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CHAPITRE 5 CROC BLANC (LA TANIèRE)

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CHAPITRE  II


 


Reconduit par les moines jusqu'à la porte de sa cellule, le prieur les congédia en homme convaincu de sa supériorité, d'un air où l'apparence de l'humilité luttait contre la réalité de l'orgueil.
         Il ne fut pas plus tôt seul, qu'il se livra sans contrainte aux enivrements de sa vanité ; en se rappelant l'enthousiasme que son sermon avait excité, son cœur s'enfla de joie, et son imagination lui présenta de splendides visions d'agrandissement. Il promena  autour de lui des regards triomphants, et l'orgueil lui dit hautement qu'il était supérieur à tout le reste de ses semblables.
          - Quel autre que moi, pensait-il, a subi l'épreuve de la jeunesse, et n'a pas une seule tache sur la conscience ? Quel autre a dompté de violentes passions, un tempérament impétueux, et s'est soumis, dès l'aube de la vie, à une réclusion volontaire ? Je cherche en vain un tel homme ; je ne connais que moi qui sois capable d'une telle résolution. La religion ne peut pas se vanter d'un autre Ambrosio ! Quel puissant effet mon sermon a produit sur ses auditeurs ! Comme ils se pressaient autour de moi ! Comme ils m'accablaient de bénédictions, et me proclamaient la seule colonne inébranlable de l'Eglise ! Maintenant que me reste-t-il à faire ? rien, que de veiller aussi soigneusement sur la conduite de mes frères que j'ai veillé sur la mienne. Mais quoi ! ne puis-je être détourné de ces sentiers que j'ai suivis jusqu'ici sans m'égarer un instant ? Ne suis-je pas un homme, et comme tel, de nature fragile, et enclin à l'erreur ? Il faut à présent que j'abandonne la solitude de ma retraite ; les plus nobles et les plus belles dames de Madrid se présentent continuellement au monastère, et ne veulent pas d'autre confesseur ; je dois habituer mes yeux à des objets de tentation, et m'exposer aux tentations des sens. Si, dans ce monde où je suis forcé d'entrer, je rencontrais une femme adorable - adorable comme vous - belle madone !…
En parlant, il fixa les yeux sur un portrait de la Vierge, qui était suspendu en face de lui : ce portrait, depuis deux ans, était pour lui l'objet d'un culte de plus en plus fervent. Il s'arrêta, et le contempla avec ravissement.
- Que cette figure est belle ! poursuivit-il, après un silence de quelques minutes ; que la pose de cette tête est gracieuse ! quelle douceur, et pourtant quelle majesté dans ces yeux divins ! Comme sa joue repose mollement sur sa main ! la rose peut-elle rivaliser avec cette joue ? le lis a-t-il la blancheur de cette main ? Oh ! s'il existait une telle créature, et qu'elle n'existât que pour moi ! S'il m'était permis de rouler sur mes doigts ces boucles dorées, et de presser sur mes lèvres les trésors de ce sein de neige ! Dieu de bonté, résisterais-je alors à la tentation ? Est-ce que je ne troquerais pas contre un seul embrassement le prix de trente années de souffrance ? n'abandonnerais-je pas… Insensé que je suis ! où me laissé-je entraîner par l'admiration de ce tableau ? Arrière, idées impures ! souvenons-nous que la femme est à jamais perdue pour moi. Jamais il n'a existé de mortelle aussi parfaite que cette peinture ; et quand même il en existerait, l'épreuve pourrait être trop forte pour une vertu ordinaire ; mais Ambrosio est à l'abri de la tentation. La tentation, ai-je dit ? pour moi, ce n'en serait point une. Ce qui me charme, considéré comme un être idéal et supérieur, me dégoûterait, devenu femme et souillé de toutes les imperfections de la nature mortelle. Sois sans crainte, Ambrosio ! prends confiance dans la force de ta vertu ; entre hardiment dans le monde : tu es au-dessus de ses faiblesses. Réfléchis que tu es exempt des défauts de l'humanité, et défie tous les artifices des esprits des ténèbres. Ils te connaîtront pour ce que tu es !
Sa rêverie fut interrompue par trois coups légers à la porte de sa cellule. Le prieur avait peine à s'éveiller de son délire. On frappa de nouveau.
- Qui est là ? dit enfin Ambrosio.
- Ce n'est que Rosario, répondit une voix douce.
- Entrez ! entrez, mon fils.
La porte s'ouvrit aussitôt, et Rosario parut, une petite corbeille à la main. Rosario était un jeune novice, qui devait prononcer ses vœux dans trois mois. Ce jeune homme s'enveloppait d'une sorte de mystère qui le rendait à la fois un objet d'intérêt et de curiosité. Son aversion pour la société, sa profonde mélancolie, sa rigoureuse observation des devoirs de son ordre, et son éloignement volontaire du monde, toutes ces dispositions, si rares à son âge, attiraient l'attention de la communauté. Il semblait craindre d'être reconnu, et personne n'avait jamais vu son visage. Sa tête était toujours enfermée dans son capuchon ; cependant, ce que l'on voyait par hasard de ses traits paraissait beau et noble. Rosario était le seul nom sous lequel il fût connu dans le monastère. Nul ne savait d'où il venait, et lorsqu'on le questionnait sur ce sujet, il gardait un profond silence. Un étranger, dont le riche habit et l'équipage magnifique trahissaient le rang distingué, avait engagé les moines à recevoir le novice, et il avait déposé la somme nécessaire. Le jour suivant il était revenu avec Rosario, et depuis cette époque on n'avait plus entendu parler de lui.
Le jeune homme avait soigneusement évité la compagnie des moines : il répondait à leurs civilités avec douceur, mais avec réserve, et laissait voir une inclination marquée pour la solitude. Le supérieur était seul excepté de cette règle générale. Rosario avait pour lui un respect qui approchait de l'idolâtrie ; il recherchait sa société avec l'assiduité la plus attentive, et saisissait avidement tous les moyens d'obtenir ses bonnes grâces. Lorsqu'il était avec le prieur, son cœur semblait à l'aise, et un air de gaieté se répandait sur son maintien et sur ses paroles. Ambrosio, de son côté, ne se sentait pas moins attiré vers ce jeune homme ; pour lui seul, il mettait de côté sa sévérité habituelle. Quand il lui parlait, il prenait insensiblement un ton plus indulgent que d'ordinaire, et nulle voix ne retentissait si douce à son oreille que celle de Rosario. Il reconnaissait les attentions du novice en lui enseignant différentes sciences ; celui-ci recevait ses leçons avec docilité : chaque jour Ambrosio était charmé davantage de la vivacité de son esprit, de la simplicité de ses manières et de la rectitude de son cœur ; en un mot, il l'aimait avec toute l'affection d'un père. Il ne pouvait parfois s'empêcher d'éprouver un désir secret de voir la figure de son élève ; mais sa loi d'abstinence s'étendait jusqu'à la curiosité, et l'empêchait de communiquer son désir.
- Père, excusez mon indiscrétion, dit Rosario, tout en plaçant sa corbeille sur la table ; je viens à vous en suppliant. J'ai appris qu'un de mes chers amis est dangereusement malade, et je viens vous demander de prier pour son rétablissement. Si le ciel l'accorde à des prières, assurément ce sera aux vôtres.
- Vous savez, mon fils, que vous pouvez disposer entièrement de moi. Quel est le nom de votre ami ?
- Vincentio della Ronda.
- Il suffit, je ne l'oublierai pas dans mes oraisons, et puisse mon intervention trouver notre trois fois bienheureux saint François favorable ! Qu'avez-vous dans votre corbeille, Rosario ?
Quelques fleurs, révérend père, de celles que j'ai observé que vous préfériez. Voulez-vous me permettre de les arranger dans votre chambre ?
- Vos attentions me charment, mon fils.
Tandis que Rosario répartissait le contenu de sa corbeille dans de petits vases placés pour cet usage dans diverses parties de la cellule, le prieur continua ainsi la conversation.
- Je ne vous ai pas vu à l'église ce soir, Rosario.
- Cependant j'y étais, mon père ; je suis trop reconnaissant de votre protection pour perdre une occasion d'être témoin de votre triomphe.
- Hélas ! Rosario, j'ai bien peu de droits à ce triomphe : le saint a parlé par ma bouche, c'est à lui qu'appartient tout le mérite. Il paraît donc que vous avez été content de mon sermon ?
- Content, dites-vous ? Oh ! vous vous êtes surpassé ! Jamais je n'ai entendu une telle éloquence… excepté un jour.
Ici le novice laissa échapper un soupir.
- Quel était ce jour ? demanda le prieur.
- Celui où notre ancien supérieur, s'étant trouvé subitement indisposé, vous l'avez remplacé dans la chaire.
- Je m'en souviens : il y a de cela plus de deux ans. Et étiez-vous présent ? Je ne vous connaissais pas à cette époque, Rosario.
- Il est vrai, mon père ; et plût à Dieu que je fusse mort avant d'avoir vu ce jour ! quelles souffrances, quels chagrins j'aurais évités !
- Des souffrances à votre âge, Rosario !
- Oui, mon père ; des souffrances qui, si elles vous étaient connues, exciteraient également votre courroux et votre compassion ! des souffrances qui font tout à la fois le tourment et le plaisir de mon existence ! Toutefois, dans cette retraite, mon cœur est tranquille, n'étaient les tortures de l'appréhension. O Dieu ! ô Dieu ! qu'une vie de crainte est cruelle ! - Mon père ! j'ai renoncé à tout ; j'ai abandonné le monde et ses joies pour toujours ; rien ne me reste à présent, rien à présent n'a plus pour moi de charmes, que votre amitié, que votre affection ; si je perds cela, oh ! si je perds cela, craignez tout de mon désespoir !
- Vous appréhendez la perte de mon amitié ? En quoi ma conduite a-t-elle justifié cette crainte ? Connaissez-moi mieux, Rosario, et jugez-moi digne de votre confiance. Quelles sont vos souffrances ? Révélez-les-moi, et croyez que s'il est en mon pouvoir de les soulager…
- Ah ! vous seul en avez le pouvoir, et cependant je ne dois pas vous les faire connaître. Vous me haïriez pour mon aveu ! vous me chasseriez de votre présence avec mépris.
- Mon fils, je vous demande instamment, je vous conjure…
- Par pitié, ne me faites plus de question ! je ne le dois pas, je ne l'ose pas. Écoutez ! la cloche sonne vêpres ! Mon père, votre bénédiction, et je vous quitte.
À ces mots, il se jeta à genoux et reçut la bénédiction qu'il avait demandée. Puis, pressant la main du prieur sur ses lèvres, il se leva de terre, et sortit précipitamment. Bientôt après, Ambrosio, plein d'étonnement de la conduite singulière de ce jeune homme, descendit pour assister aux vêpres, qui se célébraient dans une petite chapelle dépendante du monastère.
Les vêpres dites, les moines se retirèrent dans leurs cellules respectives. Le prieur resta seul dans la chapelle pour y  recevoir les nonnes de Sainte-Claire. Il n'y avait pas longtemps qu'il était dans le confessionnal, lorsque l'abbesse parut ; chacune des nonnes fut entendue à son tour, tandis que les autres attendaient avec l'abbesse dans la sacristie. Ambrosio écouta attentivement les confessions, fit maintes exhortations, enjoignit des pénitences proportionnées aux péchés ; et pendant quelque temps tout se passa comme d'ordinaire, jusqu'à ce qu'enfin une des nonnes, remarquable par la noblesse de son air et par l'élégance de sa démarche, laissât par mégarde tomber une lettre de son sein. Elle se retirait sans s'apercevoir de sa perte, Ambrosio supposa que cette lettre était celle d'un de ses parents, et la ramassa dans l'intention de la lui rendre.
- Attendez, ma fille, dit-il, vous avez laissé tomber…
En ce moment, le papier étant déjà ouvert, son œil involontairement lut les premiers mots. Il recula de surprise. La nonne, à sa voix, avait retourné la tête ; elle aperçut la lettre dans sa main, et poussant un cri de terreur, elle s'élança pour la reprendre.
- Arrêtez ! dit le moine, d'un ton sévère ; ma fille, je dois lire cette lettre.
