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A LA BELLE ETOILE-UNE PASSIONNETTE-HEBOUTIOUX-A LA PIPEE

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Image d_après une toile de Léon Lhermitte: la soupe du vieux faucheur: wikipédia

Musique : Etude N°5 de Claude Debussy 




Texte ou Biographie de l'auteur

À la belle étoile Tout à coup des voix chantèrent : une voix aiguë et une voix basse. C'était un chant indistinct, coupé, haché menu comme le chant d'un ivrogne. Deux hommes parurent à l'une des extrémités du petit pont. L'un d'eux, le moins ivre, débraillé, la blouse rabattue sur les épaules et laissant voir sa chemise de toile, soutenait l'autre et se roidissait pour éviter une chute commune. Ils s'arrêtèrent sur le pont, à regarder d'un oeil trouble l'eau qui leur envoyait en plein visage ses bouffées fraîches, et de nouveau leurs voix s'élevèrent avec un bruit de ferraille remuée. Ils riaient à la rivière si douce qui les caressait, bonnement, de ses souffles humides. Mais vrai, elle venait bien tard : le vin était tout bu. Derrière eux le soleil tombait, un soleil d'un rouge terne, dont les rayons se brisaient en gerbe sur un nuage pendu à l'horizon comme un haillon éclatant. La lumière s'amollissait, et, tamisée par les feuilles et les branches déchiquetées, ne jonchait plus le sol que de vagues fleurs de clair et d'ombre. Les arbres se revêtaient déjà de formes nocturnes, dont la plus simple était celle d'un oiseau énorme balançant ses larges ailes sans jamais se décider à prendre son vol. Dans la solitude, les plus petits détails prenaient de l'importance. Après un long moment de lourdeur, où une petite fleur eût paru pesante, il s'était fait une subite animation comme au coucher d'un roi. Les oiseaux rentraient, comme des fusées, dépareillés, s'appelaient par des cris divers et prenaient sur une branche, sous une feuille, des poses commodes pour la nuit, avec des chants vifs et des roucoulements sourds. Dans l'air moite, empli de morbidesse, de soudaines et fortes haleines passaient comme si le vent eût donné une fois pour toutes tout ce qui lui restait de souffle. L'eau s'illuminait de feux intérieurs. Un monde de nuit s'y éveillait, et les deux ivrognes, pris d'une émotion niaise, regardaient s'étendre comme des robes de fantômes, les brumes blanches épandues, vapeurs d'une immense étuve. Ce soir-là, le curé du village, rasé de frais, nu-tête, chauve et ventru, sous une ombrelle blanche bordée de bleu, avait sonné à la porte du château, dans la certitude, que n'avaient jusque-là jamais trompée ces dames, d'y rester à dîner, La servante qui lui ouvrit lui jeta en pleine face : « Cette fois, elles n'y sont pas, monsieur le curé. » Le curé flaira une plaisanterie. « Point, dit-il vivement, je ne le crois pas. -Croyez-le », dit la servante. Il demeura atterré, fixa sur son nez ses lunettes fumées, regarda la servante, lui vit un sourire malin, ne dit rien et partit. Où allait-il dîner maintenant ? Ce n'était pas son jour au moulin : ce n'était son jour nulle part. Il marchait sur la route, absorbé, sans répondre aux saluts, laissant pendre son ombrelle ouverte, à fond jaune, qui lui tapait sur les jambes, vraiment frappé de stupeur en face de cette chose inattendue. Il ne se demandait pas où pouvaient bien être ces dames. Cela seulement occupait fixement son esprit : « Un dîner perdu ! pas de dîner ce soir ! » Il alla longtemps, la tête basse, et quand il leva les yeux, il se vit au milieu de deux rangées d'arbres si grands qu'ils lui cachaient le soleil et formaient au-dessus de sa tête comme un dôme vert, çà et là, percé à jour. La fatale nouvelle l'avait entraîné par trop loin : puisqu'il ne devait pas dîner, mieux valait aller se coucher et dormir. Il voulut revenir sur ses pas ; mais au lieu d'un demi-tour, il fit un tour entier, d'une manière vive et pressée : Son ennemi mortel le suivait à quelque distance. Affolé, il marcha à grandes enjambées. Mais l'autre gagnait visiblement sur lui. Moitié paysan, moitié bourgeois, il avait une blouse, un visage anguleux, un petit chapeau à bords courts, presque une casquette, et à la main, un bâton noueux dont l'un des bouts était traversé par un cordon de cuir. Il se hâtait et donnait à son bâton un mouvement de virevolte rapide. Il mit sa large main sur l'épaule du curé. « Où donc que vous allez comme ça, monsieur le curé ? -Monsieur Moru, je vais chercher à dîner, dit le curé d'une voix morte. -Ah ! elle est bonne ; mais c'est pas de ce côté-là. Vous vous êtes trompé de route, ben sûr. V'là ce que c'est que d'avoir le nez sur son bréviaire. C'est votre jour au château, ce soir, c'est-il pas vrai ? -C'est vrai », dit le curé qui se crut quitte et voulut lui tourner le dos. Moru lui serra l'épaule. « Eh ben, eh ben, c'est comme ça qu'on quitte les amis ? -Mon ami, dit le curé d'une voix moins molle, il se fait tard. » Et il fit un mouvement en arrière. Mais la main serra davantage, et la figure de Moru, jusque-là patelin, devint furieuse. « Ah ! tu crois, bedon, que j'vas te lâcher, maintenant que j'te tiens ! Dieu de Dieu, j'voudrais ben que ma fille fût là. » Le curé comprenait depuis longtemps. La fille du père Moru était, comme son père, entre deux classes, moitié bourgeoise, moitié paysanne. Moru l'avait, toute jeune, retirée du couvent pour la mettre dans une pension libre, et le dimanche qui suivit son départ, le curé, tout nouvellement arrivé au village, ignorant les colères du père Moru, tonna en pleine chaire contre la fille et le père, « ces gens frappés d'immodestie », cria-t-il. « Ah ! j'te tiens donc. Dieu me pardonne. Y avait longtemps que j'l'attendais celle-là ! » Le curé regarda machinalement le bâton noueux. Mais, soudain, la face bouleversée du père Moru s'adoucit, et il se mit à rire. « J'vous ai fait peur, hein, pas vrai, monsieur le curé ? Eh ben, tenez, j'suis pas si méchant que vous, car c'est pas pour dire, mais c'est pas bien, ce que vous avez fait là. Mais faut pas rendre le mal pour le mal. Les dames du château ne sont point chez elles ; vous l'savez ben et moi aussi. Venez dîner avec moi et n'en parlons plus ; ça y est-il ? » Le curé, stupéfait, n'en revenait pas de tous ces événements divers. Il balbutia, hocha la