou son équipage ne pourront manquer de trouver.

— Il est même fâcheux, fit observer le marin, que nous ayons oublié de prendre cette précaution lors de notre premier voyage à l'île Tabor.

— Et pourquoi l'aurions-nous prise ? Répondit Harbert. Nous ne connaissions pas l'histoire d'Ayrton, à ce moment ; nous ignorions qu'on dût venir le rechercher un jour, et quand nous avons su cette histoire, la saison était trop avancée pour nous permettre de retourner à l'île Tabor.

— Oui, répondit Cyrus Smith, il était trop tard, et il faut remettre cette traversée au printemps prochain.

— Mais si le yacht écossais venait d'ici là ? dit Pencroff.

— Ce n'est pas probable, répondit l'ingénieur, car Lord Glenarwan ne choisirait pas la saison d'hiver pour s'aventurer dans ces mers lointaines. Ou il est déjà revenu à l'île Tabor depuis que Ayrton est avec nous, c'est-à-dire depuis cinq mois, et il en est reparti, ou il ne viendra que plus tard, et il sera temps, dès les premiers beaux jours d'octobre, d'aller à l'île Tabor et d'y laisser une notice.

— Il faut avouer, dit Nab, que ce serait bien malheureux si le Duncan avait reparu dans ces mers depuis quelques mois seulement !

— J'espère qu'il n'en est rien, répondit Cyrus Smith, et que le Ciel ne nous aura pas enlevé la meilleure chance qui nous reste !

— Je crois, fit observer le reporter, qu'en tous les cas nous saurons à quoi nous en tenir lorsque nous serons retournés à l'île Tabor, car si les Écossais y sont revenus, ils auront nécessairement laissé quelques traces de leur passage.

— Cela est évident, répondit l'ingénieur. Ainsi donc, mes amis, puisque nous avons cette chance de rapatriement, attendons avec patience, et si elle nous est enlevée, nous verrons alors ce que nous devrons faire.

— En tout cas, dit Pencroff, il est bien entendu que si nous quittons l'île Lincoln d'une façon ou d'une autre, ce ne sera pas parce que nous nous y trouvons mal !

— Non, Pencroff, répondit l'ingénieur, ce sera parce que nous y sommes loin de tout ce qu'un homme doit chérir le plus au monde, sa famille, ses amis, son pays natal ! »

Les choses étant ainsi décidées, il ne fut plus question d'entreprendre la construction d'un navire assez grand pour s'aventurer, soit jusqu'aux archipels, dans le nord, soit jusqu'à la Nouvelle-Zélande, dans l'ouest, et on ne s'occupa que des travaux accoutumés en vue d'un troisième hivernage à Granite-house.

Toutefois, il fut aussi décidé que la chaloupe serait employée, avant les mauvais jours, à faire un voyage autour de l'île. La reconnaissance complète des côtes n'était pas terminée encore, et les colons n'avaient qu'une idée imparfaite du littoral à l'ouest et au nord, depuis l'embouchure de la rivière de la Chute jusqu'aux caps Mandibule, non plus que de l'étroite baie qui se creusait entre eux comme une mâchoire de requin.

Le projet de cette excursion fut mis en avant par Pencroff, et Cyrus Smith y donna pleine adhésion, car il voulait voir par lui-même toute cette portion de son domaine.

Le temps était variable alors, mais le baromètre n'oscillait pas par mouvements brusques, et l'on pouvait donc compter sur un temps maniable. Précisément, pendant la première semaine d'avril, après une forte baisse barométrique, la reprise de la hausse fut signalée par un fort coup de vent d'ouest qui dura cinq à six jours ; puis, l'aiguille de l'instrument redevint stationnaire à une hauteur de vingt-neuf pouces et neuf dixièmes (759mm,45), et les circonstances parurent propices à l'exploration.

Le jour du départ fut fixé au 16 avril, et le Bonadventure, mouillé au port Ballon, fut approvisionné pour un voyage qui pouvait avoir quelque durée.

Cyrus Smith prévint Ayrton de l'expédition projetée et lui proposa d'y prendre part ; mais, Ayrton ayant préféré rester à terre, il fut décidé qu'il viendrait à Granite-house pendant l'absence de ses compagnons. Maître Jup devait lui tenir compagnie et ne fit aucune récrimination.

Le 16 avril, au matin, tous les colons, accompagnés de Top, étaient embarqués. Le vent soufflait de la partie du sud-ouest, en belle brise, et le Bonadventure dut louvoyer en quittant le port Ballon, afin de gagner le promontoire du Reptile. Sur les quatre-vingt-dix milles que mesurait le périmètre de l'île, la côte sud en comptait une vingtaine depuis le port jusqu'au promontoire. De là, nécessité d'enlever ces vingt milles au plus près, car le vent était absolument debout.

