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MAURIN DES MAURES-CHAP22-28

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Illustration: Massif des Maures, Var, France - Civodule
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Texte ou Biographie de l'auteur

Maurin des Maures
Jean Aicard
1908


CHAPITRE XXII. Méfiez-vous d'un cantonnier qui a pour amis un renard femelle, quinze perdreaux et une belette.

On vit Célestin Grondard, sur la route, avoir avec Saulnier, le casseur de cailloux, de furtifs conciliabules.

Et en quittant Saulnier, Grondard, chaque fois, souriait à belles dents blanches sous son masque noir.

On vit, d'autre part, le père François, le matelassier, causer avec le cantonnier et celui-ci présenter à la gourmandise de son renard deux hérissons tués par Maurin à son intention. Ensuite de quoi François, étant allé refaire les matelas à la ferme des Agasses, causa plus que de raison avec Secourgeon en personne. Secourgeon lui dit que Maurin était une canaille et qu'il avait à se venger de Maurin ! François lui apprit que Grondard voulait lui parler, à lui Secourgeon, mais pas à la ferme, car il ne voulait pas être vu. Il s'agissait d'une grave affaire.

Et – chose bizarre et inquiétante,– après avoir familièrement causé avec Secourgeon et Grondard qui haïssaient Maurin, le père François s'entretint avec ce même Maurin comme avec un ami. Et la Margaride, la solide servante de l'auberge, qui accordait ses faveurs au gendarme Sandri et qui aurait dû fuir Maurin accepta de celui-ci un lièvre et deux perdreaux, qu'elle vendit un peu cher au conducteur de la diligence d'Hyères et dont le prix lui paya un bien joli foulard rouge. Oubliait-elle le gendarme ou trahissait-elle Maurin ?

Grondard aurait pu dire que Saulnier lui avait raconté comment, depuis des semaines, il prêtait sa cabane au braconnier et à la femme de Secourgeon et quels étaient le jour, l'heure du prochain rendez-vous des deux coupables.

Enfin Secourgeon, sur les conseils du gendarme, transmis par le matelassier François et par Grondard, avait demandé dans les formes à M. le maire une constatation de flagrant délit.

Comment Maurin, si aimé dans le pays, comment Maurin, si avisé, s'était-il laissé prendre dans une intrigue aussi compliquée ? Il y a des traîtres au fond des bois tout comme dans les villes. Les piégeurs aiment toutes les sortes de pièges. Méfiez-vous des cantonniers qui apprivoisent tant de bêtes sauvages !

Contre Maurin un piège était donc tendu : Maurin serait surpris au gîte avec la belle Misé Secourgeon ! Ainsi l'avaient décidé le gendarme, le mari, le cantonnier, le matelassier et le noir Célestin.

Deux gendarmes, dont Alessandri, la veille de ce mémorable événement, couchèrent aux Campaux.

Et, ma foi, en dépit de ses fiançailles, Sandri fut galant avec Margaride, qui se montra pour lui plus aimable que jamais. Un gendarme est un homme, que diable ! et l'honneur ne comporte pas nécessairement la vertu.

Quand, le lendemain matin, Sandri et son camarade, laissant leurs chevaux aux Campaux, quittèrent l'auberge :

« Où allez-vous aujourd'hui ? » interrogea Margaride.

Le gendarme, impassible, mentant par devoir, dit :

« À Bormes. Nous avons une commission pour les gendarmes de Bormes. »

Ils s'éloignèrent vers Toulon, et, par un détour dans la colline, ils revinrent bientôt du côté de La Molle où, sur la route, ils trouvèrent deux gendarmes de Bormes spécialement et légalement chargés du procès-verbal de flagrant délit. Sandri n'était venu là que pour jouir de l'arrestation de Maurin. Il voulait aussi, avec l'aveu de ses chefs, essayer de confondre le braconnier en lui révélant les soupçons de Grondard, à son avis motivés fortement.

Lorsque, avec ses trois camarades, il approcha de la cabane suspecte, le jeune et vaillant Alessandri aux joues roses se sentit le cœur plein d'aise.

« Quand l'affaire Grondard ne devrait pas avoir de suite, l'affaire Secourgeon me semble encore suffisante, songeait-il, pour détruire Maurin à tout jamais dans l'esprit d'Orsini et de Tonia. »

Naïveté de gendarme !… Autour des don Juan, chaque femme trahie est un appeau qui attire toutes les autres.

Le cabanon de Saulnier, une toute petite maison basse à une seule étroite fenêtre close d'un volet de bois plein, avec ses murs blanchis à la chaux, avec ses tuiles rousses, semblait faire la sieste à l'ombre de trois chênes-lièges, au milieu de quelques ruches d'abeilles éparses aux alentours.

Le volet de bois plein était solidement barré d'une traverse de fer. La chatière de la lourde porte était aveuglée par une planchette clouée à l'intérieur.

« Comment y voient-ils, là-dedans ? » dit à voix basse Alessandri.

– Ils n'ont pas besoin d'y voir », dit un des deux gendarmes de Bormes.

Les gendarmes, un peu égayés par l'idée de ce qui allait se passer, marchaient à la file, dans les pas l'un de l'autre, en faisant le moins de bruit possible, – et ils en faisaient beaucoup trop à leur gré.

Les cailloux roulaient sous leurs pieds avec des sonorités retentissantes dans le grand silence des bois immobiles.

Ils s'arrêtèrent, s'essuyant le front.

« Bah ! fit Alessandri d'une voix sourde, ils ne peuvent échapper. Ils y sont, pour sûr… oui, oui, la bête est au terrier. Ce Maurin, je le tiens à l'œil… vous saurez bientôt pourquoi. Et nous verrons bien ! Ouvre l'oreille, Lecorps, et retenons tout ce qu'il dira. »

Ils frappèrent brusquement à la porte.

« Qui va là ? » fit d'un ton jovial la voix de Maurin.

Depuis un moment il les entendait venir, les gendarmes, avec son ouïe de fin chasseur.

Pauvre Alessandri ! Ce n'est pas Maurin, c'est lui qui était trahi par le cantonnier au renard et par le matelassier son compère ! Ils n'auraient pas vendu un Maurin, ces deux vagabonds des routes et des bois. Et le piège tendu contre lui, Maurin l'avait retourné pour y prendre Alessandri.

Il avait sans peine obtenu de Margaride qu'elle vînt là, pauvre innocente perdrix, amoureuse du chasseur.

« Margaride, ma fille, dit Maurin à voix basse, ne t'effraie pas ; nous allons rire un peu. Tu m'as bien dit, plusieurs fois, n'est-ce pas, que ça te serait égal si ton beau gendarme apprenait comment tu es ici avec moi ?

– Oui, je te l'ai dit.

– Eh bien, il va venir ; il vient ; c'est lui qui frappe à la porte… il s'imagine – c'est drôle, qué ? – qu'il va trouver ici une femme mariée dont le mari a porté plainte ! mais j'ai connu d'avance le complot par ses amis et j'ai manigancé les choses. La femme a été avertie comme moi, et elle est allée à la ville aujourd'hui pour justement leur donner à croire qu'elle est ici !

– Ah ! mon Dieu ! fit d'abord la Margaride, moitié pleurant et moitié riant, mon Dieu ! pauvre moi ! aï ! Bonne Mère des anges ! »

La Bonne Mère des anges est la patronne de ces petites montagnes des Maures où elle a une église sur le plus haut sommet.

« Tu sais qu'il va épouser Tonia, la fille du brigadier Orsini ?… » dit alors Maurin, en fin politique.

Margaride devint un peu songeuse.

« Est-ce que, d'être ici, en ce moment, ça t'ennuie beaucoup ? insista Maurin. Je te ferai un joli présent pour te consoler, Margaride.

– Bah ! répliqua-t-elle résolument tout à coup, j'en ai assez de Sandri ! Je t'aime mieux mille fois, comme je t'ai dit. Ah ! il épouse Tonia ! Alors nous lui faisons une bonne farce ! et qu'il se mérite bien !

– C'est bon ; cache-toi dans le lit et mets ta tête sous les couvertures. »

Elle obéit avec une grande envie de rire.

« Ne m'abandonne pas, Maurin, souffla-t-elle par réflexion en mettant son nez hors des draps. Il est méchant, le Corse, quand il est en colère.

– Ne crains pas, petite. C'est un piégeur que j'ai voulu prendre à son piège, voilà tout.

– Ça, voui, que ça m'amuse ! » dit-elle.

Les gendarmes, au-dehors, s'impatientèrent. Alessandri, entendant des rires derrière cette porte affriolante, cria :

« Ouvrez ! Au nom de la loi, ouvrez !

– Ah ! c'est vous, bon gendarme ?… Je reconnais votre voix, gendarme Alessandri… Je suis ici dans la maison d'un ami qui m'a donné la permission et la clef. Je suis chez moi, vous entendez ! chez moi ! Pourquoi que je vous ouvrirais ?

– Parce que nous venons en service, avec les papiers qu'il faut, Maurin, entendez-vous. Ouvrez, au nom de la loi. »

La porte s'ouvrit toute grande.

Maurin parut, souriant et gouailleur.

« La loi, je la respecte. Vous êtes son brave serviteur, honnête Alessandri, dit-il, et je n'ai rien à vous refuser. »

Et, d'un air de gendarme en fonction :

« Voyons d'abord vos « papiers ! » car si je la respecte, la loi, c'est que je la connais ! On n'entre pas chez les gens comme on veut, tout gendarme qu'on soit. »

Les gendarmes s'exécutèrent. Maurin, au fond, à cause de ses protections et de sa renommée, leur inspirait une façon de respect.

Il examinait « leurs papiers » de son air le plus important.

« Ah ! ah ! ricana-t-il enfin, jouant la surprise… Par malheur pour vous, il n'y a pas ici ce que vous cherchez, c'est moi que je vous le dis !… »

Les quatre gendarmes considéraient le lit bas où très visiblement se dessinait sous les draps une forme humaine.

Un des serviteurs de la loi eut une réflexion bizarre :

« On lui pourrait compter les doigts du pied, à ce grand cadavre !

– Nous sommes dans l'exercice de nos fonctions, fit avec noblesse Alessandri, et c'est pour dire que nous devons nous rendre compte de la physionomie de la personne.

– Ma foi, vous feriez bien, vous, de ne pas insister, gendarme Sandri ; et croyez-moi, c'est dans votre intérêt que je parle », répliqua Maurin d'un air de parfaite bonhomie.

Alors Margaride, n'y tenant plus, repoussa brusquement le drap qui lui couvrait le visage :

« Est-ce vrai, Sandri dit-elle, que tu es fiancé à Tonia Orsini ? En ce cas, mon garçon, j'avais bien le droit de prendre un nouvel amoureux et c'est Maurin, parce qu'il est plus beau garçon que toi ! Té ! »

Alessandri devint pâle.

« Qu'est-ce que c'est », murmura-t-il, perdant la tête.

Il n'osait regarder ses compagnons, qui ne purent s'empêcher de rire.

« Nous sommes refaits ! grogna le gendarme Lecorps. Tu n'as pas de chance, Sandri, avec ce lièvre-là !

– Eh ! fit Maurin, en bras de chemise, très à l'aise et bourrant sa pipe, eh ! gendarme, il n'y a pas grand mal, puisque la belle fille en rit la première… Mais maintenant. Messiés, comme vous n'avez plus rien à faire ici, je vous prierai, sans vous commander, de fermer la porte en sortant… »

Il ajouta :

« Les hommes mariés sont bêtes. Ne vous mariez jamais, gendarme Sandri. »

Alessandri, de blanc, était devenu rouge, puis vert.