tête, soupçonneux, ne pouvant croire que les choses prenaient une telle tournure, dit oui, dit non, puis, autant par crainte que par envie, accepta. Le père Moru dit : « C'est en ville que je vous emmène ; nous sommes plus près de la paroisse de votre confrère de G*** que de la vôtre. Allons à son auberge ; nous reviendrons par les prés. » Et ils partirent au pas, le père Moru parlant de ses affaires qui allaient bien et le curé rasséréné et reprenant d'autant mieux son courage et son humeur bénigne que la faim grandissait et que l'auberge approchait. Quand ils furent arrivés, le père Moru commanda du simple, mais du bon, et il parla à l'oreille de l'aubergiste qui ouvrit grandement la bouche et les yeux et sourit d'intelligence. Le père Moru était d'une brave gaieté, et le curé, encore un peu défiant, s'y mettait tout de même. « Moi, voyez-vous, disait le père Moru, quand j'en veux, j'en veux ; mais quand c'est fini, c'est fini ; plus de bouderie ; tope-là et allons-y ! et il secouait les mains du curé. -Ça, c'est bien », dit simplement le curé. Et il se sentait tout à fait rassuré, le nez chatouillé par d'agréables odeurs. On mangea comme des affamés. Ils se gonflèrent à se déboutonner. Le père Moru assaisonnait le tout d'histoires salées et le curé se renversait sur sa chaise en arrière, en fermant les paupières, suffocant, rouge, gavé, vidant à larges traits son verre qu'il trouvait toujours plein, au milieu des rires de l'aubergiste et du garçon et des gloussements des poules de la basse-cour qui se promenaient sans gêne jusque sous la table. « Voyez-vous ce vieux soufflé qui a braillé contre moi ! » Et le curé riait plus fort, se trouvait mal, avouait qu'on était bête par moments, et qu'au bout du compte, tout le monde était libre. Aux liqueurs, on se tutoya. Au tabac, ils s'embrassèrent. « Ça y est », dit tout à coup le père Moru, qui voyait les yeux du curé pleurer de petites larmes hésitantes. Avec de longs efforts il se leva et le fit lever. « Va donc, tonneau ! » dit-il, en le poussant dehors par les deux épaules. Le curé s'appuyait au mur, disant : « Mon ami, c'est trop, je crois que c'est trop, vois-tu ; assez pour une fois, mon ami. » Moru lui passa son bras sous le sien, moins pour l'aider que pour se soutenir, et ils s'entraînèrent, mouillés et chancelants. Moru criait : « Hue ! hue donc, Benoît. » Le curé répétait : « Mon ami, c'est trop, nous nous dégradons comme des gens de peu. Que diront... que dira... mon ami... mon... a...mi... » Ils étaient tous les deux au milieu du petit pont, appuyés sur la barre de bois transversale qu'on y avait attachée avec de l'osier pour les piétons, heureux et partageant leur bonheur en frères. « On n'est pas trop mal, disait Moru. -Certes, Moru, je n'en pouvais plus de chaleur », disait le curé. Soudain, trop saisi par le froid, il tomba comme un paquet mou ; Moru eut à peine le temps de l'empêcher de couler à l'eau, en se retenant à la barre de bois. Il le regarda, hébété, un peu dégrisé, ne sachant que faire, embarrassé de cette masse qu'il faudrait porter tout entière maintenant. « Eh ! Benoît, réveille-té donc. V'là que tu dors, à c't'heure. » Benoît ne bougeait pas et ne répondait que par un petit hoquet, réjoui d'être couché au frais. Moru, indécis, se grattait les cheveux, trouvait qu'après tout on était bien là, étendu, disposé à en faire autant ; puis il roulait ses yeux autour de lui. La rivière, d'abord étroite, rapide, se brisait contre les pelles du pont fragile et tremblant, tombait en une cascatelle, rejaillissait sur un lit de bois et se mêlait à l'eau presque dormante d'un petit bassin dont elle sortait en une queue démesurée. Autour du bassin, des saules baignaient leurs bras minuscules. Au pied du pont, tirant faiblement sur sa chaîne simplement bouclée, dans un tournant, un petit bachot dansait mollement et plongeait avec un mouvement de va et vient. Moru le regarda longuement en se dandinant, étonné de le voir là, tout seul, comme une carcasse de gros poisson émergée. Puis une idée lui vint, une bizarre idée d'ivrogne qui a gardé juste assez de lucidité pour une farce. Il se baissa vers Benoît et cria : « Benoît ! » Benoît dormait, allongé, les mains jointes sur le ventre, la bouche ouverte, la face illuminée de rêves béats. Moru le prit par les deux pieds et le fit glisser le plus délicatement possible sur l'espèce de terrasse en pierres brutes et moussues qui servait de soubassement au pont. Puis il alla au bachot, le détacha et l'amena près de Benoît. Il le vida du peu d'eau de pluie qu'il contenait et abaissant jusqu'à lui les branches d'arbres qui pendaient sur sa tête, il en arracha des feuilles, le plus de feuilles qu'il put, et les étendit avec soin au fond du bachot en une couche moelleuse. Il riait en dedans, d'un rire silencieux, se disant parfois : « Mâtin qu'il sera bien là ! mâtin de veinard ! » Quand le bachot fut assez ouaté, il revint à Benoît et se mit à le déshabiller. Benoît ronflait et Moru qui se dégrisait de plus en plus à l'air vif, bien sûr que l'ami ne se réveillerait pas, chanta, histoire de l'accompagner, un chant bas, monotone et lent, mêlé aux bruits de l'air comme si tout se fût uni pour endormir l'ivrogne, un vrai chant d'Indienne qui berce son petit. Il plia avec soin la soutane, le pantalon qu'il enleva sans trop de peine. Ce fut plus difficile pour la chemise. Benoît parut de temps en temps secoué d'un petit frisson. Il murmura même : « Vieille chérie, tu me fais des chatouilles ! » Mais Moru, subitement ému par le silence, par la sollicitude qu'il mettait à dévêtir le curé, par l'air langoureux qu'il chantait, l'embrassa comme un enfant, tendrement, les lèvres longuement collées sur le front, sur la bouche, le dorlota et l'amollit de caresses comme pour l'envelopper d'un sommeil profond. Quand il l'eut mis à nu, il le porta au fond du bachot, le couvrit d'herbe fine, jusqu'au cou, comme d'un drap vert, puis, gardant avec lui les habits, il poussa du pied le bachot qui s'en alla à la dérive. Alors, il réveilla tous les échos de son rire, d'un rire large, cette fois, qui l'agitait dans tous ses membres et le faisait danser comme une pile. Le bachot, hésitant, tourna sur lui-même, entra dans un tourbillon qu'il coupa