Il ne fallut pas moins de la journée entière pour atteindre le promontoire, car l'embarcation, en quittant le port, ne trouva plus que deux heures de jusant et eut, au contraire, six heures de flot qu'il fut très-difficile d'étaler. La nuit était donc venue, quand le promontoire fut doublé.

Pencroff proposa alors à l'ingénieur de continuer la route à petite vitesse, avec deux ris dans sa voile. Mais Cyrus Smith préféra mouiller à quelques encâblures de terre, afin de revoir cette partie de la côte pendant le jour. Il fut même convenu que, puisqu'il s'agissait d'une exploration minutieuse du littoral de l'île, on ne naviguerait pas la nuit, et que, le soir venu, on jetterait l'ancre près de terre, tant que le temps le permettrait.

La nuit se passa donc au mouillage sous le promontoire, et le vent étant tombé avec la brume, le silence ne fut plus troublé. Les passagers, à l'exception du marin, dormirent peut-être un peu moins bien à bord du Bonadventure qu'ils n'eussent fait dans leurs chambres de Granite-house, mais enfin ils dormirent.

Le lendemain, 17 avril, Pencroff appareilla dès le point du jour, et, grand largue et bâbord amures, il put ranger de très-près la côte occidentale.

Les colons connaissaient cette côte boisée, si magnifique, puisqu'ils en avaient déjà parcouru à pied la lisière, et pourtant elle excita encore toute leur admiration. Ils côtoyaient la terre d'aussi près que possible, en modérant leur vitesse, de manière à tout observer, prenant garde seulement de heurter quelques troncs d'arbres qui flottaient çà et là. Plusieurs fois même, ils jetèrent l'ancre, et Gédéon Spilett prit des vues photographiques de ce superbe littoral.





Vers midi, le Bonadventure était arrivé à l'embouchure de la rivière de la Chute. Au delà, sur la rive droite, les arbres reparaissaient, mais plus clairsemés, et, trois milles plus loin, ils ne formaient plus que des bouquets isolés entre les contreforts occidentaux du mont, dont l'aride échine se prolongeait jusqu'au littoral.

Quel contraste entre la portion sud et la portion nord de cette côte ! Autant celle-là était boisée et verdoyante, autant l'autre était âpre et sauvage ! On eût dit une de ces « côtes de fer », comme on les appelle en certains pays, et sa contexture tourmentée semblait indiquer qu'une véritable cristallisation s'était brusquement produite dans le basalte encore bouillant des époques géologiques. Entassement d'un aspect terrible, qui eût épouvanté tout d'abord les colons, si le hasard les eût jetés sur cette partie de l'île ! Lorsqu'ils étaient au sommet du mont Franklin, ils n'avaient pu reconnaître l'aspect profondément sinistre de ce rivage, car ils le dominaient de trop haut ; mais, vu de la mer, ce littoral se présentait avec un caractère d'étrangeté, dont l'équivalent ne se rencontrait peut-être pas en aucun coin du monde.

Le Bonadventure passa devant cette côte, qu'il prolongea à la distance d'un demi-mille. Il fut facile de voir qu'elle se composait de blocs de toutes dimensions, depuis vingt pieds jusqu'à trois cents pieds de hauteur, et de toutes formes, cylindriques comme des tours, prismatiques comme des clochers, pyramidaux comme des obélisques, coniques comme des Cheminées d'usine. Une banquise des mers glaciales n'eût pas été plus capricieusement dressée dans sa sublime horreur ! Ici, des ponts jetés d'un roc à l'autre ; là, des arceaux disposés comme ceux d'une nef, dont le regard ne pouvait découvrir la profondeur ; en un endroit, de larges excavations, dont les voûtes présentaient un aspect monumental ; en un autre, une véritable cohue de pointes, de pyramidions, de flèches comme aucune cathédrale gothique n'en a jamais compté. Tous les caprices de la nature, plus variés encore que ceux de l'imagination, dessinaient ce littoral grandiose, qui se prolongeait sur une longueur de huit à neuf milles.

Cyrus Smith et ses compagnons regardaient avec un sentiment de surprise qui touchait à la stupéfaction. Mais, s'ils restaient muets, Top, lui, ne se gênait pas pour jeter des aboiements que répétaient les mille échos de la muraille basaltique. L'ingénieur observa même que ces aboiements avaient quelque chose de bizarre, comme ceux que le chien faisait entendre à l'orifice du puits de Granite-house.

« Accostons, » dit-il.


Et le Bonadventure vint raser d'aussi près que possible les rochers du littoral. Peut-être existait-il là quelque grotte qu'il convenait d'explorer ? Mais Cyrus Smith ne vit rien, pas une caverne, pas une anfractuosité qui pût servir de retraite à un être quelconque, car le pied des roches baignait dans le ressac même des eaux. Bientôt les aboiements de Top cessèrent, et l'embarcation reprit sa distance à quelques encâblures du littoral.