Il se tourna vers Lecorps :

« Nous n'avons plus qu'à nous retirer », dit-il en cachant sa déconvenue sous un grand air d'importance.

Et il songeait rageusement :

« Tu me la paieras avec les autres, celle-là ! Elle est plus forte que toutes ! »

Maurin dit encore, d'un air détaché :

« Au lieu de venir voir s'il y a des filles sur ma paille, la gendarmerie ferait mieux d'arrêter les coquins qui courent les bois… Je vous en ai laissé deux dans la montagne. Ils y sont toujours, vous savez ! et si je ne m'en mêle pas, je commence à croire qu'à vous tous vous ne les aurez jamais ! C'est dommage, Sandri ! Ça peut retarder ton avancement et aussi ton mariage. »

Alessandri étouffait de colère, mais il avait au plus haut degré le sentiment de ses devoirs et de sa dignité.

Il sortit, méditant déjà une revanche qui, bien entendu, serait légale.

Au regard de Sandri, Maurin, pour sûr, avait tué le vieux Grondard. À n'en pas douter, c'était lui le meurtrier ; il devenait nécessaire qu'il le fût : il l'était donc. Cela seul permettait au Corse, qui ne pouvait devenir criminel et bandit puisqu'il était gendarme, de satisfaire un jour son besoin passionné de vengeance. Cela du moins, pour l'heure, lui donnait la force de supporter son éclatante défaite.

« Ah ! mon beau Maurin, disait Margaride en riant comme une folle, ah ! que je t'aime ! Bon Dieu ! comme il avait l'air bête, le gendarme Sandri ! Toi, voui, que tu as de l'esprit ! »

À quelques jours de là, Maurin repassait par le domaine des Agasses. Il venait, après un maître coup de fusil, d'abattre l'aigle.

Il arriva devant la ferme, son fusil sur l'épaule. L'aigle attachée par les pattes se balançait, pendue au canon, derrière son dos. Par la porte ouverte, il vit Secourgeon attablé avec sa femme.

« Bon appétit, Secourgeon, dit-il… je n'accepte pas à déjeuner, pourquoi la Margaride m'attend à l'auberge des Campaux, devant un cuissot de lièvre… j'ai voulu seulement te montrer ton aigle. Regarde-la ! »

Misé Secourgeon réprima une subite envie de pleurer, car il était clair que si Maurin avait tué l'aigle c'est qu'il avait assez de la femme.

Secourgeon, rageur, ne sut d'abord que répondre.

« Je vais, dit Maurin, en faire un présent pour le musée d'Hyères, au monsieur du musée qui l'empaillera. »

Secourgeon gardait le silence.

« Vous boirez bien un verre de vin, pas moins, monsieur Maurin ? dit la femme, les yeux pétillants à la fois de douleur et de malice. Pour quant à l'aigle, vous l'avez bien gagnée, depuis que vous la chassiez !

– Un verre de vin, offert par une dame, ça n'est jamais de refus », répliqua le chevaleresque Maurin.

Secourgeon, toujours plus rageant, ne trouvait toujours pas une parole.

La femme emplit le verre. Maurin l'éleva, regardant le soleil à travers la couleur purpurine d'un franc vin de pays :

« On dirait le sang des cœurs !… À la santé des dames ! » proféra-t-il.

– Que veux-tu dire par là ? » glapit enfin le fermier, qui se leva, les poings tout faits.

Maurin vida son verre en clignant de l'œil :

« Fameux ! dit-il… Et je veux dire par là, ajouta-t-il paisiblement – car nous savons tous trois que tu es un jaloux– , je veux dire comme ça, Secourgeon, que lorsqu'on croit l'être il faut en devenir sûr avant de le dire à la gendarmerie. Et quand on ne l'est pas, c'est bête de tout faire pour donner à croire qu'on l'est… Adessias. Mon aigle a fini de rôder et ton chien peut dormir tranquille, et la petite bergère Fanfarnette également. »

Et comme il s'en allait d'un pas allègre, Fanfarnette, la pastresse, au détour du sentier, assise au milieu de ses chèvres mauresques qui mettaient dans la verdure des kermès, des taches blanches éparpillées, lui cria, en le regardant d'un air sournois :

« Oh ! maître Maurin ! je sais pourquoi vous l'avez tuée, l'aigle !

– Et pourquoi, mauvaise chose ? »

Mais Fanfarnette se sauva, et courut se cacher dans un buisson.

Et Maurin, se remettant en marche, riait. Il riait d'un souvenir. Il l'avait surprise un jour au bain, la Fanfarnette, un jour qu'elle avait eu l'idée de se baigner dans une jarre au grenier… et véritablement, elle était « faite au tour ». Mais, c'est si jeune ! Les si petits gibiers sont pour les petits chasseurs, les mauvais chasseurs des villes !

« De ce Maurin, pas moins ! pensait Misé Secourgeon. On n'en trouverait pas un autre à lui pareil ! »

Le soir de ce jour, instruit de l'aventure de l'aigle par son ami le cantonnier, Parlo-soulet, seul dans sa cabane, disait :

« Faire servir une aigle des Alpes qui vole là-haut dans ce ciel, à son amour de fénière (grenier à foin) avec une femme des Maures, ça, je n'y aurais jamais songé ! De ce Maurin, pas moins, quelles idées il vous a ! Mais tuer l'aigle juste quand elle a fini de vous rendre le service, ça, mon homme, ça me dérange un peu dans l'idée que je me faisais de toi. Elle méritait la vie, l'aigle !… Il est vrai que ça mange trop de perdrix, et même de lièvres… Et puis, si elle t'a rendu le service, c'était sans le savoir et, à la réflexion, tu ne lui devais rien… Allons, allons, je vois que, comme toujours, tu as eu raison. C'est de bonne règle : quand le danger est passé, on f… iche le saint par terre ! Comme dit l'Italien : Passato pericolo, gabbato il santo. Cependant c'est un gros ennui pour moi qu'il y ait tant d'occasions où je ne peux pas te suivre dans tes chasses, parce que tu y cherches des femmes, – et que c'est là une chasse que l'on aime à faire tout seul. Mais, je te le dis, mon brave, derrière les femmes mariées, il y a pour toi le danger que toi-même tu te prépares ; et finalement, d'une manière ou d'une autre, tu attraperas un jour quelque fameux coup de corne ! »

CHAPITRE XXIII.
Entre un conditionnel et un présent, entre « je m'en flatterais » et « je m'en flatte », il n'y a pas, pour un bon gendarme, l'épaisseur d'un poil de barbe.


Maurin n'avait aucun engagement vis-à-vis de Tonia. Elle ne put lui faire reproche au sujet de cette histoire bientôt ébruitée. La Margaride, la première, la racontait volontiers. Ce fut le gendarme seul, qui, de plus d'une manière y perdit.

Aux yeux de Tonia, le gendarme apparut dès lors un peu ridicule et il n'eut pas le mérite d'avoir quitté sa maîtresse par respect pour sa fiancée. C'est la maîtresse qui l'avait quitté. Tonia ne manqua pas de railler Sandri, à mots ouverts, sur sa malheureuse équipée ; et l'irritation du joli gendarme contre Maurin en fut accrue, tandis que le goût de Tonia pour Maurin, qu'elle n'avait plus revu, s'exaltait chaque jour un peu davantage.

Maurin disait quelquefois :

« Il est plus facile à un homme qui a une maîtresse d'en avoir plusieurs, qu'à un homme qui n'en a point d'en attraper une, et plus facile encore à un homme qui en a plusieurs de les avoir toutes ! »

Cependant Célestin Grondard s'entêtait dans ses soupçons contre Maurin. Un bouton de veste, trouvé sur le lieu du meurtre et ayant appartenu à Maurin, il n'en fallait pas plus à Grondard et à un gendarme pour être convaincus de la culpabilité du roi des Maures. Pour sûr, c'était Maurin qui avait tué Grondard le père ! Ils se répétèrent cela tous les jours à soi-même, chacun de son côté. Maurin était coupable. Ils désiraient qu'il le fût, ils le voulaient, – tout à fait comme de vrais juges.

Alessandri combina donc avec Grondard toute une comédie destinée à obtenir les aveux du roi des Maures.

Depuis deux jours Maurin venait avec Pastouré attendre un lièvre au croisement de deux sentiers, au Pas de la lièvre, sans parvenir à le tuer.

« Nous l'aurons demain ici même », dit Maurin le second jour.

Célestin avait entendu ce mot et pris ses mesures.

Le lendemain Maurin était seul, dans la forêt, loin de toute habitation, au Pas de la lièvre, et Pastouré posté ailleurs, assez loin de lui, avec Gaspard, son chien d'arrêt, qui rapportait admirablement.

Maurin avait lâché ses chiens courants qui donnaient de la voix éperdument à travers le maquis. Hercule, son griffon d'arrêt, dormait à ses pieds.

Maurin attendait la lièvre-sorcière qui ne venait toujours pas.

Ce fut Grondard qui tout à coup parut devant lui avec son vilain masque de barbouillé.

Célestin tenait dans sa main noire un vieux fusil à un coup.

« Au large ! dit Maurin, voyant que l'autre restait immobile à dix pas sur le sentier… Passe donc, Grondard, que tu me gênes. Tu ne viens pas, je pense, pour me voler mon gibier ?

– Connais-tu ceci ? fit brusquement Célestin Grondard en lui montrant le bouton de cuivre luisant au soleil du matin.

– Je n'y vois pas de si loin ! » répliqua Maurin. Célestin approcha.

« Je n'y vois pas de trop près ! »

Grondard s'arrêta et lui tendant le bouton :

« Regarde !

– Ça, dit alors Maurin tranquillement, pressentant un piège et pensant le déjouer par la plus grande franchise, ça, c'est un bouton d'une veste que j'ai. Le marquis de Brégançon, à Cogolin, m'avait donné une de ses vestes, toute neuve, trop étroite pour lui ; une jolie veste de velours, avec de beaux boutons de chasse qui étaient à la mode du temps des rois. C'est dommage que j'aie usé la veste ! Mais les boutons je les ai toujours gardés ; il m'en manque un seul… ça doit être celui-là ; où l'as-tu trouvé ?

– Près de l'endroit même où mon père a été tué, fit Célestin, à l'endroit où, je pense, tu étais à l'espère comme un bandit que tu es, pour tirer sur un homme comme sur un sanglier. »

Il regardait Maurin fixement avec ses vilains yeux d'une blancheur sanguinolente. Maurin ne sourcilla pas.

« Ah ! dit-il, c'est à ça que tu en viens ? et voilà la mauvaise mouche qui te pique, méchant mascaré ! (noirci). »

Il se mit à rire.

« Nos Maures, reprit-il paisiblement, ont quinze ou vingt lieues de large. C'est amusant pour moi de retrouver un bouton de veste sur un si grand territoire… car je ferai la preuve que ce bouton est mien et tu seras forcé de me le rendre, – que j'y tiens beaucoup !

– C'est toi qui as tué l'homme ! » dit d'une voix sourde et décidée le charbonnier redoutable.

Maurin haussa les épaules et porta son index à son front.