et se laissa prendre par le courant comme par un bras flexible. Moru le suivait, frappant des mains et du pied. « Où diable irait-il ? -Quelle farce ! tu ne t'en vanteras pas de celle-là ! hein ! » Il lui cria : « Bon voyage. » Il lui hurla : « Bonne nuit ; tu leur-z-y diras bien des choses. » Puis, il jeta sur son épaule les vêtements du curé Benoît, roulés en ballot au bout de l'ombrelle blanche et il s'en alla à travers la campagne, sous les grands arbres, riant et chantant d'une voix forte. Le bachot, loin des deux rives, descendait sans bruit, frêle, avec de légères oscillations. Il suivait le fil de la rivière, sur les herbes d'eau douce qui pliaient, pareilles à des chevelures de noyés, comme on se courbe au passage d'une reine ou d'un convoi, et la lune levée haute dans le ciel, au milieu d'un cortège d'étoiles, le baignait d'une lumière blonde et le regardait glisser d'un air pâle. Une passionnette Tous les rires, tous les cris tombèrent d'un coup, et les gens de la noce prirent des maintiens étudiés comme des paysans fraîchement descendus d'un tableau de Lherrnitte. Mme la comtesse venait d'entrer ; elle avait une toilette habilement composée, assez riche pour honorer, assez simple pour ne pas effaroucher, et dans sa taille, dans son regard, encore un peu de noblesse, mais si peu, que vraiment ces braves gens ne s'en offenseraient pas. Elle s'avança dans la salle chaude d'émanations. Elle tenait par la main une petite fille qui ouvrait de grands yeux sans timidité. Les paysans s'étaient levés. Le marié accourut ; d'un revers de main, il s'essuya la bouche et fit un compliment flatteur, mais point servile. Il présenta sa femme, une grosse veuve gênée dans son corsage. Son fils, petit garçon tout rouge et tout rond, se collait à elle, les yeux fixés sur la petite fille. « Jac a douze ans », dit-elle. Mme la comtesse dit : « C'est comme Marthe. » Le marié fut fier de la coïncidence. Il fit défiler tous ses parents, qu'il nommait en faisant sonner les prénoms plus fortement que les noms dont il n'était pas sûr. Chacun d'eux, à sa présentation, avait un hochement de tête embarrassé, ébauchait un sourire contraint. Ils reprenaient lentement leur aplomb, comme des mannequins ébranlés par des boules. Mme la comtesse trouvait pour tous une phrase mesurée. Le marié offrit quelque chose. Elle accepta une bouchée de brioche dans un rien de vin rouge. Elle suçait du bout des lèvres, en se cabrant, les doigts écartés, avec de délicates précautions. Les paysans la regardaient, silencieux, émerveillés, les coudes sur la table, les yeux humides, le visage coloré, vermeil. L'un d'eux, qui s'était oublié à parler bas, s'arrêta net, inquiet, comme s'il venait de faire un mauvais coup. Cependant Marthe observait Jac. Tout son petit corps avait un mouvement de recul. Jac s'approchait de plus en plus. Sa crainte se dissipait. Il la toucha du bout des doigts, légèrement, de peur de la faner, elle et sa robe rose. Il n'avait jamais vu de petite fille aussi raide et aussi bien mise, avec une telle blancheur et des cheveux bouclés de la sorte. Il tournait autour d'elle, muet, attentif, car, sans doute, elle allait parler. Marthe faisait retraite vers sa mère, grave, sans le quitter des yeux. Mme la comtesse avait posé son verre sur la table et effleuré ses lèvres du coin d'un mouchoir fin comme un flocon de neige. Dans l'air pesant et chargé, elle se sentait un peu mal à l'aise. Elle dit à Jac : « Veux-tu venir jouer au château ? » Jac ne répondit pas. Embrassé, choyé, dorloté, bourré tout le jour, ébloui par la vision de Marthe, il allait de merveilles en merveilles. Le bonheur devenait accablant. Mme la comtesse dit à la mère : « Je l'emmène. » La veuve répondit : « C'est bien de l'honneur à nous. » La comtesse se leva, salua tout le monde avec une grâce modérée, et sortit en disant : « Je veux être marraine. » La veuve pensa que le moment était venu de rougir et le marié de se redresser. Marthe, à gauche de Mme la comtesse, gardait une indifférence de bon goût, et Jac, à droite, une seule main dans la poche, se demandait comment il allait bien s'y prendre pour jouer avec cette singulière petite fille, qui s'obstinait à se taire. Derrière eux, dans la salle longue, aux coins emplis de meubles empilés, au-dessus de la table où les verres sonnaient, où les serviettes de toile s'agitaient, au-dessus des têtes en feu, secouées et somnolentes, de nouveau, vers le plafond, avec la fumée des pipes et les âcres odeurs, des voix montaient et de larges éclats de rire. Jac entra dans la grande allée du château avec recueillement. Des statues de pierre le regardaient passer, nues ou largement drapées, et se le montraient l'une à l'autre avec un doigt cassé. Sous l'immense voûte, le son de ses pas lui parut démesuré. Quand un valet rigide ouvrit les portes d'une salle, que les places et le parquet luisant multipliaient avec régularité, il eut une impression de froid. Vraiment, on ne devait pas crier ici comme ailleurs. On y courait autrement, avec le moins de bruit possible, et tout semblait mystérieux. « Vous pouvez jouer », dit Marthe. Et elle lui montra des jouets compliqués, finement peints, des jouets merveilleux, qui n'étaient pas cassés. « Et vous ? dit Jac. -Oh ! moi, je suis trop grande. C'était pour quand j'étais petite fille, il y a longtemps. » Elle disait cela sérieusement, le teint pâle, avec, dans tout son corps fluet, quelque chose de grêle et de souffrant. Jac avait bien envie de s'en aller. On lui apprit que désormais il resterait au château et qu'il serait le camarade de Marthe. On lui donna un costume de velours et une chambrette mignonnement arrangée, d'où il pouvait voir en se penchant le balcon de Marthe, et plus bas, presque au pied des tours, la rivière blanche couler dans les prés. Il eut la liberté d'aller partout, à condition de ne pas quitter Marthe. Il devint un petit esclave, soumis à toutes ses fantaisies de despote débile, d'abord avec ennui ; mais, par degrés, il se fit à la monotonie qu'on s'imposait, au silence peu troublé. Il finit par aimer, un peu par vanité, ce château solitaire qui l'effrayait. Le parc, surtout, l'éblouit. Il avait des gazons menus et moelleux pour ses repos ; il avait des allées réglées