Aristippe, ou De la Cour
Jean-Louis Guez de Balzac
Avant-propos
L’année mille six cens dix-huit, monsieur le landgrave de Hesse, ayeul de monsieur le landgrave d’aujourd’huy, fit un voyage aux eaux de Spâ, qui luy avoient esté ordonnées par les medecins. à son retour, se trouvant sur la frontiere de France, et ayant sceû que Monsieur Le Duc D’Espernon estoit en son gouvernement de Mets, il eut envie de voir un homme, dont l’histoire luy avoit tant parlé. Il avoit appris d’elle, que la vertu avoit eslevé cét homme, et que la fortune ne l’avoit pû abbaisser ; que ses disgraces avoient esté plus glorieuses et plus esclatantes que sa faveur ; qu’il eut la force de resister à un parti, qui faillit à renverser l’estat ; et qu’il merita les bonnes graces d’un roy, auquel il ne manquoit rien que d’estre né en un meilleur siecle. Monsieur le landgrave, touché de l’admiration d’une si longue et si durable vertu, jugea cét illustre vieillard, digne de sa curiosité, et luy fit l’honneur de le venir visiter à Metz. Par malheur, la goutte le prit le lendemain qu’il y arriva : et quoy qu’elle eust accoustumé de le traiter assez doucement, estant plustost un repos forcé, qu’une veritable douleur, il faloit pourtant la recevoir en malade, et garder le lit, tant qu’elle duroit. Cette attache le retint plus qu’il ne pensoit, en un lieu, où sans cela il ne se fust pas ennuyé. Elle nous donna aussi le moyen de le considerer de plus pres. Comme il estoit prince qui aimoit les lettres, il employoit les heures de son loisir, et les intervalles mesmes de ses maux, ou à lire les bons livres, ou à s’entretenir, avec les sçavans, qui les entendoient. Alors il y en avoit un pres de son altesse, dont elle faisoit une estime particuliere, et qui en effet n’estoit pas un homme commun. D’ordinaire elle l’appelloit son Aristippe, et quelquefois son sage sçavant, pour expliquer le nom d’Aristippe, qu’elle luy avoit donné.
C’estoit un gentilhomme de jugement exquis, et d’experience consommée ; catholique de religion, françois de naissance, et originaire d’Allemagne ; âgé de cinquante-cinq ans ou environ. Il avoit le don de plaire, et sçavoit l’art de persuader. Il sçavoit de plus, la vieille et la nouvelle cour ; et ayant observé dans plusieurs voyages qu’il avoit faits, les mœurs et le naturel des princes et de leurs ministres, on trouvoit en luy un thresor des choses de nostre temps ; outre les autres connoissances qu’il avoit puisées dans l’antiquité, et acquises par la meditation.
Je fus si heureux que de faire d’abord amitié avecque luy. Il me presenta à monsieur le landgrave, et dit du bien de moy à toute sa cour. Il fit mesme trouver bon à son altesse, que j’assistasse aux conversations qu’ils avoient ensemble, à l’issuë de son disné. En partant d’Allemagne, ils avoient choisi Corneille Tacite, pour estre le compagnon de leur voyage, et ne s’en estoient pas mal trouvez. Il les avoit divertis à Spâ, et par les chemins ; et lors qu’ils arriverent à Mets, ils en estoient au commencement de l’empire de Vespasien.
Aristippe estoit le lecteur et l’interprete : apres avoir leû, il faisoit des reflexions sur les choses qu’il venoit de lire ; quelquefois en peu de mots, et passant legerement sur les choses ; quelquefois aussi en s’y arrestant, et par des discours assez estendus ; selon que la matiere le desiroit, ou que monsieur le landgrave l’exigeoit de luy. Il y avoit plaisir à ouïr un philosophe parler de la cour ; et si ce sophiste qui se rendit ridicule devant annibal n’eust pas plus mal parlé de la guerre, je m’imagine qu’Annibal ne se fust pas mocqué de luy.
Les affaires publiques sont souvent sales et pleines d’ordure : on se gaste pour peu qu’on les touche : mais la speculation en est plus honneste que le maniment : elle se fait avec innocence et pureté. La peinture des dragons et des crocodiles, n’ayant point de venin qui nuise à la veuë, peut avoir des couleurs qui resjouïssent les yeux ; et je vous advouë que le monde qui me desplaist tant en luy-mesme, me sembloit agreable et divertissant, dans la conversation d’Aristippe. En cette conversation, habile et sçavante, comme dans une tour voisine du ciel, et bastie sur le rivage, nous regardions en seureté, l’agitation et les tempestes du monde. Nous estions spectateurs des pieces qui se joüoient par toute l’Europe : Aristippe nous faisoit les argumens de celles qui se devoient jouër, et sa prudence tant acquise que naturelle, sçachant tout le passé et tout le present, nous apprenoit encore quelques nouvelles de l’advenir. J’estois attaché à sa bouche, depuis le commencement de la conversation jusques à la fin, et je l’escoutois avec une attention si peu divertie, qu’il ne m’eschapoit pas un seul mot de ce qu’il disoit. Mais pour faire place à ce qu’il devoit dire le lendemain ; estant retiré en ma chambre, j’escrivois le soir les discours que j’avois ouïs l’apresdinée, et me déchargeois sur le papier, d’un fardeau de perles et de diamans, comme les appelloit le bon Monsieur Coeffeteau, à qui je les communiquois tous les matins.
En ce temps-là, j’avois autant de sujet de me louër de la fidelité de ma memoire, que j’ay raison de me plaindre des supercheries, qu’elle me fait aujourd’huy. Seneque le pere conte des miracles de la sienne, dans la preface de ses controverses. Je ne vay pas si avant que luy, et ne veux rien avancer de moy, qui sente le charlatan. Mais il est tres-vray que, l’année mesme des conversations d’Aristippe, ayant esté à un sermon qui dura deux heures, je l’escrivis tout entier, à mon retour de l’eglise ; veritablement sans m’assujettir aux paroles avecque scrupule, mais aussi sans perdre quoy que ce soit de la substance des choses. Il y a encore des tesmoins de ce que je dis : j’en puis nommer d’eminente qualité, qui sont pleins de vie : et personne ne doit trouver estrange, qu’apres un effort de memoire, qu’on creût n’estre pas petit, je me sois souvenu de sept discours de mediocre grandeur, qu’Aristippe fit, sept jours de suite. Une ligne de l’histoire de Vespasien luy servit de texte pour commencer, et les prieres de monsieur le landgrave l’obligerent à ne pas finir si-tost. De parler du merite des discours, je ne pense pas qu’il soit necessaire. Je ne veux point alleguer l’approbation qu’ils ont euë, deçà et delà les monts. Il me suffira de dire qu’ils ont esté leûs par ceux qui corrigent les edits et les ordonnances, et que Monsieur Le Cardinal De Richelieu, les ayant portez avecque luy en Italie, me les rendit à Paris, au retour du fatal voyage de Lyon. Ce fut non seulement avec des paroles tres-civiles, mais aussi avec des notes tres-obligeantes, dont il borda les marges du manuscrit. voilà qui me plaist. Il ne se peut rien de plus joly. Cecy se peut dire beau. Je sçay bien de qui il entend parler, etc. ces sortes de marques, qu’il avoit accoustumé de faire sur les compositions d’autruy, sont connuës de ceux qui le voyoient dans la vie secrette, et qui estoient receûs en son cabinet, aux heures de ses divertissemens. Tant y a que son eminence eut la bonté de ne rien prendre pour soy, de tout ce qu’elle leût dans les sept discours : elle distingua les temps et les lieux ; et me fit la grace de considerer, que quand Aristippe parloit à Mets, elle estoit encore Monsieur De Luçon, et que Monsieur De Luynes n’estoit pas encore connestable. Mais il n’est pas temps de raconter les avantures des discours, puisqu’elles ne sont pas encore finies, et qu’il leur reste un voyage à faire, aux dernieres parties du septentrion. Leur eloge, non plus, ne doit pas estre tiré du tesmoignage qu’on a rendu d’eux, en France et en Italie : il faut l’attendre du jugement qu’en fera la reine, à laquelle je les envoye en Suede. Estant esclairée au poinct qu’elle l’est, elle les connoistra mieux par leur montre que par le rapport d’autruy ; et presupposé qu’elle les desire, il vaut mieux contenter d’abord sa curiosité, que de lasser sa patience dans une longue preface.
N’apportons point tant de façon à nostre present, et faisons paroistre Aristippe devant elle, le plustost que nous pourrons. Ne nous amusons point à l’inutile des dialogues : le plus souvent il embarasse le necessaire. Il se perd trop de temps aux civilitez et aux complimens ; aux bons jours et aux bons soirs. J’ay creû qu’il seroit bon de retrancher toutes ces superfluitez, et d’apporter icy les choses pures et simples, comme je les conservay avec soin, dans mes papiers, apres les avoir recueillies, avec plaisir, de la bouche d’Aristippe. Mais avant que de passer outre, il n’y aura point de mal de faire ce que feroit Aristippe, s’il estoit au monde, et qu’il fust luy mesme son historien. Ayant commencé par un nom, qui portera bonheur à nostre volume ; sans differer davantage, rendons luy les hommages qui luy sont deûs. La vertu de Christine merite quelque chose d’extraordinaire : mais le temps present est pauvre, pour une telle reconnoissance : il faut luy chercher des honneurs dans la vieille Rome, et au pays des triomphes. Et pourquoy ne renouvellerons-nous pas en cét endroit l’ancien usage des acclamations, qui estoient des triomphes de tous les jours ? Ils ne demandent point de pompe, comme les autres, et la despense s’en peut faire par la pauvreté.