« Tu déménages, Grondard, dit-il d'un ton apitoyé. Voyez-moi un peu ça !… Tu as rencontré un bouton de ma veste dans le bois, et tu prétends en conséquence que j'ai tué l'homme. En voilà, un raisonnement ! Si tu avais cherché mieux, tu aurais trouvé par-là, pas loin du bouton, je pense, du poil de renard ou de la plume de perdreau. Grâce à Dieu, il n'y a pas un coin des Maures où je n'ai tué quelque chose. Et puis sais-tu depuis combien de temps j'ai perdu mon bouton de cuivre ? Depuis l'été passé, collègue !… Ainsi, fiche-moi la paix. Les chiens là-haut, entends-les, sont sur la piste. Je ne veux pas manquer cette lièvre. Allons, fais ta route que tu me gênes ; file, que je dis ! Laisse-moi libre de ma chasse. Et conserve bien le bouton, qu'il faudra bien, un jour, que tu me le rendes ! »

Grondard n'entendait pas de cette oreille. Il exécutait un plan. Il secoua la tête. Il voulait exaspérer Maurin, comptant que le chasseur, dans sa colère, laisserait échapper quelque semblant d'aveu. Sandri sans doute n'était pas loin de là.

« Ce n'est pas tout, Maurin, affirma effrontément Célestin changeant ses batteries.

– Qu'y a-t-il encore ?

– Tu as un jour surpris ma sœur dans le bois !… je le sais ! Chaussé de souliers de corde comme toujours tu es, tu t'es avancé sans bruit et tu l'as surprise… Et si tu veux le savoir, je suis venu pour te punir de ça, moi, son frère ! J'en finirai avec toi, entends-tu, et pas plus tard que tout de suite, voleur de filles !

– Écoute, le masqué, fit Maurin avec une parfaite tranquillité et un grand air de noblesse ; écoute, ne m'échauffe pas la bile, ce serait tant pis pour toi… Mes chiens là-haut « bourrent » la bête… et je ne veux pas la manquer. Pourquoi ne me demandes-tu pas de l'argent, pendant que tu y es ? Raconte à qui tu voudras tes mensonges et laisse-moi en paix… Tout le monde connaît Maurin et tout le monde te connaît, toi ! Ce n'est pas Maurin qui violente les filles. Elles le cherchent assez d'elles-mêmes, et il s'en flatte. Ceux qui violentent les filles sont des gueux et tu en connais, hein, de ceux-là ? Ton père en était peut-être… Ah ! tiens, va-t'en, car je t'ai assez vu, et de te voir ça me fait bouillir… Si j'avais eu le bonheur de délivrer le pays de la canaillerie de ton père, j'achèverais ma besogne en délivrant le pays de toi, ici même, en ce moment, car tu ne vaux pas mieux que la Besti. Ah ! vous étiez à vous deux une jolie paire de mar-rias ! Et heureusement te voilà dépareillé. »

Le géant noir devint pâle sous son masque de suie.

Il serra ses deux gros poings, se demandant ce qu'il allait faire.

Alors Maurin épaula tranquillement son fusil… Le coup partit… un lièvre magnifique déboulina là-haut, au flanc de la colline, frappé à mort parmi les touffes de thym. Tandis que les chiens courants de Maurin continuaient à suivre la piste en poussant leurs abois continus, Hercule, son griffon d'arrêt, se mettait en quête de la pièce abattue auprès de laquelle il demeurait fidèlement de garde, jusqu'à ce que lui fût donné l'ordre d'apporter.

« Mon fusil est à deux coups, dit Maurin, l'œil sur Grondard, et il a l'habitude, comme tu vois, de ne pas manquer le gibier. »

Il allait s'éloigner et ramasser son lièvre, lorsque la sœur du charbonnier se montra.

L'affaire commençait à prendre tournure de guet-apens.

La fille savait bien ce qu'elle avait à dire. Son frère l'avait, de longue main, préparée à cette entrevue, comme à d'autres à peu près pareilles.

« Ah ! monstre ! cria-t-elle. C'est toi qui m'as attaquée l'autre jour, et renversée et battue, et embrassée par traîtrise, et par force ! Je n'ai pas pu te voir, lâche, mais je reconnais bien ta voix. »

Alors, un flot de sang monta à la tête de don Juan des Maures.

« Coquins ! cria-t-il, – au large ! Encore un de vos tours, bandits ! Mais on a l'œil ouvert et on vous trouvera la marche. Maurin, entendez-vous, est incapable de ce que vous inventez. Tout le monde le sait. Je prends ce qu'on me donne, gredine, et des femmes de ton espèce, un Maurin s'en moque bien ! Ah ! misère de moi, pour tomber à celle-là il faudrait avoir fait carême durant quarante fois quarante jours, pechère ! »

Il s'échauffait. Le sang provençal bouillonnait en lui. Lent à s'émouvoir, l'homme du Var devenait terrible en ses colères. Il perdit la raison et il se mit à hurler d'une voix furieuse :

« Ceux qui sont capables de faire la chose dont vous m'accusez, gueuse, je les méprise et je les déteste.

« Votre père, oui, en était capable, race de porcs !

« Et c'est pour ça qu'on l'a tué, et je sais qui ! et celui-là a bien fait. Et si c'était moi, je m'en flatterais ! »

De « je m'en flatterais » à « je m'en flatte » il n'y a, aux yeux d'un gendarme, que l'épaisseur d'un fil. La gendarmerie n'en est pas à distinguer avec soin un conditionnel d'un présent.

Le mot compromettant était à peine prononcé, qu'un bruit de pas se fit entendre non loin de là, dans la pierraille.

« Ton compte est réglé ! dit Grondard. La gendarmerie sait à présent, comme moi, ce qu'elle voulait savoir. C'est elle que maintenant ça regarde. »

Maurin se retourna vivement.

Un éclair de fureur passa dans ses yeux.

Alessandri, debout à dix pas à peine, la main sur la crosse de son revolver d'ordonnance, regardait Maurin fixement… mais voilà que d'un mouvement instinctif, il se retourna pour voir si son inséparable et réglementaire compagnon le suivait.

Quand ses regards revinrent à la place où devait se trouver Maurin… il ne le vit plus !

Bien avant d'avoir aperçu le gendarme, le braconnier s'était dit qu'il serait peut-être obligé de prendre la fuite, et il avait calculé ses chances et moyens.

Il avait songé tout d'abord à appeler son fidèle compagnon Pastouré posté sur l'autre versant de la colline. Mais appeler son ami Pastouré, c'était le mêler à cette mauvaise affaire. C'était aussi irriter Célestin, faire à coup sûr dégénérer la querelle en combat.

L'apparition du gendarme avait mis fin aux hésitations de Maurin.

Devant lui, il avait le haut versant de la colline couverte de thyms et de bruyères, sillonnée de ravins pierreux, creusés par les eaux de pluie.

C'était sur ce versant qu'il s'attendait, d'un instant à l'autre, d'après la voix des chiens, à voir monter son lièvre.

Derrière lui, s'ouvrait le vide, car le rocher, sur lequel il était debout, était, de ce côté-là, taillé à pic, véritable muraille d'environ quinze pieds d'élévation. Et pour descendre la colline, à moins de sauter de cette hauteur, il devait aller, par des circuits, chercher une pente praticable à un demi-quart de lieue. S'il sautait, ni le gendarme, empêché par ses énormes bottes, ni le géant Grondard, puissant mais lourd et sans souplesse, ne pourraient le suivre à moins de perdre dix minutes à retrouver au loin le sentier. Or, en dix minutes, avec la connaissance qu'il avait des moindres drayes (sentiers) des Maures, le maigre et léger Maurin aurait le temps de gagner au large.

Il n'avait vraiment à craindre que le fusil de Grondard et le revolver de Sandri.

Et encore !… Il savait, par expérience personnelle, que malgré la colère, et en dépit des plus violentes menaces, on ne tire pas sur un homme aussi vite que sur un lapin. On hésite toujours un peu.

Donc Maurin avait pris son parti, et saisissant d'une main vigoureuse le bout de la longue branche horizontale d'un pin d'Alep qui, planté en contrebas, dressait sa cime bien au-dessus de sa tête, il avait sauté, en tenant ferme la branche, dans le précipice ouvert derrière lui.

La branche très longue et très flexible s'inclina avec vitesse d'abord sous le poids de l'homme, puis résista, craqua, se rompit lentement, s'abaissa de nouveau, et Maurin, grâce à ce parachute, arriva à terre en pliant sur les jarrets et sans avoir lâché son fusil.

Grondard et le gendarme se penchèrent vivement au bord du rocher ; ils ne virent plus rien.

Au-dessous du rocher en surplomb s'ouvrait un creux naturel, assez profond. Maurin s'y était précipité, et Grondard et Alessandri entendirent alors distinctement sa voix :

« Gendarme, disait Maurin invisible, gendarme, écoutez-moi bien. Je vais sortir de ma cachette si vous le voulez, et nous nous expliquerons, mais je me méfie de votre sang corse. Le sang corse est prompt comme le diable et j'ai voulu, Alessandri, vous donner le temps de remettre votre revolver dans son étui. Faites comprendre à cette brute de Grondard qu'on ne tue pas un homme comme un perdreau et que vous seriez punissables tous les deux de tirer sur moi, car enfin, il n'y a pas de raison suffisante pour ça, Alessandri !… Vous êtes, au fond, un brave homme, un bon serviteur de la loi, et, tenez, j'ai confiance en vous. Nous allons parler mieux à l'aise, en nous regardant, vous, là-haut, moi, ici, en bas, bien entendu. »

Et, sans attendre de réponse Maurin, hardi, se montra. Cette action imposa au gendarme. Le chasseur avait bien jugé Alessandri.

Le gendarme, quelle que fût la violence de ses passions, gardait toujours au plus haut degré le sentiment de ses devoirs et le respect du droit. Au moment où Maurin se montra, Grondard irrité fit un mouvement, mais Sandri posa sa large main sur le bras du charbonnier.

Le géant noir recula. La gendarmerie l'intimidait, et pour plus d'une cause.

« Parle, Maurin ! » fit Alessandri.

– Voici, dit Maurin. Tu sais de quoi Grondard m'accuse ? Il se trompe. »

Alessandri l'interrompit tout de suite :

« Tu connais le meurtrier ?

– Non.

– Il est trop tard pour le nier. Tu as avoué tout à l'heure que tu le connais. Je t'ai entendu.

– Tu m'as entendu, dit froidement Maurin, me quereller avec celui-ci. Voilà tout. »

Du doigt, il désignait le charbonnier.

« Dans la colère, poursuivit-il, on ne sait plus ce qu'on se dit… On lance à son ennemi les plus folles paroles que l'on peut trouver. J'ai dit ça en effet… Je ne dis pas que je ne l'ai pas dit… c'est que, à ce moment, Célestin, si j'avais pu te faire croire que c'est moi qui ai tué ton père…

– Vous l'entendez ! cria Grondard.

– Si, répéta Maurin, si j'avais pu te faire croire que c'est moi qui ai tué ton père, je te l'aurais fait croire, mais ce n'est pas moi ! »

Et Maurin se mit à rire tranquillement.

Il reprit :

« Pourquoi aurais-je tué la Besti ? Le service de la gendarmerie est trop bien fait dans nos montagnes des Maures pour que j'aie besoin de m'en mêler… Donc, je n'ai pas fait la chose honorable dont on m'accuse.

« … Tout le pays me connaît et l'on m'aime un peu, que je crois. Les préfets et les députés sont mes amis, et quand ils veulent assister à une battue au sanglier un peu propre, ils s'adressent à moi et ils y trouvent leur plaisir. Vingt villes et bourgades du département suivent mes conseils au temps des élections. Ce n'est pas une petite affaire, crois-le, gendarme, que de se tromper à mon préjudice… Et puis, qui donc m'accuse ? Celui-ci ! un homme dont tu connais toi-même la mauvaise réputation, soit dit sans l'insulter. Quant à sa sœur, elle ment. Elle convient, du reste, qu'elle n'a pas vu l'homme qui l'a attaquée ; personne, je parie, ne l'a attaquée ; en tout cas elle ne m'a pas vu, et j'aurais cent témoins pour dire qu'elle a plus d'une fois inventé contre d'autres des accusations pareilles, avec l'aide de son frère et de votre gueusard de père. »

Grondard, qui donnait depuis un moment de grands signes d'impatience, fit de nouveau un geste de menace.