Dans la portion nord-ouest de l'île, le rivage redevint plat et sablonneux. Quelques rares arbres se profilaient au-dessus d'une terre basse et marécageuse, que les colons avaient déjà entrevue, et, par un contraste violent avec l'autre côte si déserte, la vie se manifestait alors par la présence de myriades d'oiseaux aquatiques.

Le soir, le Bonadventure mouilla dans un léger renfoncement du littoral, au nord de l'île, près de terre, tant les eaux étaient profondes en cet endroit. La nuit se passa paisiblement, car la brise s'éteignit, pour ainsi dire, avec les dernières lueurs du jour, et elle ne reprit qu'avec les premières nuances de l'aube.

Comme il était facile d'accoster la terre, ce matin-là, les chasseurs attitrés de la colonie, c'est-à-dire Harbert et Gédéon Spilett, allèrent faire une promenade de deux heures et revinrent avec plusieurs chapelets de canards et de bécassines. Top avait fait merveille, et pas un gibier n'avait été perdu, grâce à son zèle et à son adresse.

À huit heures du matin, le Bonadventure appareillait et filait très-rapidement en s'élevant vers le cap Mandibule-nord, car il avait vent arrière, et la brise tendait à fraîchir.

« Du reste, dit Pencroff, je ne serais pas étonné qu'il se préparât quelque coup de vent d'ouest. Hier, le soleil s'est couché sur un horizon très-rouge, et voici, ce matin, des « queues de chat » qui ne présagent rien de bon. »

Ces queues de chat étaient des cyrrhus effilés, éparpillés au zénith, et dont la hauteur n'est jamais inférieure à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer. On eût dit de légers morceaux de ouate, dont la présence annonce ordinairement quelque trouble prochain dans les éléments.

« Eh bien, dit Cyrus Smith, portons autant de toile que nous en pouvons porter, et allons chercher refuge dans le golfe du Requin. Je pense que le Bonadventure y sera en sûreté.

— Parfaitement, répondit Pencroff, et, d'ailleurs, la côte nord n'est formée que de dunes peu intéressantes à considérer.

— Je ne serais pas fâché, ajouta l'ingénieur, de passer non-seulement la nuit, mais encore la journée de demain dans cette baie, qui mérite d'être explorée avec soin.

— Je crois que nous y serons forcés, que nous le voulions ou non, répondit Pencroff, car l'horizon commence à devenir menaçant dans la partie de l'ouest. Voyez comme il s'encrasse !

— En tout cas, nous avons bon vent pour gagner le cap Mandibule, fit observer le reporter.

— Très-bon vent, répondit le marin ; mais pour entrer dans le golfe, il faudra louvoyer, et j'aimerais assez y voir clair dans ces parages que je ne connais pas !

— Parages qui doivent être semés d'écueils, ajouta Harbert, si nous en jugeons par ce que nous avons vu à la côte sud du golfe du Requin.

—Pencroff, dit alors Cyrus Smith, faites pour le mieux, nous nous en rapportons à vous.

— Soyez tranquille, monsieur Cyrus, répondit le marin, je ne m'exposerai pas sans nécessité ! J'aimerais mieux un coup de couteau dans mes œuvres vives qu'un coup de roche dans celles de mon Bonadventure ! »

Ce que Pencroff appelait œuvres vives, c'était la partie immergée de la carène de son embarcation, et il y tenait plus qu'à sa propre peau !

« Quelle heure est-il ? demanda Pencroff.

— Dix heures, répondit Gédéon Spilett.

— Et quelle distance avons-nous à parcourir jusqu'au cap, monsieur Cyrus ?

— Environ quinze milles, répondit l'ingénieur.

— C'est l'affaire de deux heures et demie, dit alors le marin, et nous serons par le travers du cap entre midi et une heure. Malheureusement, la marée renversera à ce moment, et le jusant sortira du golfe. Je crains donc bien qu'il ne soit difficile d'y entrer, ayant vent et mer contre nous.

— D'autant plus que c'est aujourd'hui pleine lune, fit observer Harbert, et que ces marées d'avril sont très-fortes.

— Eh bien, Pencroff, demanda Cyrus Smith, ne pouvez-vous mouiller à la pointe du cap ?

— Mouiller près de terre, avec du mauvais temps en perspective ! s'écria le marin. Y pensez-vous, monsieur Cyrus ? Ce serait vouloir se mettre volontairement à la côte !

— Alors, que ferez-vous ?

— J'essayerai de tenir le large jusqu'au flot, c'est-à-dire jusqu'à sept heures du soir, et s'il fait encore un peu jour, je tenterai d'entrer dans le golfe ; sinon, nous resterons à courir bord sur bord pendant toute la nuit, et nous entrerons demain au soleil levant.

— Je vous l'ai dit, Pencroff, nous nous en rapportons à vous, répondit Cyrus Smith.

— Ah ! fit Pencroff, s'il y avait seulement un phare sur cette côte, ce serait plus commode pour les navigateurs !