Si cela est, et si elle approuve mon livre, ou il sera asseuré de l’approbation publique, ou il n’en aura pas besoin. Mais il ne faut pas faire ce tort au public, de croire qu’il puisse estre d’un autre advis que Christine. Le monde ne voudroit pas desplaire à une personne, qui luy fait tant d’honneur, et qui l’embellit si fort ; en contredisant la mesme personne, qui juge si sainement, et qui opine si bien. Aristippe
DISCOURS 1
c’est une opinion singuliere de certains philosophes affirmatifs, que le sage n’a besoin de personne, et que tout ce qui est separé de luy, ne luy sert de rien. Par là ils ostent l’amitié du nombre des choses necessaires, et luy donnent rang simplement, parmi celles qui sont agreables. Et neantmoins de plus honnestes gens qu’eux, je veux dire les philosophes de la famille de Platon et de celle d’Aristote, ont creû que sans l’amitié, la felicité estoit imparfaite et defectueuse, et la vertu foible et impuissante. Ils ont dit que les amis estoient les plus utiles, et les plus desirables des biens estrangers. Ils les ont considerez, non pas comme les jouëts et les amusemens d’un sage en peinture, mais comme les aides et les appuis d’un homme du monde. Il n’y a que Dieu seul, qui soit pleinement content de soy-mesme, et de qui il faille parler en termes si hauts et si magnifiques : il n’y a que luy, qui, estant riche de sa propre essence, jouïsse d’une solitude bienheureuse, et abondante en toutes sortes de biens ; luy qui puisse operer sans instrumens, comme il agit sans travail ; luy qui tire tout du dedans de sa nature, parce que les choses en sont sorties de telle façon, qu’elles ne laissent pas d’y demeurer. Les hommes au contraire ne peuvent, ni vivre, ni bien vivre ; ni estre hommes, ni estre heureux, les uns sans les autres. Ils sont attachez ensemble, par une commune necessité de commerce. Chaque particulier n’est pas assez de n’estre qu’un, s’il n’essaye de se multiplier en quelque sorte, par le secours de plusieurs ; et à nous considerer tous en general, il semble que nous ne soyons pas tant des corps entiers, que des parties couppées que la societé reünit. Les offensez demandent justice ; les foibles ont besoin de support, les affligez de consolation ; mais tous ont universellement besoin de conseil. C’est le grand element de la vie civile : il n’est gueres moins necessaire que l’eau et le feu : et les deux moyens d’agir, que la nature nous a fournis, se rapportent à cette fin ; la raison et la parole nous ayant esté données principalement pour le conseil. Les bestes sont emportées par la subite impetuosité de leur naturel, et par la presence du premier objet. Les hommes se conduisent par la deliberation et par le discours. Ayant le don de chercher, et de choisir, ils peuvent passer d’abord du present à l’advenir, et du premier au second, pour s’y arrester, s’ils s’y trouvent bien. Les pirates se servent de conseil : le conseil est en usage parmi les sauvages ; à plus forte raison parmi les peuples civilisez. Mais par tout, il faut que les sages l’empruntent d’autruy, parce que leur sagesse leur doit estre suspecte, aux choses qui les regardent. L’homme est si proche de soy-mesme, qu’il ne peut trouver d’entre-deux, ni d’espace libre, pour le debit du conseil qu’il se veut donner : il ne sçauroit empescher que les deux raisons, qui deliberent en luy, ne se confondent dans la communication, celle qui propose estant trop meslée, avec celle qui conclut. Il faut donc que celuy qui conseille, soit une personne à part, et distincte de celuy qui est conseillé. Il faut qu’il y ait une distance proportionnée, entre les objets, et les facultez qui en jugent. Et comme les yeux les plus aigus ne se peuvent voir eux-mesmes, aussi les jugemens les plus vifs manquent de clarté, en leurs propres interests. Quelque connoissance naturelle que nous ayons, et quelque lumiere qui nous vienne de plus haut, nous ne devons point rejetter les moyens humains, ni mespriser ce surcroist de raison, et ce plus grand esclaircissement de verité, qui se tire de la conference. Reconnoissons l’imperfection de l’homme, separé de l’homme, et l’advantage qu’a la societé, sur la solitude. Puisque l’ami de Dieu, et le conducteur du peuple de Dieu, bien qu’une nuée miraculeuse marchast le jour devant luy ; bien que la nuit une colonne de feu fist la mesme chose, et qu’elles se posassent au lieu où il faloit camper, ne laissa pas de prendre un guide, pour s’en servir aux autres difficultez qui pouvoient survenir en son voyage ; y aura-t-il quelqu’un, apres cela, qui ne demande des guides, et qui ne cherche des aides ? Qui se fiera de telle sorte aux advantages de sa naissance ? Qui s’endormira si negligemment sur les faveurs qu’il attend du ciel, que de s’imaginer que l’assistance d’autruy luy soit inutile, que de croire que sa seule fortune, et sa seule sagesse luy suffisent, pour bien gouverner, et pour bien conduire ?Ceux qui se sont eslevez au delà de la commune condition des hommes, y sont montez par quelques degrez : ce n’est pas le hazard qui les a jettez, au dessus des autres, ce n’est pas aussi leur vertu qui a tout fait ; les services de quelqu’un se rencontrent ordinairement, parmi les merveilles de leur vie ; et il est visible par la suite de tous les temps, que les princes qui ont le plus gagné, sont ceux qui ont esté le mieux secondez. De tant d’exemples, dont il y a foule dans les histoires, je ne veux que celuy, sur lequel nous nous arrestasmes hier, et qui obligea son altesse à me faire parler aujourd’huy. Vespasien avoit vescu sous la tyrannie, et s’estoit sauvé par miracle des mains de Neron. Mais il ne se contenta pas de son propre salut, apres la mort de ce monstre : il prit du cœur, et entreprit davantage, pour le bien public. Voyant que d’autres Nerons menaçoient le monde, et que de nouveaux monstres se deschaisnoient, il se hazarda de conserver le monde, en se saisissant de l’empire. Il embrassa la protection du peuple romain, dont la fleur estoit presque toute tombée, par le glaive, ou par le poison ; et le demeurant s’espuisoit chaque jour, à remplir les isles et les cachots. Il en fust pourtant demeuré à sa bonne volonté, et à ses bonnes intentions. Il eust veû achever d’esteindre toutes les lumieres du senat, et perir la republique devant ses yeux, sans les puissantes sollicitations, et les vives poursuites de Mucien, qui luy mit, comme par force, la couronne sur la teste, et le fit empereur, en despit de luy. Il esbranla premierement l’esprit de Vespasien, qui se tenoit aux choses presentes, bien qu’il ne les approuvast pas, et n’osoit estre autheur du changement qu’il desiroit. Et apres l’avoir jetté dans l’irresolution, il le pressa de tant de raisons, et le combatit de tant d’eloquence, qu’il fut à la fin contraint de faire le reste du chemin, et de s’engager, dans la cause publique, par une ouverte declaration. Or il est besoin de sçavoir, que ce Musien n’estoit pas homme à n’apporter dans un parti, que de belles paroles, et de bons desirs. D’abord il fortifia vespasien d’hommes et d’argent ; il luy acquit des provinces, et luy amena des legions. Il n’espargna point sa personne, quand il creût qu’il faloit payer de la vie, et voulut estre l’executeur de la pluspart des choses, dont il avoit esté le conseiller. Les princes à faire ne peuvent se passer de ces gens-là, et les princes faits en ont grand besoin. Il n’y en a jamais eu de si fort, qui de sa seule force ait pû porter le faix de tout le gouvernement ; ù a l 1 ait pû porter le faix de tout le gouvernement ; jamais eu de si jaloux de son authorité, qui ait pû regner tout seul, et estre veritablement monarque, à prendre le mot, dans la rigueur de sa signification. Aussi est-ce un jeu et une invention des platoniciens, pour flater la royauté, et la mettre au dessus de la condition humaine, de dire que Dieu donnoit deux esprits aux rois, pour bien gouverner. Platon se jouë souvent de la sorte : il philosophe poëtiquement, et mesle la fabledans la theologie. Ce double esprit est de sa façon ; et il vaut encore mieux l’expliquer de l’esprit du roy, et de celuy de son confident, que d’avoir recours aux miracles, qu’il ne faut employer qu’en cas de necessité, non pas mesme pour l’honneur et pour la gloire des rois. Il est certain qu’ils ont un fardeau si disproportionné à la foiblesse d’un seul, que s’ils ne s’appuyoient sur plusieurs, ils feroient une cheute, des le premier pas qu’ils voudroient faire. S’ils n’appelloient leurs amis à leur secours, et s’ils ne divisoient la masse du monde, ils seroient bien-tost punis de la temerité de leur ambition, et accablez de la pesanteur de leur fortune. La multitude des soins qui leur viennent de toutes parts, ne leur laisseroit pas la respiration libre : la foule des affaires les estoufferoit, à la premiere audience qu’ils voudroient donner. Il y a divers degrez de serviteurs, qui trouvent tous leur place, dans l’administration de l’estat. Il y a des esprits d’une mediocre capacité, qui défrichent, qui preparent, qui entament les affaires. Ils sont bons à commencer la besongne. Ils font les chemins, et ostent les difficultez, qui sont à l’entour des choses. Le prince met ces esprits à tous les jours, et se descharge sur eux, des plus grossieres fonctions de la royauté. Il y a d’autres esprits d’une plus haute eslevation, à qui il peut fier de plus importans emplois, et donner une plus noble part en ses desseins. Ceux-cy gouvernent sous luy, et avecque luy, et ne sont pas mauvais pilotes, dans les saisons douces, et sur les mers peu agitées. Mais que le prince est heureux et que le ciel l’aime, s’il se rencontre, en son temps, des esprits du premier ordre ; des ames égales aux intelligences, en lumiere, en force, en sublimité ; des hommes que Dieu crée expres, et qu’il envoye extraordinairement, pour prevenir, ou pour forcer les maux de leur siecle ; pour empescher ou pour calmer les orages de leur patrie. Ce sont les