Alessandri l'arrêta encore…

« Non ! non ! je n'ai pas menti, non, je n'ai pas menti ! hurla la sœur de Grondard.

– Bref, poursuivit Maurin, le mieux pour toi, Alessandri, c'est d'aller faire ton rapport au sous-préfet, au maire ou aux juges. Fais-toi donner un bon mandat contre moi, un papier bien en règle, et alors tu pourras revenir armé non pas d'un revolver mais de ton bon droit… Je ne suis pas un vagabond. Où je demeure, avec ma mère, tu le sais. J'ai une cabane à moi dans le golfe de Saint-Tropez. Elle est en bois, mais elle paie l'impôt… Et de ce pas, avec ta permission, je vais y aller pour t'attendre… Est-ce convenu ? »

Le gendarme réfléchissait. Décidément, il avait raison, ce Maurin. Il parlait en homme de bon sens.

« Il a raison, Grondard, dit-il. Il a raison. Je le rattraperai, s'il le mérite, quand je voudrai. Il sait qui a fait le coup. Là-dessus, sa parole que j'ai entendue suffira au juge pour qu'il me donne l'ordre de le lui amener.

– Adieu donc. Portez-vous bien. Conservez-vous ! » dit Maurin, selon la formule en usage dans le pays.

Il s'en allait… son pas retentissait dans les cailloux qui dégringolaient sur la pente, sous les pins…

Grondard n'y tint plus. Il dégagea son bras de l'étreinte du gendarme, et il mit en joue Maurin entrevu à travers les troncs innombrables de la forêt.

À ce moment, Pastouré, qui avait entendu le coup de feu de Maurin, s'était décidé à quitter son poste pour rejoindre son ami.

Il vit de loin Maurin en fuite ; il reconnut Grondard et la Luronne. On appelait ainsi, dans le pays, cette sœur du charbonnier. Et enfin, il aperçut les gendarmes.

Il comprit qu'il s'était passé quelque chose de grave.

Son œil perçant distingua aussi, sur le coteau, au-dessus du groupe ennemi, le griffon de Maurin attendant, selon son habitude, l'ordre que son maître (ayant d'autres chiens à fouetter) oubliait de lui donner, c'est-à-dire l'ordre de rapporter le lièvre auprès duquel il était assis gravement. Pastouré, homme de sang-froid, comprit d'un seul coup d'œil toute la situation et voulut sauver le gibier.

« Apporte, Hercule ! » cria Parlo-soulet d'une voix éclatante avec un grand geste télégraphique.

Le griffon se releva en bondissant. Il s'élança… tenant entre les dents, par la peau du cou, le lièvre rejeté sur ses reins.

Croyant pouvoir rejoindre Maurin en ligne droite, le chien accourut à fond de train et se jeta éperdument entre les jambes de Grondard, qui perdit l'équilibre juste au moment où il allait lâcher son coup de fusil.

Le géant trébucha avec des gestes désordonnés. Son fusil partit tout seul et la balle enleva, avec le chapeau de Sandri, une mèche des noirs cheveux du beau gendarme. Le charbonnier roula à terre, grotesquement étalé de tout son long, et si malheureusement, que le second gendarme se prit les jambes dans les siennes et tomba à son tour sur le derrière, tandis que Sandri étanchait la goutte de sang qui, coulant de son crâne sur ses joues, rendait ses pommettes plus roses.

Et là-bas, sous bois, tout en prenant « la lièvre » aux dents du bon chien fidèle, Maurin et Pastouré, témoins de l'aventure, en riaient à plein cœur.

« Ça me rappelle, disait Maurin à Pastouré, dont la gaieté silencieuse illuminait la large face, un bon tour que je jouai à un gendarme quand j'avais vingt ans. Figure-toi… »

Les éclats de rire des deux chasseurs se perdaient dans l'écho de la vallée rocheuse, pendant que la sœur de Grondard versait un peu d'eau-de-vie sur la blessure du gendarme, en lui faisant les yeux doux.

« Je crois, grommelait Alessandri, que ce damné Maurin est un peu sorcier ! »

Quelques jours plus tard, il recevait l'ordre d'arrêter Maurin partout où il le rencontrerait.


CHAPITRE XXIV.
Mes bons amis, quand on la tient, il faut plumer la poulette.


Peu de jours après, Maurin faisait avertir Pastouré qu'il eût à se trouver, le lendemain, à la cantine du Don.

Là, il comptait déjeuner joyeusement, si les gendarmes ne troublaient pas la fête, et il pensait bien trouver une occasion de faire sa cour à Tonia.

La maison forestière du Don, située sur la pente de la colline, n'est pas éloignée en effet de la cantine qui s'ouvre sur la route.

Elle lui plaisait de plus en plus, cette Antonia la Corsoise. Qu'elle fût fiancée à Alessandri, cela rendait pour Maurin sa galante poursuite toujours plus piquante à mesure que l'inimitié du gendarme se faisait plus persécutrice.

Et s'il allait plaire à Antonia et qu'elle se mît en tête de planter là son gendarme pour les beaux yeux du braconnier, quelle amusante victoire !

D'y penser, Maurin riait de contentement.

Il était arrivé assez près de la maison forestière à un quart de lieue à peine, et il suivait la route, quand un bruit insolite attira son attention. Immobile comme un chien d'arrêt, un pied en l'air, il écouta. Son chien l'imita consciencieusement.

Son oreille de chasseur avait perçu, à travers le bruissement immense de la forêt, parmi quelques cris de geais et de pies, un son singulier, pareil à une plainte humaine.

Le fusil au poing, Maurin attendait il ne savait quoi.

Tout à coup un appel désespéré, un cri de femme éclata aigu, sous bois, à quelque distance…

Alors, d'une voix de commandement qui retentit dans l'écho de la montagne rocheuse, Maurin cria son nom en provençal :

« Màourin dëis Màouros ! »

Le nom célèbre de Maurin ainsi lancé à pleine voix en notes prolongées et immédiatement suivi d'un cri de chat-huant qui eût été inimitable pour tout autre, annonçait, quand il le jugeait bon, sa présence aux habitants de la contrée. Les petits enfants mêmes des villages du Var connaissaient cette habitude de Maurin et essayaient de reproduire sa clameur dans leurs jeux.

Maurin appuya son cri d'un coup de feu, sachant bien que ce bruit effraie toujours un criminel en train de mal faire… Et il s'engageait sous bois dans la direction des plaintes qu'il avait entendues, lorsque la Corsoise, haletante, rouge, tout échauffée et indignée, vint se jeter contre lui.

Elle regardait Maurin avec de grands yeux ardents où il voyait l'animation de la course et en même temps la colère qu'elle ressentait contre ses agresseurs inconnus.

« En criant, vous m'avez sauvée ! » dit-elle toute frémissante.

Et dans ses yeux la reconnaissance remplaçait la colère…

Ainsi, il tenait, là, dans ses bras, la fiancée du gendarme Sandri ! Elle se mettait sous sa protection ! Elle le regardait comme un sauveur en ce moment.

Maurin sentit dans son cœur un violent mouvement de fierté et de joie. Prendre à Sandri sa fiancée – sans mauvaise ruse, bien entendu –, c'était bien là un triomphe digne du don Juan des Maures, et qu'il espérait depuis quelque temps avec une impatience secrète, et dont il s'étonnait.

« Qu'y a-t-il, ma belle petite ? » demanda-t-il.

Malgré la force de son impatience, le don Juan des Maures était un mâle trop énergique, trop sûr de lui-même et trop fier, pour jamais essayer de triompher d'une femme par des moyens sournois.

Sa grande satisfaction était de voir les femmes « venir toutes seules », comme il se plaisait à le dire, telles les perdrix au coq. Chacun sait qu'il avait un jour répondu à un curieux qui l'interrogeait sur ses moyens de séduction :

« Oh ! moi, les femmes, que vous dirai-je ? Je les regarde comme ça et elles tombent comme des mouches ! »

À la façon des Maures ses aïeux, il aimait les femmes un peu comme de gentils animaux familiers qui doivent servir attentivement leur maître, l'homme, pour être vraiment aimables. Il les aimait dédaigneusement. Et l'inconscient désir qu'elles avaient de vaincre ce dédain n'était pas pour peu de chose dans les passions qu'il inspirait.

Il y a encore quelques vieilles maisons de paysans, en Provence, où la femme ne se met pas à table à l'heure des repas. Elle sert les hommes, même ses fils, et ne s'attable qu'ensuite.

On n'ignore pas que les Arabes, voyageant à cheval à la recherche d'un campement nouveau, sont suivis des femmes qui vont à pied chargées comme des bêtes de somme.

Maurin considérait les femmes comme les inférieures prédestinées de l'homme ; même les façons galantes, les gentillesses qu'il avait avec elles, étaient comme un tribut un peu méprisant payé à leur frivolité ; peut-être, dans son idée, à leur sottise.

Ce qui le distinguait d'un vrai musulman, c'est qu'il avait quelque pitié des femmes. Et ceci augmentait encore chez elles un singulier désir de monter dans son estime, dans son esprit et dans son cœur. Elles ne voulaient pas plus de sa pitié que de son dédain. Et pour se faire aimer, elles finissaient par lui offrir toutes leurs grâces et tout leur amour.

Maurin n'avait pas fait, bien entendu, une étude approfondie de ses propres sentiments. Ce qu'il était il l'était simplement, et il suivait, sans contrarier la nature, sa vie de chasseur aventureux, laissant au hasard le soin de nouer et de dénouer ses histoires amoureuses.

Pour l'instant, il avait là contre sa poitrine, une belle fille de dix-huit ans, tout oppressée par la peur, frissonnante, et qui, fiancée à son ennemi le gendarme, l'implorait, lui, le sauvage braconnier !

« Qu'y a-t-il, ma belle petite ? » demanda Maurin.

– Deux coquins sont dans les bois… Ils ont paru devant moi tout en un coup et m'ont poursuivie.

– Bon ! dit Maurin, ça doit être les deux qui restent de ces trois échappés de galères auxquels j'ai déjà donné la chasse. Et je vois bien que ce n'est pas Sandri qui les attrapera. Ce sera moi… Je vais me mettre à leurs derrières !…

– Gardez-vous-en ! cria la Corsoise ; ils sont deux ! et pendant que vous en suivrez un, l'autre n'aurait qu'à venir par ici… je serais fraîche ! pauvre de moi !

– Alors, dit Maurin, viens avec moi. Je les rattrape… et à nous deux nous les muselons (il tutoyait vite toutes les filles) et je les offrirai à ton gendarme, veux-tu ? Ce serait un cadeau bienvenu pour lui, – que peut-être on lui donnerait le galon !

– Laissons ces diables dans les bois… Il faut que j'aille faire au plus vite le déjeuner de mon père, dit Tonia. Venez à ma maison, monsieur Maurin, et je vous ferai goûter d'une eau-de-vie ancienne dont vous me direz des nouvelles. »

Maurin hésitait. Il regrettait la chasse aux bandits. « Ça serait pourtant fameux, dit-il, de mettre au carnier, ce matin, un si gros gibier !

