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LE HANNETON
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Musique : Clear water Kevin MacLeod http://incompetech.com/music/royalty-free/
Illustration d'après https://pixabay.com/ Domaine public
Texte ou Biographie de l'auteur
LE HANNETON
La folle ouvrit ses belles lèvres roses et éclata de rire.
— Je l'ai ! dit-elle.
— Quoi ? dit le gardien.
Le gardien était fait de gros matériaux. Il avait une peau spongieuse, des pores sales, un nez granulé à narines étroites. Son oeil brillait comme de la porcelaine et en avait l'opacité. Il était curieux d'en comparer le bleu de turquoise avec la clarté saphirine des yeux de la folle. Elle était tissue tout entière de délicates fibres. L'épiderme fin recevait continuellement les chocs des nerfs. Blanche et pâle, la folle cachait dans une forme divine le trouble de son esprit.
— Mon hanneton ! répondit-elle.
Le gardien cligna de l'oeil. Le hanneton de la folle ne le fâchait pas. Ce n'était pas un méchant homme. Il douchait à la rigueur, gagnait quelques liards sur le pain des fous, aimait assez à cingler les furieux ou les obstinés, mais on pouvait vivre avec lui. Il avait la nonchalance grave des hercules. L'explosion d'un fou furieux le faisait rire. Nul nerf ne prévalait contre ses énormes muscles.
— Et où ça ? demanda-t-il.
— Ici ! répondit-elle en montrant un trou dans la muraille.
Un trou dans la muraille ! L'excellent gardien fut ennuyé.
— Faudra pas faire de trous, grommela-t-il. Cela dit, il entra brutalement dans la loge, et donna une claque sur une joue ineffable. La folle se repentit de lui avoir montré le trou, mais c'était une folle peu rusée encore. Ce n'est pas le vieux fou du numéro 20 qui aurait agi comme cela ! On n'avait jamais pu découvrir ses collections de pierres précieuses, et pourtant il savait bien !... Mais, lui, trop malin pour se trahir.
Le gardien regardait le trou. Il plongea les doigts : il n'y trouva pas de hanneton. Il parut pensif à la façon d'un boeuf, puis gratta doucement son occiput.
— Ne mettez pas mon hanneton dans votre tête ! dit la folle en pleurant.
Elle voulait fouiller dans les cheveux de l'homme là où il s'était gratté.
— Chut ! la folle, gronda-t-il.
Elle se retira dans un coin. Elle sanglotait. Ses cheveux buvaient ses larmes.
— Il faut vous taire, dit-il nettement.
Elle regarda avidement la tête grossière du gardien.
— Je le vois ! s'écria-t-elle en riant.
Elle montrait les crins rudes qui couvraient le crâne officiel. L'autre y porta machinalement la main.
Les yeux de la folle se dilatèrent, elle se repentit de nouveau :
— Ne l'écrasez pas ! supplia-t-elle.
Elle éclata d'un fou rire : il ne l'avait pas écrasé ! Les yeux opaques se fixèrent sur les yeux clairs.
Ce fut un tableau d'intense clair-obscur, de la finesse de la folle à la massivité du brave homme.
— Allons ! soyez sage, et surtout ne faites plus de trous.
Il parlait paternellement, sur le bord de la loge, avec un rayon de soleil dans le dos.
— Rendez-le-moi ! Oh ! s'il vous plaît !
— Bon ! bon ! pas de bêtises. Il sortit.
La folle essuya ses larmes et se mit au fond, dans l'angle des murailles. Elle était très grave, Derrière son joli front, qui se ridait alternativement, il parut se faire un remarquable travail de pensée.
La folle ne parla plus du hanneton. Le trou lui fut pardonné après que le gardien lui eut retenu un pain, qui fut consacré à la famille de cet excellent homme. Elle baissait vivement les yeux dès qu'il entrait dans sa loge. Belle, la poitrine tremblante, le saphir de ses yeux jetant des feux entre ses cils baissés, elle se tenait bien tranquille, tandis qu'il visitait la cellule.
Il n'était pas méticuleux, faisait grossement l'inspection.
— Bon ! bon ! disait-il.
Sa voix bovine la faisait tressaillir. Parfois il lui parlait. C'était un drôle de duo. Par ces beaux jours, — juin, juillet — il y avait le plus souvent un angle de soleil dans la loge.
Quand il avait le dos tourné, elle levait sournoisement les yeux, elle jetait un long regard, avide, passionné, sur la tête crépue.
Une fois le gardiep s'en avisa.