— Oui, répondit Harbert, et cette fois-ci, nous n'aurons pas d'ingénieur complaisant qui nous allume un feu pour nous guider au port !

— Tiens, au fait, mon cher Cyrus, dit Gédéon Spilett, nous ne vous avons jamais remercié ; mais franchement, sans ce feu, nous n'aurions jamais pu atteindre…

— Un feu… ? demanda Cyrus Smith, très-étonné des paroles du reporter.

— Nous voulons dire, monsieur Cyrus, répondit Pencroff, que nous avons été très-embarrassés à bord du Bonadventure, pendant les dernières heures qui ont précédé notre retour, et que nous aurions passé sous le vent de l'île, sans la précaution que vous avez prise d'allumer un feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, sur le plateau de Granite-house.

— Oui, oui !… C'est une heureuse idée que j'ai eue là ! répondit l'ingénieur.

— Et cette fois, ajouta le marin, à moins que la pensée n'en vienne à Ayrton, il n'y aura personne pour nous rendre ce petit service !

— Non ! personne ! » répondit Cyrus Smith.

Et quelques instants après, se trouvant seul à l'avant de l'embarcation avec le reporter, l'ingénieur se penchait à son oreille et lui disait :

« S'il est une chose certaine en ce monde, Spilett, c'est que je n'ai jamais allumé de feu dans la nuit du 19 au 20 octobre, ni sur le plateau de Granite-house, ni en aucune autre partie de l'île ! »

Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 20


La nuit en mer. — Le golfe du Requin. — Confidences. — Préparatifs pour l'hiver. — Précocité de la mauvaise saison. — Grands froids. — Travaux à l'intérieur. — Après six mois. — Un cliché photographique. — Incident inattendu.




Les choses se passèrent ainsi que l'avait prévu Pencroff, car ses pressentiments ne pouvaient tromper. Le vent vint à fraîchir, et, de bonne brise, il passa à l'état de coup de vent, c'est-à-dire qu'il acquit une vitesse de quarante à quarante-cinq milles? à l'heure, et qu'un bâtiment en pleine mer eût été au bas ris, avec ses perroquets calés. Or, comme il était environ six heures quand le Bonadventure fut par le travers du golfe, et qu'en ce moment le jusant se faisait sentir, il fut impossible d'y entrer. Force fut donc de tenir le large, car, lors même qu'il l'aurait voulu, Pencroff n'eût pas même pu atteindre l'embouchure de la Mercy. Donc, après avoir installé son foc au grand mât en guise de tourmentin, il attendit, en présentant le cap à terre.

Très-heureusement, si le vent fut très-fort, la mer, couverte par la côte, ne grossit pas extrêmement. On n'eut donc pas à redouter les coups de lame, qui sont un grand danger pour les petites embarcations. Le Bonadventure n'aurait pas chaviré, sans doute, car il était bien lesté ; mais d'énormes paquets d'eau, tombant à bord, auraient pu le compromettre, si les panneaux n'avaient pas résisté. Pencroff, en habile marin, para à tout événement. Certes ! Il avait une confiance extrême dans son embarcation, mais il n'en attendit pas moins le jour avec une certaine anxiété.

Pendant cette nuit, Cyrus Smith et Gédéon Spilett n'eurent pas l'occasion de causer ensemble, et cependant la phrase prononcée à l'oreille du reporter par l'ingénieur valait bien que l'on discutât encore une fois cette mystérieuse influence qui semblait régner sur l'île Lincoln. Gédéon Spilett ne cessa de songer à ce nouvel et inexplicable incident, à cette apparition d'un feu sur la côte de l'île. Ce feu, il l'avait bien réellement vu ! Ses compagnons, Harbert et Pencroff, l'avaient vu comme lui ! Ce feu leur avait servi à reconnaître la situation de l'île pendant cette nuit sombre, et ils ne pouvaient douter que ce ne fût la main de l'ingénieur qui l'eût allumé, et voilà que Cyrus Smith déclarait formellement qu'il n'avait rien fait de tel !

Gédéon Spilett se promit de revenir sur cet incident, dès que le Bonadventure serait de retour, et de pousser Cyrus Smith à mettre ses compagnons au courant de ces faits étranges. Peut-être se déciderait-on alors à faire, en commun, une investigation complète de toutes les parties de l'île Lincoln.

Quoi qu'il en soit, ce soir-là aucun feu ne s'alluma sur ces rivages, inconnus encore, qui formaient l'entrée du golfe, et la petite embarcation continua de se tenir au large pendant toute la nuit.

Quand les premières lueurs de l'aube se dessinèrent sur l'horizon de l'est, le vent, qui avait légèrement calmi, tourna de deux quarts et permit à Pencroff d'embouquer plus facilement l'étroite entrée du golfe. Vers sept heures du matin, le Bonadventure, après avoir laissé porter sur le cap Mandibule-Nord, entrait prudemment dans la passe et se hasardait sur ces eaux, enfermées dans le plus étrange cadre de laves.