- Alors, je suis perdue ! s'écria-t-elle, en joignant ses mains d'un air égaré.
Aussitôt son visage se décolora ; elle trembla d'agitation, et fut obligée d'entourer de ses bras un des piliers de la chapelle pour s'empêcher de tomber à terre. Le prieur, cependant, lisait les lignes suivantes : " Tout est prêt pour votre fuite, ma chère Agnès ! Demain à minuit, j'espère vous trouver à la porte du jardin : je m'en suis procuré la clef et peu d'heures suffiront pour vous mettre en lieu sûr. Qu'aucun scrupule malentendu ne vous pousse à rejeter ce moyen infaillible de vous sauver ainsi que l'innocente créature que vous portez dans votre sein. Rappelez-vous que vous aviez promis d'être à moi longtemps avant de vous engager à l'Église, que votre état ne pourra bientôt plus échapper aux regards inquisitifs de vos compagnes, et que la fuite est la seule manière d'éviter les effets de leur ressentiment malveillant. Adieu, mon Agnès ! ma chère femme ! ne manquez pas d'être à minuit à la porte du jardin. "
Aussitôt qu'il eut fini, Ambrosio fixa un œil sévère et courroucé sur l'imprudente.
- Cette lettre doit être remise à l'abbesse, dit-il, et il passa outre.
Ces mots résonnèrent comme la foudre aux oreilles de la nonne ; elle ne s'éveilla de sa torpeur que pour sentir les dangers de sa situation. Elle le suivit à la hâte, et le retint par sa robe.
- Arrêtez ! oh ! arrêtez ! cria-t-elle, avec l'accent du désespoir ; et elle s'était jetée aux pieds du moine, et elle les baignait de larmes. - Mon père, ayez pitié de ma jeunesse ; regardez d'un œil indulgent la faiblesse d'une femme, et daignez cacher ma faute ! Le reste de ma vie sera employé à expier ce seul péché, et votre indulgence ramènera une âme au ciel !
- Incroyable espérance ! Quoi ! le couvent de Sainte-Claire deviendra-t-il l'asile des prostituées ? laisserai-je l'église du Christ nourrir dans son sein la débauche et l'opprobre ? Indigne malheureuse ! une telle indulgence me rendrait votre complice. La pitié ici serait criminelle ; Vous vous êtes abandonnée à un séducteur ; vous avez souillé de votre impureté cet habit sacré, et vous osez encore vous croire digne de ma compassion ! Laissez-moi, ne me retenez pas plus longtemps. Où est la dame abbesse ? ajouta-t-il, élevant la voix.
- Arrêtez ! mon père, arrêtez ! écoutez-moi un seul instant ! ne m'accusez pas d'impureté, et ne pensez pas que j'aie été égarée par l'ardeur des sens. Longtemps avant que je ne prisse le voile, Raymond était maître de mon cœur ; il m'avait inspiré la plus pure, la plus irréprochable passion, et il était sur le point de devenir mon légitime époux ; une horrible aventure et la traîtrise d'une de mes parentes nous ont séparés l'un et l'autre. Je l'ai cru à jamais perdu pour moi, et de désespoir je me suis jetée dans un couvent. Le hasard nous a rapprochés ; je n'ai pu me refuser le triste plaisir de mêler mes larmes aux siennes ; nous nous sommes donné rendez-vous dans les jardins de Sainte-Claire, et, dans un moment d'oubli, j'ai violé mes vœux de chasteté. Bientôt je serai mère. Respectable Ambrosio, prenez pitié de moi ; prenez pitié de l'innocente créature dont l'existence est attachée à la mienne. Nous sommes perdues toutes deux si vous découvrez mon imprudence à la supérieure. La punition que les lois de Sainte-Claire infligent aux infortunées qui ont commis ma faute est des plus sévères, des plus cruelles. Digne, digne père ! que votre conscience irréprochable ne vous rende pas impitoyable à ceux qui sont moins capables de résister à la tentation ! La miséricorde sera-t-elle la seule vertu dont votre cœur ne soit pas susceptible ? Pitié, très révérend père ! rendez-moi ma lettre, et ne me condamnez pas à une mort inévitable !
- Votre audace me confond ! Moi, cacher votre crime… moi, que vous avez abusé par une fausse confession ! Non, ma fille, non, je veux vous rendre un service plus essentiel ; je veux vous racheter de la perdition, en dépit de vous-même. La pénitence et la mortification laveront votre offense, et la sévérité vous ramènera de force dans les voies de la sainteté. Holà ! mère sainte Agathe !
- Mon père ! par tout ce qui vous est sacré, par tout ce qui vous est cher, je vous supplie, je vous conjure…
- Laissez-moi ! je ne vous écouterai pas. Où est la supérieure ? Mère sainte Agathe, où êtes-vous ?
La porte de la sacristie s'ouvrit, et l'abbesse, suivie de ses nonnes, entra dans la chapelle.
- Cruel ! cruel ! s'écria Agnès, lâchant prise.
Éperdue, elle se jeta par terre, se frappant le sein et déchirant son voile dans tout le délire du désespoir. Les nonnes contemplaient avec étonnement cette scène. Le prieur présenta le fatal papier à la supérieure, l'informa de la manière dont il l'avait trouvé, et ajouta que c'était à elle de décider quel châtiment la coupable méritait.
À la lecture de cette lettre, les traits de l'abbesse s'enflammèrent de courroux. Quoi ! un tel crime commis dans son couvent, et à la connaissance d'Ambrosio, de l'idole de Madrid, de l'homme à qui elle avait le plus à cœur de donner une opinion favorable de la régularité, de l'austérité de sa maison ! aucune parole ne suffisait à exprimer sa fureur ; elle se taisait, et lançait vers la nonne étendue à terre des regards menaçants et pleins de malignité !
- Qu'on l'emporte au couvent ! dit-elle enfin à quelques-unes de ses religieuses.
Deux des plus vieilles, s'approchant d'Agnès, la relevèrent de force, et se disposèrent à l'emmener hors de la chapelle.
- Quoi ! s'écria-t-elle soudain en s'arrachant de leurs mains avec des gestes de démence, tout espoir est-il donc perdu ? me conduisez-vous déjà au supplice ! Où es-tu, Raymond ? Oh ! sauve-moi ! sauve-moi !
Puis, jetant sur le prieur un regard frénétique :
- Écoutez-moi ! poursuivit-elle, homme au cœur dur ! écoutez-moi, orgueilleux, impitoyable, cruel ! vous auriez pu me sauver, vous auriez pu me rendre au bonheur et à la vertu, mais vous ne l'avez pas voulu ; vous êtes le destructeur de mon âme, vous êtes mon assassin, et sur vous tombe la malédiction de ma mort et de celle de mon enfant à naître ! Fier de votre vertu encore inébranlée, vous avez dédaigné les prières du repentir ; mais Dieu sera miséricordieux, si vous ne l'êtes pas. Et où est le mérite de votre vertu si vantée ? Quelles tentations avez-vous vaincues ? Lâche ! vous avez fui la séduction, vous ne l'avez pas combattue. Mais le jour de l'épreuve arrivera : oh ! alors, quand vous céderez à la violence des passions, quand vous sentirez que l'homme est faible, et sujet à errer ; lorsque, en frissonnant, vous jetterez l'œil en arrière sur vos crimes, et que vous solliciterez, avec effroi, la miséricorde de Dieu ! Oh ! dans ce moment terrible, pensez à moi, pensez à votre cruauté ! pensez à Agnès, et désespérez du pardon !
Ces derniers mots avaient épuisé ses forces, et elle tomba sans connaissance dans les bras d'une nonne qui était à côté d'elle. On l'emporta immédiatement hors de la chapelle, et ses compagnes la suivirent.
Ambrosio n'avait pas écouté ces reproches sans émotion. Une secrète angoisse au cœur l'avertissait qu'il avait traité cette infortunée avec trop de dureté. Il retint donc la supérieure, et se hasarda à prononcer quelques paroles en faveur de la coupable.
- La violence de son désespoir, dit-il, prouve qu'au moins le vice ne lui est pas familier. Peut-être en la traitant avec un peu moins de sévérité, et en mitigeant jusqu'à un certain point la punition ordinaire…
- La mitiger, mon père ! interrompit la dame abbesse : ne croyez pas que je le fasse. Les lois de notre ordre sont strictes et sévères ; elles sont tombées depuis longtemps en désuétude ; mais le crime d'Agnès me démontre la nécessité de les faire revivre. Je vais signifier mes intentions au couvent et Agnès sera la première à éprouver la rigueur de ces lois, qui seront exécutées au pied de la lettre. Adieu, mon père !
À ces mots, elle sortit rapidement de la chapelle.
- J'ai fait mon devoir, se dit Ambrosio.
Toutefois il ne se sentit pas entièrement rassuré par cette réflexion. Pour dissiper les idées pénibles que cette scène avait éveillées en lui, au sortir de la chapelle, il descendit dans le jardin du couvent. Il n'y en avait pas dans tout Madrid de plus beau ni de mieux tenu : il était dessiné avec un goût exquis ; les fleurs les plus rares l'ornaient à profusion, et, quoique artistement disposées, elles semblaient plantées des mains de la nature. Des fontaines jaillissant de bassins de marbre blanc rafraîchissaient l'air d'une perpétuelle rosée, et les murs étaient tapissés de jasmins, de vignes et de chèvrefeuilles. L'heure ajoutait en ce moment à la beauté du spectacle : la pleine lune, voguant dans un ciel bleu et sans nuages, versait sur les arbres une lueur tremblante, et les eaux des fontaines étincelaient sous ses rayons d'argent ; une brise légère soufflait sur les allées le parfum des orangers en fleurs, et le rossignol épanchait son mélodieux murmure du fond d'un désert artificiel. C'est là que le prieur porta ses pas.
Au sein de ce petit bois s'élevait une grotte rustique faite à l'imitation d'un ermitage. Les murs étaient construits de racines d'arbres, et les interstices remplis de mousse et de lierre ; des bancs de gazon étaient placés de chaque côté, et une cascade naturelle tombait du rocher situé au-dessus. Enseveli dans ses pensées, le moine approcha de ce lieu ; le calme universel s'était communiqué à son âme, et une tranquillité voluptueuse y répandait sa langueur.
Il avait atteint l'ermitage et il y entrait pour se reposer, lorsqu'il s'arrêta en le voyant déjà occupé.
- Un homme était étendu sur un des bancs, dans une posture mélancolique. Sa tête était appuyée sur son bras, et il paraissait plongé dans la méditation. Le moine s'avança et reconnut Rosario ; il le contempla en silence et sans entrer. Au bout de quelques minutes, le jeune homme leva les yeux et les fixa tristement sur la muraille opposée.
- Oui, dit-il avec un soupir profond et plaintif, je sens tout le bonheur de ta situation, toute la misère de la mienne ! Que je serais heureux si je pouvais penser comme toi, si je pouvais voir comme toi les hommes avec dégoût, si je pouvais m'ensevelir pour toujours dans quelque impénétrable solitude, et oublier que le monde contient des êtres qui méritent d'être aimés ! Ô Dieu ! oh ! quelle bénédiction pour moi que la misanthropie !
- C'est là une étrange pensée, Rosario, dit le prieur, en pénétrant dans la grotte.
- Vous ici, révérend père ! s'écria le novice.
Aussitôt, se levant tout confus, il abaissa vite son capuchon sur sa figure. Ambrosio s'assit sur le banc et obligea le jeune homme de s'y placer près de lui.
- Il ne faut pas caresser cette disposition à la mélancolie, dit-il. D'où vient que vous envisagez sous un jour si favorable la misanthropie, de tous les sentiments les plus odieux ?
-Mon père, j'ai lu ces vers, qui jusqu'ici avaient échappé à mon attention. La clarté des rayons de la lune m'a permis de les déchiffrer ; et combien j'envie les sentiments de leur auteur !
A ces mots, il montra du doigt une plaque de marbre fixée dans le mur opposé, et où étaient gravés les vers suivants.

                INSCRIPTION D'UN ERMITAGE

Qui que tu sois qui lises ces vers, ne crois pas que si, retiré du monde, je me plais à passer mes jours solitaires dans ce triste désert, ce soit une conscience saignant de remords qui m'ait conduit ici.