– Il n'est pas de celui qui s'envole, dit Tonia. Ces gueux se retrouveront… Ne me laissez pas seule. »

Maurin avait double regret… Si Tonia l'avait suivi dans les bois… assez loin de la route… qui sait ?… il y a des tapis de bruyères au fond des vallées…

Il se mit à rire, montrant ses belles dents blanches :

« Tonia ! dit-il, c'est dommage… si tu avais consenti à suivre avec moi dans la montagne les deux vilains renards qui t'ont fait si peur, je les aurais peut-être laissés pour une autre fois, mais je ne peux m'empêcher de penser que peut-être j'aurais plumé et mangé la poulette !… car tu sais la chanson, n'est-ce pas ? Moun bon moussu quand on la ten, foou pluma la gallina… »

Tonia devint rouge comme une crête de coq.

« Vous êtes un homme honnête, Maurin, et je me suis de moi-même confiée à vous. Mon fiancé, vous le connaissez. Vous ne l'aimez pas, c'est vrai, mais vous savez qu'il est, lui aussi, un honnête homme. Ramenez-moi à ma maison… et mon père vous dira un fier gramaci, vous pouvez y compter.

– Ton père peut-être, fit Maurin, quoique ce ne soit pas sûr… mais si ton fiancé se trouvait chez toi, ça n'irait pas bien, tu le sais. J'ai sur moi les gendarmes comme les chevaux ont les tavans (les taons) !

– Sandri n'est pas aujourd'hui chez moi, sûrement pas ! dit Antonia.

– Allons-y donc, fit Maurin… quoique je ne me console pas de ne point poursuivre les galériens…

– En entendant ton cri, ils ont eu une peur de lièvres… et ils ont tourné les talons au plus vite, bien qu'ils eussent des armes… Tiens, regarde-les là-haut, tout là-haut, qu'ils filent au diable ! »

En effet, sur l'arête d'une colline, Maurin aperçut deux petites silhouettes perdues qui se hâtaient entre les rochers.

La belle fille et son compagnon furent vite arrivés près de la maison forestière. Maurin en route n'avait plus rien dit. Tonia non plus. Maurin pensait que c'était bête tout de même d'avoir tenu, là, tout contre lui, dans la grande solitude des bois, une si jolie fille sans même l'avoir embrassée. Mais il avait obéi à l'on ne sait quel instinct chevaleresque qui était inné en lui. D'autre part (de cela il se rendait compte quoique ce fût vaguement), ces façons-là lui rapportaient souvent de la part des femmes plus de reconnaissance et de bénéfices qu'à d'autres la hardiesse des entreprises brutales.

Il poussa un gros soupir.

« Cœur qui soupire, n'a pas ce qu'il désire ! » s'exclama Tonia, et comme on approchait de la maison rassurante, elle se mit à rire de tout son cœur, à rire comme une folle, audacieusement.

Elle riait tant et si fort que sa poitrine tendue battait la générale, sous le fichu à carreaux rouges.

Maurin la regarda de travers :

« Tu te moques de moi ! qu'est-ce qui te fait rire ?

– C'est la chanson de la galline, dit-elle effrontément.

– Ah ! petite masque ! dit Maurin. Je te rattraperai.

– C'est pour plaisanter ce que j'en dis, fit Tonia redevenant sérieuse. C'est pour te taquiner un peu, car je sais que tu es un roi de l'amour. Mais, moi, Maurin, je suis une fille sage et je te sais gré de ne pas m'avoir embrassée seulement. Dans mon pays corse, vois-tu, si l'on se connaît en vendetta c'est parce qu'on se connaît dans la chose contraire qui est, je crois, la reconnaissance… Et je n'oublierai jamais ta conduite d'aujourd'hui. »

Maurin regarda Tonia de ce regard qui faisait tomber les femmes comme les mouches.

« Oui, reprit-elle… c'est vrai que tu me plaisais beaucoup, mais aujourd'hui je sais ce que tu vaux et, pour te servir, je saurai le dire quand il faudra. »

Il la regarda encore, jusqu'au fond des yeux.

Elle reprit en baissant la tête :

« C'est vrai que si je n'avais pas été fiancée à un gendarme, j'aurais aimé volontiers un bandit comme toi ! »

Elle songeait à ces bandits corses, comme elle en avait eu, dans sa famille, qui se réfugient et se défendent dans le maquis après un acte de vengeance violente, assimilé, dans l'esprit corse, à un véritable fait de guerre, à une action héroïque.

Antonia, après les paroles qu'elle venait de prononcer en l'honneur des bandits en général et de Maurin en particulier, fut embarrassée une seconde. Elle baissa la tête et ne la releva pas.

Maurin la regardait toujours et il pensa simplement :

« Té ! encore une ! »

Il se dit, dès ce moment, qu'Antonia serait à lui. Quand serait-ce ? Quand il plairait à Dieu. Il connaissait ainsi, dans la forêt, le gîte de certaines bêtes qu'il attraperait un jour ou l'autre… À quoi bon se presser ?… Le plaisir peut-être le plus grand n'est-il pas d'attendre quand on est sûr d'atteindre ?

Tout à coup, de nouveau, au seuil de la maison forestière, Tonia éclata de rire et, regardant Maurin de côté, chantonna :


Mon bon monsieur, quand on la tient,
Faut plumer la poulette !




Alors Maurin se trouva tout bête, mais si le père Orsini n'était pas à la maison, qui sait, il allait pouvoir peut-être prouver à Tonia qu'elle avait eu tort de rire si haut !

Au moment d'entrer dans l'habitation, l'avisé Maurin redescendit vivement le perron rustique et courut cacher, sous la garde d'Hercule, son fusil et son carnier dans la cabane de bruyère où le forestier enfermait ses instruments de jardinage.

En cas de mauvaise querelle avec Orsini, mieux valait, pensait le sage Maurin, n'être pas armé.


CHAPITRE XXV.
Si l'on ne mangeait de cerises que celles qui vous appartiennent, beaucoup de gens ne sauraient pas quel goût a le fruit des cerisiers.


Maurin suivit Antonia dans la maison forestière resplendissante, toute blanche au soleil, et dont les charpentes visibles étaient d'un bois bien roux, bien choisi.

Dès qu'ils furent entrés dans la salle basse, sorte de pièce commune contiguë à la cuisine et prenant jour par une fenêtre armée de solides barreaux de fer, Antonia ouvrit une armoire. Elle apporta sur la table une bouteille de vieille eau-de-vie et un verre.

« Et toi, tu ne boiras pas, petite ? interrogea-t-il gaiement. Quand on tire la carabine comme je t'ai vu faire une fois, on doit boire l'eau-de-vie aussi bien qu'un chasseur de sanglier, hé, dis un peu ?

– L'un se peut faire sans l'autre, dit Tonia en riant.

– Et, dit Maurin regardant son verre sans y toucher, ce sera là tout mon profit, pour t'avoir prise à mon côté et emmenée loin des coquins ? Que faisais-tu dans le bois lorsqu'ils t'ont fait si grand-peur ?

– Je me promenais bien tranquillement », dit-elle. Elle était droite devant lui, les deux poings posés fermement sur ses hanches larges. Elle se tenait devant la fenêtre et Maurin, qui la regardait avec des yeux de désir, voyait autour de sa tête des frisons de cheveux noirs échappés à sa coiffure, et qui frémissaient, tout irisés, dans la clarté éblouissante du ciel.

« Et quel autre profit voudriez-vous ? » dit-elle avec malice, car elle songeait encore à la chanson de la poulette.

Puis, avant qu'il répondît, elle ajouta gaiement, par manière gentille :

« C'est joli, ça ! l'avez-vous pas honte, de demander salaire pour avoir bien agi ?

– Mon salaire bien gagné, dit Maurin, étendant vers elle les bras et la saisissant par la taille, ce sera un bon baiser, rien qu'un ! »

Elle se débattait sans donner contre lui trop de force et sans se fâcher.

Lui, la tenant toujours par la taille, continua :

« Voyons, une supposition. Maurin des Maures n'aurait pas poussé son cri qui fait peur aux mauvaises gens, qu'est-ce qui te serait arrivé ?… On tremble d'y penser, dis, ma belle ? Ce n'est pas d'un baiser que tu courais le risque mais de beaucoup, je pense, et non pas d'un seul homme, pechère, et de telles gens encore, que, d'y penser, la rage m'en vient, bon Dieu ! Songe donc ! Et pour avoir été sauvée d'un pareil malheur, un baiser, un seul, que tu donneras à un brave homme, à un honnête homme, voyons, sera-ce payé trop cher ? »

Debout, il la tenait par-derrière à pleins bras, largement, et ses deux mains s'étaient croisées sur la jeune poitrine tendue et battante. Elle ne détourna pas la tête… Sans doute, elle pensait, elle aussi, qu'il méritait, le beau et brave chasseur, ce gentil paiement de sa bravoure… Ce n'était pas un bien gros larcin fait au gendarme ! Maurin déjà avançait les lèvres pour atteindre celles d'Antonia. Et comme il restait un peu court, elle se tourna un tout petit peu vers lui… Leurs yeux se rencontrèrent et Tonia en éprouva une telle secousse qu'elle comprit que donner le baiser c'était trop ! Et elle s'était dégagée de lui, non sans regret, mais par grande honnêteté, quand, sur le pas de la porte ouverte, parut son père, Antonio Orsini.

Le forestier poussa un juron terrible… Il décrocha sa carabine. Tonia n'eut que le temps de se mettre en travers de sa menace.

« Que viens-tu faire ici, voleur ? criait Orsini.

– Les voleurs ne sont pas chez toi, Antonio ! fit Maurin. Ne m'insulte pas si vite et, si tu prends ta carabine, que ce soit contre ceux qui méritent ce nom et des mains de qui j'ai retiré ta fille.

– Ce qu'il dit est vrai, mon père », dit Antonia.

Et vivement elle expliqua la mauvaise rencontre et l'intervention de Maurin.

« Un baiser, dit Maurin tranquillement, c'est, des fois qu'il y a, une politesse qu'on se mérite !

– C'est bon, gronda Orsini, mais ce n'est pas une raison pour embrasser la fiancée d'un autre et la fiancée du gendarme Alessandri, qui n'est pas ton cousin, tu sais !

– Antonio, répondit d'un grand sang-froid le don Juan des Maures, Antonio, mon ami, si l'on ne mangeait jamais de cerises que celles qui vous appartiennent, beaucoup de gens ne connaîtraient pas le goût du fruit des cerisiers.

– C'est assez rire ! Décampe à présent !

– Oh ! mon père, j'ai offert à Maurin un verre d'eau-de-vie. Vous lui devez hospitalité. N'êtes-vous pas de vrai sang corse ?

– Qu'il boive donc et s'en aille !…

– N'êtes-vous pas de vrai sang corse, je vous le demande ? répéta avec force Antonia. Vous devez, je vous le dis encore, hospitalité à Maurin. »

Alors, comme à contrecœur, car il regrettait de paraître servir les intérêts du chasseur, Antonio, sans regarder ni Maurin ni sa fille, grogna :

« Et qui te dit que la vraie hospitalité n'est pas, à cette heure, de renvoyer Maurin au plus vite ? Il a en ce moment la loi contre lui. Alessandri le cherche… et doit arriver ici ce matin même. »

Comme il achevait ces mots, Alessandri entra et, le bras étendu vers Maurin qu'il regardait d'un air satisfait :

« Au nom de la loi, dit-il, je vous arrête, Maurin ! »


CHAPITRE XXVI.
Où le Roi des Maures met entre lui et la loi non seulement une lourde table, mais l'honneur même de la Corse, patrie du grand Empereur.


Maurin se glissa contre le mur, derrière la longue et lourde table, décidé à retarder au moins le moment désagréable où la main du gendarme s'abattrait sur son épaule.