— Ah ! la folle, cria-t-il en riant.
Il n'avait pas oublié le hanneton. Il commit une espièglerie.
— Oui, oui, il est... là !
Il montrait une place, un peu derrière la tempe. Elle tressauta, ses prunelles eurent un jeu extraordinaire de désir, de colère.
Avant de partir, il alla un instant au grillage, La, grande cour était reluisante. Entre les dalles, du mouron et de l'herbe croissaient en abondance. Un petit jardinet, au milieu, développait une mosaïque de géraniums alternés de plantes charnues. Une grosse boule métallique brillait comme un soleil, et une poule grise picorait au milieu de poussins jaunes. Une odeur émanait de tout cela, une odeur d'aromates plutôt qu'un parfum.
Elle vint, la folle, si légère ! Ses joues étaient enflammées, ses narines frissonnantes. Elle vint, sa jolie main s'allongea, lentement, une main de travaux exquis. Cette main, ces doigts ravissants frôlèrent la grosse chevelure du gardien. Il se tourna. Il avait sa mine majestueuse de pion qui veut de l'ordre.
— Qu'est-ce que c'est que ça ! fit-il tout grondant.
Au nom de la raison, il dauba du plat de la main sur l'épaule de la folle. Elle le regarda, furieuse.
— Ah ! gare ! dit-il.
Elle trembla. Puis, avec la ruse des fous et des enfants, elle eut son plus doux sourire.
— Là ! murmura-t-il, ne faisons pas de bêtises !
L'épais gaillard disparut, laissant toute frissonnante la merveille de beauté, de grâce et de folie.
Pendant tout un été, la folle fut sombre. Elle veillait tard. Ses yeux grandirent, dans une pâleur fatiguée. Elle avait l'air d'un savant qui, creusant trop un problème, y laisse sa santé et sa force. Deux fois, elle reçut des douches pour avoir tapagé nocturnement. Elle devint extrêmement circonspecte. Pourtant, si le gardien lui parlait, elle avait son grand rire frais. Le brave homme ne remarqua pas de notes grimaçantes dans le cristal, n'ayant pas l'oreille créée pour ces minuties. Un jour, il crut voir la folle tripoter aux barreaux. Il entra, examina, ne vit rien.
Elle devint plus prudente encore. Elle causait raisonnablement, elle répondait aux questions avec sens. Le gardien fit venir deux ou trois fois le directeur, doutant qu'elle fût encore folle, mais le directeur le rassura.
C'était un vieux praticien qui avait étudié la folie dans sa poche : sa bourse donnait des indications mathématiques sur le degré d'aliénation mentale de ses hôtes. Quoique ne comptant pas sans ses hôtes, il comptait deux fois.
Donc, le bon gardien, satisfait, prenait avec la folle ses aises. Sage, douce, obéissante, elle ne le gênait guère. Elle mangeait fort peu : le gardien n'y trouvait rien à redire, son honnête famille en profitait.
L'automne arriva. À travers ses minces, mais nombreux carreaux, la folle vit l'année grisonner. Bien des nues passèrent entre les horizons. Des feuilles lui arrivaient quelquefois, pauvres choses mortes et recroquevillées, où restaient les délicates nervures de la vie. Les géraniums moururent, les plantes grasses rentrèrent chez le directeur. Les moineaux commencèrent à connaître la faim. Elle voyait leurs bandes errer dans la cour, leurs petits corps roux frissonner au bord des corniches, elle entendait de minces cris, cris de détresse, qu'ils poussaient en hérissant leurs plumes. Elle leur aurait volontiers jeté des miettes, mais le gardien pensait à sa famille.
On la laissait tranquille. Elle maigrit encore et paraissait songer à toutes sortes de choses graves. Le saphir de l'oeil brillait de fièvre, de la fièvre des grandes préoccupations. Il y avait pourtant un espoir là, cette lueur sereine dans la tempête qu'on découvre chez les grands travailleurs qui ont l'espoir d'arriver.
La folle se mit à détester la lune. La nuit, croissant ou orbe, elle venait par les barreaux, éparpillant dans la loge sa lumière curieuse. La folle s'irritait quand elle voyait l'oeil d'argent cligner devant les fenêtres. Elle savait bien que la lune est là pour tous, calme, impartiale, mais ses nerfs l'emportaient sur sa raison. Dès que l'astre escaladait le bleu, elle frissonnait, prise de névrose. Ses yeux clairs papillotaient, une rougeur montait à son front et, découragée, elle se jetait sur son lit, où elle restait à pleurer intérieurement.