anges tutelaires des royaumes, et les esprits familiers des rois. Ce sont les seconds des Alexandres et des Cesars. Ils soulagent le prince, dans ses grands travaux : ils partagent avecque luy les salutaires inquietudes, sans lesquelles le monde n’auroit point de tranquillité. Si dans les estats où nous vivons, nous avons de ces gens-là, benissons leurs veilles, qui sont si necessaires au repos public, et sous la protection desquelles nous dormons seurement, et à nostre aise. Ces excellentes veilles ne seroient-elles point cause, monseigneur, que les poëtes grecs ont donné à la nuit le nom de sage et de conseillere ? Je viens de me l’imaginer ; et les grammairiens donnent bien quelquefois aux poëtes des explications plus esloignées. Les poëtes, vostre altesse le sçait mieux que moy, ont esté les plus anciens precepteurs du genre humain. Ils luy ont enseigné les premiers principes de la politique et de la morale. Icy donc, comme ailleurs, ils ont descouvert et marqué du doigt la verité : les philosophesl’ont depuis estalée et mise en son jour. Ayant reconnu cette necessité de societé, et ce defaut qui se trouve dans la solitude, outre leur Jupiter conseiller, et leur Minerve conseillere ; outre les dieux et les demons, dont ils ont accompagné leurs heros, ils leur ont encore donné des hommes, pour les assister en leurs entreprises, ou d’autres heros, pour entreprendre et pour agir avec eux. à mesure qu’Hercule coupe les testes de l’Hydre, Jolas y applique le feu, afin de les empescher de renaistre. Diomede ne fait rien, sans Ulysse. Les actions d’Agamemnon naissent des conseils de Nestor : et ce prince, ayant à faire un souhait, qui comprenne tous les autres, ne desire, ni de plus puissantes forces que les siennes, ni des richesses qu’il n’avoit pas, ni la destruction de l’empire d’Asie, ni l’accroissement de celuy de Grece, mais seulement dix hommes qui fussent semblables à Nestor : Agamemnon nous montrant par là, que dans la crainte qu’il avoit de perdre Nestor, veu l’extrême vieillesse où il estoit, il apprehendoit de manquer de gens, pour mettre en sa place ; et Homere nous faisant voir, qu’un Nestor se peut quelquefois trouver en un siecle, mais que dix Nestors ne se peuvent que souhaiter. Ce souhait n’a point fait de tort à la bonne renommée d’Agamemnon : la Grece ne luy a point reproché de s’estre laissé gouverner à Nestor : pour cela le roy des rois n’a pas esté estimé moins sage, ni moins digne de la souveraine authorité. Au contraire, c’est un axiome dans la politique, qui passe pour une proposition d’eternelle verité, et qui est aussi vieux que la politique mesme, qu’un prince mal-habile ne sçauroit estre, ni bien conseillé, ni bien servi. Que si recevoir conseil, presuppose quelque advantage du costé de celuy qui le donne ; l’inferiorité de la part de celuy qui le reçoit, ne laisse pas d’avoir son merite. Il est à son tour le superieur : il reprend la premiere place, quand il met la main à l’œuvre, et que, par l’execution des choses deliberées, il change les regles en exemples, et les belles paroles en bons effets. Car quoy qu’on ait dit autrefois à Rome, que Laelius estoit le poëte, et que Scipion estoit l’acteur, et qu’il soit vray que celuy qui compose les vers agit plus noblement que celuy qui les recite ; il n’est pas pourtant vray que la personne, qui execute les entreprises glorieuses, produise une operation moins relevée que celle, qui seulement les conseille. Le conseiller ne conserve son advantage, que dans les commencemens des choses, mais il le perd dans l’evenement : et, dans les commencemens mesmes, il ne l’a pas tout entier ; celuy qui est conseillé, ne demeurant pas inutile et sans mouvement, tandis que dure l’action de celuy qui le conseille. La nature semble nous montrer ce que nous disons, et en a formé je ne sçay quel crayon dans l’ame de l’homme, où l’intellect, qu’on nomme patient, et qui est le siege de la doctrine, quoy qu’il soit éclairé, par la lumiere de l’intellect qui agit, ne souffre pas neantmoinsde telle sorte, que de son chef aussi il n’agisse. Il juge de la connoissance qu’il a receuë : il tourne, il remuë, il desplie, il estale en luy-mesme cette connoissance. Apres l’avoir comparée aux autres, il en recueille des consequences et des conclusions. Et ainsi on peut dire, qu’il travaille en compagnie : et s’il pâtit, c’est de la plus belle espece de passion, qui ne gaste et ne corrompt pas, comme celle d’une playe, ou d’une bruslure, mais qui acheve et qui perfectionne, comme celle de l’illumination en l’air, et de la reception des images dans les yeux. Parlons moins subtilement, et d’une maniere plus populaire. Concluons qu’il est necessaire d’avoir des mains, pour s’aider utilement des outils ; et d’avoir de la prudence, pour user comme il faut de celle d’autruy. La sagesse elle-mesme est irresoluë et peu asseurée, quand elle manque d’approbation, et qu’elle est reduite à son propre tesmoignage. Le raisonnement concerté ne nuit point à la premiere apprehension que nous avons de la verité des choses ; et nostre Aristote dit là-dessus, que le sel ne fait point de mal au poisson de mer, et que l’huile assaisonne les olives. Le courtisan estourdi et interessé, met toutes les affaires en desordre, et ruïne au lieu d’edifier : mais le ministre sage et fidele, qui divise également son affection, entre le roy et l’estat, rend de tres-grands services à l’un et à l’autre, et se peut dire, à mon advis, avecque raison, le temperament de la puissance d’un seul, et le bien commun de la republique. Mais mon opinion particuliere seroit peu de chose, et n’auroit pas assez de force, pour former et conclure ce discours, si je ne la confirmois par la reconnoissance publique, envers des personnes si utiles au bien general du monde, et par les preuves esclatantes d’affection et d’estime, que les princes ont renduës eux-mesmes, à la sagesse, et à la fidelité de leurs ministres. Je laisse la Grece, où ils ont regné avecque les rois ; je laisse la Perse, où les rois ont regné par eux, et où ils estoient nommez les yeux du roy ; c’est-à-dire, comme l’explique un excellent homme, les yeux du roy, tousjours ouverts et tousjours veillans, pour le salut du royaume, qui regardent en mesme temps, devant, derriere, à droit, et à gauche. Je m’arreste à Rome, où les empereurs voulant corriger l’amertume qui se trouve dans les mots de servitude et de sujettion, ont honoré pareils serviteurs du titre d’amis. Ils les ont appellez leurs compagnons ; quelquefois les compagnons de leurs peines, les compagnons de leurs guerres, et de leurs victoires, et ont mesme trouvé bon que le peuple les appellast ainsi. Ils leur ont fait eriger des statuës, vis-à-vis des leurs. Ils les ont fait depositaires de leur espée, avec permission de s’en servir contre eux-mesmes, si le bien de l’estat le requeroit, et s’ils se rendoient indignes de leur puissance. Ils ont fait battre de la monnoye, où estoit l’image d’un general de leurs armées, et ces paroles à l’entour, Belizaire la gloire des romains : et on voit encore aujourd’huy une medaille d’argent, d’un costé de laquelle est representée la figure de Valentinien, et de l’autre costé celle d’un de ses subjets, assis dans la chaire consulaire, tenant des papiers en la main droitte, et en la gauche un baston, avec un aigle perché dessus. On peut voir aussi dans l’histoire Auguste, ce superbe monument, consacré à la memoire d’un grand ministre, à Misithée le pere des princes, et le tuteur de la republique. L’inscription est singuliere, et la qualité de pere du prince n’est pas commune, pour ce temps-là, le siege de l’empire n’ayant pas encore esté transferé de Rome à Constantinople ; car apres que cela fut, cette qualité fut comme erigée en titre d’office, et on appelloit vulgairement ceux qui avoient la principale direction des affaires, les peres de l’empire, et de l’empereur. L’histoire escritte, depuis Constantin, ne parle d’autre chose que de cette dignité du patriciat. La poësie mesme ne s’en est pas teuë ; et il y a encore des vers mocqueurs, que fit le poëte Claudien, contre l’eunuque Eutropius, consul et patrice de l’empire. Sa cheute est celebre dans les livres de ce siecle-là, et Saint Jean Chrysostome en a fait une homilie presque toute entiere. Les vers mocqueurs marquent particulierement la confiscation de son bien, et en voicy le sens à peu pres, si ma memoire ne me trompe. (…). Surquoy me ressouvenant que la croix de Jesus Christ avoit pris la place des aigles romaines, et qu’alors les empereurs estoient devenus domestiques de la foy, et membres de l’eglise, d’estrangers et de persecuteurs qu’ils estoient auparavant ; j’ay pensé qu’ils pouvoient avoir emprunté ce terme des lettres saintes, et du discours du patriarche Joseph. Ce grand ministre se glorifie, dans la genese, que Dieu l’a donné pour pere à pharaon, (quoy que peut-estre il fust plus jeune que luy) qu’il a esté establi prince de toute la maison royale, et seigneur de tout le païs d’Egypte : et les mesmes lettres saintes nous apprennent, un peu devant, que pharaon tira sa bague de son doigt, et la mit en celuy de Joseph ; qu’il le fit monter sur un chariot de triomphe ; qu’il fit faire commandement par un cri public, que tout le monde se prosternast devant luy ; qu’il luy dit en pleine et generale assemblée, tu es, ne plus, ne moins que pharaon, et je n’ay rien que mon nom, et mon throsne plus que toy. Il ne se peut rien adjouster à un si illustre tesmoignage du ressentiment d'un prince bien conseillé : et je vous prie, qu’y a-t-il à dire et à s’imaginer, apres cela ? Vous voyez que la plus haute idée, que j’avois pû concevoir de la dignité du ministere, est authorisée par le plus ancien de tous les exemples de cette nature. Il n’y a pas moyen d’aller plus loin, dans l’histoire ; et je vous avouë, monseigneur, que je sens quelque tentation de vaine-gloire, de ce qu’un grand prophete m’explique par la bouche d’un grand roy.