« Voilà, dit Pencroff, un bout de mer qui ferait une rade admirable, où des flottes pourraient évoluer à leur aise !

— Ce qui est surtout curieux, fit observer Cyrus Smith, c'est que ce golfe a été formé par deux coulées de laves, vomies par le volcan, qui se sont accumulées par des éruptions successives. Il en résulte donc que ce golfe est abrité complètement sur tous les côtés, et il est à croire que, même par les plus mauvais vents, la mer y est calme comme un lac.


— Sans doute, reprit le marin, puisque le vent, pour y pénétrer, n'a que cet étroit goulet creusé entre les deux caps, et encore le cap du nord couvre-t-il celui du sud, de manière à rendre très-difficile l'entrée des rafales. En vérité, notre Bonadventure pourrait y demeurer d'un bout de l'année à l'autre sans même se raidir sur ses ancres !

— C'est un peu grand pour lui ! Fit observer le reporter.

— Eh ! monsieur Spilett, répondit le marin, je conviens que c'est trop grand pour le Bonadventure, mais si les flottes de l'union ont besoin d'un abri sûr dans le Pacifique, je crois qu'elles ne trouveront jamais mieux que cette rade !


— Nous sommes dans la gueule du Requin, fit alors observer Nab, en faisant allusion à la forme du golfe.

— En pleine gueule, mon brave Nab ! répondit Harbert, mais vous n'avez pas peur qu'elle se referme sur nous, n'est-ce pas ?

— Non, monsieur Harbert, répondit Nab, et pourtant ce golfe-là ne me plaît pas beaucoup ! Il a une physionomie méchante !

— Bon ! s'écria Pencroff, voilà Nab qui déprécie mon golfe, au moment où je médite d'en faire hommage à l'Amérique !

— Mais, au moins, les eaux sont-elles profondes ? demanda l'ingénieur, car ce qui suffit à la quille du Bonadventure ne suffirait pas à celle de nos vaisseaux cuirassés.

— Facile à vérifier, » répondit Pencroff.

Et le marin envoya par le fond une longue corde qui lui servait de ligne de sonde, et à laquelle était attaché un bloc de fer. Cette ligne mesurait environ cinquante brasses, et elle se déroula jusqu'au bout sans heurter le sol.

« Allons, fit Pencroff, nos vaisseaux peuvent venir ici ! Ils n'échoueront pas !

— En effet, dit Cyrus Smith, c'est un véritable abîme que ce golfe ; mais, en tenant compte de l'origine plutonienne de l'île, il n'est pas étonnant que le fond de la mer offre de pareilles dépressions.

— On dirait aussi, fit observer Harbert, que ces murailles ont été coupées à pic, et je crois bien qu'à leur pied, même avec une sonde cinq ou six fois plus longue, Pencroff ne trouverait pas de fond.

— Tout cela est bien, dit alors le reporter, mais je ferai remarquer à Pencroff qu'il manque une chose importante à sa rade !

— Et laquelle, monsieur Spilett ?

— Une coupée, une tranchée quelconque, qui donne accès à l'intérieur de l'île. Je ne vois pas un point sur lequel on puisse prendre pied ! »

Et, en effet, les hautes laves, très-accores, n'offraient pas sur tout le périmètre du golfe un seul endroit propice à un débarquement. C'était une infranchissable courtine, qui rappelait, mais avec plus d'aridité encore, les fiords de la Norwége. Le Bonadventure, rasant ces hautes murailles à les toucher, ne trouva pas même une saillie qui pût permettre aux passagers de quitter le bord.

Pencroff se consola en disant que, la mine aidant, on saurait bien éventrer cette muraille, lorsque cela serait nécessaire, et puisque, décidément, il n'y avait rien à faire dans ce golfe, il dirigea son embarcation vers le goulet et en sortit vers deux heures du soir.


« Ouf ! » fit Nab, en poussant un soupir de satisfaction.

On eût vraiment dit que le brave nègre ne se sentait pas à l'aise dans cette énorme mâchoire !

Du cap Mandibule à l'embouchure de la Mercy, on ne comptait guère qu'une huitaine de milles. Le cap fut donc mis sur Granite-house, et le Bonadventure, avec du largue dans ses voiles, prolongea la côte à un mille de distance. Aux énormes roches laviques succédèrent bientôt ces dunes capricieuses, entre lesquelles l'ingénieur avait été si singulièrement retrouvé, et que les oiseaux de mer fréquentaient par centaines.

Vers quatre heures, Pencroff, laissant sur sa gauche la pointe de l'îlot, entrait dans le canal qui le séparait de la côte, et, à cinq heures, l'ancre du Bonadventure mordait le fond de sable à l'embouchure de la Mercy.