Aucune pensée coupable n'aigrit mon âme ; j'ai fui volontairement les cours ; car j'ai bien vu que la luxure et l'orgueil, les deux plus sombres, les deux plus chers alliés du démon, trônent en souverains dans les châteaux et dans les tours.
J'ai vu le genre humain rongé de vices ; j'ai vu que le glaive de l'honneur était rouillé ; qu'il était peu de cœurs qui aspirassent à autre chose qu'au désordre ; qu'il était toujours dupe, celui qui se fiait à l'amour ou à l'amitié ; et, dégoûté des hommes, je suis venu finir ici ma vie.
Dans cette caverne isolée, sous d'humbles vêtements, également ennemi de la folie bruyante et de la mélancolie, à l'œil sombre et baissé, j'use mon existence, et consume le jour dans mes pieux devoirs.
Ce roc m'abrite quand la tempête souffle ; le ruisseau limpide qui coule ici près fournit à ma boisson ; la terre me procure de simples aliments ; mais peu d'hommes connaissent le calme dont je jouis dans cet âpre désert.
Le contentement que je goûte me rend plus heureux dans cette grotte que je ne le fus jamais dans un palais : toutes mes pensées prennent leur essor vers Dieu ; et, soir et matin, d'une voix suppliante, je soupire ce vœu :
" Permets, ô Seigneur ! que je sorte de la vie sans ressentir le feu d'aucun péché mondain, les battements de cœur du remords, ni le désir dissolu ; et quand je mourrai, laisse-moi expirer dans cette croyance : Je vole à Dieu ! "
Etranger, si, plein de jeunesse et de désordre, aucun chagrin encore n'a corrompu ton repos, tu jettes peut-être un œil de dédain sur la prière de l'ermite : mais si une faute, ou un souci te fait soupirer ;
Si tu as connu les tourments de l'amour trompé, ou que tu aies été exilé de ton pays, ou qu'un crime tienne ton âme en effroi, et te fasse languir ; oh ! combien tu dois déplorer ta condition et envier la mienne !
    
- S'il était possible à l'homme, dit le moine, de se renfermer tellement en lui-même qu'il pût vivre dans un isolement absolu de la nature humaine, et néanmoins éprouver la satisfaction paisible que ces vers expriment, ce serait, j'en conviens, un état plus désirable que de rester dans un monde si fécond en vices et en désordres de toutes espèces. Mais c'est là une supposition qui ne se réalisera jamais. Cette inscription n'a été placée ici que pour l'ornement de la grotte, et les sentiments et l'ermite sont également imaginaires. L'homme est né pour la société. Si peu qu'il soit attaché au monde, il ne peut ni l'oublier entièrement, ni supporter d'en être oublié. Dégoûté des crimes ou de l'absurdité des hommes, le misanthrope les fuit ; il se résout à se faire ermite, s'enterre dans le creux de quelque sombre rocher. Tant que la haine enflamme son sein, il peut se trouver satisfait de sa condition ; mais quand son ressentiment commence à se refroidir, quand le temps a mûri ses chagrins et guéri les blessures qu'il avait emportées dans sa solitude, croyez-vous que cette satisfaction demeure sa compagne ? Oh ! non, Rosario. N'étant plus soutenu par la violence de son animosité, il sent toute la monotonie de son genre de vie, et son cœur devient la proie de l'ennui et de la lassitude. Il regarde autour de lui et se voit seul dans l'univers ; l'amour de la société se ranime dans son cœur, et il brûle de rentrer dans ce monde qu'il a abandonné. La nature perd pour lui tous ses charmes, personne n'est là pour lui en montrer la beauté, ou pour en admirer avec lui la grandeur et la richesse. Appuyé sur un fragment de rocher, il contemple d'un œil distrait l'eau qui tombe en cascade ; il voit sans émotion la gloire du soleil couchant. Le soir, il revient lentement à sa cellule, car personne n'y attend son arrivée ; il prend sans plaisir et sans goût son repas solitaire ; il se jette sur son lit de mousse l'âme mécontente et découragée, et il ne s'éveille que pour recommencer une journée aussi terne, aussi monotone que la précédente.
- Vous me surprenez, mon père ! Supposé que des circonstances vous eussent condamné à la solitude, est-ce que les devoirs de la religion et la conscience d'une vie bien employée ne communiqueraient pas à votre cœur ce calme qui…
- Je me tromperais moi-même si je le croyais possible ; je suis convaincu du contraire. Tout mon courage ne m'empêcherait pas de succomber à la tristesse et au dégoût. Après avoir donné le jour à l'étude, si vous saviez le plaisir que j'ai à retrouver mes frères le soir ! Après avoir passé de longues heures dans l'isolement, si je pouvais vous exprimer la joie que j'éprouve à revoir un de mes semblables ! C'est en cela que je place le mérite principal de l'institution monastique ; elle écarte l'homme des tentations du vice ; elle lui procure le loisir nécessaire pour s'acquitter de ses devoirs envers l'Etre suprême ; elle lui épargne la mortification d'assister aux crimes des mondains, et pourtant elle lui permet de jouir des ressources de la société. Réellement, Rosario, enviez-vous la vie d'un ermite ? Pouvez-vous voir si peu le bonheur de votre situation ? Réfléchissez-y un moment. Ce couvent est devenu votre asile ; votre régularité, votre douceur, vos talents, vous ont rendu l'objet de l'estime universelle. Vous êtes séparé du monde, que vous prétendez haïr, et néanmoins vous restez en possession des avantages de la société, et de laquelle ? d'une société composée des hommes les plus estimables.
- Mon père !mon père ! c'est là ce qui cause mon tourment. Il eut été heureux pour moi que ma vie se fut passée parmi les vicieux abandonnés du ciel, que je n'eusse jamais entendu prononcer  le nom de vertu. C'est mon adoration sans bornes pour la religion, c'est l'excessive sensibilité de mon âme pour le beau et le bon, qui m'accable de honte, qui m'entraîne à ma perdition. Oh ! que n'ai-je jamais vu les murs de ce couvent !
- Comment, Rosario ? Lors de notre dernier entretien, vous parliez d'un ton différent ? Mon amitié vous est-elle donc devenue si peu précieuse ? Si vous n'aviez jamais vu les murs de ce couvent, vous ne m'auriez jamais vu ? Est-ce là vraiment votre idée ?
- Que ne vous ai-je jamais vu ! répéta le jeune novice, se levant et serrant avec frénésie la main du moine. Vous ! vous ! plût à Dieu qu'avant de vous rencontrer, un éclair m'eût brûlé les yeux ! plût à Dieu que je ne vous revisse jamais, et que je pusse oublier que je vous ai jamais vu !
À ces mots, il s'élança hors de la grotte. Ambrosio resta dans sa première attitude, réfléchissant sur la conduite inexplicable du jeune homme. Il était tenté de croire à un dérangement d'esprit ; cependant la conduite habituelle de Rosario, la liaison de ses idées et le calme de son maintien jusqu'au moment où il avait quitté la grotte semblaient démentir cette conjecture. Au bout de quelques minutes, il revint. Il se rassit sur le banc : il appuya sa joue sur une main, et de l'autre il essuya les larmes qui, par intervalles, coulaient le long de ses yeux.
Le moine le regardait avec compassion, et s'abstint d'interrompre ses méditations. Tous deux gardèrent quelque temps un profond silence. Le rossignol s'était perché sur un oranger devant la porte de l'ermitage, et soupirait les plus mélancoliques de ses accents mélodieux. Rosario releva la tête, et l'écouta avec attention.
- C'est ainsi, dit-il avec un profond soupir, c'est ainsi qu'au dernier mois de sa vie infortunée, ma sœur aimait à écouter le rossignol. Pauvre Mathilde ! elle dort dans la tombe, et son cœur brisé ne bat plus d'amour.
- Vous aviez une sœur ?
- Vous dites vrai. J'avais une sœur. Hélas, je n'en ai plus. Elle a succombé à ses chagrins, au printemps de la vie.
- Quels étaient ces chagrins ?
- Ils n'exciteront pas votre pitié. Vous ne connaissez pas le pouvoir de ces irrésistibles, de ces funestes sentiments dont son cœur fut la proie. Mon père, un amour malheureux, une passion pour un être doué de toutes les vertus, pour un homme, ou plutôt pour un dieu, a empoisonné son existence. Noble aspect, réputation intacte, talents variés, sagesse solide, merveilleuse, parfaite : le cœur le moins sensible se serait enflammé. Ma sœur le vit et osa l'aimer, quoique sans jamais oser nourrir d'espoir.
- Puisque son amour était si bien placé, pourquoi lui était-il défendu d'espérer le succès de ses vœux ?
- Mon père, avant de la connaître, Julien avait déjà engagé sa foi à une fiancée toute belle, toute céleste ! Cependant ma sœur l'aimait toujours, et pour l'amour de l'époux, elle adorait la femme. Un matin, elle trouva moyen de s'échapper de la maison de notre père : vêtue d'humbles habits, elle se présenta comme domestique à l'épouse de son bien-aimé, et elle fut acceptée. Depuis lors, elle le voyait à tout instant ; elle s'efforça de s'insinuer dans ses bonnes grâces : elle y réussit. Ses prévenances attirèrent l'attention de Julien : les cœurs vertueux sont toujours reconnaissants, et il distingua Mathilde entre ses compagnes.
- Et vos parents ne firent-ils point de recherches ? Se soumirent-ils avec résignation à leur perte, et n'essayèrent-ils point de retrouver leur fille fugitive ?
- Avant qu'ils n'y parvinssent, elle se découvrit elle-même. Son amour était trop violent pour rester caché ; toutefois elle n'enviait pas la possession de Julien, elle n'ambitionnait qu'une place dans son cœur. Dans un moment d'oubli, elle confessa son affection. Mais qu'obtint-elle en retour ? Épris de sa femme, et croyant qu'un regard de pitié accordé à une autre serait un vol qu'il lui ferait, il chassa Mathilde de sa présence : il lui défendit de jamais reparaître devant lui. Sa sévérité brisa ce faible cœur ; elle retourna chez mon père, et peu de mois après on la mit au tombeau.
- Malheureuse fille ! assurément son destin fut trop rigoureux, et Julien trop cruel.
- Le pensez-vous, mon père ? s'écria vivement le novice, pensez-vous qu'il fut trop cruel ?
- Sans aucun doute, et je la plains bien sincèrement.
- Vous la plaignez ? Vous la plaignez ? Oh ! mon père ! mon père ! alors plaignez-moi.
Le prieur fit un mouvement ; mais après une courte pause, Rosario ajouta d'une voix troublée :
- Oui, plaignez-moi, car mes souffrances sont encore plus grandes. Ma sœur avait un ami, un ami véritable, qui compatissait à la violence de ses sentiments, et ne lui reprochait pas son impuissance à les maîtriser. Et moi ! - moi, je n'ai pas d'ami ! le vaste univers ne contient pas un cœur qui veuille participer aux souffrances du mien.
En prononçant ces paroles, il avait sangloté : le prieur en fut ému. Il prit la main de Rosario, et la serra avec tendresse.
- Vous n'avez pas d'ami, dites-vous ! Qui suis-je donc ? Pourquoi ne pas vous fier à moi, et que pouvez-vous craindre ? Ma sévérité ? En ai-je jamais usé avec vous ? La dignité de mon habit ? Rosario, je mets de côté le moine, et vous invite à ne me considérer que comme votre ami, comme votre père. Je puis bien prendre ce titre, car jamais père ne veilla sur son enfant avec plus de tendresse que je n'ai fait sur vous. Du moment où je vous ai vu, j'ai éprouvé des sentiments jusqu'alors inconnus à mon cœur. J'ai trouvé dans votre société un charme qu'aucune autre n'avait pour moi, et lorsque j'ai observé l'étendue de votre esprit et de vos connaissances, je m'en suis réjoui, comme un père se réjouit des progrès de son fils. Bannissez donc vos craintes. Ouvrez-vous à moi : parlez, Rosario, et dites que vous avez confiance en moi. Si mon aide ou ma compassion peut alléger votre infortune…
- La vôtre le peut ; la vôtre seule. Ah ! mon père, combien je voudrais vous dévoiler mon cœur ! combien je voudrais vous déclarer le secret qui m'écrase de son poids ! mais, oh ! j'ai peur, j'ai peur…
- De quoi, mon fils ?