DISCOURS 2
Cette verité establie, que les rois ne sçauroient regner sans ministres ; il est presque aussi vray, qu’ils ne sçauroient vivre, sans favoris. Le bien ne s’arreste pas au lieu de sa source : il veut couler et s’espandre ; et ce n’est qu’un bien commencé, s’il ne croist par la communication, et s’il ne s’acheve, en se dilatant. Mais adjoustons quelque chose de plus estrange et d’aussi certain. On nous a asseuré, il y a long-temps, de la part de la raison, que si un homme estoit tout seul dans le ciel, et qu’il ne fust pas en sa puissance d’en faire part à un autre, il s’ennuyeroit de sa propre felicité, et voudroit descendre du ciel en terre. Je dis donc sur ce fondement, que les plus sages princes qui soient au monde ; que les Augustes et les Antonins, s’ils y revenoient ; que les Constantins et les Theodoses, peuvent avoir de legitimes affections, et aimer raisonnablement celuy-cy plus que celuy-là. Que ce soit vostre peuple, qui soit vostre favori : cét avis fut donné autrefois à un grand prince, mais par un philosophe un peu trop severe. De deffendre aux rois le plus doux usage de la volonté, et de les despouïller de la plus humaine des passions, ce seroit estre tyran des rois, et ne leur permettre pas qu’ils fussent hommes : ce seroit les lier à la grandeur de leur condition, et les clouër sur le throsne. Quelle rigueur, de vouloir qu’ils n’apparoissent jamais, sous une forme semblable à la nostre ? Qu’ils ne puissent jamais se desfaire d’une gravité qui les incommode ? Est-ce un crime d’avoir un confident, dans la compagnie duquel on vienne chercher du repos apres le travail, et des divertissemens apres les affaires ? La vertu n’a garde d’estre austere et farouche à ce poinct là : elle ne destruit pas la nature ; elle en corrige seulement l’imperfection ; elle sçait rendre justice ; mais elle sçait aussi faire grace : elle donne rang dans la charité à qui que ce soit ; l’estranger y est receû comme l’hoste, et le barbare comme le grec ; mais elle reserve l’amitié pour le petit nombre : elle n’espouse pas tout ce qu’elle embrasse.
Dans le ciel, où se trouvent les idées et les premieres formes des choses, n’y a-t-il pas des regards bien-faisans, et des inclinations favorables, plustost pour ceux-cy, que pour ceux-là, d’où naissent sur la terre les predestinez et les eleûs ? N’y a-t-il pas eu une nation choisie, qui a esté preferée à toutes les autres nations ? Elle a esté nommée la part et l’heritage du seigneur : le seigneur luy a dit, je seray ton dieu, et tu seras mon peuple. Dans la maison des patriarches, cette preference est tousjours tombée d’un costé, à l’exclusion de tout le reste. Les cadets ont emporté le droit d’aisnesse, et les advantages de la nature ont fait place aux ordres de Dieu. Et quand le fils de Dieu luy-mesme est venu au monde ; outre les soixante et douze disciples qui estoient de sa suite, et qui s’advoüoient à luy, il a appellé douze apostres, pour luy rendre une plus particuliere sujetion, et estre plus proches de sa personne. Entre ceux-là mesme, il y en a eu trois, à qui il s’est ouvert plus familierement qu’aux autres : il leur a montré des marques de sa divinité, qu’il avoit cachées à leurs compagnons : il leur communiqua beaucoup de secrets de l’advenir, dans l’agitation de sa prochaine mort, et parmi les inquietudes de ses dernieres pensées. Encore a-t-il tesmoigné plus de tendresse pour l’un des trois, que pour les deux autres. Saint Jean ne fait point de difficulté de se nommer le cher et le favori de son maistre. Il se glorifie par tout de cette faveur ; et il me semble qu’il en usa avec assez de liberté, lors qu’il s’endormit, dans le sein d’un maistre si grand et si redoutable. Considerez-le dans le tableau de la sainte cene, et voyez comme il repose sa teste negligemment, sur un lieu, où les seraphins portent leurs regards, avec reverence. Puis, donc, que l’autheur et le consommateur de la vertu, aussi bien que de la foy, a eu ses inclinations et ses amitiez, et n’a pas toûjours voulu commander à la nature ; le prince ne doit point craindre d’aimer, apres un exemple de telle authorité, qui luy en donne toute permission ; et par les principes d’une plus sage philosophie, que n’est celle de Zenon et de Chrysippe, il peut estre sensible, sans qu’on le puisse dire intemperant. Il faut seulement que les mouvemens de son ame soient justes et bien reglez. Qu’il fasse du bien ; mais qu’il garde de la proportion et de la mesure, en la distribution du bien qu’il fait ; qu’il ne pousse pas incontinent, dans le conseil, ceux qui luy auront esté agreables, dans la conversation. Il doit faire difference, entre les personnes qui plaisent, et celles qui sont utiles : entre les recreations de son esprit, et les necessitez de son estat ; et s’il n’apporte une grande attention, dans l’examen des differens sujets qu’il employe, il fera des equivoques, dont son siecle pâtira, et qui luy seront reprochez, par les siecles à venir. Les courtisans sont la matiere, et le prince est l’artisan, qui peut bien rendre cette matiere plus belle, mais non pas meilleure qu’elle n’est : il peut y adjouster des couleurs et de la façon, par le dessus ; mais non pas luy donner aucune bonté interieure : il en peut faire une idole, et un faux dieu ; mais il n’en peut pas faire un esprit, ni un habile homme. Il se voit de ces idoles, en païs mesme de chrestienté. Il y a toûjours eu d’indignes heureux ; tousjours des guenuches caressées dans le cabinet des rois, et vestuës de toile d’or. Il y a eu en Egypte des bestes sur les autels : il y a eu par tout des defauts et des vices adorez. Ce que je m’en vais dire à vostre altesse, je l’ay appris d’elle, et je le trouve digne de l’esprit de Marc Antonin le philosophe. (…). Ces grands, monseigneur, me font souvenir de certaines montagnes infructueuses, que j’ay veuës autrefois, allant par le monde. Elles ne produisent, ni herbe, ni plante : elles touchent le ciel, et ne servent de rien à la terre : leur sterilité fait maudire leur eslevation. Ceux-cy, de mesme, ne sont pas moins inutiles, qu’ils sont grands ; et je les regarde, comme de vaines montres du pouvoir et de la magnificence des rois ; comme des colosses qu’ils ont eslevez, et des pyramides qu’ils ont basties. Ce sont des fardeaux, et des empeschemens de leurs royaumes, qui pesent à toutes les parties de l’estat. Ce sont des superfluitez, qui occupent plus de place que toutes les choses necessaires. Cela s’entend à les considerer, dans une foiblesse encore innocente, et avant qu’ils ayent adjousté l’injustice de leurs actions, à l’indignité de leur personne. Voilà les beaux ouvrages de la fortune ; voilà les mesprises et les extravagances de cette deesse, sans yeux et sans jugement, à qui Rome a donné tant de noms, et a dedié tant d’autels. Vous avez bien ouï parler de quelques reines hypocondriaques, qui ont eu de l’amour, pour un nain, et pour un maure, voire pour un taureau, et pour un cheval : la fortune est à peu pres de l’humeur de ces princesses mal-sages ; elle choisit d’ordinaire le plus laid et le plus mal-fait : en la demande de la preture, elle prefere les escrouëlles de Vatinius à la vertu de Caton : pour ne rien dire de pis, elle fait des profusions, et ne paye pas ses debtes. Mais nous parlons d’un fantosme, lors que nous parlons de la fortune : la force des astres, et la necessité du destin sont encore d’autres fantosmes, que l’opinion des hommes se forme, et apres lesquels je ne suis pas d’advis de courir. Cherchons quelque cause plus apparente de cette faveur qui semble n’avoir point de cause, et voyons à peu pres quelle est la naissance de cette mauvaise authorité. Ce que nous cherchons seroit-ce point un transport de passion, qui sort sans raisonnement, de la partie