Il y avait trois jours que les colons avaient quitté leur demeure. Ayrton les attendait sur la grève, et maître Jup vint joyeusement au-devant d'eux, en faisant entendre de bons grognements de satisfaction.

L'entière exploration des côtes de l'île était donc faite, et nulle trace suspecte n'avait été observée. Si quelque être mystérieux y résidait, ce ne pouvait être que sous le couvert des bois impénétrables de la presqu'île Serpentine, là où les colons n'avaient encore porté leurs investigations.

Gédéon Spilett s'entretint de ces choses avec l'ingénieur, et il fut convenu qu'ils attireraient l'attention de leurs compagnons sur le caractère étrange de certains incidents qui s'étaient produits dans l'île, et dont le dernier était l'un des plus inexplicables.

Aussi Cyrus Smith, revenant sur ce fait d'un feu allumé par une main inconnue sur le littoral, ne put s'empêcher de redire une vingtième fois au reporter :

« Mais êtes-vous sûr d'avoir bien vu ? N'était-ce pas une éruption partielle du volcan, un météore quelconque ?

— Non, Cyrus, répondit le reporter, c'était certainement un feu allumé de main d'homme. Du reste, interrogez Pencroff et Harbert. Ils ont vu comme j'ai vu moi-même, et ils confirmeront mes paroles. »

Il s'ensuivit donc que, quelques jours après, le 25 avril, pendant la soirée, au moment où tous les colons étaient réunis sur le plateau de Grande-Vue, Cyrus Smith prit la parole en disant :

« Mes amis, je crois devoir appeler votre attention sur certains faits qui se sont passés dans l'île, et au sujet desquels je serais bien aise d'avoir votre avis. Ces faits sont pour ainsi dire surnaturels…


— Surnaturels ! s'écria le marin en lançant une bouffée de tabac. Se pourrait-il que notre île fût surnaturelle ?

— Non, Pencroff, mais mystérieuse, à coup sûr, répondit l'ingénieur, à moins que vous ne puissiez nous expliquer ce que, Spilett et moi, nous n'avons pu comprendre jusqu'ici.

— Parlez, monsieur Cyrus, répondit le marin.

— Eh bien ! avez-vous compris, dit alors l'ingénieur, comment il a pu se faire qu'après être tombé à la mer, j'aie été retrouvé à un quart de mille à l'intérieur de l'île, et cela sans que j'aie eu conscience de ce déplacement ?

— À moins que, étant évanoui… dit Pencroff.

— Ce n'est pas admissible, répondit l'ingénieur. Mais passons. Avez-vous compris comment Top a pu découvrir votre retraite, à cinq milles de la grotte où j'étais couché ?

— L'instinct du chien… répondit Harbert.

— Singulier instinct ! Fit observer le reporter, puisque, malgré la pluie et le vent qui faisaient rage pendant cette nuit, Top arriva aux Cheminées sec et sans une tache de boue !

— Passons, reprit l'ingénieur. Avez-vous compris comment notre chien fut si étrangement rejeté hors des eaux du lac, après sa lutte avec le dugong ?

— Non ! pas trop, je l'avoue, répondit Pencroff, et la blessure que le dugong avait au flanc, blessure qui semblait avoir été faite par un instrument tranchant, ne se comprend pas davantage.

— Passons encore, reprit Cyrus Smith. Avez-vous compris, mes amis, comment ce grain de plomb s'est trouvé dans le corps du jeune pécari, comment cette caisse s'est si heureusement échouée, sans qu'il y ait eu trace de naufrage, comment cette bouteille renfermant le document s'est offerte si à propos, lors de notre première excursion en mer, comment notre canot, ayant rompu son amarre, est venu par le courant de la Mercy nous rejoindre précisément au moment où nous en avions besoin, comment, après l'invasion des singes, l'échelle a été si opportunément renvoyée des hauteurs de Granite-house, comment, enfin, le document qu'Ayrton prétend n'avoir jamais écrit est tombé entre nos mains ? »

Cyrus Smith venait d'énumérer, sans en oublier un seul, les faits étranges qui s'étaient accomplis dans l'île. Harbert, Pencroff et Nab se regardèrent, ne sachant que répondre, car la succession de ces incidents, ainsi groupés pour la première fois, ne laissa pas de les surprendre au plus haut point.

« Sur ma foi, dit enfin Pencroff, vous avez raison, monsieur Cyrus, et il est difficile d'expliquer ces choses-là !


— Eh bien, mes amis, reprit l'ingénieur, un dernier fait est venu s'ajouter à ceux-là, et il est non moins incompréhensible que les autres !

— Lequel, monsieur Cyrus ? demanda vivement Harbert.

— Quand vous êtes revenu de l'île Tabor, Pencroff, reprit l'ingénieur, vous dites qu'un feu vous est apparu sur l'île Lincoln ?

— Certainement, répondit le marin.

— Et vous êtes bien certain de l'avoir vu, ce feu ?

— Comme je vous vois.