pour faciliter ses courses, des perspectives infinies pour les brouiller, et de grands lacs où des sapins se contemplaient éternellement. Ses impressions jeunes s'ouvraient comme des yeux pour tout voir, pour tout guetter. Il sentait en lui l'éveil d'une petite âme trop sensible. Quand, autrefois, sa mère passait avec lui près du château, le long du mur environnant, elle lui en parlait complaisamment, comme d'un monde merveilleux, qu'il s'efforçait de se figurer avec de riches images, en y mêlant volontiers des apparitions de fées puissantes et maternelles. Maintenant, il y vivait, à l'aise, sûr de n'en pas sortir, un peu vain, quand il traversait le village, côte à côte avec Marthe, propre comme une pièce neuve, droit, regardé, envié. Les jours de promenade étaient ses plus beaux jours, l'enivraient de petits triomphes, le haussaient au milieu d'un tas de petits bonshommes en mauvaise humeur. Il devait toutes ces joies à Marthe, et l'adorait. Mais Marthe avait pour toute chose et pour lui une indifférence d'enfant débile et maladive. Comme une châtelaine en miniature, héréditaire de goûts affinés et d'une morbidesse dolente, mince et blanche, elle avait une façon qui navrait Jac de n'y point prendre garde et de le tenir à distance. Petite fille silencieuse, elle revenait de loin, et elle en savait long. Jac en pleurait. Sa sensibilité s'aiguisait. Il devenait irritable, accessible aux impressions les plus fugitives. Un rien le froissait. Au moment où tous ses efforts d'enfant désireux de plaire allaient égayer Marthe, quand il se trouvait bien là, certain que les fleurs sentaient bon, que tout croissait, que tout chantait pour lui comme pour elle, quand il se croyait pour moitié dans ses joies, dans sa vie, entré plus avant dans son affection, tout près d'une intimité de petit frère d'élection, avec le regard qu'on a pour un joujou de passage, avec un mot blessant, une comparaison moqueuse, une attitude hautaine, Marthe le rejetait loin d'elle, nonchalante souveraine en robe courte. C'étaient là pour Jac des chutes où il se faisait mal. Il se relevait les yeux remplis de pleurs, sans se plaindre, et suivant à travers ses larmes comme une part volée qu'on ne lui rendrait pas. Et d'autant moins que Marthe, chétive et languissante, peut-être amusée à la torture d'un être plus fort qu'elle, ménageait ses boutades et ses saillies d'humeur, Jac multipliait autour d'elle ses soins étudiés, resserrait ses prévenances, l'entourait d'attentions où il mettait sans compter tout ce qu'il avait de délicatesse et d'envie d'être un peu plus aimé. Marthe, par oubli, se laissait envelopper de ce culte enfantin. Puis le dédain perçait, et elle avait le caprice de casser le feuillage épais d'où coulait sur elle la fraîcheur et l'ombre pour voir un peu plus loin. La comtesse, nostalgique et ennuyée, ne s'apercevait pas de ces choses frivoles. Jac souffrait ; elle ne vit rien. Un matin, brusquement, Marthe joyeuse dit à Jac que le château était vendu, qu'elle allait partir vers un pays plus ensoleillé, et qu'ils allaient se quitter. Il entendit sans bien comprendre, bouleversé. « Ah ! vous partez. -Oui, dit-elle, nullement émue, prête à railler Jac pour sa figure, qu'elle trouvait drôle. -C'est pour longtemps ? -Certainement, puisque le château est vendu. Maman dit que nous ne reviendrons jamais. Ta mère va venir te reprendre tout à fait. » Il n'avait plus rien à entendre. C'était fini. Il ne pouvait pas se dire que cela s'arrangerait, qu'il y avait peut-être un moyen. Cette petite grande personne lui avait appris son départ certain, tranquillement, comme une nouvelle simple. C'était bien pour jamais. Il retournait ce mot avec entêtement pour y trouver une échappée, une issue, pour en sortir. Il s'en alla, tout pâle. Tout ce qu'un enfant peut avoir de révolte se soulevait en lui. Il sortit du château, descendit le village, inconscient. Sa mère habitait tout au bas. Il s'arrêta devant la porte et la trouva fermée. Sa mère n'y était pas. C'était une de ces vieilles maisons comme on en voit encore, bâties comme à coups de hache, avec de grandes portes lourdes de clous, des fenêtres à barreaux, solitaires prisons à peine dégrossies en maisons bourgeoises. Sur la route, dans un large rayon de soleil, Jac pleurait, secoué de sanglots, s'arrêtant parfois, comme s'il oubliait son chagrin, ses poings humides frottés contre ses yeux. Deux femmes jeunes et gaies, en toilettes claires, avec des ombrelles blanches, s'arrêtaient devant lui. « Tu pleures, mon petit ? -Tu boudes, mon ami ? » Jac ne dit rien. « Voyons, pourquoi pleures-tu ? -Oh ! le vilain, qui pleure et qui ne sait pas pourquoi ! » Et les deux femmes, donnant chacune une petite tape sur la joue de l'enfant, s'éloignèrent, redevenues subitement joyeuses, trouvant le soleil trop beau pour s'attarder à une douleur. Jac suivait du regard les deux belles dames, si peu secourables, qui s'en allaient lentement. Elles montaient une route pittoresque, se signaient devant une vieille croix penchée, pareilles à toutes celles qu'on plante aux extrémités d'un village, et se dirigeaient vers un bois qu'on apercevait dans le lointain comme une grande tache noire. L'oeil de Jac restait fixé sur elles avec d'autant moins de larmes qu'elles s'éloignaient plus. Insensiblement, leurs ombrelles se rapprochaient, se touchaient, mêlaient leurs bords, et Jac les vit bientôt se confondre. Il lui sembla qu'un immense champignon blanc marchait au loin sur un grand pied noir. Cela fit diversion à sa douleur, et il se mit à rire. Il s'éloigna de la maison, arriva à la rivière et la remonta. Elle était séparée du château par une grande étendue de pelouse plantée de pins. Quand il fut au pied des tours, il leva la tête et regarda longuement la fenêtre. Sa croisée était ouverte, et le vent tirait un coin du rideau blanc, comme un mouchoir d'une large poche. En ce moment, la fenêtre de Marthe s'ouvrit. Et au-dessus d'un pot d'oeillets rouges, entre les clématites flexibles qui l'encadraient, sa tête apparut, fine et blanche, comme une fleur pâle qui viendrait se mettre à l'air. Jac lui souriait. Elle le regarda, surprise. « Je vais me baigner », dit-il. Marthe répondit : « Tu sais que maman te l'a défendu. -Elle ne