- Que vous me détestiez pour ma faiblesse ; que le prix de ma confiance ne soit la perte de votre estime.
- Quelles nouvelles assurances puis-je vous donner ? Songez à toute ma conduite passée, à la tendresse paternelle que je vous ai toujours montrée. Vous détester, Rosario ? Ce n'est plus en mon pouvoir. Renoncer à votre société, ce serait me priver du plus grand plaisir de ma vie. Révélez-moi donc ce qui vous afflige, et croyez-moi quand je jure solennellement…
- Arrêtez ! interrompit le novice. Jurez que, quel que soit mon secret, vous ne m'obligerez pas de quitter le monastère avant que mon noviciat soit expiré ?
- Je le promets sur ma foi ; et comme je vous garderai ma parole, que le Christ garde la sienne au genre humain ! Maintenant donc, expliquez-moi ce mystère et comptez sur mon indulgence…
- Je vous obéis. Sachez donc… Oh ! combien je tremble de prononcer ce nom ! écoutez-moi avec commisération, vénérable Ambrosio ! fouillez dans votre cœur, ramassez-y les moindres parcelles d'humaine faiblesse, afin d'apprendre à compatir à la mienne ? Mon père ! continua-t-il en se jetant au pied du moine, dont il pressait avec transport les mains sur ses lèvres, tandis que l'agitation pour un moment étouffait ses paroles ; mon père, continua-t-il d'une voix défaillante, je suis une femme !
À cet aveu inattendu, le moine tressaillit. Le faux Rosario était prosterné à terre, comme attendant en silence la décision du juge. D'une part l'étonnement, de l'autre, l'appréhension les enchaîna pour quelques minutes dans la même attitude, comme s'ils avaient été touchés par la baguette d'un magicien. Enfin, revenant de sa confusion, le moine quitta la grotte, et s'enfuit précipitamment vers le couvent. Son mouvement n'échappa pas à la suppliante. Elle se releva, s'élança après lui, le rejoignit et lui barra le passage en lui embrassant les genoux. Ambrosio essaya en vain de se dégager de cette étreinte.
- Ne me fuyez pas ! cria-t-elle, ne m'abandonnez pas à l'impulsion de mon désespoir ! écoutez la justification de mon imprudence. L'histoire de ma sœur est la mienne ! Je suis Mathilde, vous êtes celui qu'elle aime !
Si la surprise d'Ambrosio fut grande au premier de ces aveux, elle passa au second toutes les bornes. Stupéfait, interdit et irrésolu, il se trouva incapable de prononcer une syllabe, et resta muet à regarder Mathilde. Elle en profita pour continuer son explication en ces termes :
- Ne pensez pas, Ambrosio, que je vienne dérober vos affections à votre fiancée. Non, croyez-moi : la religion est seule digne de vous, et il s'en faut que Mathilde veuille vous détourner des sentiers de la vertu. Ce que je sens pour vous n'est point un amour impur ; je soupire après la possession de votre cœur, et je ne convoite pas celle de votre personne. Daignez écouter ma défense : peu d'instants vous convaincront que cette sainte retraite n'est point souillée par ma présence, et que vous pouvez m'accorder votre compassion sans enfreindre vos vœux.
Elle s'assit. Ambrosio, sachant à peine ce qu'il faisait, suivit son exemple, et elle reprit :
- Je suis d'une famille distinguée, mon père était chef de la noble maison de Villanegas ; il mourut quand je n'étais encore qu'une enfant, et il me laissa seule héritière de ses biens immenses. Jeune et riche, je fus recherchée en mariage par les plus nobles jeunes gens de Madrid ; mais aucun ne réussit à gagner mon affection. J'avais été élevée sous la surveillance d'un oncle, qui joignait au plus solide jugement l'érudition la plus étendue. Il prit plaisir à m'initier à une partie de son savoir ; sous ses soins, mon intelligence acquit plus de force et plus de justesse qu'il n'appartient ordinairement à mon sexe : l'habileté de mon précepteur étant secondée par ma curiosité naturelle, non seulement je fis de grands progrès dans les sciences qu'on étudie généralement, mais aussi dans celles qui ne comptent que peu d'adeptes, et que réprouve une aveugle superstition. Mais tout en travaillant à élargir la sphère de mes connaissances, mon tuteur ne négligeait pas de m'inculquer tous les principes de la morale : il m'affranchissait des entraves du préjugé vulgaire ; il me montrait la beauté de la religion ; il m'enseignait à contempler avec adoration les purs et les vertueux ; et malheur à moi ! je ne lui ai que trop obéi !
Dans de telles dispositions, jugez si je pouvais voir avec un autre sentiment que le dégoût les vices, la dissipation et l'ignorance qui déshonorent notre jeunesse espagnole. Je rejetais chaque offre avec dédain, mon cœur resta sans maître, jusqu'à ce que le hasard me conduisît dans la cathédrale des Capucins. Oh ! sûrement, ce jour-là, mon ange gardien sommeilla, négligeant sa tâche. Ce fut alors que je vous vis pour la première fois : vous remplaciez le supérieur, qui était malade. Vous n'avez pu oublier le vif enthousiasme qu'excita votre sermon. Oh ! comme j'étais attentive à vos paroles ! comme votre éloquence m'enlevait à la terre ! j'osais à peine respirer, craignant de perdre une syllabe, et tandis que vous parliez, il me semblait qu'une auréole de gloire luisait autour de votre tête, et que votre visage resplendissait de la majesté d'un dieu. Je sortis de l'église brûlante d'admiration. À dater de cet instant, vous devîntes l'idole de mon cœur, l'objet incessant de mes méditations. Je pris des informations sur vous ; les récits qu'on me fit de votre genre de vie, de votre savoir, de votre piété, de votre abnégation, rivèrent les chaînes dont m'avait chargée votre éloquence. Je sentais qu'il n'existait plus désormais de vide dans mon cœur, que j'avais enfin trouvé l'homme que je cherchais. Dans l'espérance de vous entendre encore, chaque jour je visitais la cathédrale ; vous restiez renfermé dans les murs du couvent, et toujours je me retirais triste et désappointée. La nuit m'était plus propice, car alors vous m'apparaissiez dans mes rêves ; vous me juriez une éternelle amitié ; vous me guidiez dans les voies de la vertu, et vous m'aidiez à supporter les tourments de la vie. Mais le matin chassait ces douces visions ; je m'éveillais et me retrouvais séparée de vous par des barrières qui semblaient insurmontables. Le temps ne fit qu'accroître la force de ma passion : je devins triste et découragée ; j'évitai la société, et ma santé déclina de jour en jour. Enfin, incapable d'exister plus longtemps dans cet état de torture, je me décidai à prendre le déguisement sous lequel vous me voyez. Mon artifice a réussi, j'ai été reçue dans le couvent, et je suis parvenue à gagner votre estime.
Je me serais trouvée complètement heureuse, si mon repos n'eût été troublé par la crainte d'être découverte. Le plaisir de votre société était empoisonné par l'idée que bientôt j'en serais privée, et mon cœur battait avec de tels transports lorsque j'obtenais de vous quelque marque d'amitié, que je sentais que je ne survivrais pas à sa perte. Je résolus donc de ne point laisser au hasard la découverte de mon sexe, de vous confesser tout sans réserve, et de me jeter dans les bras de votre miséricorde et de votre indulgence. Ah ! Ambrosio, me suis-je trompée ? Serez-vous moins généreux que je ne pensais ? Je ne veux pas le supposer. Vous ne réduirez pas une infortunée au désespoir ; j'aurai toujours la permission de vous voir, de causer avec vous, de vous adorer ! vos vertus seront mon modèle dans la vie ; et, quand nous expirerons, nos corps reposeront dans le même tombeau.
Elle se tut. Tandis qu'elle parlait, mille sentiments opposés se combattaient dans le sein d'Ambrosio. Étonnement de la singularité de cette aventure, confusion d'une déclaration si brusque, ressentiment de l'audace qu'elle avait eue d'entrer au couvent, conscience de la sévérité qui devait dicter sa réponse : tels étaient les sentiments dont il se rendait compte ; mais il en était d'autres encore qu'il ne remarqua pas. Il ne remarqua pas que sa vanité était flattée des éloges donnés à son éloquence et à sa vertu ; qu'il en éprouvait un secret plaisir à penser qu'une femme jeune, et qui paraissait jolie, avait pour lui abandonné le monde, et sacrifié toute autre passion à celle qu'il avait inspirée. Il remarqua moins encore que son cœur battait de désir, tandis que sa main était doucement pressée par les doigts de Mathilde.
Par degrés il se remit de son trouble ; ses idées se rallièrent un peu, et aussitôt il comprit l'extrême inconvenance de tolérer que Mathilde restât au couvent après cet aveu de son sexe. Il prit un air austère, et retira sa main.
- Comment, madame ! dit-il, pouvez-vous sérieusement espérer l'autorisation de rester parmi nous ! Quand même je consentirais à cette demande, quel bien en retireriez-vous ? pensez-vous que je puisse jamais répondre à une affection qui…
- Non, mon père, non ! je ne compte pas vous inspirer un amour comme le mien : je ne demande que la liberté d'être auprès de vous, de passer dans votre société quelques heures de la journée, d'obtenir votre compassion, votre amitié, votre estime. Certainement ma requête n'est pas déraisonnable.
- Mais songez, madame, songez un seul instant, à l'inconvenance qu'il y aurait pour moi à recéler une femme dans le couvent, et une femme qui avoue m'aimer ; cela ne doit pas être, il y a trop de risque qu'on vous découvre ; et je ne veux pas m'exposer à une si dangereuse tentation.
- Une tentation, dites-vous ? oubliez que je suis une femme, et la tentation n'existera plus ; ne voyez en moi qu'un ami, un infortuné dans le bonheur, dont la vie dépend de votre protection. Ne craignez pas que jamais je rappelle à votre souvenir que l'amour le plus impétueux, le plus excessif m'a poussée à déguiser mon sexe ; ne craignez pas qu'entraînée par des désirs contraires à vos vœux et à mon propre honneur, j'entreprenne de vous détourner de la voie de la rectitude. Non, Ambrosio ! Apprenez à me mieux connaître : je vous aime pour vos vertus ; perdez-les, et avec elles vous perdrez mon affection. Je vous regarde comme un saint ; prouvez-moi que vous n'êtes rien de plus qu'un homme, et je vous quitte avec dégoût. Est-ce donc de moi que vous redoutez la tentation ? de moi, en qui des plaisirs enivrants du monde n'ont excité que mépris ? de moi, dont l'attachement ne se fonde que sur l'idée que vous êtes exempt de la fragilité humaine ? Oh ! repoussez ces injurieuses appréhensions ! ayez une plus noble opinion de moi ; ayez-en une plus noble de vous-même. Je suis incapable de vous pousser au mal ; et certes, votre vertu repose sur une base trop ferme pour être ébranlée par des désirs illégitimes.  Ambrosio ! cher Ambrosio ! ne me chassez pas de votre présence ; souvenez-vous de votre promesse, et autorisez-moi à rester.
- Impossible, Mathilde. Votre intérêt me commande de vous refuser, car si je tremble, c'est pour vous et non pas pour moi. Après avoir vaincu l'effervescence impétueuse de la jeunesse, après avoir passé trente ans dans la mortification et la pénitence, je pourrais en toute sûreté vous permettre de rester ici, sans craindre que vous m'inspiriez aucun sentiment plus vif que la compassion ; mais, pour vous-même, ce séjour dans le couvent ne peut produire que de funestes conséquences. Vous interpréterez mal chacune de mes paroles et de mes actions ; vous saisirez avidement chaque circonstance qui vous encouragera à espérer un retour d'affection ; insensiblement vos passions deviendront plus fortes que votre raison, et loin que ma présence les réprime, chaque moment que nous passerons ensemble ne servira qu'à les irriter. Croyez-moi, femme infortunée, vous avez ma pitié sincère. Je suis convaincu que vous avez agi jusqu'à présent dans les intentions les plus pures ; mais si vous êtes aveuglée sur l'imprudence de votre conduite, il serait coupable à moi de ne point vous ouvrir les yeux. Je sens que le devoir m'oblige de vous traiter avec rigueur ; je dois rejeter votre prière et dissiper toute ombre d'espérance qui entretiendrait des sentiments si pernicieux à votre repos. Mathilde, vous partirez d'ici demain.