— Toi aussi, Harbert ?

— Ah ! monsieur Cyrus, s'écria Harbert, ce feu brillait comme une étoile de première grandeur !

— Mais n'était-ce point une étoile ? demanda l'ingénieur en insistant.

— Non, répondit Pencroff, car le ciel était couvert de gros nuages, et une étoile, en tout cas, n'aurait pas été si basse sur l'horizon. Mais M. Spilett l'a vu comme nous, et il peut confirmer nos paroles !

— J'ajouterai, dit le reporter, que ce feu était très-vif et qu'il projetait comme une nappe électrique.

— Oui ! oui ! parfaitement… répondit Harbert, et il était certainement placé sur les hauteurs de Granite-house.

— Eh bien, mes amis, répondit Cyrus Smith, pendant cette nuit du 19 au 20 octobre, ni Nab, ni moi, nous n'avons allumé un feu sur la côte.

— Vous n'avez pas ?… s'écria Pencroff, au comble de l'étonnement, et qui ne put même achever sa phrase.

— Nous n'avons pas quitté Granite-house, répondit Cyrus Smith, et si un feu a paru sur la côte, c'est une autre main que la nôtre qui l'a allumé ! »

Pencroff, Harbert et Nab étaient stupéfaits. Il n'y avait pas eu d'illusion possible, et un feu avait bien réellement frappé leurs yeux pendant cette nuit du 19 au 20 octobre !

Oui ! ils durent en convenir, un mystère existait ! Une influence inexplicable, évidemment favorable aux colons, mais fort irritante pour leur curiosité, se faisait sentir et comme à point nommé sur l'île Lincoln. Y avait-il donc quelque être caché dans ses plus profondes retraites ? C'est ce qu'il faudrait savoir à tout prix !

Cyrus Smith rappela également à ses compagnons la singulière attitude de Top et de Jup, quand ils rôdaient à l'orifice du puits qui mettait Granite-house en communication avec la mer, et il leur dit qu'il avait exploré ce puits sans y découvrir rien de suspect. Enfin, la conclusion de cette conversation fut une détermination prise par tous les membres de la colonie de fouiller entièrement l'île, dès que la belle saison serait revenue.

Mais depuis ce jour, Pencroff parut être soucieux. Cette île dont il faisait sa propriété personnelle, il lui sembla qu'elle ne lui appartenait plus tout entière et qu'il la partageait avec un autre maître, auquel, bon gré, mal gré, il se sentait soumis. Nab et lui causaient souvent de ces inexplicables choses, et tous deux, très-portés au merveilleux par leur nature même, n'étaient pas éloignés de croire que l'île Lincoln fût subordonnée à quelque puissance surnaturelle.

Cependant les mauvais jours étaient venus avec le mois de mai, — novembre des zones boréales. L'hiver semblait devoir être rude et précoce. Aussi les travaux d'hivernage furent-ils entrepris sans retard.

Du reste, les colons étaient bien préparés à recevoir cet hiver, si dur qu'il dût être. Les vêtements de feutre ne manquaient pas, et les mouflons, nombreux alors, avaient abondamment fourni la laine nécessaire à la fabrication de cette chaude étoffe.

Il va sans dire qu'Ayrton avait été pourvu de ces confortables vêtements. Cyrus Smith lui offrit de venir passer la mauvaise saison à Granite-house, où il serait mieux logé qu'au corral, et Ayrton promit de le faire, dès que les derniers travaux du corral seraient terminés. Ce qu'il fit vers la mi-avril. Depuis ce temps-là, Ayrton partagea la vie commune et se rendit utile en toute occasion ; mais, toujours humble et triste, il ne prenait jamais part aux plaisirs de ses compagnons !

Pendant la plus grande partie de ce troisième hiver que les colons passaient à l'île Lincoln, ils demeurèrent confinés dans Granite-house. Il y eut de très-grandes tempêtes et des bourrasques terribles, qui semblaient ébranler les roches jusque sur leur base. D'immenses raz de marée menacèrent de couvrir l'île en grand, et, certainement, tout navire mouillé sur les atterrages s'y fût perdu corps et biens. Deux fois, pendant une de ces tourmentes, la Mercy grossit au point de donner lieu de craindre que le pont et les ponceaux ne fussent emportés, et il fallut même consolider ceux de la grève, qui disparaissaient sous les couches d'eau, quand la mer battait le littoral.

On pense bien que de tels coups de vent, comparables à des trombes, où se mélangeaient la pluie et la neige, causèrent des dégâts sur le plateau de Grande-Vue. Le moulin et la basse-cour eurent particulièrement à souffrir. Les colons durent souvent y faire des réparations urgentes, sans quoi l'existence des volatiles eût été sérieusement menacée.