« Comme ça, fit-il, dis-moi un peu, tu les as les ordres qu'il faut pour m'arrêter ?

– Mandat d'amener », dit le gendarme avec importance.

– Voyons voir », fit Maurin gouailleur. Le gendarme menaçant prononça :

« Tu vas voir ! »

Alors Maurin prit sur la table le petit verre d'eau-de-vie qu'il n'avait pas touché encore, et l'élevant avec un geste semi-circulaire :

« À votre santé, la compagnie ! au plus beau des gendarmes ; au plus brave des gardes-forêts ; à la plus jolie des Corsoises ! »

Et il but.

Orsini trouvait fâcheux pour l'administration qu'une pareille scène eût lieu chez lui, mais il savait ce que c'est qu'une consigne : Alessandri devait arrêter Maurin ; il l'arrêterait donc. Lui, il n'avait rien à dire et, en effet, il se taisait, avec un air un peu farouche.

Antonia ne raisonnait pas de même, mais elle n'avait pu encore placer un seul mot. Les deux hommes, les deux rivaux, étaient trop animés. Elle guettait l'occasion d'intervenir.

En attendant, elle les examinait et l'attitude de Maurin la frappait d'admiration.

Maurin posa sur la table son verre vide, et regardant le gendarme :

« Tu ne refuseras pas de me dire, Alessandri…

– Ne me tutoyez pas ! dit le gendarme.

– C'était par amitié et non par mépris, gendarme, mais du moment que ça vous contrarie on vous dira : « tu » ! je m'y engage. »

La belle fille ne put s'empêcher de rire de la figure du gendarme vexé.

Alessandri exaspéré cria :

« Allons, c'est assez causé ! suivez-moi.

– Comment avez-vous su que j'étais ici, gendarme ?

– Il me suffit de vous y trouver.

– Encore une question. Avez-vous expliqué au juge ce que c'était que cet homme, ce Grondard, qui a été si justement tué ?… Lui avez-vous dit, au juge, que ce Grondard était une bête dangereuse, un homme méprisé de tout le monde, accusé de toutes sortes de mauvaises actions par la renommée ? Lui avez-vous dit enfin que, depuis longtemps, les gardes et les gendarmes auraient bien fait de lui loger eux-mêmes une balle dans la tête, s'ils s'occupaient mieux de leurs affaires ? Lui avez-vous dit tout cela, au juge ?

– J'ai dit au juge ce que j'avais à lui dire. Vous lui parlerez de Grondard comme vous voudrez. Moi je n'ai qu'à vous arrêter et je vous arrête.

– C'est au sujet de la mort du vieux Grondard, dit enfin Antonia que vous arrêtez Maurin ?

– Oui, dit Alessandri.

– Alors, c'est de la mauvaise besogne, répliqua-t-elle. Grondard était une canaille comme il n'y a pas la pareille. Moi-même j'en pourrais dire quelque chose ; moi et bien d'autres ! et nous le dirons quand il faudra. Laissez donc aller Maurin pour aujourd'hui, Alessandri. Le juge aura ainsi le temps de réfléchir… Nous lui éclaircirons la vue, au juge. Il a été trompé sans doute par de faux rapports… Maurin est un honnête homme.

– Comment cela va-t-il, que tu portes témoignage de l'honnêteté de Maurin, toi, Tonia ? Qu'en sais-tu ? D'où le connais-tu si bien ?

– Ce que j'en sais ! cria Tonia, exaltée tout à coup. Ce que j'en sais ! mais sans lui, Alessandri, sans ce Maurin que tu veux prendre, ta fiancée à cette heure probablement serait perdue, oui, c'est très probable qu'elle serait morte – et vilainement.

– Explique-toi ! dit Alessandri pâlissant.

– Eh ! dit Antonia, vous ne faites pas si bien la police de la forêt, vous autres gendarmes, qu'on n'y rencontre jamais de malfaiteurs… Ne savez-vous pas, est-ce moi qui vous l'apprendrai, Alessandri, qu'il y a encore en ce moment, libres à travers nos bois, deux échappés de bagne ?… Eh bien, j'étais en train de me promener dans la colline lorsque les deux coquins sont sortis de derrière un abri de rochers, aux entours de la Verrerie et ils m'ont poursuivie et atteinte, et alors j'ai crié… Maurin qui passait sur la route m'a entendue, il m'a répondu, j'ai pu courir vers lui et il m'a ramenée ici. Je lui ai offert un verre d'aïguarden. Et voilà comment il est ici mon hôte et celui de mon père et par conséquent le vôtre. Arrêtez-le donc maintenant ! »

Il y eut un silence pendant lequel « on aurait entendu voler les mouches ». Le pauvre Alessandri réfléchissait de son mieux.

« Femme, dit-il enfin, mon devoir est mon devoir, la consigne est la consigne. Il faut que j'arrête cet homme-ci partout où je le trouverai.

– Vous ne ferez pas cela, cria-t-elle, ou vous n'êtes pas un vrai Corse !

– Je le ferai, dit le gendarme, en vrai Corse que je suis. Quand vous parlez de l'hospitalité, Antonia, vous dites ce que vous devez dire, et je suis content de vos paroles. Mais je suis un soldat. J'ai reçu des ordres qu'il faut que j'exécute, et je les exécuterai, et en vrai Corse, je vous le dis ! »

Il fit un pas vers Maurin. Alors, malgré elle, Antonia poussa ce cri, qui fit pâlir son fiancé :

« Les vrais Corses, les vrais, sont bandits avant tout, cria-t-elle, bien avant d'être gendarmes ! »

Alessandri et Maurin échangèrent, sur ce mot, un regard chargé de défi.

Tous deux sentaient qu'ils se disputaient l'amour même d'Antonia.

Le regard de la Corsoise ne quitta Maurin que pour se porter sur le gendarme avec une expression de colère où il y avait du mépris.

« Écoute, gendarme, fit Maurin sérieusement, tu ne feras pas ça, de m'arrêter ici. Je calcule que ce serait une mauvaise affaire pour toi, aux yeux de ta fiancée. Je lui ai rendu un gros service, un vrai, il n'y a pas à dire, voici une heure à peine. Elle m'a invité à venir chez son père prendre un verre d'eau-de-vie, en remerciement. Et voilà que tu arrives…

« Eh bien, si tu m'arrêtes, c'est donc qu'elle m'aurait pour ainsi dire fait venir, comme en trahison, dans un piège ?…

« Ça n'est pas possible… Son père, qui est là et qui ne dit rien, n'en pense pas moins comme moi, je suis sûr… N'est-ce pas, Antonio Orsini ? N'est-ce pas que tu trouves mauvais qu'on m'arrête dans ta maison même, après que j'y ai amené en sûreté ta propre fille ?… Et en récompense, qui m'arrêterait ? Ton futur gendre !… Il y aurait là de quoi, Antonio, déshonorer ta race pour la vie, et cinquante ans de vendetta n'effaceraient pas cette abomination ! »

Antonio, mis au pied du mur, se sentit perplexe. Pourtant il n'aimait pas beaucoup Maurin.

« Répondez, mon père ! dit Antonia.

– Ce que moi je peux dire, dit enfin le forestier, n'y changera rien… Je voudrais sauver Maurin… aujourd'hui… mais Alessandri est le seul maître de la chose. Il doit savoir ce qu'il a à faire.

– Crois-moi, tu dois me laisser partir pour aujourd'hui, Alessandri, reprit avec fermeté Maurin. Tu m'attraperas dans les bois, quand j'aurai tous mes moyens de fuir. Ce sera plus digne de toi comme de moi-même. Un vrai chasseur, vois-tu, ne tire pas au posé…

« Et rappelle-toi, ajouta Maurin, solennel à la fois et gouailleur, rappelle-toi qu'en emprisonnant ton grand Napoléon qui était venu librement à elle, l'Angleterre s'est déshonorée pour les siècles des siècles ! »

Alessandri secoua la tête.

« Vous essayez de me tromper sur mon devoir, tous ! Si je laissais aller Maurin en ce moment et qu'on le sût, je perdrais ma place…

– Aimes-tu mieux perdre l'honneur des Corses ? cria Tonia.

Ce mot ralluma la colère du gendarme.

« Je perdrai mon honneur de Corse en ne pas arrêtant un assassin comme celui-ci ! cria-t-il… Tais-toi, femme ! Si tu te mettais à commander déjà ton fiancé, que ferais-tu un jour de ton mari !… Allons, laisse-moi passer ! »

Il saisit sa fiancée par le bras, l'écarta violemment et commit la faute stratégique de s'insinuer, à la suite de Maurin, entre la table et le mur.

« Si tu fais cela, cria-t-elle, alors prends-y garde ! j'aimerais mieux peut-être bandit comme lui, que gendarme comme toi ! »

Et elle s'engagea, à la suite du gendarme, entre le mur et la table, en criant :

« Profite, Maurin, profite ! Laissez-le échapper, mon père ! »

Elle se cramponna des deux mains aux deux bras du gendarme dont elle paralysait les mouvements.

Maurin, mettant une main sur la table, bondit pardessus sans l'effleurer des pieds, et prit la porte qui se referma à grand bruit.

« Je l'aurai ! cria Alessandri. Laisse-moi, laisse-moi, Tonia ! je te dis de me laisser. »

Elle le retint encore.

Il dut, la traînant après lui, faire le tour de la table. Quand il parvint à la porte, il essaya vainement de l'ouvrir. Maurin, du dehors, l'avait fermée à double tour, et la serrure était énorme comme une serrure de prison.

« Mais il y a une autre porte ! » dit-il. Et il se précipita vers la cuisine…

À peine dehors, Maurin s'était trouvé nez à nez avec Pastouré, attentif à la querelle non loin du seuil et prêt à lui porter secours. Le fidèle Pastouré s'était informé de Maurin à la cantine du Don où il était venu le rejoindre.

Au moment où il avait vu Maurin fermer à double tour la porte de la maison forestière, Pastouré s'était dit tout haut : « Complétons la farce ! » Et il s'était rué vers la seconde porte, celle de la cuisine, qui donnait sur le derrière de la maison. Il l'avait fermée aussi et il avait, de plus, arc-bouté, contre les deux portes, deux énormes madriers qui traînaient par là…

À présent, Pastouré et Maurin dévalaient les sentiers, tandis que, furieux, le gendarme Alessandri, enfermé dans la maison forestière, et las d'avoir battu les portes, présentait sa figure irritée à travers les barreaux de fer des fenêtres en appelant à l'aide.

« Les gens de la cantine, lui disait tranquillement Orsini, ne seront pas ici avant vingt minutes, s'ils viennent tout de suite… Et il est bien possible qu'ils veuillent laisser à Maurin le temps de faire un peu de route… mais, même si on vient vous ouvrir tout de suite, Maurin a déjà trop d'avance sur vous. Il est sauvé, pour cette fois… Eh bien, tant mieux, il ne sera pas dit qu'on l'a arrêté chez nous, au lieu de le récompenser du service qu'il m'a rendu… Ce qui est sauvé avec lui, – crois-moi, Alessandri, ma fille a raison, c'est l'honneur des Corses ! Et Maurin a dit vrai : en emprisonnant Napoléon, les Anglais se sont pour toujours déshonorés ! »

Comme l'avait prévu Orsini, les gens de la cantine, mis au courant en quatre mots par le brave Pastouré, donnèrent à Maurin le temps de gagner au large, – avant d'aller délivrer le gendarme auquel on n'épargna ni lazzis ni quolibets.