me grondera pas, dit Jac, et cela vous amusera. » Marthe resta, retenue par la curiosité éveillée d'une petite fille qui, plus d'une fois, avait surpris un bout de conversation entre des domestiques, une phrase obscure pour elle, un mot étrange. Jac ôta sa veste et la jeta sur l'herbe. Il retourna ses poches et en laissa tomber tout ce qu'elles contenaient. Il rangea par terre ses belles boules de toutes couleurs. « Je vous les donne, dit-il à Marthe ; elles sont pour vous. » Il entra dans l'eau. Le bout de son pied l'avait à peine touchée, qu'il le retira vivement. Marthe se mit à rire. Elle se penchait le plus possible. Jac s'assit sur la mousse du bord, et, frissonnant un peu, se laissa glisser lentement. Il se tourna vers Marthe, et avec une voix rieuse de petit saltimbanque, il cria : « Attention ! Je vais faire celui qui se noie. » Les membres frappaient l'eau : son corps avait des contorsions. Des gouttes jaillissaient et pendaient aux feuilles, petites larmes claires. Marthe, heureuse, battait des mains, et des points roses tremblaient sur ses joues. Quand Jac, les cheveux plaqués, reparut, triton frêle, elle lui cria : « Tu imites joliment bien ! » « Maintenant, reprit Jac, avec la même voix de boniment, nous allons faire le mort. » Le rire suspendu, attentive, Marthe se pencha à tomber. Jac se mit sur le dos. Il resta quelques instants immobile, les bras tendus. L'eau était à peine troublée. Il regardait Marthe, fixement, sa tête affleurant un peu. Là-haut, bien haut, dans le miroir bleu d'un air pur, des hirondelles tournaient, minces cercles noirs. Puis il enfonça, suivant une ligne oblique. Ses yeux restaient ouverts. Ils se voilèrent de paupières d'eau. Son front disparut. Son corps se rapetissa, devint pas plus grand qu'un Christ d'alcôve. L'eau le prit, le caressa doucement, l'enveloppa comme un lange, et le coucha sur les cailloux polis. Autour de lui, des tessons de bouteilles brillaient, énormes émeraudes. Une bulle d'air vint crever à fleur d'eau. Sur le bord, un petit chien bouclé, lavé, peigné, au collier blanc, jappait. Marthe, tout entière à l'acuité d'une sensation intense, muette, immobile, sans souffle, attendait : « Car c'était parfait comme apparence. » Héboutioux De gros nuages noirs couraient, comme affairés, poursuivis par leurs ombres, sur le canal clair. L'aubergiste Héboutioux bâilla : « Encore une piètre journée ! » Il se tenait droit sur sa porte, le visage tout jaune, d'apparence malade. Sa jambe de bois battait une mesure. Un bouchon desséché s'agitait au-dessus de sa tête, pendu à une tringle, lamentable. Des ceps de vigne grimpaient en espalier. À l'une des fenêtres, dans un entrebâillement de rideaux pauvres, sa femme regardait sur la route. Elle était forte et fraîche et pinçait légèrement la peau de ses mains trop rouges, pour se faire des blancs. Près d'elle, sur une assiette blanche, en une bouillie noire, des mouches s'asphyxiaient. De temps en temps, du bout du doigt, elle en prenait une pour la sauver. La mouche retombait : « Têtue, ça t'amuse de périr ! » Héboutioux rentra : « C'est fini pour aujourd'hui, Justine, personne ne viendra à c't'heure ! » Cependant, ils espéraient encore. Héboutioux tambourinait sur la table. Soudain, des grelots sonnèrent. Un fouet claqua : « Une voiture ! » fit Justine. Héboutioux resta cloué. Il n'osait se réjouir. « Vous verrez qu'elle passera tout droit. » Elle s'arrêta, légère sur ses deux roues, peinte en vert. Un monsieur très bien mis descendit. Il avait une belle barbe noire, un teint pâle et assez de ventre, comme le type du blanc dans les géographies élémentaires. Il voulait casser une croûte seulement, puis continuer une grande excursion qu'il faisait dans le pays. Justine, Héboutioux, se multipliaient, en quête de torchons, effarés, avec trop de pas et de gestes, comme s'ils avaient perdu l'habitude de servir. Héboutioux avançait un tabouret de paille : « Il regrettait, on réparait les chaises. » Justine cassait une assiette, invitait Monsieur à rester, à coucher. Il verrait demain la fête du village. Monsieur la fixait d'un air bienveillant. « Je ne le puis. » Ils se pressèrent moins, désappointés. Mais Justine fit un signe de croix. L'orage éclatait. La pluie tombait en rayons blancs. Les carreaux pleuraient comme des yeux. De petites gouttes jaillissaient par les fentes des croisées. Dehors, le cheval courbait la tête sous l'averse. « Soit », dit le voyageur bien mis. Il ajouta à Justine : « Je bénis l'accident. » Héboutioux fit rentrer la voiture sous la grange : « Sa pratique ne s'en irait pas. » Tous les trois regardaient l'orage. Héboutioux lui souriait : « On s'en moque quand on n'a pas à craindre pour ses blés, pour ses fruits. C'est même joli. » Néanmoins, il compatissait aux malheurs des autres. Le monsieur parlait d'une voix veloutée. Il expliqua la foudre avec des anecdotes de chevelures lumineuses et de bracelets fondus. Il dit son nom : « Comtal. -Plaît-il ? -Comtal. » Justine et Héboutioux se regardèrent : Comtal ! un nom de prince espagnol, ça ! Le lendemain, comme il était convenu, Justine et son homme alternèrent pour montrer la fête à M. Comtal. Ainsi le service au cabaret n'en pourrait souffrir. Comtal admirait volontiers. Héboutioux se frottait les mains : on se pressait chez lui, grâce à la fête et pour voir l'étranger. « Parlez-moi d'un voyageur de ce rapport ! » Il insinuait, un peu courbé, tout mielleux : « Monsieur Comtal, tenez, par ici. » Des berlingots au caramel poissaient à l'ombre d'un grand parasol rouge. Des chevaux de bois estropiés tournaient, solitaires. Au milieu des cris, des farces, des rires, des joies bruyantes, un couple se balançait dans une odeur de sucre brûlé. Des campagnards, en dimanche, erraient, allègres, émerveillés, hâbleurs, ou bien s'éternisaient à distance des boutiques, dont ils se défiaient comme de voleurs, avec des regards longs et des réflexions mesurées. Et, doucereusement, Héboutioux guidait Comtal. « Tenez, par ici. » Une toile flottante se tendait sur des lunettes où, moyennant deux sous, on pouvait voir une apothéose après décès. Deux vieilles femmes marchandaient. Elles voulaient bien pour moitié prix. L'homme refusa, poliment, mais nettement. Elles pensèrent : « Il est mal disposé, nous reviendrons, il ne nous reconnaîtra point. » Elles s'éloignèrent de quelques pas, puis y retournèrent. L'homme s'emporta : « Se fichait-on de lui, par hasard ? Il était bien libre, dans son commerce, et maître de fixer ses tarifs. » Et, d'un geste large, il les envoya à la balançoire. Elles s'entêtaient. « Il nous rappellera. » Quand ce fut au tour de Justine, Héboutioux rentra au cabaret. Il vit sa femme et Comtal se perdre dans la foule. Ses yeux luisaient dans sa figure couleur de bile. « Il est pris », se dit-il, et dans l'auberge qui ne désemplissait pas, sa jambe de bois frappait le carreau d'une manière sonore, sûre d'elle-même, comme une vraie jambe. Cependant Justine, en fichu bleu, plus fraîche et plus rouge, marchait près de Comtal, hardie et multipliant ses phrases : « Personne ne lui en imposait. -Pas même quelqu'un de complet ? dit Comtal. -Vous êtes malicieux. » Comme un homme fort et quoique recherché dans sa tenue, il lui offrit le bras. Il aimait les choses simples et la trouvait belle. Des quinquets s'allumaient aux boutiques. Les boniments montaient plus haut. Des bras gesticulaient comme pour agripper. « Un coup de blanque, hein ! -Non, à quoi bon jeter son argent. J'aime mieux me balancer. Au moins, ça profite. » Justine se tenait aux chaînes, la gorge gonflée, la tête en feu. Elle se laissait aller et s'imaginait se baigner dans du vent. Tout disloqué, avec d'énormes tensions et de gros soupirs, Comtal tirait. Puis il lui promena son mouchoir autour du cou, dans le dos, très bas, comme une éponge, et le bout de ses doigts caressait la peau humide. Justine poussait de petits cris, bien heureuse. Un violon, une clarinette, un piston se firent entendre. On dansait dans la grange. Les musiciens dominaient, hissés sur la voiture de Comtal. Il était parti. Il demanda une polka piquée. Les musiciens se consultèrent : « Une polka, oui, mais piquée ? -C'est à peu près pareil », dit Comtal. Rien n'empêchait d'essayer. Comtal et Justine s'élancèrent. Elle ne savait pas. Il la portait, vigoureux et cambré, frappant du talon, et tenant le bras de Justine à l'arracher. La musique se réglait sur eux dans un cercle d'extasiés et d'envieuses. Çà et là, des vieillards branlaient la tête : « De leur temps, c'était encore plus beau. » Au-dessus des danseurs, la corde qui servait à hisser les bottes de foin et de paille était roulée en noeuds multiples, natte énorme. Ils s'arrêtèrent en se faisant des saluts. Justine se retira sous un arbre de la route. Comtal la suivit et devint familier. Elle avait sur le front de petites frisottes blondes et collées. Il s'amusait à les dérouler en s'y prenant délicatement. Elles se recroquevillaient en boucles, comme des ressorts. Il fit sur elle l'essai de ses phrases. « Vous sentez bon comme le poivre et comme le foin. » Tout près d'eux, le canal tranquille dormait dans ses brumes pâlottes et transparentes. Autour d'eux coulait, diffuse, une musique lointaine où tombaient, comme des pierres dans une vitre, des cris discordants. Comtal souriait. La lune échancrée écartait ses cornes fines comme une pince lumineuse. Justine frissonnait. Là-bas, à l'auberge, près du bouchon desséché, sous les lampions multicolores, dont la lumière n'éclairait que le haut de la porte en en laissant le bas dans les ténèbres, une sorte de croissant mobile s'agitait sur le feuillage des ceps de vigne. Il s'arrêtait, puis remuait encore. On eût dit l'ombre vacillante de la lune. « Est-elle drôle ainsi, dit Comtal, qui regardait la lune. -C'est drôle, dit Justine, qui voyait l'ombre, en cherchant à s'expliquer, un peu effrayée, comme d'une apparition. -Elle s'en va, dit Comtal. -Je ne la vois plus, dit Justine. -Vous tremblez ? -J'ai froid. -Moi, je me sens comme ceux qui font des vers. » Quelqu'un s'approchait d'eux. Héboutioux avait la bouche souriante et le regard mauvais. Il tenait une main derrière son dos, et Justine vit sauter dans l'autre une serpe de fer affilée et courbe. « On se repose, dit-il ; tenez, j'ai ben cherché pour les trouver à votre goût ; ça va vous rafraîchir », et il tendit à chacun d'eux un beau raisin, doux comme du velours, qu'il venait de couper à la treille. Comtal s'en barbouilla la face. Justine picotait silencieuse et remise de sa peur. Héboutioux dit à Comtal : « Vous ne partez pas demain ; autant être ici qu'ailleurs, pas vrai ? » Il avait presque un tremblement dans la voix. « Je commence à m'y faire », dit Comtal. Héboutioux s'éloigna, avaricieux assez pour ne rager qu'un peu de les laisser tous les deux, si près l'un de l'autre. Comtal restait. « Vous m'endormez dans trop de gâteries », disait-il à Justine satisfaite. Héboutioux lançait des coups d'oeil faux ; mais il se faisait gracieux avec effort. Sa bouche grimaçait. Il lui vanta les plaisirs de la campagne, et Comtal rentrait courbaturé d'avoir regardé pendant des heures pailleter des goujons gris dans les nasses d'osier et les bouteilles vertes. En un coin, près de la cheminée, sur une ardoise encadrée de bois blanc, « la note à M. Comtal » augmentait tous les jours. De temps en temps, Comtal criait comme un enfant qu'on pince : « Je veux m'en aller, je veux m'en aller. » Au fond, il se sentait pagnote pour cet effort, et d'ailleurs Héboutioux, plein de flair, trouvait toujours à temps, pour le retenir, des inventions subtiles et des paroles alléchantes. Cependant toute une procession défiait au cabaret ; on s'y donnait des rendez-vous pour le soir, après les travaux. Les paysans s'attablaient avec des airs mystérieux. Ils buvaient à petits coups, et riaient sournoisement, sans ménager à Héboutioux les clins d'yeux qui avertissent, et les serrements de mains apitoyés. « Il ne voyait donc rien ? » Et d'autres : « Commode, le truc pour faire aller les affaires. » Aux entrées de Comtal, on chantonnait : « Tiens, voilà le compère. » Héboutioux payait d'audace. « On le jalousait, il le savait bien. Qu'un bout de soleil se montre, les serpents affilent leurs langues ; mettre à la porte de bons voyageurs, alors ? » Il affichait Comtal. On les voyait, bras dessus, bras dessous, braver les potins, comme des amis de naissance. Cependant, d'une manière croissante, au teint de l'aubergiste