Par ces grands mauvais temps, quelques couples de jaguars et des bandes de quadrumanes s'aventuraient jusqu'à la lisière du plateau, et il était toujours à craindre que les plus souples et les plus audacieux, poussés par la faim, ne parvinssent à franchir le ruisseau, qui, d'ailleurs, lorsqu'il était gelé, leur offrait un passage facile. Plantations et animaux domestiques eussent été infailliblement détruits alors sans une surveillance continuelle, et souvent il fallut faire le coup de feu pour tenir à respectueuse distance ces dangereux visiteurs. Aussi la besogne ne manqua-t-elle pas aux hiverneurs, car, sans compter les soins du dehors, il y avait toujours mille travaux d'aménagement à Granite-house.

Il y eut aussi quelques belles chasses, qui furent faites par les grands froids dans les vastes marais des tadornes. Gédéon Spilett et Harbert, aidés de Jup et de Top, ne perdaient pas un coup au milieu de ces myriades de canards, de bécassines, de sarcelles, de pilets et de vanneaux. L'accès de ce giboyeux territoire était facile, d'ailleurs, soit que l'on s'y rendît par la route du port Ballon, après avoir passé le pont de la Mercy, soit en tournant les roches de la pointe de l'Épave, et les chasseurs ne s'éloignaient jamais de Granite-house au delà de deux ou trois milles.

Ainsi se passèrent les quatre mois d'hiver, qui furent réellement rigoureux, c'est-à-dire juin, juillet, août et septembre. Mais, en somme, Granite-house ne souffrit pas trop des inclémences du temps, et il en fut de même au corral, qui, moins exposé que le plateau et couvert en grande partie par le mont Franklin, ne recevait que les restes des coups de vent déjà brisés par les forêts et les hautes roches du littoral. Les dégâts y furent donc peu importants, et la main active et habile d'Ayrton suffit à les réparer promptement, quand, dans la seconde quinzaine d'octobre, il retourna passer quelques jours au corral.

Pendant cet hiver, il ne se produisit aucun nouvel incident inexplicable. Rien d'étrange n'arriva, bien que Pencroff et Nab fussent à l'affût des faits les plus insignifiants qu'ils eussent pu rattacher à une cause mystérieuse. Top et Jup eux-mêmes ne rôdaient plus autour du puits et ne donnaient aucun signe d'inquiétude. Il semblait donc que la série des incidents surnaturels fût interrompue, bien qu'on en causât souvent pendant les veillées de Granite-house, et qu'il demeurât bien convenu que l'île serait fouillée jusque dans ses parties les plus difficiles à explorer. Mais un événement de la plus haute gravité, et dont les conséquences pouvaient être funestes, vint momentanément détourner de leurs projets Cyrus Smith et ses compagnons.

On était au mois d'octobre. La belle saison revenait à grands pas. La nature se renouvelait sous les rayons du soleil, et, au milieu du feuillage persistant des conifères qui formaient la lisière du bois, apparaissait déjà le feuillage nouveau des micocouliers, des banksias et des deodars.

On se rappelle que Gédéon Spilett et Harbert avaient pris, à plusieurs reprises, des vues photographiques de l'île Lincoln.

Or, le 17 de ce mois d'octobre, vers trois heures du soir, Harbert, séduit par la pureté du ciel, eut la pensée de reproduire toute la baie de l'union qui faisait face au plateau de Grande-Vue, depuis le cap Mandibule jusqu'au cap Griffe.

L'horizon était admirablement dessiné, et la mer, ondulant sous une brise molle, présentait à son arrière-plan l'immobilité des eaux d'un lac, piquetées çà et là de paillons lumineux.

L'objectif avait été placé à l'une des fenêtres de la grande salle de Granite-house, et par conséquent, il dominait la grève et la baie. Harbert procéda comme il avait l'habitude de le faire, et, le cliché obtenu, il alla le fixer au moyen des substances qui étaient déposées dans un réduit obscur de Granite-house.

Revenu en pleine lumière, en l'examinant bien, Harbert aperçut sur son cliché un petit point presque imperceptible qui tachait l'horizon de mer. Il essaya de le faire disparaître par un lavage réitéré, mais il ne put y parvenir.

« C'est un défaut qui se trouve dans le verre, » pensa-t-il.

Et alors il eut la curiosité d'examiner ce défaut avec une forte lentille qu'il dévissa de l'une des lunettes.

Mais, à peine eut-il regardé, qu'il poussa un cri et que le cliché faillit lui échapper des mains.

Courant aussitôt à la chambre où se tenait Cyrus Smith, il tendit le cliché et la lentille à l'ingénieur, en lui indiquant la petite tache.

Cyrus Smith examina ce point ; puis, saisissant sa longue-vue, il se précipita vers la fenêtre.

La longue-vue, après avoir parcouru lentement l'horizon, s'arrêta enfin sur le point suspect, et Cyrus Smith, l'abaissant, ne prononça que ce mot : « Navire ! »

Et, en effet, un navire était en vue de l'île Lincoln !

Source: Wikisource

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