animale, et s’arreste au premier objet qui plaist, et à la premiere satisfaction de la volonté. Seroit-ce point un jeu, et une fantaisie de la puissance ; un exercice, et une occupation de la royauté, qui prend plaisir à faire des choses estranges ; à estonner le monde par des prodiges ; à changer le destin des petits et des miserables ; à peindre et à dorer de la bouë ? N’est-ce point, au contraire, une erreur serieuse et deliberée, une tromperie de bonne foy, faite à soy-mesme par soy-mesme ; aidée par l’imposture de l’apparence, qui desguise quelquefois les hommes de telle sorte, qu’ils ne sont reconnoissables qu’à Dieu ? Il est certain que le plus souvent ils portent des marques si douteuses, et ce qui paroist d’eux est si faux, qu’il n’y a que celuy qui les a faits, qui sçache leur veritable prix. Mais l’effet, que nous avons tant de peine à tirer de l’obscurité des causes, ne seroit-ce point un present de l’occasion ? Car d’ordinaire elle offre aux princes des serviteurs ; elle les oblige à prendre ce qu’ils trouvent à leur main, et ce qui leur passe devant les yeux. Leur impatience ne pouvant souffrir de retardement, et leur mollesse estant ennemie de toute sorte de peine ; pour s’espargner les longueurs de la recherche, et les difficultez du choix, ils mettent en œuvre les instrumens les plus proches, et gardent, par coustume, ceux qu’ils n’avoient pris que par rencontre. Pour conclusion, cette faveur qui s’esleve si haut, sans avoir de fondement, ne seroit-ce point plustost un effet de l’amour propre, et une complaisance, que personne ne refuse à ses opinions ? Ne seroit-ce point nostre honneur, que nous croyons engagé, dans la perfection de nostre ouvrage ? Ne seroit-ce point un levain de cét orgueil naturel, caché dans l’esprit des hommes, et qui enfle particulierement le cœur des rois, quand il est question de maintenir une faute qu’ils ont faite, et de ne pas advouër qu’ils peuvent faillir ? Quoy que puisse estre cette faveur, ce n’est point une creature de la vertu ; non pas mesme de la vertu du sang : le merite n’y a point de part ; non pas mesme le merite de la race. Les affranchis de Claudius, les valets des enfans de Constantin, les gouverneurs des enfans de Theodose, les eusebes et les eutropes ne sont point de legitimes favoris, et beaucoup moins de legitimes ministres. Et certes, j’ay pitié de l’empire, et j’ay honte pour l’empereur, quand je voy l’empire et l’empereur, dans ces mains serviles et mercenaires. Je voy, avec horreur, ces vilains spectacles des regnes infortunez, ces productions monstrueuses des mauvais temps. Temps aveugles, et pleins de tenebres ; malheureux en princes, et steriles d’hommes. Et, à vostre advis, y a-t-il eu de solitaire si esloigné de la cour, et prenant si peu de part aux choses du monde, qui ait pû regarder, sans despit, les choses tellement hors de leur place, et le monde renversé de cette sorte ? Y a-t-il eu de si tranquille contemplatif, qui ait pû voir sans émotion, des gens de neant s’emparer de la conduite des grands estats, et s’asseoir au timon ; bien qu’ils ne deussent estre qu’à la rame ? Cela s’est veû neantmoins, et assez souvent. Le consulat a esté profané plus d’une fois, par des personnes infames : et tel, qui sous un autre regne eust esté caché parmi le bagage, a eu le commandement de l’armée. Mais outre les eusebes, et les eutropes, l’histoire de l’empire d’orient ne manque pas de ces exemples honteux. Elle nous montre de miserables eunuques, qui n’avoient appris qu’à peigner des femmes, et à filer, erigez tout d’un coup en chefs du conseil, et en capitaines generaux. Et d’autres histoires plus recentes nous produisent des barbiers, des tailleurs, des valets de chambre, changez du soir au matin en chambellans, en ambassadeurs, etc. Employez aux plus importantes negociations et aux plus illustres charges de leur païs. Ainsi quoy que puisse dire nostre homme, qui admire tant la cour, et l’art de la cour, l’ignorance audacieuse a souvent presidé à la conduite des choses humaines : quoy qu’il jure qu’il a veû des rayons sur le visage de Monsieur Le Duc De, cette fausse lumiere est une beveuë de ses yeux, et une illusion de son esprit. Les sots ont souvent tenu la place des sages, et un temps a esté, où ceux qui devoient dicter les loix, et prononcer les oracles, ne sçavoient, ni lire, ni écrire. Ce n’est pas que leur sens commun fust plus net, pour n’estre enveloppé d’aucune connoissance estrangere. Ils n’avoient, ni les biens naturels, ni les biens acquis : ils avoient seulement ce qui suit d’ordinaire les biens naturels et les biens acquis ; je veux dire la bonne opinion de soy-mesme, accompagnée du mespris d’autruy. Quoy que ce ne soit pas la coustume de sçavoir les affaires, par revelation, et qu’il faille les apprendre, par experience, ou devancer l’experience, par la force du raisonnement ; ils se persuadoient que l’authorité suppleoit à tout cela, et qu’immediatement apres leur promotion, Dieu estoit obligé de leur envoyer de l’esprit, pour bien gouverner, et de faire valoir l’élection du prince, par la subite illumination de ses ministres. Il n’en va pas toutefois ainsi : c’est tout ce que Dieu a voulu faire, pour les ministres de son fils unique, desquels nous avons dit quelque chose, au commencement de ce discours. Par là il s’est mocqué de la superbe philosophie. Il a confondu la prudence humaine ; prenant ces ames neuves et grossieres, pour estre les confidentes de ses secrets ; les remplissant beaucoup, comme dit un ancien chrestien, parce qu’il y trouva beaucoup de vuide. Il a tiré des cabanes et des boutiques, ceux qu’il vouloit faire rois et docteurs des nations. Il ne faut pas que les autres ignorans pretendent d’estre esclairez de la sorte ; ni qu’au lieu de l’esprit de prophetie, de l’explication des escritures, et du don des langues, ils attendent du ciel, la connoissance des choses passées, la penetration dans celles de l’advenir, la lumiere qui débrouïlle les intrigues de la cour, la science de faire la guerre, et la dexterité de traiter la paix. Aussi d’ordinaire ils reüssissent tres-mal, en une profession qu’ils n’ont point apprise, et dans l’exercice de laquelle ils se sont jettez indiscrettement, sans y apporter aucune preparation de discipline ; sans faire aucun fonds d’experience ; sans connoistre les premiers elemens de la sagesse civile. Il faut de l’adresse et de la methode, pour conduire un batteau, et pour mener un chariot. Il faut avoir appris les chemins, pour pouvoir servir de guide. J’ay veû des regles et des preceptes, pour se bien acquiter de la charge de portier, et de celle de concierge, quoy que ce soient deux mestiers, qui ne sont pas extremément difficiles. Il faut donc apprendre tous les mestiers, et estudier tous les arts, jusques aux moindres, et aux plus aisez ; et celuy, de conduire le genre humain, n’aura point besoin d’instruction ? On gouvernera le monde, au hazard et à l’advanture ? On jouëra, à trois dez, le salut des peuples et des royaumes ? C’est bien tenir indignement la place de Dieu : c’est bien faire le phaëton en ce monde, et dispenser inégalement la lumiere et la chaleur, sur la face de la terre : c’est courir fortune d’en brusler une partie, et de laisser geler l’autre. Les favoris ignorans courent chaque jour cette fortune, et sont en ce perpetuel danger ; je dis de se perdre, et de perdre leur pays, lors mesme qu’ils ont rafiné leur ignorance, par l’usage de la cour, et que deux ou trois bons succez, qui viennent de la pure liberalité de Dieu, leur donnent bonne opinion d’eux-mesmes, et leur font accroire, qu’ils ont fait le bien qu’ils ont receû. Toutes leurs actions sont alors des contre-temps ; sont de fausses mesures d’une fausse regle. Au lieu de se sçavoir