« Eh ! Eh ! mon bon, disait un vieux bûcheron au pauvre Sandri qui grinçait derrière les barreaux de la fenêtre, eh ! eh ! Maurin des Maures est un gibier facile à manquer… Tu n'es pas assez dégagé, gendarme !… Il y a des perdreaux qui, de remise en remise, arrivent vivants à la fermeture de la chasse. Sans ça, pechère ! la race, vois-tu, s'en perdrait et ce serait malheureux. »

Vers le soir, Orsini entendit sa fille chanter dans le bois voisin.

« Allons, tant mieux ! dit-il. Elle n'a pas de chagrin. »

Elle chantait la Gallinette :


« Dans le bois,
Joli bois !
En ai tant cueilli, recueilli
Que me suis endormie.

Ai tant dormi et redormi
Que la nuit m'a surprise

« Oh ! qui m'aide à passer le bois
Je suis sa douce amie. »

Vient à passer gai chevalier :
« Moi vous le passerié ! »

Ne sont pas au mitan du bois
Qu'un baiser il dérobe.

« Arrière un peu, beau chevalier
Prendriez ma maladie.

– Quelle maladie avez-vous,
Rosette belle fille ?

– Je suis la fille d'un lépreux
Né dans la léprerie. »

– Quand ils eurent passé le bois
Rose se met à rire.

– De quoi riez, Rose, m'amour ?
Rosette belle fille ?

– Ne ris pas de votre beauté
Ni de votre sottise.

– Je ris d'avoir passé le bois
Comme une honnête fille.

– Belle, si voulez retourner
Cent écus vous darié.

– Mon bon monsieur, quand on la tient,
Faut plumer la poulette,
Dans le bois,
Joli bois ! »




Le brave Orsini n'attachait aucun sens particulier à ces paroles, qui du reste lui arrivaient peu distinctes.

« Allons, tant mieux, se répétait-il, elle n'a pas de chagrin. »

Et Tonia pensait :

« Je ne sais pas ce que je me désire, pauvre de moi ! »


CHAPITRE XXVII.
Où l'on verra le Roi des Maures sacré non pas à Reims mais à Draguignan ; et d'une conversation de haute portée entre un policier amateur et un savant inconnu.


Cabissol était devenu pour M. le préfet, qui s'ennuyait un peu à Draguignan, un compagnon intéressant et en même temps un aide dévoué, du moins en ce qui touchait à la police générale du département.

MM. les commissaires n'en prenaient pas ombrage car le policier amateur les faisait maintes fois bénéficier de ses découvertes ; et, dans plus d'une grosse affaire où la police avait dû donner « sa langue aux chats », M. Cabissol, poussé et soutenu par sa passion de curieux, avait trouvé « la clef » et fait prendre les coupables.

« Si j'ai bien compris notre Maurin, dit le préfet à Cabissol, son appui aux élections prochaines nous sera de première utilité pour combattre certain candidat dangereux et faire triompher le « bon », c'est-à-dire le nôtre, qui est effectivement un brave homme. Il est aussi mon parent, comme je vous l'ai dit, mais ce n'est pas une raison pour que je ne m'intéresse pas à son succès.

– Vous aurez Maurin pour vous, je m'en charge ; il vous l'a d'ailleurs presque promis.

– Comment formera-t-il son opinion sur notre ami Vérignon ?

– Laissez-moi faire. Je vous dirai cela bientôt. Les élections n'auront lieu que dans six mois, mais il n'est pas mauvais de s'en occuper à l'avance. Je vais voir Maurin.

– Où cela ?

– Je n'en sais rien, je vais à sa recherche.

– Recommandez-lui d'être sage. Nous avons eu toutes les peines du monde à faire classer son affaire de l'enlèvement des chevaux. Le commandant de gendarmerie n'était pas content. Dites-lui que ces plaisanteries-là pourraient lui coûter cher, à la fin, et que toutes les protections du monde, à un moment donné, ne servent plus de rien… Faites-le-lui bien comprendre. Il serait stupide qu'une affaire gaie aboutît à un résultat pénible : songez donc ! Rébellion contre les agents de la force publique en service ! Il y perdrait ! et nous aussi. »

M. Désorty et M. Cabissol ignoraient l'accusation nouvelle qui pesait sur Maurin depuis quelques heures. Le parquet n'avait eu aucune raison d'en informer la préfecture. Et si attentif que fût M. Cabissol aux faits et gestes de Maurin, il ignorait encore Grondard et la nouvelle rancune d'Alessandri.

L'accusation portée contre Maurin ne manquait pas de base.

En effet la mémoire de Sandri avait failli…

« Enfin, lui avait dit le procureur du roi de la république impériale, a-t-il avoué devant vous ?

– Oui et non.

– Oui ou non ?

– Oui, car il a dit, à ce qu'il me semble : « Si je l'avais tué, c'est avec plaisir que je dirais : C'est moi qui l'ai tué. » Mais Grondard assure qu'il a dit simplement : « C'est moi qui l'ai tué. » Et il a bien prononcé ces paroles, je m'en souviens, mais je ne sais plus s'il a dit les premières qui modifient le sens des secondes.

– Amenez-le-moi », avait conclu le juge.

M. Cabissol ignorait ce dialogue quand il dit au préfet :

« Tout ce que vous désirez que je rapporte à Maurin lui sera transmis fidèlement, monsieur le Préfet.

– Ah ! une idée ! fit le préfet. Des trois bandits poursuivis par Maurin et les gens de Bormes, deux sont toujours dans vos maquis provençaux. On les a aperçus, paraît-il, un jour à La Garde-freinet, puis, le surlendemain, à La Verne. Ils ne paraissent pas décidés à quitter les Maures. Toute cette région intéressante s'inquiète. Pourquoi Maurin, qui connaît les moindres recoins de ces montagnes, ne donne-t-il pas de nouveau la chasse à ces coquins, avec l'aide de quelques compagnons déterminés ?… Cela arrangerait, peut-être, ses affaires avec la justice… Je pourrais moi-même, en ce cas, demander pour lui une médaille, une récompense de l'État. Parlez-lui de tout cela.

– C'est entendu…

– C'est un homme si « empoignant » ! J'ai fini par l'aimer, moi. Il a l'instinct de la vraie liberté et je ne le trouve pas sans noblesse.

– À ce propos, dit M. Cabissol, un mot de lui m'est revenu à la mémoire, que je veux vous rapporter pour fixer encore un trait de son caractère ou de son génie. Je l'ai entendu dire un jour, avec son impayable accent et ses tournures de phrases à la provençale :

« – Moi, les femmes, j'en connais de toutes, même de celles à qui on dit des madame » gros comme le bras. Eh bé, quand on les embrasse, de la plus pauvre à la plus riche, elles sont toutes pareilles ! Et même des fois nos petites paysannes, elles valent mieux. Alors, messiés, je pense qu'il n'y a entre les hommes point de différence, à moins que ce soit dans le talent ! »

« Le mot « talent » est le mot provençal qui représente l'idée d'instruction, ou simplement d'intellectualité, ou encore d'intelligence. Ne voyez-vous pas bien que grâce à des discours pareils, tenus dans tous les cabarets du département, l'influence du Roi des Maures sur son petit champ d'action, vaste pour lui, est comparable, toutes proportions gardées, à l'action révolutionnaire de Napoléon Ier empereur ? La révolution n'avait coupé qu'une tête de roi, Napoléon mit le pied sur la tête de tous les rois. Je ne vois entre Maurin et ce grand civilisateur qu'une différence et à l'avantage de Maurin : Napoléon détestait et Maurin vénère les idéologues. C'est par l'intermédiaire de l'un d'eux, et non des moindres, que je ferai communiquer vos instructions à Maurin, si je ne le vois en personne. »

Le préfet s'étonna. Cabissol lui expliqua les relations de Maurin et de M. Rinal.

« Ce M. Rinal, lui dit-il, vous l'avez vu à Bormes, Je jour de l'enterrement de Crouzillat…

– Ah ! oui.

– Eh bien, je vais lui parler. »

M. Cabissol se présenta, dès le lendemain, chez M, Rinal et lui exposa ce qu'il fallait faire entendre à ce brave Maurin :

Maurin devait se garder de tout acte de révolte, se conserver au service de la République, faire campagne, si cela lui était possible, avec quelques compagnons contre les gredins qui tenaient le maquis des Maures ; et pour terminer, M. Cabissol parla à M. Rinal de la candidature Vérignon.

« Je suis sûr, dit-il, de votre opinion sur ce publiciste éminent, qui est l'auteur d'un beau livre sur les Jacobins.

– Un chef-d'œuvre, dit M. Rinal. Il y a là tout le génie de la Révolution aimée et révélée.

– Eh bien, si vous le voulez, Vérignon sera député du Var. Vous tenez son élection entre vos mains.

– Comment cela ? à moi tout seul ?

– Oui, car Maurin, qui ne se fie à personne dès qu'il est question de politique, sera définitivement acquis à Vérignon si vous lui dites sur ce candidat votre opinion complète. Vous aimez le peuple. Vous avez reconnu en Maurin une âme plébéienne digne de sympathie et qui en conduit beaucoup d'autres. De Saint-Raphaël à la Londe-les-Maures, Maurin, en passant par Saint-Tropez, a bien dix mille, que dis-je, quinze ou vingt mille électeurs à sa suite…

– Je m'en doutais, dit M. Rinal. Ce Maurin, c'est une puissance. Bravo, car il a une conscience bien supérieure à celle de la masse, ou plutôt dans laquelle je crois voir, en formation, la conscience même de la masse. Cette conscience, il faut l'éclairer de plus en plus, je suis de votre avis. Seulement, que Maurin prenne garde. Il préfère l'équité à la justice, le bon sens aux préjugés et l'idéal au bon sens…

– Rien n'est plus dangereux, dit M. Cabissol.

– Oui, dit M. Rinal. C'est une maladie rare et dont on meurt. C'est une faute anti-sociale. Les pouvoirs établis ne l'ont jamais pardonnée, et les républiques pas plus que les autres ; car c'est une sottise de croire qu'il existe une forme de gouvernement qui impose la pratique des vertus ! Même de bonnes lois ne sauraient assurer de bonnes mœurs… Tâchons de sauver Maurin !… Du diable si le brave homme se doute de l'idée que nous avons de lui… Au revoir, monsieur.

– Toute réflexion faite, dit M. Cabissol, je ne verrai pas Maurin. Vous aurez sur lui, et pour cause, plus d'influence en tout ceci que personne. »

Il se trouva que le soir même, à la nuit close, Maurin entrait dans sa bonne ville de Bormes par la partie haute, évitant ainsi de passer devant la gendarmerie qui est au bas de la ville, et qui – il n'en pouvait pas douter –, avait, comme celle d'Hyères, l'ordre de l'arrêter, le cas échéant.

Il allait voir M. Rinal et s'informer de son fils ; il fut heureux d'apprendre que le petit montrait de l'intelligence et du cœur ; il remercia avec effusion le vieux savant et reçut enfin de lui les conseils et les bons avis qui venaient de la préfecture.

Quant à l'idée de poursuivre les deux évadés et de les capturer sans l'aide de la gendarmerie, elle lui était venue toute seule à lui-même, par la raison, confia-t-il à M. Rinal, qu'ils avaient, à sa connaissance, insurté (insulté) une femme, et même une jeune fille, de ses amies… Lorsqu'il songeait à eux, il ne les appelait plus lui-même que les insulteurs de Tonia, et le sang lui bouillait de colère.

« Bravo !… tout cela est d'un chevalier français… ou maure ! » répliqua en riant le bon M. Rinal.