- Demain, Ambrosio ? demain ? oh ! ce n'est pas là ce que vous voulez dire ! vous n'avez pas résolu de me pousser au désespoir ! vous n'aurez pas la cruauté…
- Vous avez entendu ma décision, obéissez. Les lois de notre ordre interdisent votre séjour ici ; ce serait un parjure de cacher qu'une femme est dans cette enceinte, et mes vœux m'obligent à révéler votre histoire à la communauté. Il faut partir ; je vous plains, mais je ne puis rien de plus.
Il prononça ces paroles d'une voix faible et tremblante ; puis, se levant de son siège, il allait s'acheminer vers le monastère : Mathilde poussa un grand cri, et le retint.
- Arrêtez un seul moment, Ambrosio ! écoutez un seul mot !
- Je n'ose pas : laissez-moi ; vous connaissez ma détermination.
- Mais un seul mot ! rien qu'un seul, et ce sera fait !
- Laissez-moi ; vos prières sont vaines, il faudra partir demain.
- Allez donc, barbare ! mais cette ressource me reste !
Aussitôt elle tira un poignard ; elle déchira sa robe et plaça la pointe de l'arme sur sa poitrine.
- Mon père, je ne sortirai pas vivante de ces murs.
- Arrêtez ! arrêtez, Mathilde ! que faites-vous ?
- Vous êtes déterminé, et moi aussi. Aussitôt que vous me quitterez, je me plonge ce poignard dans le cœur.
- Grand saint François ! Mathilde, avez-vous votre raison ? Savez-vous les conséquences de votre action ? Savez-vous que le suicide est le plus grand des crimes ? que vous perdez votre âme ? que vous renoncez à tout salut ? que vous vous préparez des tourments éternels ?
- Peu m'importe, peu m'importe, répliqua-t-elle avec véhémence ; ou votre main me guidera au paradis, ou la mienne va me vouer à l'enfer. Parlez-moi, Ambrosio ! dites-moi que vous cacherez mon aventure, que je resterai votre ami et votre compagnon, ou ce poignard va boire mon sang.
À ces mots, elle leva le bras et fit le geste de se frapper. Les yeux du moine suivaient avec terreur les mouvements de son arme. Son habit entrouvert laissait voir sa poitrine à demi nue ; la pointe du fer posait sur son sein gauche, et Dieu ! quel sein ! Les rayons de la lune, qui l'éclairaient en plein, permettaient au prieur d'en observer la blancheur éblouissante ; son œil se promena avec une avidité insatiable sur le globe charmant ; une sensation jusqu'alors inconnue remplit son cœur d'un mélange d'anxiété et de volupté ; un feu dévorant courut dans tous ses membres ; le sang bouillait dans ses veines, et mille désirs effrénés emportaient son imagination.
- Arrêtez, cria-t-il d'une voix défaillante, je ne résiste plus ! restez donc, enchanteresse ! restez pour ma destruction !
Il dit, et, quittant la place, il s'élança vers le monastère ; il regagna sa couche, la tête perdue, incapable d'agir et de penser.
Il fut quelque temps sans pouvoir mettre de l'ordre dans ses idées. La scène où il venait de figurer avait éveillé dans son âme tant de sentiments divers, qu'il était hors d'état de décider lequel prédominait. Il était incertain sur la conduite qu'il devait tenir avec l'ennemie de son repos ; sa conscience lui disait que la prudence, la religion et les convenances lui imposaient l'obligation de la renvoyer du couvent ; mais, d'un autre côté, des raisons si puissantes la retenaient, qu'il n'était que trop porté à consentir qu'elle restât. Il ne pouvait s'empêcher d'être flatté de la déclaration de Mathilde, et de la pensée que, sans le vouloir, il avait triomphé d'un cœur qui avait résisté aux attaques des plus nobles cavaliers de l'Espagne. La manière dont il avait gagné cette affection était aussi très satisfaisante pour sa vanité. Il se rappelait toutes les heures si heureuses qu'il avait passées dans la société de Rosario, et il craignait pour son cœur le vide que cette séparation y laisserait. En outre, il considérait que, riche comme elle était, la bienveillance de Mathilde pouvait être extrêmement avantageuse au couvent.
- Et que risqué-je, se dit-il, à lui permettre d'y rester ? Ne puis-je sans péril ajouter foi à ses assurances ? Ne me sera-t-il pas facile d'oublier son sexe et de continuer à ne voir en elle que mon ami et mon élève ? Certainement son amour est aussi pur qu'elle le dépeint ; s'il avait pris sa source dans les désirs des sens, l'aurait-elle si longtemps renfermé dans son sein ? n'aurait-elle pas employé quelque moyen de le satisfaire ? Elle a fait tout le contraire ; elle s'est efforcée de me cacher son sexe, et c'est la crainte d'être découverte, ce sont mes instances qui seules lui ont arraché son secret. Elle a accompli ses devoirs de religion aussi strictement que moi ; elle n'a fait aucune tentative pour exciter mes passions endormies, et jamais avant ce soir l'amour n'a été le sujet de ses entretiens avec moi. Si elle avait désiré obtenir mon affection et non mon estime, elle ne m'aurait pas celé si soigneusement ses charmes ; maintenant même, je n'ai point encore vu son visage, et, certes, ce visage doit être charmant, comme tout le reste de sa personne, à en juger d'après sa…d'après ce que j'ai vu.
Cette dernière idée, en traversant son imagination, répandit la rougeur sur sa joue. Alarmé des sentiments auxquels il s'abandonnait, il eut recours à la prière ; il se leva de son lit, s'agenouilla devant sa belle madone, et la supplia de l'aider à étouffer ses coupables émotions ; puis il se recoucha et s'endormit.
Il se réveilla brûlant et fatigué. Durant son sommeil, son imagination enflammée ne lui avait présenté que les objets les plus voluptueux. Dans son rêve Mathilde était devant lui, il revoyait sa gorge nue ; elle lui répétait ses protestations d'amour éternel ; elle lui entourait le cou de ses bras, et le couvrait de ses baisers ; il les lui rendait ; il la serrait passionnément sur sa poitrine, et… la vision s'évanouissait. Parfois son rêve lui offrait l'image de sa madone favorite, et il se figurait être à genoux devant elle ; il lui adressait des vœux, et les yeux du portrait semblaient luire avec une douceur inexprimable ; il pressait ses lèvres contre celles de la madone, et il les trouvait chaudes ; la figure s'animait, sortait de la toile, l'embrassait tendrement, et ses sens étaient incapables de supporter une volupté si exquise. Telles étaient les scènes qui occupèrent ses pensées pendant son sommeil ; ses désirs non satisfaits suscitaient devant lui les images les plus lascives et les plus excitantes, et il se ruait dans des joies qui jusqu'alors lui avaient été inconnues.
Il se jeta à bas de son lit, plein de confusion au souvenir de ses songes ; il n'était guère moins honteux lorsqu'il réfléchissait aux raisons qui, le soir précédent, l'avaient engagé à permettre que Mathilde demeurât. Le nuage qui avait obscurci son jugement venait de se dissiper ; il frémit quand il vit ses arguments dans leur vrai jour, et qu'il reconnut avoir été l'esclave de la flatterie, de la convoitise et de l'amour-propre. Si, dans une heure de conversation, Mathilde avait produit sur ses sentiments un changement si remarquable, que n'avait-il pas à craindre si elle restait au monastère ? Frappé du danger qu'il courait, et sorti du rêve de sa confiance, il résolut d'insister sur le départ immédiat de Mathilde. Il commençait à sentir qu'il n'était point à l'épreuve de la tentation, et que, lors même qu'elle saurait se maintenir dans les bornes de la chasteté, il était hors d'état de lutter contre les passions dont il s'était cru exempt.
- Agnès ! Agnès ! s'écria-t-il en réfléchissant à tous ces embarras, j'éprouve déjà l'effet de ta malédiction.
Il quitta sa cellule, décidé à renvoyer le faux Rosario. Il parut à matines, mais ses pensées étaient absentes, et il n'y apporta que peu d'attention ; son cœur et sa tête étaient également remplis d'objets mondains, et il pria sans dévotion. Le service fini, il descendit au jardin et dirigea ses pas vers le même lieu où, le soir précédent, il avait fait cette découverte embarrassante ; il ne doutait pas que Mathilde ne l'y vînt retrouver. Il ne se trompait pas : elle entra bientôt dans l'ermitage, et aborda le moine d'un air timide. Après quelques minutes pendant lesquelles ils gardèrent tous deux le silence, elle parut vouloir parler ; mais le prieur, qui dans l'intervalle avait rassemblé toute sa résolution, se hâta de l'interrompre ; sans bien en connaître le degré d'influence, il craignait la mélodieuse séduction de cette voix.
- Asseyez-vous près de moi, Mathilde, dit-il, prenant un air de fermeté qu'il évita avec soin de mélanger d'aucune rigueur ; écoutez-moi patiemment, et croyez que dans ce que je vais vous dire je suis plutôt guidé par votre intérêt que par le mien ; croyez que je ressens pour vous la plus tendre amitié, la plus sincère compassion, et que vous ne pouvez pas éprouver un chagrin plus vif que celui que j'ai à vous déclarer que nous ne devons plus nous revoir.
- Ambrosio ! cria-t-elle d'une voix qui exprimait à la fois la surprise et la douleur.
- Calmez-vous, mon ami ! mon Rosario ! laissez-moi vous appeler encore de ce nom qui m'est si cher. Notre séparation est inévitable ; je rougis d'avouer à quel point elle m'affecte, mais elle doit avoir lieu ; je me sens incapable de vous traiter avec indifférence, et cette conviction même m'oblige d'insister sur votre départ. Mathilde, vous ne devez pas rester ici plus longtemps.
- Oh ! où chercher maintenant la bonne foi ? Dégoûtée d'un monde perfide, dans quelle heureuse région la vérité se cache-t-elle ? Mon père, j'espérais qu'elle résidait ici ; je croyais que votre sein était son sanctuaire favori ! et vous aussi, vous êtes perfide ! O Dieu ! et vous aussi, vous pouvez me trahir !
- Mathilde !
- Oui, mon père, oui : mes reproches sont justes ; Oh ! où sont vos promesses ? Mon noviciat n'est pas expiré, et pourtant vous voulez me forcer de quitter le couvent. Aurez-vous le cœur de me chasser et ne m'avez-vous pas juré solennellement le contraire ?
Je ne veux pas vous forcer de quitter le couvent ; je vous ai juré solennellement le contraire. Mais quand j'implore votre générosité, quand je vous montre les embarras où me jette votre présence, ne me délierez-vous pas de  ce serment ? Songez au danger d'être découverte, à l'opprobre où me plongerait un tel événement ; songez que mon honneur et ma réputation sont en jeu, et que la paix de mon âme dépend de votre consentement. Jusqu'ici mon cœur est libre, je me séparerai de vous avec regret, mais non avec désespoir ; restez, et peu de semaines suffiront pour sacrifier mon bonheur à vos charmes. Vous êtes trop attrayante, trop séduisante ! Je vous aimerais, je vous adorerais ; mon sein deviendrait la proie des désirs que l'honneur et ma profession m'interdisent d'écouter. Si je leur résistais, l'impétuosité de ces désirs non assouvis m'entraînerait à la folie ; si je cédais à la tentation, j'immolerais à un instant de plaisirs criminels ma réputation dans ce monde et mon salut dans l'autre. C'est vous vers qui j'accours pour me défendre contre moi-même. Empêchez-moi de perdre le prix de trente années de souffrance ! empêchez-moi de devenir la victime du remords ! Votre cœur a déjà éprouvé l'angoisse d'un amour sans espoir ; oh ! si  réellement je vous suis cher, épargnez au mien cette angoisse ! Rendez-moi ma promesse ! Fuyez ces murs ; partez, et vous emporterez mes plus ferventes prières pour votre bonheur, mon amitié, mon estime et mon admiration ; restez et vous devenez pour moi la source du danger, des souffrances, du désespoir. Répondez-moi, Mathilde, quelle est votre décision ?