arrester à ce poinct de l’occasion, si recherché par les sages, et si necessaire pour la perfection des affaires, ils vont tousjours devant ou apres : ou ils le passent, ou ils n’y arrivent pas. Aujourd’huy ils declarent la guerre, par colere ; demain ils demandent la paix, par lascheté. Ils flattent les ennemis naturels de la patrie, et offensent les anciens alliez de la couronne. En Espagne ils voudroient donner liberté de conscience ; en France ils voudroient introduire l’inquisition. La frontiere est nuë, et desarmée ; et ils fortifient le cœur de l’estat : il leur prend envie de raser la citadelle d’amiens, et d’en bastir une à Orleans. Mais les eslections qu’ils font des autres, sont bien dignes de celle qui a esté faite d’eux. Pour l’ambassade de Rome, ils proposent au prince un bon capitaine de chevaux-legers, et qui s’est signalé en plusieurs combats. à leur recommandation, on met dans les finances un vieux prodigue, qui en sa jeunesse a fait cession de biens, mais qui parle admirablement de l’oeconomie. Ils demandent la premiere charge de la justice, pour un homme veritablement de robbe longue, mais celebre, par le peu de connoissance qu’il a des lettres ; mais de la classe de celuy que nos peres virent à Paris, quand les ambassadeurs de Pologne y arriverent. Ils firent à cét homme leur compliment en latin, et il les pria de l’excuser, s’il ne leur respondoit pas, parce qu’il n’avoit jamais eu la curiosité d’apprendre le polonnois. vous sousriez, monseigneur, et vous vous estonnez de la grande litterature de cét homme de robbe longue. Il faisoit bien d’autres equivoques, et on en conte quelques-uns, qui ne me semblent pas mal-plaisans. Ce fut luy qui creût que Seneque estoit un docteur de droict canon, et que, dans ses livres des benefices, il avoit traité, à plein fonds, des matieres beneficiales. Un (…) de ce temps-là luy fit accroire, que la Morée estoit le pays des mores ; et il n’est rien de si vray, qu’il chercha dans la carte, un jour tout entier, la democratie, et l’aristocratie, pensant les y trouver, comme la dalmatie, et la croatie. Il fait bon estre sçavant, sous ces regnes-là, et les muses ont beaucoup à esperer de la protection de pareils ministres. Mais passons outre, et ne considerons point l’interest des muses, dont le destin est d’estre pauvres et mal-traitées, sous toutes sortes de regnes, et par toutes sortes de ministres. Ceux-cy se connoissent en hommes et en affaires, comme vous voyez. Apres avoir dissipé le revenu de l’estat, en des despenses mauvaises, ou ridicules ; afin de paroistre bons menagers, ils laissent perdre une occasion importante, faute de cinquante escus, qu’ils ne veulent pas qu’on baille, pour faire partir un courrier expres. Ils attendent le jour de l’ordinaire, et s’imaginent que l’occasion l’attendra, aussi bien qu’eux. Un docteur politique qui les a sifflez, et qui leur a mis, dans la teste, cinq ou six mots de nostre tacite, pour les alleguer cent fois le jour ; sur toutes choses leur a recommandé le secret et la dissimulation. Cette leçon faite, ils font mystere de tout ; ils ne s’expliquent que par des clins d’oeil, et par des mouvemens de teste. Au moins ils ne parlent plus qu’à l’oreille, non pas mesme quand ils louënt leur maistre, et qu’ils disent, que c’est le plus grand prince de la terre. Cette religion du silence est passée dans leur esprit, jusqu’à une telle superstition, qu’ils font scrupule de donner les ordres necessaires, à ceux qui les doivent executer ; tant ils ont peur de descouvrir ce qui a esté resolu au conseil. Ils escoutent attentivement un alchimiste, qui leur promet des montagnes d’or : ils reçoivent à bras ouverts un banni, qui leur fait aisée la conqueste de son païs : et, se reposant sur la foy de l’un et de l’autre, ils s’embarquent, dans une grande entreprise, et commencent une grosse guerre, dont ils sont las, des le second jour. Ils font mille autres choses semblables. Et si ces exemples ne sont de ce siecle, ils sont des siecles passez : s’il n’y a pas eu en France, et en Allemagne, de ces ignorans presomptueux, de ces ridicules tout-puissans, il y en a eu en Espagne, et en Italie. La misere du temps (il vaut mieux accuser le temps que le prince) cette misere publique, qui a fait faire de la monnoye de fer et de cuir ; qui a donné du prix aux plus viles choses, a mis aussi en usage ces gens-là, et les a introduits dans le cabinet des rois, où ils ont traisné avec eux, toutes les ordures de leur naissance, et toutes les habitudes vicieuses, dont les ames serviles sont capables. Car c’est icy un chapitre de leur histoire, que nous ne devons pas oublier ; et il est certain que leur innocence n’a gueres plus duré à la cour, que celle du premier homme, dans le paradis terrestre. D’abord, quoy que peut-estre ils ne fussent pas nez meschans, ils ont creû qu’il faloit le devenir, et se sont desfaits de leur conscience, pour travailler, avec moins d’empeschement, aux affaires de l’estat. Ils ont pensé d’ailleurs, que l’orgueil estoit bienseant à la dignité, que, s’ils paroissoient les mesmes qu’auparavant, leur condition ne seroit pas tout-à-fait changée, et que la courtoisie les remettroit, dans l’égalité, de laquelle ils s’estoient tirez, avec tant de peine. Ainsi ils n’ont point apprehendé de tomber, dans la haine, pour eviter le mespris. Ils se sont fait craindre, ne pouvant se faire respecter. Ils ont estimé, qu’il n’y avoit point de moyen d’effacer la memoire de leur ancienne bassesse, que par l’objet present de leur tyrannie ; ni d’empescher le peuple de rire de leurs infirmitez, qu’en l’occupant à pleurer ses propres maux, et à se plaindre de leur cruauté. Avec ces belles maximes, et cette antipolitique, que je vous ay un peu esbauchée, ils ont gouverné le monde ; mais ils l’ont gouverné d’une estrange sorte. Ils ont renversé ce qu’ils vouloient soustenir ; ils ont rompu ce qu’ils avoient dessein de nouër ; ils ont fait autant de ruïnes, qu’ils desiroient faire d’establissemens ; ils ont gasté autant de choses, qu’ils en ont maniées. Les cheutes des princes, et les pertes des estats ont esté le succes de leur administration. S’estant saisis de la puissance souveraine (je les considere derechef, dans leur innocente infirmité) ils en ont usé, comme les enfans se servent de leurs couteaux, qui s’en blessent le plus souvent, et en offensent leurs meres, et leurs nourrices. Que si la temerité de ces gens-là n’a pas tousjours esté malheureuse. S’ils sont arrivez au port, tenant une route, qui apparemment les en esloignoit ; (car il est certain qu’il se voit de ces miracles, et j’en connois quelques-uns qui se sont sauvez, par des actions qui les devoient perdre.) il ne faut pas se fier pourtant à cette felicité aveugle, qui les a guidez : il faut les regarder, comme des personnes transportées d’une violente imagination, qui passent les rivieres en dormant, sans sçavoir nager, et courent par les precipices, sans faire un faux pas. Il faut les admirer, comme des bestes divines, et ne les pas imiter, comme des personnes raisonnables. Je tiens ce mot du bon-homme Alexandre Picolomini, lors que je le fus voir, passant à Siene, et que je le trouvay sur le lit verd, dont parle Monsieur De Thou. Si vous estes jamais favoris, (avec la permission de son altesse, j’adresseray ma parole à ces deux jeunes gentilshommes qui m’escoutent) ne vous proposez point de pareils exemples : ils sont tres-dangereux, quoy qu’ils soient tres-esclatans. Ce sont des flambeaux allumez sur les escueils : ils font faire naufrage aux nouveaux pilotes. Ce sont des adresses, qui menent à la mort ceux qui les suivent ; qui ne servent qu’à piper la posterité ; qu’à apprendre aux hommes à faillir ; qu’à donner du credit et de la reputation à l’imprudence.