La lune disparut, de la cendre plein sa face. Pendant la syzigie, la folle respira : elle ne craignait plus la venue inopinée du regard d'argent.
Elle devint alors extraordinairement active, d'une activité furtive, précautionneuse et si patiente ! On la surveillait de moins en moins, sa dissimulation l'ayant faite maîtresse de la confiance entière des gardiens. Elle put achever sa longue tâche, l'oeuvre patiente des mois, le rongement insensible de l'insecte qui traverse le noyer ou le chêne.
Une nuit, oh ! bien noire ! pleine de nues qui naviguaient sur le firmament, une silhouette légère passa par les barreaux descellés d'une cellule et descendit dans la cour. Elle alla tout droit, sans hésiter, malgré les ténèbres, car, dans la lente élaboration de l'oeuvre, tout avait été calculé, recalculé, avec la triple patience de l'obsession, de la solitude et de l'emprisonnement. Elle dépassa le carré jardiné. L'ombre forte la voilait ; elle y glissait avec la précision silencieuse des chats. Le ciel lui soufflait aux cheveux. Elle levait son front de captive sous l'air libre, humait brêvement.
La blancheur de sa face était son seul péril. Les rares rayons y rejaillissaient et la faisaient saillir vaguement sur le noir. Elle y jeta ses cheveux, à travers lesquels les deux saphirs luisaient comme des lampyres.
Elle s'arrêta. Un mur était là, pâle sur l'ombre, avec ses portes et ses fenêtres. Comment ouvrit-elle une porte ? La serrure eut un bruit faible, comme un cri bref de souris, puis un rectangle noir s'enfonça.
Silence. Les nues coulaient sur les étoiles, les noyaient, puis les laissaient reparaître sur les îlots d'azur. Un oiseau noctambule soupirait, derrière les murs. Des feuilles se roulaient sèchement.
Puis, du morne bâtiment, une clameur sortit, un grand hurlement. Les fous, nerveux, au sommeil léger, s'éveillèrent, et des cris partirent des loges. La terreur augmenta ; les frénétiques collèrent leurs fronts aux barreaux, les verbeux expliquèrent leurs théories et d'autres riaient, chantaient, dans une cacophonie formidable.
De loge en loge, au fond des ombres sinistres, les cervelles troubles s'ouvrirent au monde inharmonique des idées folles.
Scène affreusement bestiale, humaine cependant, où les cris sombres de l'animal sortaient de la poitrine des hommes, dialogues vertigineux entre les barreaux, corps frénétiques en proie aux magnétismes du nerf, misérables frappant horriblement leurs crânes contre les murailles.
Mais des portes s'ouvrirent. Le directeur parut parmi les gardiens. Il croyait à quelque évasion en masse et tremblait. Une voix raisonnable vint à lui.
— Ici, monsieur, ici !
Une femme, sur le seuil d'une porte, élevait une petite lampe de laiton. Des enfants s'accrochaient à sa jupe. Le directeur reconnut la femme du gardien Désambre. Il s'approcha.
La femme commençait une litanie pleureuse. Elle ne savait pas ! Ils dormaient. Tout à coup, son mari s'était redressé en criant, puis était retombé. Quelque chose avait alors traversé la chambre. Son mari ne criait plus. Elle avait entendu un pas descendre les escaliers. Le gardien était immobile, avec un grand clou dans la tête. Il n'avait plus remué. Il devait être mort.
Le directeur monta. Il trouva l'homme replié nerveusement, les mains au front, trépassé, une sorte de clou sans tête fiché obliquement dans la tempe gauche. Point de sang. Une fine éraflure rasait le sourcil droit.
Cette nuit même, on visita les loges. Le mouvement des torches dans l'ombre de la cour fut une fête pour les fous. Il ne se trouva personne d'aussi calme que la folle. Elle dormait. Elle s'éveilla avec un sourire superbe. Ses yeux furent éblouissants à la lumière rouge des flambeaux, et pleins d'une joie profonde, d'une sérénité transparente. Comme le directeur entrait, elle poussa son front hors de son lit, en rejetant sa ruisselante chevelure.
— Je l'ai ! Je l'ai ! cria-t-elle.
Le directeur faillit sourire, malgré son ennui. Il regarda la face reposée, la paix enfantine de la jolie créature.
— Elle a bien dormi ! murmura cet homme expérimenté.
Londres, novembre 1875.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/La_Mort_de_la_Terre_-_Contes/Le_Hanneton
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