Elle se taisait.
- Ne parlerez-vous pas, Mathilde ? ne me direz-vous pas quel est votre choix ?
- Cruel ! cruel ! s'écria-t-elle en se tordant les mains de douleur, vous savez trop bien que vous ne me laissez pas le choix ; vous savez trop bien que je n'ai pas d'autre volonté que la vôtre !
- Je ne m'étais pas trompé ; la générosité de Mathilde égale mon attente.
- Oui, je prouverai la sincérité de ma tendresse en me soumettant à un arrêt qui me déchire le cœur. Reprenez votre parole ; je quitterai le monastère aujourd'hui même. J'ai une parente qui est supérieure d'un couvent dans l'Estramadure, c'est près d'elle que j'irai et que je me séparerai du monde pour toujours. Mais dites-moi, mon père, vos vœux me suivront-ils dans ma solitude ? Ne distrairez-vous pas quelquefois votre attention des objets célestes pour m'accorder une pensée ?
- Ah ! Mathilde, j'ai peur de ne penser que trop souvent à vous pour mon repos !
- Je n'ai donc plus rien à désirer, si ce n'est de nous retrouver ensemble dans le ciel. Adieu, mon ami, mon Ambrosio ! Et pourtant, ce me semble, ce serait une consolation pour moi d'emporter quelque gage de votre affection.
- Que vous donnerai-je ?
- La moindre chose - peu importe - une de ces fleurs suffira. (Elle désignait un buisson de roses planté à la porte de la grotte.) Je la cacherai dans mon sein, et quand je serai morte, les nonnes la trouveront séchée sur mon cœur.
Le moine était hors d'état de répondre ; d'un pas lent, et l'âme accablée d'affliction, il sortit de l'ermitage. Il s'approcha du buisson et s'y arrêta pour cueillir une rose ; soudain, il poussa un cri perçant, revint précipitamment sur ses pas, et laissa tomber de sa main la fleur qu'il tenait déjà. Mathilde, qui l'avait entendu, vola à lui avec empressement.
- Qu'y a-t-il ? s'écria-t-elle. Répondez-moi, au nom du ciel ! qu'est-il arrivé ?
- Je suis mort, répliqua-t-il d'une voix faible : caché parmi les roses… un serpent…
La douleur de sa blessure devint si vive, qu'il ne put la supporter : ses sens l'abandonnèrent, et il tomba inanimé dans les bras de Mathilde.
Le désespoir de celle-ci ne pourrait se décrire. Elle s'arrachait les cheveux, elle se frappait le sein, et, n'osant pas quitter Ambrosio, elle appelait à grands cris les moines à son secours. À la fin elle réussit. Alarmés de ses cris, plusieurs frères accoururent, et le supérieur fut rapporté au couvent. On le mit au lit, et le moine qui faisait office de chirurgien de la communauté se mit en devoir d'examiner la blessure. La main d'Ambrosio, cependant, avait enflé d'une manière extraordinaire ; les remèdes qui lui avaient été administrés lui avaient rendu la vie, il est vrai, mais non la connaissance : il était en proie à toutes les horreurs du délire. Sa bouche écumait, et quatre moines, des plus forts, suffisaient à peine à le retenir dans son lit.
Le père Pablos (c'était le nom du chirurgien) se hâta d'examiner la main blessée. Les moines entouraient le lit, attendant sa décision avec anxiété ; parmi eux, le faux Rosario ne paraissait pas le moins touché de ce malheur : il contemplait le malade avec une angoisse inexprimable, et les gémissements qui, à tout moment, s'échappaient de son sein trahissaient assez la violence de son affliction.
Le père Pablos sonda la blessure. Lorsqu'il retira sa lancette, la pointe en était teinte d'une couleur verdâtre. Il secoua tristement la tête, et quitta le chevet du lit.
- C'est ce que je craignais, dit-il, il n'y a pas d'espoir.
- Pas d'espoir, dites-vous ? s'écrièrent les moines tout d'une voix ; pas d'espoir !
- À la soudaineté de l'effet, je soupçonnais que le prieur avait dû être piqué par un mille-pieds (Le mille-pieds passe pour être originaire de CUBA et avait été apporté de cette île en Espagne par le vaisseau de Christophe COLOMB) ; le venin que vous voyez sur ma lancette confirme cette idée. Il ne peut pas vivre trois jours.
- Et ne peut-on trouver aucun remède ? demanda Rosario.
- Pour le sauver, il faudrait extraire le poison, et le moyen de l'extraire est encore un secret pour moi. Tout ce que je puis faire, c'est d'appliquer des herbes sur la blessure pour en diminuer la douleur ; le malade reprendra connaissance ; mais le venin corrompra toute la masse de son sang, et dans trois jours il n'existera plus…
Cette décision remplit tous les cœurs d'une excessive affliction. Pablos, comme il l'avait promis, pensa la plaie, et se retira, suivi de ses compagnons. Rosario seul resta dans la cellule, le supérieur, à sa prière instante, ayant été confié à ses soins. Ambrosio, dont les forces avaient été épuisées par la violence de ses convulsions, venait de tomber dans un profond sommeil. Il était tellement accablé de fatigue, qu'il donnait à peine signe de vie. Il était encore dans cet état, lorsque les moines revinrent s'informer si quelque changement avait eu lieu. Pablos défit l'appareil, plutôt par curiosité que dans l'espérance de découvrir aucun symptôme favorable. Quel fut son étonnement de trouver que l'inflammation avait totalement cessé ! Il sonda la plaie ; sa lancette en sortit nette et pure, on ne voyait aucune trace du venin ; et n'était que l'orifice en était encore visible, Pablos aurait douté que la blessure eût jamais existé.
Il donna cette nouvelle à ses frères : leur joie n'eut d'égale que leur surprise. Toutefois cette dernière impression céda bientôt à une explication de cet événement toute conforme à leurs idées. Ils furent parfaitement convaincus que leur supérieur était un saint, et pensèrent qu'il était tout naturel que saint François eût opéré un miracle en sa faveur. Cette opinion fut adoptée unanimement. Ils la proclamèrent si bruyamment, et crièrent " Au miracle ! au miracle ! " avec tant de ferveur, qu'ils interrompirent le sommeil d'Ambrosio.
Les moines aussitôt entourèrent son lit, et exprimèrent leur satisfaction de son merveilleux rétablissement. Il avait parfaitement sa connaissance, et de ses souffrances il ne lui restait qu'un sentiment de faiblesse et de langueur. Pablos lui donna une médecine fortifiante, et lui conseilla de garder le lit encore deux jours. Puis il se retira, après avoir recommandé à son malade de ne pas s'épuiser à parler, mais de tâcher de prendre quelque repos. Les autres moines suivirent son exemple, et le prieur et Rosario furent laissés sans témoins.
Pendant quelques minutes, Ambrosio considéra sa garde-malade avec un mélange de plaisir et d'appréhension. Elle était assise sur le bord du lit ; sa tête était inclinée, et, comme d'ordinaire enveloppée dans son capuchon.
- Et vous êtes encore ici, Mathilde ? dit enfin le prieur ; n'êtes-vous pas satisfaite d'avoir été si près de causer ma ruine, qu'un miracle seul a pu me sauver du tombeau ? Ah ! sans doute le ciel a envoyé ce serpent pour punir…
Mathilde l'interrompit en lui mettant sa main devant les lèvres d'un air d'enjouement.
- Chut ! mon père, chut ! il ne faut pas parler.
- Celui qui a fait cette recommandation ne savait pas tout ce que j'ai d'intéressant à dire.
- Mais moi, je le sais, et pourtant je renouvelle positivement son ordre. Je suis chargée de vous garder, et vous ne devez pas me désobéir.
- Vous êtes gaie, Mathilde !
- Je puis bien l'être ; je viens d'éprouver un plaisir tel que je n'en avais jamais eu de ma vie.
- Quel est ce plaisir ?
- C'est ce que je dois cacher à tout le monde, mais surtout à vous.
- Mais surtout à moi ? Non, non, je vous prie, Mathilde…
- Chut ! mon père, chut ! il ne faut pas parler. Mais comme vous ne paraissez pas avoir envie de dormir, voulez-vous que j'essaie de vous amuser avec ma harpe ?
- Comment ? Vous savez la musique ?
- Oh ! je suis un triste talent. Cependant, comme le silence vous est prescrit pendant quarante-huit heures, peut-être vous distrairai-je, quand vous serez fatigué de vos réflexions. Je vais chercher ma harpe.
Elle revint bientôt.
- Maintenant, mon père, que vous chanterai-je ? Voulez-vous entendre la ballade en l'honneur du vaillant Durandarte qui périt à la fameuse bataille de Roncevaux ?
- Ce que vous voudrez, Mathilde.
- Oh ! ne m'appelez pas Mathilde ! appelez-moi Rosario, appelez-moi votre ami. Voilà les noms que j'aime à voir sortir de vos lèvres. À présent, écoutez.
Elle accorda la harpe, puis elle préluda quelques moments avec un goût exquis, et qui prouvait un talent consommé. L'air qu'elle joua était doux et plaintif. Ambrosio, en l'écoutant, sentit son malaise se dissiper, et une mélancolie pleine de charme se répandit dans son âme. Soudain Mathilde changea de mouvement : d'une main hardie et rapide, elle frappa quelques accords bruyants et belliqueux, puis elle chanta la ballade suivante sur un air à la fois simple et mélodieux.

                        
                              Durandarte et Belerma

Triste et terrible est l'histoire de la bataille de Roncevaux ; dans ces funestes champs de gloire périt plus d'un vaillant chevalier.
Là tomba Durandarte : jamais vers ne nomma un chef plus noble. Avant que le silence fermât pour toujours ses lèvres, il s'écria :
" Oh ! Bélerma, ô mon adorée ; née pour ma peine et mon plaisir, sept longues années je t'ai servie, ô belle, sept longues années mon salaire fut le dédain.
" Et maintenant que ton cœur, répondant à mes vœux, brûle comme le mien, le destin cruel, me refusant le bonheur, m'ordonne d'abjurer tout espoir.
" Ah ! bien que je périsse jeune, crois-moi, la mort n'obtiendrait pas un soupir. C'est  te perdre, c'est te quitter, qui me rend si dure la pensée de mourir !
" Oh ! mon cousin, Montésinos, par cette amitié durable et tendre qui, depuis l'enfance, a subsisté entre nous, écoute maintenant ma dernière prière :
" Lorsque mon âme, abandonnant ses membres, cherchera avidement un air plus pur, prends mon cœur froid dans ma poitrine, et donne-le en garde à Bélerma.
" Dis-lui que de mon souffle expirant je l'ai nommée maîtresse de mes domaines ;
" Dis-lui que j'ai ouvert mes lèvres pour la bénir, avant que la mort les fermât à jamais ;
" Dis-lui aussi, cousin, quel culte sincère je lui rendais deux fois la semaine ; pour quelqu'un qui l'aima tendrement, cousin, dis-lui de prier deux fois la semaine.
" Montésinos, voici que l'heure approche marquée par le destin : vois ! mon bras a perdu sa puissance ! vois ! mon glaive fidèle m'échappe !
" Les yeux qui m'ont vu partir ne me verront jamais rentrer dans mes foyers. Cousin, sèche ces larmes qui t'inondent, laisse-moi mourir sur ton sein.
"  Quand ta main amie aura clos ma paupière, j'implore encore une faveur : Prie toi-même pour le repos de mon âme, lorsque mon cœur ne battra plus ;
" Afin que Jésus, toujours attentif et favorable au vœu d'un chrétien, daigne accueillir mon âme montant vers lui, et lui accorder une place dans le ciel. "
" Ainsi parla le vaillant Durandarte ; bientôt son brave cœur se brisa en deux. Ce fut grande joie au camp des Maures, que le vaillant preux fût tué.