DISCOURS 3
Comme ceux que nous laissasmes hier, manquent de la capacité requise, et ont l’intelligence fort courte, et fort limitée ; il s’en trouve d’autres, qui l’ont trop vague, et trop estenduë, et qui raisonnent avec excez. Je parle de ces speculatifs, qui visent d’ordinaire au delà du but ; qui quittent les chemins, pour prendre les routes ; qui s’égarent, pour arriver plustost où ils vont. Appellons-les, s’il vous plaist, des tireurs d’essences. Ils mettent leurs advis à l’alambic, et les reduisent à neant, à force de les subtiliser : ils evaporent en fumée les plus solides affaires. Disons que ce sont des heretiques d’estat, qui veulent faire dans la politique, ce qu’Origene a fait dans la religion. Ils suivent les ombres, et les images des choses, au lieu de s’attacher à leur corps, et à leur realité. Ils embrassent la vray-semblance, parce qu’ils l’ont peinte et embellie à leur mode ; mais ils rejettent la verité, à cause qu’elle n’est pas de leur invention, et qu’elle a son fondement en elle-mesme. Ces messieurs se figurent que, par tout, il y a du dessein et de la finesse, et que toutes les actions des hommes sont meditées. Rien ne leur passe devant les yeux, dont ils ne cherchent le sens mystique, et l’allegorique. Ils ne s’arrestent jamais à la lettre, ces subtils interpretes des pensées d’autruy. Et quand deux princes s’attaquent de toute leur force, et de toute la puissance de leurs estats, ils croyent qu’ils s’entendent ensemble, pour tromper les autres princes. Ils font des jugemens presque aussi plaisans que ceux, qui disoient à Athenes, (…). On voit par ce mauvais mot jusques où peut aller la mauvaise subtilité, et quel est l’esprit de la Grece, et de ces speculatifs. Mais il y a eu des speculatifs en tout pays. Il y a tousjours eu des alchimistes, et des souffleurs, qui ont distillé les choses humaines ; qui ont donné plus de liberté qu’ils ne devoient, à leurs conjectures, et à leurs soupçons. parce que Junius Brutus contrefit le sot, ils ont eu de la desfiance de tous les sots : ils se sont figurez, que tous les niais imitoient Brutus ; que la simplicité apparente estoit un artifice caché ; que ceux qui ne sçavoient rien, dissimuloient leur science ? Que le silence de ceux qui ne disoient mot, couvroit de dangereuses pensées. C’estoit l’opinion qu’avoit un prince romain d’un certain imbecille de son temps, que les pages siffloient, et que personne n’estimoit que luy. L’histoire rapporte qu’il en apprehendoit les vertus secrettes ; et que le mespris universel de la cour, et vingt-cinq ans d’impertinences, ou faites, ou dites, à la face du grand monde, ne l’avoient pû asseurer de cét homme-là. Du mesme principe, de fausse subtilité, sont nées ces visions, que nostre homme trouve si ingenieuses, et qui me semblent si ridicules ; que les docteurs admirent, et que je ne puis souffrir. En cét endroit Aristippe adressant sa parole aux deux gentilshommes, qui l’escoutoient ; pensez-vous, leur dit-il, comme ces docteurs subtils, qu’Annibal ne voulut pas prendre Rome, de peur de n’estre plus utile à Carthage, et de se voir obligé, par là, à finir la guerre, qu’il avoit dessein de perpetuer ? à vostre advis, Auguste choisit-il Tibere pour son successeur, afin de se faire regretter, et rechercher de la gloire apres sa mort, par la comparaison d’une vie, qui devoit estre si differente de la sienne ? Vous imaginez-vous que le conseil qu’on trouva dans ses memoires, de mettre des bornes à l’empire, fust un effet de son envie, contre sa posterité. Avoit-il peur, qu’un jour un autre homme fust plus grand seigneur que luy, et commandast à plus de subjets ? Est-il croyable que le mesme Auguste ne faisoit l’amour, que par maxime d’estat, et ne voyoit les dames de Rome, que pour apprendre le secret de leurs maris ? Y a-t-il de l’apparence, que son ame ne se remuast que par regle, et par compas ; que toutes ses actions fussent si guindées, et tous ses vices si estudiez ? à mon advis, c’est faire le monde plus fin qu’il n’est. C’est interpreter les princes, comme quelques grammairiens expliquent Homere : ils y trouvent ce qui n’y est pas, et l’accusent d’estre philosophe et medecin, en des endroits, où il n’est que faiseur de contes et de chansons. Contentons-nous quelquefois du sens litteral. Ne cherchons pas un sacrement sous chaque syllabe, et sous chaque poinct. Ne soyons pas si indulgens à nostre esprit, ni si curieux, dans celuy d’autruy. Il ne faut pas aller querir si loin la verité, ni prendre les choses de si haut. Il ne faut pas rapporter à des causes reculées, et aux conseils du siecle passé, des succez, ou arrivez fortuitement, ou à qui une legere occasion aura donné lieu. Les stoïques, qui n’ont pas voulu, qu’une feuïlle d’arbre se remuast, sans ordre particulier de la providence, ni que le sage levast le doigt, sans congé de la philosophie ; ne jugeoient pas plus advantageusement de Dieu, et de la personne plus proche de Dieu, que ces rafineurs presument d’un homme, qui est souvent moins que mediocre ; qui n’a que le quart, ou la moitié de la partie raisonnable ; qui de sa vie ne songea à estre sage, ni à s’approcher de Dieu. Il n’y a point de moyen, qu’ils ajustent leurs opinions à nostre commune capacité : ils ne peuvent descendre jusques à nous. Dans le jugement qu’ils font des hommes, ils ne peuvent presupposer une infirmité humaine, c’est-à-dire, un principe d’erreurs et de fautes ; une maladie de la naissance, de laquelle Alexandre et Cesar ne sont pas exempts ; un defaut qui traisne apres soy tant d’autres defauts, en la personne des plus parfaits ; en la conduite des plus sages ; et en celle de Salomon mesme, si vous le voulez. Les grands evenemens ne sont pas tousjours produits, par les grandes causes. Les ressorts sont cachez, et les machines paroissent : et quand on vient à descouvrir ces ressorts, on s’estonne de les voir si foibles et si petits. On a honte de la haute opinion qu’on en avoit euë. Une jalousie d’amour, entre des personnes particulieres, a esté la matiere d’une guerre generale. Des noms baillez ou pris par hazard ; les verds et les rouges des jeux du cirque, ont formé les partis et les factions, qui ont deschiré l’empire. Le mot ou le corps d’une devise ; la façon d’une livrée ; le rapport d’un domestique ; un conte fait au couché du roy, ne sont rien en apparence ; et par ce rien commencent les tragedies, dans lesquelles on versera tant de sang, et on verra sauter tant de testes. Ce n’est qu’un nuage qui passe, et une tache en un coin de l’air, qui s’y perd plustost qu’elle ne s’y arreste. Et neantmoins, c’est cette legere vapeur, c’est cette nuée presque imperceptible, qui excitera les fatales tempestes que les estats sentiront, et qui esbranlera le monde, jusques aux fondemens. On s’est imaginé autrefois que c’estoient les interests des maistres, qui mettoient en feu toute la terre, et c’estoient les passions des valets. Je ne doute point que le roy de Perse ne prist des pretextes tres-specieux, pour justifier ses armes, quand il vint en Grece, et que ses manifestes ne dissent merveilles de ses intentions. Il ne manqua pas de pretentions ni de droicts. Il n’oublia pas, que le grand roy ne venoit que pour chastier les petits tyrans ; et qu’il apportoit aux peuples une riche et abondante liberté, au lieu de leur maigre et sterile servitude. Il falsifia son dessein, en plusieurs autres façons, et jura, peut-estre, que ce dessein luy avoit esté inspiré immediatement des dieux immortels, et que le soleil en estoit le premier autheur. Cependant quelque manifeste qu’il fist voler, et quelque couleur de justice et de religion qu’il donnast à son entreprise, voicy la verité de la chose. Un medecin grec, domestique de la reine, ayant envie de revoir le port de Pyrée, et de manger des figues d’Athenes, mit cette fantaisie de guerre, dans la teste de sa maistresse, et la porta à y faire resoudre son mari. Si bien que le roy des rois, le puissant et redoutable Xerxes ne leva une armée de trois cens mille combattans, ne coupa les montagnes, ne tarit les rivieres, ne combla la mer, que pour conduire un charlatan en son pays. Il me semble que ce galant-homme pouvoit bien faire son voyage à moins de frais, et en plus petite compagnie. Mais il me vient de souvenir, monseigneur, d’une autre chose qui merite d’estre sçeuë, et que vous ne trouverez pas mal-plaisante. Elle arriva au royaume de Macedoine, plus de quatre-vingts ans, devant la naissance du Roy Philippe ; au temps de cette fameuse conjuration, qui d’un estat en fit deux, et qui partagea la cour, les villes, et les familles. Ce fut la femme de Meleagre, gouverneur d’une place frontiere, et general de la cavalerie, qui jetta son mari dans la revolte, et certes pour un fort digne sujet. Sur le rapport qui fut fait au roy de l’esprit et de la galanterie de cette femme, il luy prit envie de la voir un jour en particulier : il ne luy fut pas difficile d’obtenir d’elle, une faveur qu’elle accordoit aisément à de moins grands seigneurs, et de moins honnestes gens que luy. Elle n’avoit pas accoustumé de lasser la constance de ses amans, ni de faire mourir personne de desespoir. Le roy s’estant donc rendu à l’assignation qu’elle luy donna, et, par malheur, ne l’ayant pas trouvée telle qu’il se l’estoit figurée, il luy tesmoigna d’abord son desgoust, et se separa d’elle, presque aussi-tost, avec peu de satisfaction. Cét affront fut senti si vivement par celle qui le receut, et qui n’avoit pas mauvaise opinion de son merite, qu’elle protesta à l’heure mesme de s’en venger. Et ne le pouvant mieux faire qu’en corrompant la fidelité de son mari, et le desbauchant du service de son maistre, elle usa pour cela de tous les charmes de son esprit, et de son visage. Elle employa, sur une ame credule, les plus subtiles inventions, dont est capable une ame artificieuse. Et ne doutez point que dans la chaleur de