montait comme un afflux une couleur de bile. Justine se taisait, en femme docile qui n'a pas à se plaindre. Le curé intervint. « Il ne pouvait feindre une ignorance coupable. » Il lui montra des jeunes filles qui passaient : « De tels tableaux les dévergondent. » Héboutioux se fâcha. « C'est trop. Pour qui me prend-on ? Je les tuerais plutôt tous les deux et moi après. » Le curé craignit un éclat et partit. Héboutioux s'épuisait en gestes extravagants, tout le corps frémissant comme pour secouer des hontes ; des larmes lui mouillaient les yeux et la voix. « Vous avez oublié un souper sur l'ardoise », dit Comtal. Un matin, il annonça : « Je pars ce soir. » Il l'avait souvent dit. Héboutioux voulut prier. « Non, cette fois, c'est la bonne. -Puisque vous êtes décidé. » Héboutioux courba la tête. « Ces choses-là n'arrivent qu'à moi. » Justine ouvrait de grands yeux sur Comtal. Des paysans s'arrêtaient sans mot dire, comme si, revenus à des sentiments moins narquois, à l'approche du malheur, ils voulaient en prendre leur part, en frères. « Vous êtes ben décidé ? répéta Héboutioux, en un ton d'homme qui met au pied du mur. -Oui », dit Comtal. Il était engraissé visiblement ; ses moustaches avaient un tour coquet. Ses joues remuaient doucement. « Vous avez l'air agité, Héboutioux ! -Dame, quand les amis s'en vont. » Héboutioux serrait les lèvres. À quoi bon maintenant des frais de sourire inutiles ? Il alla fermer les deux battants de la grange. Une petite porte s'ouvrait dans l'un d'eux. I Le soir vint. Justine, toujours fraîche et rouge, prenait son parti. Elle préparait le dernier dîner. Héboutioux additionnait la note. « La règle, où est la règle ? -Et celle-là, dit Comtal en lui montrant sa jambe de bois. -Vous êtes facétieux ! dit Héboutioux d'une voix creuse : un mot savant que Comtal lui avait appris. -Je vais atteler », dit Comtal. Héboutioux se glissa dans la grange avant lui. Comtal, en sifflotant Le Chant du Départ, ouvrait le coffre de la voiture. Un noeud coulant lui tomba autour du cou. Il eut le temps d'étreindre la corde en ses mains, au-dessus de la boucle, le plus haut possible. Le noeud ne se serra pas. Mais il fut enlevé, les doigts crispés, vers la poulie, dans le noir, tellement stupide qu'il ne cria pas. Il entendait en bas une voix sourde : « Manqué, tonnerre ! voilà le chiendent, à c't'heure ! » Héboutioux tirait de toutes ses forces. « Tu te lasseras, quand il faudrait me dessécher ! » Au plus petit mouvement de détente, Comtal s'étranglait. Le noeud lâche lui battait le menton et les épaules. « Noue donc ta cravate ! » Héboutioux donnait à la corde des secousses vives. Au bout qui se tordait à terre, le crochet de fer sautait avec des heurts métalliques comme un reptile furieux désarticulé. Le sol résonnait sous les coups secs du pied de bois. « T'as balancé ma femme, chacun son tour. » Les soupirs étouffés de Comtal se perdaient là-haut, dans les briques. D'ailleurs, il ménageait ses forces et tâchait de garder l'immobilité d'un mort. Héboutioux dansait en délire, les yeux rouges. « Tends donc la langue, mâtin sans feu ni lieu, cloche sans battant ! » Une pièce de monnaie tomba par terre. « Je suis payé, je ne vole pas. Dieu de Dieu ! que je m'amuse ! » Tout à coup sa jambe de bois se prit au crochet de fer. Sans réfléchir, il se baissa pour la dépêtrer. La corde n'était plus tendue. Comtal descendit d'un trait, si brusquement qu'Héboutioux, moins lourd, monta pendu par sa jambe de bois et par une main. Soudain ils s'arrêtèrent. Un noeud qu'on avait oublié de défaire depuis le soir des danses, trop gros pour passer dans la poulie, empêchait la corde de couler plus bas. Et tous les deux, désemparés, suspendus, dans un balancement qu'ils ne pouvaient maîtriser, incapables d'efforts l'un et l'autre, gigotaient et se heurtaient comme de grands faucheux qui s'acharnent. Sur leurs têtes, les tuiles mal jointes laissaient passer par leurs trous des pointes de jour qui glissaient sur les fétus de paille comme des regards curieux. Dans l'auberge, Justine arrangeait gentiment des brins de réséda dans le verre de M. Comtal. « Il s'en ira, vous verrez. Ce n'est pas de ma faute si ce qui arrive, arrive. Bah ! il en viendra d'autres. » Puis elle appuyait sur le bord de la fenêtre ses mains soignées et tendait la tête. « Qu'est-ce qu'ils font donc qu'ils ne viennent pas ? Boutioux ! Boutioux ! » À la pipée « Quoi, alors ? des pendants d'oreilles ? -Non, j'en ai. -Un petit couteau qui se ferme ? -Non, ça coupe l'amitié. » Yvon s'acharnait. « Tu trouveras pas, dit Yvone. -Dis, toi. » Yvone avoua son désir : « Je veux manger des oiseaux : mène-moi à la pipée. » Yvon ne s'attendait pas à celle-là et n'osait répondre. Lequel des deux se moquait de l'autre ? Mais Yvone avait tout l'air tranquille d'une fille peu encline à mal faire. Il fit l'indifférent. « S'il ne faut que cela pour te contenter », dit-il. Et il la prit par la main pour monter au bois. « As-tu des pipeaux pour imiter les cris ? dit Yvone. -Point n'en est besoin, dit Yvon. -Et de la glu ? -Ne t'inquiète pas de ça. » Il balançait son corps nonchalamment, d'une façon gauche, rusé. Des chèvres brunes, dont les cornes ressemblaient à des dents de herse, des moutons floconneux rentraient par troupeaux mêlés. Aux cris des bergers : -trie, trie, trie, - ils se divisaient docilement, et chaque bande rentrait à son toit. Le soleil se couchait. « C'est le moment, dit Yvon : l'horizon communie. -S'pas ! nous ferons des guirlandes d'oiseaux morts ! » Cependant un doute vint à Yvone. Tout le monde lui parlait de la pipée, et, jusqu'à ce jour, personne n'avait voulu l'y conduire. On riait même, en se dérobant à ses prières pressées. « Si c'était une menterie », dit-elle. Yvon jura sur tout ce qu'on voudrait. Puis il coupa deux baguettes longues et flexibles dont il ôta soigneusement les feuilles et les noeuds. « Tiens, comme ça ; un seul coup sec sur la tête, quand ils dorment, et ils tombent comme des prunes mûres. -Je n'y croyais point », dit-elle. Il ajouta, pour paraître plus nature : « On les manque souvent. -Mais, les pipeaux et la glu ? -Nous les trouverons là-bas ; même y en a qui s'en passent. » Ils marchaient entre deux haies, sur un gravier lisse qui