" Avec des pleurs amers, Montésinos lui ôta son casque et son épée ; avec des pleurs amers, Montésinos creusa la tombe de son vaillant cousin.
" Pour s'acquitter de sa promesse, il lui fendit la poitrine et en retira le cœur, afin que Bélerma, pauvre dame reçut ce dernier legs.
" Triste était le cœur de Montésinos, il sentait la douleur fendre sa poitrine. " Oh ! mon cousin Durandarte, malheur à moi d'assister à ta fin !
" Courtois dans ses manières, intact dans son honneur, doux dans la paix, terrible dans la guerre, un guerrier plus noble, plus loyal, plus brave, ne verra jamais la lumière.
" Cousin, vois, mes pleurs t'arrosent ; comment survivrai-je à ta perte ? Durandarte, celui qui te tua, pourquoi me laisse-t-il en vie ? "
Tandis qu'elle chantait, Ambrosio écoutait avec délices : jamais il n'avait ouï une voix plus harmonieuse ; et il s'étonnait que des sons si célestes pussent être produits par d'autres que par des anges. Mais tout en abandonnant son oreille à l'ivresse, un seul regard le convainquit qu'il ne devait point y exposer ses yeux. La chanteuse se tenait à une petite distance du lit ; son attitude, en se penchant sur sa harpe, était aisée et gracieuse : son capuchon, retombé en arrière plus que de coutume, laissait voir deux lèvres de corail, fraîches, mûres, fondantes, et un menton dans les fossettes duquel semblaient se tapir des milliers d'amours. La longue manche de sa robe aurait traîné sur les cordes de l'instrument ; pour prévenir cet inconvénient, elle l'avait relevée au-dessus du coude ; et de la sorte se trouvait découvert un bras de proportions exquises, et dont la peau délicate aurait rivalisé de blancheur avec la neige. Ambrosio n'osa la regarder qu'une fois ; mais ce regard suffit pour lui démontrer tout le danger de la présence de ce séduisant objet. Il ferma les yeux, mais il s'efforçait en vain de la bannir de sa pensée. Elle était toujours là devant lui, parée de tous les charmes que pouvait créer un cerveau échauffé ; toutes les beautés qu'il avait vues paraissaient embellies ; et celles qui étaient restées cachées, l'imagination les lui représentait sous des couleurs brûlantes ; cependant, ses vœux et la nécessité de les garder étaient encore présents à sa mémoire. Il luttait contre le désir, et frissonnait en voyant la profondeur de l'abîme ouvert devant lui.
Mathilde cessa de chanter. Redoutant l'influence de ses charmes, Ambrosio restait les yeux fermés et priait, implorant l'assistance de saint François dans cette dangereuse épreuve ! Mathilde crut qu'il dormait : elle quitta son siège, s'approcha doucement du lit, et resta quelques minutes à le contempler attentivement.
- Il dort ! dit-elle enfin à voix basse ; mais le prieur l'entendait parfaitement. Maintenant je puis donc le regarder sans crime ; je puis mêler mon haleine à la sienne ; je puis me livrer à mon extase, sans qu'il me soupçonne d'impureté et de tromperie. Il craint que je ne l'entraîne à violer ses vœux. Oh ! l'injuste ! Si je songeais à exciter en lui le désir, lui cacherais-je mes traits avec tant de soin ? ces traits, dont chaque jour je l'entends…
Elle s'arrêta et se perdit dans ses réflexions.
-  Hier encore je lui étais chère, continua-t-elle ; mais peu d'heures ont suffi pour tout changer ; il m'estimait et mon cœur était satisfait : maintenant, oh ! maintenant, quel changement cruel dans ma situation ! Il me regarde d'un œil de soupçon : il m'ordonne de le quitter, de le quitter pour jamais ! Oh ! vous, mon saint, mon idole ! vous qui tenez dans  mon cœur la première place après Dieu, encore deux jours, et ce cœur vous sera dévoilé. Si vous pouviez savoir ce que j'ai ressenti quand j'ai vu votre agonie ! si vous pouviez savoir combien vos souffrances ont accru encore ma tendresse pour vous ! mais le temps viendra où vous serez convaincu de la pureté et du désintéressement de ma passion. Alors vous aurez pitié de moi, et vous supporterez tout entier le poids de ces chagrins.
À ces mots, des sanglots étouffèrent sa voix ; elle était penchée sur Ambrosio ; une de ses larmes lui tomba sur la joue.
- Ah ! j'ai troublé son repos ! s'écria-t-elle ; et elle  recula promptement.
Son alarme n'était point fondée. Nul ne dort si profondément que celui qui est déterminé à ne pas s'éveiller. Le prieur resta en apparence enseveli dans ce repos que chaque nouvelle minute le rendait plus incapable de goûter. La chaleur brûlante de cette larme s'était communiquée à son cœur.
- Quelle affection ! quelle pureté ! se dit-il intérieurement. Ah ! si mon sein est si accessible à la pitié, que serait-il donc agité par l'amour !
Mathilde quitta de nouveau son siège, et se retira à quelque distance du lit. Ambrosio se hasarda à ouvrir les yeux, et à les porter craintivement sur elle. Elle n'avait point la figure tournée vers lui ; elle avait la tête appuyée sur sa harpe, dans une pose mélancolique, et elle considérait le portrait suspendu en face du lit.
- Heureuse, heureuse image ! (c'est ainsi qu'elle s'adressait à la belle madone) ; c'est à vous qu'il offre ses prières ; c'est vous qu'il contemple avec admiration. Je pensais que vous auriez allégé mes peines ; vous n'avez servi qu'à les aggraver ; vous m'avez fait sentir que, si je l'avais connu avant qu'il ne prononçât ses vœux, Ambrosio et le bonheur auraient pu être à moi. Avec quel plaisir il regarde cette peinture ; avec quelle ferveur il adresse ses prières à cette image insensible ! Ah ! ses sentiments ne peuvent-ils être inspirés secrètement par quelque bon génie propice à mon amour ? n'est-ce pas l'instinct naturel de l'homme qui l'avertit ? Taisons-nous ! vaines espérances ! n'encourageons pas une idée qui ôte de son éclat à la vertu d'Ambrosio. C'est la religion, et non la beauté, qui attire son admiration ; ce n'est pas devant la femme, c'est devant la divinité qu'il s'agenouille. Ah ! s'il pouvait m'adresser la moins tendre des expressions qu'il prodigue à cette madone ! si seulement il me disait que, s'il n'était pas fiancé à l'église, il n'aurait pas dédaigné Mathilde ! Oh !nourrissons cette douce idée ; peut-être avouera-t-il qu'il sent pour moi plus que de la pitié, et qu'une affection telle que la mienne aurait mérité du retour. Peut-être en conviendra-t-il quand je serai au lit de la mort. Il n'aura plus à craindre alors d'enfreindre ses vœux, et la confession de sa tendresse adoucira les tortures de l'agonie. Si j'avais cette certitude ! oh ! comme je soupirerais après l'instant de ma destruction !
Le prieur ne perdit pas une syllabe de ce discours ; et le ton dont elle prononça  les derniers mots lui perça le cœur ; involontairement il leva sa tête de l'oreiller.
- Mathilde ! dit-il d'une voix troublée, oh ! ma Mathilde !
À cette voix, elle tressaillit et se tourna vers lui. La soudaineté de son mouvement fit tomber son capuchon en arrière, et son visage se découvrit aux yeux avides du moine. Comme il fut stupéfait de voir l'exacte ressemblance de sa madone adorée ! la même exquise proportion de traits, la même profusion de cheveux dorés, les mêmes lèvres de rose, les mêmes yeux célestes, la même majesté de maintien ! Poussant une exclamation de surprise, il retomba sur son oreiller, incertain s'il avait devant lui une mortelle ou une divinité.
Mathilde semblait pénétrée de confusion. Elle restait immobile à sa place, et appuyée sur son instrument. Ses yeux étaient baissés vers la terre, et ses belles joues couvertes de rougeur. En revenant à elle, son premier mouvement fut de cacher ses traits ; puis, d'une voix chancelante et troublée, elle s'aventura à adresser au moine ces mots :
- Le hasard m'a rendu maître d'un secret que je n'aurais jamais révélé que sur mon lit de mort. Oui, Ambrosio, dans Mathilde de Villanegas vous voyez l'original de votre bien-aimée madone. Peu après que cette malheureuse passion eut pris naissance dans mon cœur, je formai le dessein de vous faire parvenir mon portrait. Le nombre de mes admirateurs m'avait persuadée que je possédais quelque beauté, et je brûlais de savoir l'effet qu'elle produirait sur vous. Je me fis peindre par Martin Galuppi, un Vénitien célèbre qui, à cette époque, résidait à Madrid. La ressemblance fut frappante ; j'envoyai le portrait au couvent des Capucins comme s'il était à vendre, et le juif qui l'apporta était un de mes émissaires. Vous en fîtes l'acquisition : jugez de mon ravissement, quand je sus que vous l'aviez contemplé avec bonheur, ou plutôt avec adoration ; que vous l'aviez suspendu dans votre cellule, et que vous n'adressiez plus vos supplications à aucun autre saint ! Cette découverte me rendra-t-elle encore davantage l'objet de vos soupçons ? Elle devrait plutôt vous convaincre de la pureté de mon affection, et vous engager à ne me refuser ni votre société ni votre estime. Chaque jour je vous ai entendu faire l'éloge de mon portrait ; j'ai été témoin des transports que sa beauté excitait en vous : cependant je me suis abstenue d'user contre votre vertu des armes que vous m'aviez fournies vous-même ; je vous ai caché ces traits que vous aimiez sans le savoir ; je n'ai pas cherché à allumer vos désirs en découvrant mes charmes, et à me rendre maîtresse de votre cœur par l'entremise de vos sens : attirer votre attention par ma studieuse observance des devoirs religieux, me faire chérir de vous en vous prouvant que mon âme était vertueuse et mon attachement sincère, tel a été mon seul but. J'ai réussi ; je suis devenue votre compagnon et votre ami ; j'ai dérobé mon sexe à votre connaissance ; et si vous ne m'aviez pressée de révéler mon secret, si je n'avais été tourmentée de la crainte d'être découverte, vous ne m'auriez jamais connue que pour Rosario. Êtes-vous toujours résolu à me chasser ? Le peu d'heures de vie qui me restent encore, ne puis-je les passer en votre présence ? Oh ! parlez, Ambrosio, et dites-moi que je puis rester.
Ce discours donna au prieur le temps de se remettre. Il sentait que dans la disposition d'esprit où il se trouvait, éviter de la voir était le seul moyen de se soustraire au pouvoir de cette enchanteresse.
- Votre déclaration m'a tellement surpris, dit-il, que, quant à présent, je suis incapable de vous répondre. N'insistez pas, Mathilde, laissez-moi à moi-même, j'ai besoin d'être seul.
- Je vous obéis ; mais, avant que je sorte, promettez-moi de ne pas insister pour que je quitte immédiatement le monastère.
- Mathilde, songez à votre position ; songez aux conséquences de votre séjour ici ; notre séparation est indispensable ; nous devons nous dire adieu.
- Mais pas aujourd'hui, mon père ! Oh ! par pitié, pas aujourd'hui.
- Vous me pressez trop vivement ; mais je ne puis résister à ce ton suppliant. Puisque vous insistez, je cède à votre prière, je consens à vous laisser un délai suffisant pour préparer un peu les frères à votre départ ; restez encore deux jours ; mais le troisième… (il soupira malgré lui) souvenez-vous que le troisième, il faudra nous quitter pour jamais !
Elle lui saisit les mains et les pressa contre ses lèvres.
- Le troisième, s'écria-t-elle d'un air égaré et solennel, vous avez raison, mon père, vous avez raison !  le troisième, il faudra nous quitter pour jamais !
En prononçant ces paroles, elle avait dans les yeux une expression effrayante, qui pénétra d'horreur l'âme du moine. Elle lui baisa de nouveau la main, et sortit rapidement de la chambre.