sa vengeance, elle n’eust voulu avoir une infinité de maris, pour faire une infinité d’ennemis au roy, et pour tirer raison, avec plus d’espées, de l’offense qu’elle croyoit en avoir receuë. Ainsi Meleagre quitta le service du roy, et s’embarqua dans le parti du tyran, sans sçavoir par quel mouvement il y estoit poussé, ni quelle passion il vengeoit. Il joüoit un personnage qu’il n’entendoit point : il estoit le soldat de sa femme, et pensoit estre un des principaux chefs de la ligue. Par là on peut voir, qu’il est aisé de se tromper, dans le jugement qu’on fait des actions des hommes, puisque les hommes mesmes, qui les font, y sont les premiers trompez ; puisqu’ils n’en sçavent pas tousjours la vraye cause. Ils sont souvent instrumens aveugles, et sans connoissance, de l’interest, ou de la passion d’autruy. Les speculatifs de Macedoine ne manquerent pas de publier de plausibles, et de specieuses raisons, de la revolte de Meleagre. Les uns dirent, qu’un reproche, que le roy luy avoit fait, en presence des ambassadeurs de Thessalie, luy entra si avant dans le cœur, et y fit une si profonde playe, qu’il ne pût jamais en guerir, que les caresses et les faveurs, qu’il receut, depuis ce temps-là, furent d’inutiles appareils, sur ce cœur blessé, et que la memoire d’une injure luy osta le sentiment de mille bienfaits. D’autres alleguerent le refus d’une charge, qu’il avoit demandée, pour son fils, et que veritablement on ne donna pas à un autre, mais qui fut supprimée, afin qu’elle n’entrast pas en sa maison. Il y en eut qui excuserent son changement, sur l’amour de la patrie, et sur le zele de l’ancienne religion, de laquelle le tyran prenoit le pretexte, pour faire la guerre au roy. Tous les historiens exercerent là-dessus leur subtilité, et tous furent subtils, et ingenieux à faux. Ils chercherent la source du mal, qui d’un costé, qui d’un autre, et pas un ne la trouva. Pas un ne parla du despit de la femme de Meleagre, qui fut la seule cause de la defection de son mari, et qu’on ne descouvrit qu’en un autre siecle, et long-temps apres la mort du roy, du tyran, et de Meleagre. Ces deux courses que nous avons faites, en Grece, et en Macedoine, estoient sur nostre chemin, et je veux croire qu’elles n’auront pas esté desagreables à vostre altesse. Mais je croy de plus qu’elle juge aussi bien que moy, qu’il vaut encore mieux debiter des visions, dans l’histoire que dans le conseil, et que la mauvaise subtilité est moins dangereuse, quand on raconte des choses faites, que quand on delibere des choses à faire. Icy, pour ne rien dire de pis, elle est cause que les choses ne se font point. Les gens d’Athenes sont trop habiles, pour tromper les gens de Thebes : ceux-là tendent leurs filets si haut, et ceux-cy volent si bas, qu’il faudroit qu’ils fissent un effort, pour y estre pris. Je dis davantage. Les atheniens employent quelquefois leur finesse, à s’en faire accroire, et à se tromper eux-mesmes. De leurs faux principes, ils ne peuvent tirer que de fausses conclusions, et n’ont garde de negocier heureusement, ni d’amener jamais leurs adversaires de leur costé ; se tenant tousjours en des termes si esloignez d’eux, et s’en approchant si peu, que bien loin de se pouvoir joindre, ils ne se peuvent pas reconnoistre. Il est malaisé d’ouïr de plus beaux parleurs, et de voir mieux debattre des opinions. Mais aussi n’en demandez pas davantage : ils mettent en cela tout leur soin, et toute leur industrie. Ils y apportent autant d’estude, que si le discours estoit la principale fin de la deliberation, et quelque chose de plus que l’action mesme. Ils aimeroient mieux faire paroistre leur eloquence, en perdant l’estat, que de le conserver, sans dire mot. Ils estiment que c’est bien davantage, d’emporter le dessus au conseil, sur leurs compagnons ; que de battre à la campagne les ennemis. Si bien qu’ils comptent, quasi pour rien, les disgraces de la guerre, esperant tousjours d’en avoir leur revanche au premier traité.
Et là neantmoins ils rencontreront quelque esprit de fer, incapable de persuasion, qui couppera ce qu’il ne pourra desfaire ; et, par une ferme et constante negative, brisera tous leurs filets, et toutes leurs ruses, sans prendre la peine de les démesler. Tesmoin ce gouverneur de Figeac, qui se trouva à une conference, qu’eut la reine Catherine, avec les deputez du roy de Navarre, et du parti huguenot. C’estoit pour leur faire quiter, devant le temps accordé, les places de seureté, qui leur avoient esté mises entre les mains. Elle avoit amené de Paris, un homme tout-puissant en paroles, et à la rhetorique duquel rien n’avoit esté impossible, jusques alors. D’abord il se fit admirer à l’assemblée : il excita ensuite de plus douces passions, dans le cœur des deputez : apres avoir vaincu leur esprit, il gagna leur volonté. Et desja les plus desfians avoient oublié le massacre, et ne vouloient plus de places de seureté. On se contentoit de la parole du roy, et le traité s’alloit conclure, à la satisfaction de la reine ; quand en un moment tout son travail fut gasté, et toute l’eloquence de son orateur renversée, par la brusque response que luy fit le gouverneur de Figeac. Cette princesse s’estant adressée à luy, avec une mine de triomphante, et luy ayant demandé (plustost pour couronner une chose faite, et avoir des applaudissemens, que pensant avoir besoin de son opinion) ce qui luy sembloit de la harangue qu’il avoit ouië : madame, luy respondit-il, avec une parole si forte, qu’elle cassa les articles du traité à demi conclu, il me semble que monsieur que voilà a bien estudié, mais mes compagnons ni moy ne sommes pas d’advis de payer ses estudes, de nos testes. Ce monsieur neantmoins, dont je vous parleray une autre fois, estoit un tres-habile negociateur : il avoit reüssi ailleurs tres heureusement ; et quoy qu’il regnast en l’art de bien dire, il n’estoit pas pourtant de nos gens, qui ne sçavent que parler : il faisoit servir cette science à une meilleure, et ne preferoit pas, comme eux, la gloire de son esprit, au bien du service de son maistre. Nos gens en effet sont plustost declamateurs que ministres, plûtost sophistes que conseillers. Ils ne sont point si faschez du mauvais succes des affaires, qu’ils sont aises de l’honneur qui leur revient, d’avoir bien harangué, sur chaque proposition debatuë, et de s’estre fait admirer aux deputez, et à l’assemblée. Leur vanité les console aisément de leur malheur. Ce leur est assez, de traiter le genre deliberatif, selon les preceptes de Quintilien, et de sçavoir manier les choses, par tous les endroits que montre Aristote. Voilà la borne de leur ambition. Ils sont satisfaits, s’ils n’ont point peché, contre les regles de l’art ; et je les trouve, en cela, semblables à un medecin de Milan, que j’ay connu à Padouë. Cét homme content de la possession de sa science, et, comme il parloit, de la jouïssance de la verité, ne cherchoit point particulierement, dans la medecine, la guerison des malades : il se glorifioit mesme une fois, d’en avoir tué un, avec la plus belle methode du monde : (…). Dans les affaires aisées, ils sement des espines, pour les cueillir. Dans la moindre occurrence qui se presente, ils font naistre mille difficultez ; ils trouvent autant d’expediens, et ne forment, le plus souvent, aucune resolution. Le grand nombre des choses qu’ils voyent, en chaque sujet, leur ostant la liberté du choix, et l’abondance les rendant pauvres, ils s’embarrassent, dans la multitude de leurs raisons, et s’arrestent d’ordinaire à la plus mauvaise, et voicy pourquoy : c’est parce que la plus mauvaise est le dernier effort de leur imagination desja lasse, et que l’ayant esté chercher, hors du sens commun, qui est desja épuisé, il semble qu’elle soit plus à eux que les autres, qui sont tirées de cette source publique, ou qu’ils ont prises de l’experience. à ce compte-là, la bonne chose que c’est que cette sobrieté de sçavoir et de connoistre, si estimée par les lettres saintes ? Avoüons-le, à la honte de la raison humaine, et de la subtilité des sophistes : un grand esprit, tout seul, est un grand instrument à faire des fautes ; et si le jugement necessaire ne l’appesantit, et ne l’emousse, pour l’assujetir à l’usage, et l’accommoder à l’exemple et à la pratique, sans doute cette vivacité penetrante sera beaucoup plus propre à agiter des questions de metaphysique, qu’à donner de bons conseils, qu’à bien entreprendre, et qu’à bien agir. En effet, les actions humaines veulent estre maniées humainement, c’est à dire par des moyens possibles et familiers ; d’une façon, qui tienne du corps, comme de l’esprit ; avec des raisons, qui tombent quelquefois, sous les sens, et ne demeurent pas tousjours, dans la haute region de l’ame. Les raffineurs, qui agissent autrement, sont bons à troubler les negociations, et ne valent rien à conclure les affaires. Ce sont d’excellens brouïllons, pour remuër un estat, et de mauvais ministres, pour le gouverner. Ils reüssissent dans le desordre ; et comme les demons de l’air, ils se meslent parmi le tonnerre : mais ils n’ont plus de force, si tost que le calme est venu ; et cette pointe qui nous esblouït, n’estant qu’une lumiere d’eclairs, il est tres-dangereux de prendre une pareille adresse, dans la varieté des accidens, et dans les divers destours de la vie civile. Mais quand ce seroit une veritable et continuelle lumiere, de laquelle ils seroient guidez ; quand ce seroit le soleil luy-mesme, qui les conduiroit, ce n’est pas à dire, qu’ils trouvassent tousjours la fin qu’ils cherchent, et qu’ils arrivassent, où ils vont. Et de cela, monseigneur, j’aurois encore quelque chose à dire, si le bruit d’un carosse et de plusieurs voix que je viens d’ouïr, ne m’avertissoit que voicy l’heure de l’audience, que Monsieur Le Duc D’Espernon a envoyé demander à vostre altesse
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