devenait lit de torrent aux gros orages. Une vieille femme en haillons, courbée sous une besace de pain, leur cria : « Je vous souhaite ben de l'agrément. » Yvon avait, comme un berger d'opérette, des sabots de bois blanc, d'où sortaient des brins de paille, une culotte courte, et, sur sa chemise, une peau de mouton dont les deux pattes de devant se nouaient autour du cou. Yvone, en corset, portait une jupe à grandes raies rouges sur fond bleu. Ils se poussaient et se bousculaient, comme ivres, et Yvone l'était un peu de tout le plaisir qu'elle se promettait au carnage des oiseaux. Exubérante, pleine de santé, elle parlait et riait avec tapage. Toute la campagne éclatait comme une peinture fraîche, avec des horizons d'odeurs. Des deux côtés du chemin, les mûres rouges saignaient ; les cenelles rouges saluaient ; les gratte-culs rouges haussaient la tête ; les prunelles, encore vertes, couraient, éparses comme des perles de colliers brisés. Yvone, animée, avait grande hâte d'arriver et s'imaginait des rangs serrés d'oiseaux ; perchés sur les branches, endormis, la tête sous l'aile, tout exprès pour un petit massacre amusant. « Toc ! » - quelque chose de blanc, une gouttelette coulait de leur tête, et ils roulaient dans le tablier grand ouvert, l'un après l'autre, sans un cri, les pattes raidies. On les enfilerait, puis on reviendrait tout enrubannés, comme des bohémiens en parade. Du bout de sa baguette, elle abattait des fleurs pour se faire la main. « Tu pourras choisir, dit Yvon. -J'aimerais les mésanges, disait Yvone. -Cependant, les pinsons ! -Oui, mais le rouge-gorge... -Le roitelet est doux. -Le pic-maçon est tendre ! -Je prendrai le bouvreuil et je te laisserai le gobemouche », dit Yvon avec esprit. Yvone ne comprit pas ; elle faisait la revue des oiseaux et se décida : « J'aurai beaucoup de fauvettes avec assez de moineaux et un peu de linottes. » Yvon, peu sérieux, voulut badiner. Il la couronnait de traînasse, comme une mariée, lui fourrait des cétoines dans le cou, la tachait avec des mûres. « Tiens, ton bonnet saigne du nez ! » Mais elle n'était pas venue pour des jeux futiles. « Cependant, à ton âge, un galant... -J'y pensais ; que je t'y prenne, à deviser d'amour ! -J'en vaux un autre. -T'es un beau gars ; mais j'vas te donner des coups de tape. » Par politique, Yvon, futé, s'en tint là. Ils traversaient un chaume vallonné. Çà et là des flaques d'eau miroitaient au milieu des bosses de terre fraîchement remuées. « C'est le cimetière des bêtes », dit Yvon. Il était environné de vignes, où un peu de brise se lamentait. Yvone eut un frisson ; elle se rapprocha d'Yvon. Ils arrivaient au bois. La nuit s'annonçait douce et sereine. « Il est trop tôt », dit Yvon. Ils attendirent au bord. D'un coup de bec délicat, des piverts piquaient des mouches sur l'écorce des arbres. Des bécasses fusaient, comme lancées sur les clairières, amoureuses. Dans le crépuscule, le bois se couvrait de brumes blanches. Elles s'accrochaient à des pointes de branches, comme à des doigts complaisants, se creusaient en lits, se gonflaient en édredons, s'enfonçaient à travers les feuilles, s'envolaient en filoches capricieuses ou restaient suspendues en l'air, retenues on ne sait où, immobiles, comme si des laveuses invisibles eussent étendu leur linge. Elles s'épandaient partout, sur les bruyères, sur la terre labourée. Le village nageait tout entier dans une teinte d'ardoise. On n'apercevait plus que le coq du clocher, dont le bec de fer chantait l'heure. Les champs bariolés dégringolaient à la rivière, qui se cachait derrière un rideau de vapeurs. On eût dit qu'il se préparait une scène et que toute la terre montait dans les nuages. Au loin, une meute aboyait. « Regarde, est-ce tapé ? dit Yvon. -Oh ! moi, ça m'est égal ; les oiseaux, les oiseaux ! -Es-tu maligne ? T'as ben le temps ; laisse-les s'endormir. » Yvone avait peur. « Si un fantôme s'allongeait et nous touchait du doigt ! -Ça arrive quelquefois. » Pour l'effrayer, Yvon se cachait dans l'ombre. Elle criait : « Où que t'es donc, où que t'es donc ? » d'une voix basse, et se serrait contre lui, effarouchée. Afin de s'étourdir, elle l'entraînait dans le bois, à la tuerie. « Laisse-les donc s'endormir ! » Cependant, il la suivit. Ils marchaient sur la pointe du pied, comme des voleurs. Les feuilles sèches craquaient sous leurs pas. Yvon alluma une lanterne sourde. Il la promenait le long des branches, sans bruit, sous les feuilles. Yvone le tenait par sa peau de mouton. Tout son corps tremblait. La baguette levée, prête à frapper, elle ouvrait les yeux, ne voyait rien. « Où donc qu'ils sont ? -Minute ! dit Yvon, la lune va se lever ; viens plus par là, plus par là. » En attendant, tous les deux désiraient des yeux de chats. Yvone fit voir l'injustice : « En effet ! pourquoi les bêtes ?... -Tais-toi ! » Yvone retint son souffle. « Un nid, disait Yvon ; vois-tu ? -Non, disait Yvone. -Penche la tête. » Yvon écartait les branches et les ronces. Une toile d'araignée se tendait. Il semblait que l'oiseau avait eu l'esprit de la laisser là pour tromper les dénicheurs. « Où donc ? disait Yvone. -Baisse-toi, disait Yvon, plus bas, plus bas. » Cependant, du milieu d'un nuage, comme entre deux lèvres, la lune pénétrait le bois de tant de clarté, que le bois semblait être dans la lune. Il y eut comme un réveil, un clapotage de petits cris, de battements d'ailes doux comme des baisers aériens, un concert diffus, tout le bruissement que ferait un immense sourire épandu. Tout sortait du silence comme pour surprendre un mystère. Des souffles remuèrent les branches, les feuilles se soulevaient comme des paupières. Les yeux s'ouvraient à des rais de lumière ; chaque oiseau, mal endormi, tendit la tête et regarda. Sur une mousse grise, dans une pulvérulence lumineuse, Yvon et Yvone, côte à côte, dormaient, plus près encore, les doigts unis. Yvon avait la tête appuyée entre deux branches, près du nid défait. Yvone rêvait qu'enfouie dans un lac de plumes, elle donnait à boire à Yvon, dans le creux de sa main, un peu de sang tiède de rossignol. Par terre, entre les baguettes oubliées, la lanterne sourde veillait sur eux, comme une étoile descendue.



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