Puis Maurin alla embrasser son fils chez les braves gens qui l'hébergeaient et passa la plus grande partie de la nuit sous leur toit ; et, une heure avant le lever du soleil, il repartait pour arriver premier aux bons endroits à bécasses, lesquelles se montrent à la Toussaint comme chacun sait. Pastouré l'attendait. Ils en tuèrent cinq, puis jugeant d'un commun accord que, toute affaire cessante, ils devaient tracer les deux évadés comme de simples sangliers, ils quittèrent l'autre chasse pour celle-là.


CHAPITRE XXVIII.
La voix du peuple nomme Maurin général et Pastouré colonel.


Quelques jours plus tard, à La Molle, soixante chasseurs étaient réunis par les soins de Pastouré, pour faire une battue et prendre les deux voleurs qu'on avait signalés dans les environs.

Tous les habitants du village entouraient Parlo-soulet et chacun disait son mot sur la direction à prendre. Pastouré, muet, faisait de grands gestes au milieu d'un groupe, mais Maurin manquait encore à l'appel.

« Ah ! dit l'un des chasseurs, Maurin nous serait bien nécessaire pour conduire la battue ! Quoique Pastouré soit là, nous pouvons regretter Maurin.

– Il viendra peut-être, dit un autre.

– Il viendra sûrement, dit un troisième, pour la raison que c'est lui-même qui nous a fait appeler. Il viendra, je vous dis, quand il devrait marcher sur la tête pour venir !

– Non, il ne viendra pas.

– Et pourquoi ne viendrait-il pas ?

– Parce que les gendarmes d'Hyères sont ici de passage, et peut-être n'est-ce pas par hasard. Il y a des traîtres partout. On les aura prévenus que Maurin nous avait donné rendez-vous ici.

– Si quelqu'un les a prévenus, c'est Grondard.

– Célestin ?

– Oui, Célestin… tu sais bien.

– Ah ! oui !… Alors, comme ça, Maurin ne viendra pas ?

– Lui ? il se moque des gendarmes comme des premières espadrilles qu'il a chaussées. Il sait que nous l'attendons, il viendra.

– Mais les gendarmes voudront l'arrêter ? »

Pastouré, silencieusement, frappa sur l'épaule du dernier qui avait parlé, et, étendant le bras, lui désigna les gendarmes qui, descendant de cheval à la porte de l'auberge, attachaient leurs montures à l'anneau scellé dans le mur.

« Regarde… Les voici, les gendarmes. Ah ! ah ! le beau Sandri a voulu être de la fête, on lui donnera du fil à retordre.

– Qu'a-t-il donc à craindre des gendarmes, un honnête homme comme notre Maurin ?

– On l'accuse d'avoir tué le vieux Grondard.

– Et quand bien même ! Grondard cent fois méritait la potence !

– La justice ne raisonne pas comme ça. »

Ces paroles tournées et retournées de mille manières se répétaient sans fin dans les groupes.

Tout à coup un cri retentit :

« Té ! Grondard ! voici venir Grondard Célestin !

– Que vient-il faire, ce marrias, parmi les braves gens ?

– Que viens-tu faire ici, gueusard ?

– Je viens vous aider à prendre les deux coquins… je connais, je crois, leur cachette.

– Va-t'en ! que tu les ferais évader plutôt. Nous ne voulons pas de toi. »

Quand la foule connut les intentions de Grondard, elle se mit à le huer :

« Hou ! la Besti ! Zou ! contre lui ! hou ! hou !

– Va en galère, mauvais gueux !

– Qu'on lui tire un coup de fusil ! C'est lui qui accuse Maurin ! C'est à cause de lui que Maurin n'est pas ici parmi nous ! Ne laissez pas un Grondard prendre la place d'un Maurin ! »

Les gendarmes, sortant vivement de l'auberge, durent s'interposer :

« Cet homme, dirent-ils, peut nous servir.

– S'il veut marcher avec vous, il marchera seul… Personne n'ira à la battue.

– Zou ! à lui ! à coups de pierre !… »

Les gendarmes, sous la poussée de l'opinion publique, conseillèrent à Grondard de se retirer. Il refusa.

À ce moment Pastouré prit une résolution.

Il parla :

« Maurin et moi, mes amis, nous avons tracé les mandrins comme des sangliers… Venez ; nous les aurons pour sûr. De la manière qu'ils étaient situés il y a une heure, si on y va tout de suite ils sont pris.

– Où est Maurin ? où est Maurin des Maures ?

– Chut ! il n'est pas loin d'ici, déclara Pastouré, baissant la voix ; il s'est caché, car il prévoyait un peu la gendarmerie. Il nous rejoindra… partons, mais débarrassons-nous des gendarmes.

– Maurin est par-là ? Qu'il se montre à notre tête ! Maurin ! Maurin !

– Oui ! cria Alessandri qui s'avança entraîné par sa haine, qu'il se montre ! je suis venu pour le voir ! qu'il se montre !

– Présent ! » cria Maurin, qui sortit tout à coup d'une remise dont la porte s'ouvrit sur la route.

Sandri, suivi de l'autre gendarme, s'élança vers Maurin.

« Ah ! ça, mais !… Vous voulez donc l'arrêter ? Ça n'est pas à croire ! ni à faire ! »

La petite armée des chasseurs barrait la route aux gendarmes.

« Et qui m'en empêchera ? » cria Sandri exaspéré.

Toutes les voix répondirent :

« Moi ! moi ! moi ! »

Et une centaine d'hommes entouraient les gendarmes, les empêchant d'avancer et même de se mouvoir… Les femmes sortirent des maisons et se montrèrent les plus passionnées en faveur de Maurin.

Le tumulte dura un moment, si bien que tout à coup, par-dessus la foule des têtes, Alessandri et le gendarme son camarade aperçurent Maurin et Pastouré en train de détacher les chevaux militaires… Allaient-ils donc recommencer leur fameuse équipée des Campaux ?

« Le premier qui m'empêche d'avancer, je le brûle ! » hurla Alessandri, le revolver au poing, au comble de la fureur.

Comme par enchantement, son revolver lui fut arraché.

Mais Célestin Grondard, à qui personne ne prêtait plus attention, avait contourné la foule et il se précipitait à la tête des chevaux. Déjà il étendait les mains pour saisir la bride du cheval de Sandri sur lequel venait de s'élancer Maurin, quand il reçut sur la tête un maître coup de crosse. Le géant noir tomba. Et Maurin et Pastouré, donnant du talon dans le flanc des chevaux officiels, partirent à fond de train.

Au bruit du double galop, la foule se retourna :

« Vive Maurin ! Vive Maurin ! Vive Pastouré ! Vive le Roi des Maures ! »

Grondard fut relevé, la tête un peu fendue. On le conduisit dans le café du village, pour le panser à l'eau-de-vie.

Consternés, les gendarmes l'interrogeaient :

« Qui t'a frappé ?

– Maurin, de la crosse de son fusil ! »

Les deux gendarmes démontés se concertaient. Que devaient-ils faire ?

Réquisitionner une voiture, un cheval, suivre Maurin et Pastouré ? Peut-être les voleurs de chevaux allaient-ils rencontrer sur la route les gendarmes de Cogolin, et alors, ils seraient pris… les chevaux étant faciles à reconnaître au harnachement.

Oui, il fallait réquisitionner une voiture. Ils n'en trouvèrent pas. La mauvaise volonté des habitants fut effrontée :

« Ma roue de droite est cassée

– Ma roue de gauche a pété (rompu).

– Mon cheval a la colique.

– Mon cheval aussi a la colique ! »

Plus d'une heure s'écoula au milieu de la plus grande confusion. Il y avait maintenant sur la route près de deux cents hommes armés de fusils. Tout à coup ce cri retentit :

« Les voici qui reviennent !

– Où donc ?

– Là-bas, au tournant, derrière le Grand Suve. »

C'était bien l'histoire des Campaux qui recommençait ; mais, cette fois, les deux chevaux ne revenaient pas seuls…

« Vive Maurin des Maures ! vive Pastouré ! »

Maurin et Pastouré apparurent ; ils étaient fièrement campés sur leurs chevaux. Ils allaient au pas, imitant de tous points l'allure de deux gendarmes, corrects de tenue, leurs vieux feutres en bataille, la main droite un peu haute, la gauche sur la cuisse, et donnant à leurs fusils des airs de carabines.

Et ils poussaient devant eux, les deux bandits à pied, les mains liées derrière le dos…

Un éclat de rire énorme agita tout ce village répandu sur la route.

« Vive le général Maurin !

– Vive le colonel Pastouré !

– Méfie-toi, Maurin ! ils veulent te prendre… »

La foule de nouveau fit obstacle entre les arrivants et les gendarmes. Et calme sur un cheval inquiet, l'ironique Maurin, s'adressant aux gendarmes contraints de rester derrière la foule, leur adressa majestueusement la parole, par-dessus les deux cents têtes de son peuple.

« Est-ce aujourd'hui, gendarmes, que vous comptez m'avoir ? Est-ce au moment où je viens de faire ton service, Alessandri, et où je te remets deux prisonniers que jamais tu n'aurais su prendre tout seul, que tu m'arrêteras ?

– Gredin ! cria Alessandri hors de lui. Tu ne te moqueras pas de moi jusqu'au bout. Ce n'est pas deux, mais quatre prisonniers qu'il me faut ! Livre-toi donc, toi et ton camarade Pastouré, ce Parle-seul qui doit avoir à nous parler, tu sais bien de quoi ! N'aggrave pas ton affaire. Suis-moi de bonne volonté, ou tôt ou tard, ça finira mal.

– Si ça doit mal finir, que ce soit le plus tard possible. Bonsoir, la compagnie ! Garde tes prisonniers, si tu le peux. Nous autres, nous gardons les chevaux. »

Telle fut la réponse de Maurin. Et tournant bride avec ensemble, Pastouré et Maurin prirent le galop et bientôt disparurent là-bas sur la route, dans la poussière soulevée… Le hourrah joyeux de la foule les suivit longtemps, tandis que les gendarmes passaient les menottes aux prisonniers qu'ils devaient à l'adresse de leurs ennemis.

Quand ils eurent assez galopé, les deux héros mirent au pas leurs montures.

« Colonel Pastouré ! » dit gaiement le général Maurin.

– Général Maurin ? » daigna répondre le colonel Pastouré.

– Je suis content de vous ! dit Maurin.

– Dieu vous le rende ! fit Pastouré.

– Ils ne comprendront jamais comment à nous deux nous avons arrêté les deux hommes.

– Trop bêtes ! » dit le laconique colonel.

– C'était pourtant besogne facile à nous (puisque nous savions que les deux coquins n'avaient plus de munitions) de deviner qu'en les surprenant dans cette baume (grotte) – où nous les avions fait appâter avec des provisions, qui avaient l'air d'avoir été oubliées là par notre ami le cantonnier, – ils obéiraient comme des moutons dès que nous leur montrerions les quatre-z-yeux noirs de nos deux fusils doubles.

– Pardi ! » fit le colonel.

– Et puis, jamais gendarme n'aurait, comme nous, passé la nuit à les empêcher de dormir à coups de fusil tirés à blanc et à grand bruit de trompette et de tambour, afin de les trouver à moitié endormis ce matin !

– De sûr ! fit le colonel.

– Colonel, dit le général, j'ai envie de vous nommer maréchal.

– À propos de maréchal, dit le colonel, gagnons la broussaille un peu vite et laissons là nos chevaux, car j'entends, à la manière dont le mien fait tinter son pied gauche, qu'il se l'est déferré ! Arrive, mon empereur ! »

Ils abandonnèrent les chevaux au beau milieu de la route sous la protection du grand saint Éloi.

Source: Wikisource

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