 Brûlant d'autoriser la présence de ce dangereux hôte, et sentant que la permettre c'était enfreindre les lois de son ordre, le sein d'Ambrosio devint le théâtre de mille passions en lutte. Enfin, son attachement pour le faux Rosario, aidé par la chaleur naturelle de son tempérament, parut avoir bien des chances de remporter la victoire. Le succès fut assuré, lorsque cette présomption qui formait la base de son caractère, vint en aide à Mathilde. Le moine réfléchit qu'il y avait infiniment plus de mérite à vaincre la tentation qu'à l'éviter ; il pensa qu'il devait plutôt se réjouir de l'occasion qui lui était offerte de prouver la fermeté de sa vertu. Saint Antoine avait bien résisté à toutes les séductions de la volupté, pourquoi n'y résisterait-il pas ? D'ailleurs Saint Antoine était tenté par le diable, qui mettait en jeu toutes les ruses de l'enfer pour exciter ses passions, tandis qu'Ambrosio n'avait à redouter qu'une simple mortelle, craintive et pudique, qui n'appréhendait pas moins que lui de le voir succomber.
- Oui, dit-il, l'infortunée restera ; je n'ai rien à craindre de sa présence : quand même ma propre innocence deviendrait trop faible pour combattre la tentation, celle de Mathilde me préservera de tout danger.
Ambrosio avait encore à apprendre que, pour un cœur qui n'en a pas l'expérience, le vice est toujours plus dangereux lorsqu'il se cache derrière le masque de la vertu.

Il se trouva si parfaitement rétabli que, lorsque le père Pablos revint le soir, il lui demanda à quitter la chambre le lendemain ; cette permission lui fut accordée. Mathilde ne reparut plus de la soirée, excepté en compagnie des moines lorsqu'ils vinrent en corps s'informer de la santé du supérieur ; elle semblait craindre de se trouver seule avec lui ; et ne resta que quelques minutes dans la chambre. Le prieur dormit bien : mais les songes de la nuit précédente se renouvelèrent, et les sensations voluptueuses furent encore plus intenses et plus exquises. Les mêmes visions excitantes flottaient devant ses yeux : Mathilde, dans tout l'éclat de sa beauté, chaude, tendre, lascive, le pressait contre son cœur, et lui prodiguait les plus ardentes caresses. Il les rendait avec non moins d'ardeur, et déjà il était sur le point de satisfaire ses désirs, lorsque la forme infidèle disparut et le laissa en proie à toutes les horreurs de la honte et du désappointement.
Le matin se levait. Fatigué, harassé, épuisé par ces songes provocants, il n'était pas disposé à quitter son lit : il se dispensa de se rendre à matines ; c'était la première fois de sa vie qu'il y avait manqué. Il se leva tard ; de tout le jour, il n'eut aucune occasion de parler à Mathilde sans témoins : sa cellule était remplie de moines, empressés de lui témoigner la part qu'ils avaient prise à sa maladie ; et il était encore occupé à recevoir leurs compliments sur sa guérison, lorsque la cloche les appela au réfectoire.
Après dîner, les moines se séparèrent, et se dispersèrent dans les diverses parties du jardin, où l'ombre des arbres et le calme de quelques grottes leur offraient les retraites les plus agréables pour faire la sieste. Le prieur dirigea ses pas vers l'ermitage. De l'œil il avait fait signe à Mathilde de l'accompagner ; elle obéit, et l'y suivit en silence. Ils entrèrent dans la grotte et s'assirent. Tous deux semblaient répugner à commencer l'entretien, et souffrir du même embarras.
Enfin le moine prit la parole, il ne causa que de sujets indifférents, et Mathilde lui répondit sur le même ton ; elle semblait vouloir lui faire oublier qu'un autre que Rosario était assis près de lui ; ni l'un ni l'autre n'osait, ni même ne désirait faire allusion au sujet qui leur tenait le plus au cœur à tous deux.
Les efforts de Mathilde pour être gaie étaient trop évidents. Son esprit languissait sous le poids de son anxiété, et quand elle parlait, sa voix était faible et basse : elle paraissait impatiente de mettre fin à une conversation qui la gênait, et, se plaignant d'être souffrante, elle demanda à Ambrosio la permission de retourner au couvent. Il la reconduisit jusqu'à la porte de sa cellule, et, arrivés là, il s'arrêta pour lui annoncer qu'il consentait à ce qu'elle continuât de partager sa solitude, aussi longtemps qu'elle le trouverait agréable.
Elle ne donna aucune marque de plaisir en recevant cette nouvelle, quoique, le jour précédent, elle eût si instamment sollicité cette permission.
- Hélas ! mon père, dit-elle en secouant tristement la tête, votre bonté vient trop tard ; mon sort est fixé ; nous devons nous séparer pour jamais. Croyez pourtant que je suis reconnaissante de votre générosité, de votre compassion pour une infortunée qui n'y a que trop peu de droits.
Elle porta son mouchoir à ses yeux ; son capuchon n'était qu'à moitié tiré sur sa figure. Ambrosio remarqua qu'elle était pâle, que ses yeux étaient creux et abattus.
- Bonté divine ! s'écria-t-il, vous êtes très malade, Mathilde ; je vais vous envoyer le père Pablos.
- Non, non ; je suis malade, il est vrai ; mais il ne peut pas me guérir. Adieu, mon père ! souvenez-vous de moi dans vos prières demain, quand je me souviendrai de vous dans le ciel.
Elle entra dans sa cellule, et en ferma la porte.
Le prieur, sans perdre un instant, lui envoya le médecin, dont il attendit impatiemment le rapport ; mais le père Pablos revint bientôt, et annonça que sa démarche avait été sans résultat. Rosario refusait de l'admettre, et avait positivement rejeté ses offres d'assistance. Le malaise que cette réponse causa à Ambrosio ne fut pas médiocre ; cependant il résolut de laisser, cette nuit, Mathilde en faire à sa tête ; mais si son état ne s'était pas amélioré le lendemain matin, alors il insisterait pour qu'elle consultât le père Pablos.
Il ne se sentait pas disposé à dormir ; il ouvrit sa fenêtre, et contempla les rayons de la lune qui se jouaient sur la petite rivière dont l'eau baignait les murs du monastère. La fraîcheur de la brise nocturne, et la tranquillité de l'heure, remplirent son âme de tristesse ; il pensa à la beauté et à la tendresse de Mathilde, aux plaisirs qu'il aurait partagés avec elle, s'il n'avait pas été retenu dans les chaînes monastiques. Il réfléchit que, n'étant point alimenté par l'espoir, l'amour qu'elle avait pour lui ne pouvait pas longtemps subsister ; que sans doute elle parviendrait à éteindre sa passion, et chercherait le bonheur dans les bras d'un homme plus heureux. Il frémit en songeant au vide que cette perte lui laisserait au cœur ; il jeta un regard de dégoût sur la monotonie de sa vie de couvent, et se tourna avec un soupir vers ce monde dont il était séparé à tout jamais. Telles étaient les réflexions qu'interrompit un coup bruyant frappé à sa porte. La cloche de l'église venait de sonner deux heures. Inquiet de savoir ce qu'on lui voulait, le prieur se hâta d'ouvrir sa cellule et un frère lai entra, le trouble et l'agitation dans les yeux.
- Hâtez-vous, révérend père ! dit-il. Venez chez le jeune Rosario ; il demande instamment à vous voir ; il est à l'article de la mort.
- Juste Dieu ! où est le père Pablos ? Pourquoi n'est-il pas avec lui ? Oh ! je tremble, je tremble !
- Le père Pablos l'a vu, mais son art n'y peut rien. Il soupçonne le jeune homme d'être empoisonné.
- Empoisonné ! Oh ! l'infortuné ! voilà ce que je redoutais ! mais ne perdons pas un moment ; peut-être est-il temps de le sauver encore.
Il dit, et vola vers la cellule du novice. Plusieurs moines étaient déjà dans la chambre, le père Pablos parmi eux, tenant une médecine en main, et s'efforçant de décider Rosario à la prendre. Les autres étaient occupés à admirer les traits divins du malade, qu'ils voyaient en ce moment pour la première fois. Elle paraissait plus charmante que jamais ; elle n'était plus ni pâle ni languissante ; un vif éclat était répandu sur ses joues, ses yeux brillaient d'une joie sereine, et sa physionomie exprimait la confiance et la résignation.
- Oh ! ne me tourmentez plus ! disait-elle à Pablos, lorsque le prieur, terrifié, entra dans la cellule. Mon mal est bien au-dessus de toute votre science, et je ne désire pas d'en guérir. Puis, apercevant Ambrosio : Ah ! c'est lui ! s'écria-t-elle ; je le revois encore avant que nous nous séparions pour jamais ! laissez-moi, mes frères ; j'ai bien des choses à dire en particulier à ce saint homme !
Les moines se retirèrent immédiatement, et Mathilde et le prieur restèrent ensemble.
- Qu'avez-vous fait, imprudente ? s'écria ce dernier aussitôt qu'ils furent seuls : dites-moi, mes soupçons sont-ils justes ? Est-il vrai que je doive vous perdre ? Votre bras a-t-il été l'instrument de votre destruction ?
Elle sourit, et lui serra la main.
- En quoi ai-je été imprudente, mon père ? J'ai sacrifié un caillou et sauvé un diamant. Ma mort conserve une vie précieuse au monde, et qui m'est plus chère que la mienne. Oui, mon père, je suis empoisonnée ; mais sachez que ce poison a circulé auparavant dans vos veines.
- Mathilde !
- Ce que je vous dis, j'avais résolu de ne vous le découvrir qu'au lit de mort : le moment est arrivé. Vous ne pouvez avoir déjà oublié le jour où votre vie fut mise en danger, par la morsure d'un mille-pieds. Le médecin vous abandonnait, déclarant ignorer le moyen d'extraire le venin ; j'en connaissais un, moi, et je n'ai pas hésité à l'employer. On m'avait laissée seule avec vous ; vous dormiez : j'ai défait l'appareil de votre main, j'ai baisé la plaie, et de mes lèvres sucé le poison. L'effet a été plus prompt que je n'avais cru. Je sens la mort dans mon cœur ; une heure encore, et je serai dans un meilleur monde.
- Dieu tout-puissant ! s'écria le prieur ; et il tomba sur le lit, presque sans vie.
 Au bout de quelques minutes, il se releva subitement et regarda Mathilde avec tout l'égarement du désespoir.
- Et vous vous êtes sacrifiée à moi ? Vous mourez, vous mourez pour sauver Ambrosio ! et n'y a-t-il donc pas de remède, Mathilde ? et n'y a-t-il donc pas d'espoir ? Parlez-moi, oh ! parlez-moi ! dites-moi qu'il existe encore quelque ressource ?
- Rassurez-vous, mon unique ami ! oui, j'ai encore une ressource, mais une ressource que je n'ose employer ; elle est dangereuse, elle est terrible ! ce serait acheter trop cher la vie… à moins qu'il ne me fût permis de vivre pour vous.
- Eh bien ! vivez pour moi, Mathilde, pour moi et pour la reconnaissance !
Il lui saisit la main, et la porta avec transport à ses lèvres.
- Rappelez-vous nos derniers entretiens, je consens à tout. Rappelez-vous de quelles vives couleurs vous avez peint l'union des âmes, que la nôtre réalise ces idées. Oublions les distinctions de sexe, méprisons les préjugés du monde, et ne voyons, l'un dans l'autre, qu'un frère et un ami. Vivez donc, Mathilde, oh ! vivez pour moi !
- Ambrosio, cela ne se peut ; quand je l'ai cru, je vous ai abusé, et moi-même avec vous. Il faut que je meure à présent, ou dans les lentes tortures d'un désir non assouvi. Oh ! depuis notre dernier entretien, une main terrible a déchiré le voile qui couvrait mes yeux. Je ne vous aime plus avec la dévotion que l'on doit à un saint ; je ne vous prise plus pour les vertus de votre âme ; je ressens pour vous des désirs charnels. La femme règne dans mon sein, et je suis devenue la proie de la plus fougueuse des passions. Fi de votre amitié ! c'est le mot froid d'un insensible : mon cœur brûle d'amour, d'un amour inexprimable, et l'amour doit être payé de retour ; tremblez donc Ambrosio, tremblez de voir vos prières exaucées. Si je vis, votre foi, votre réputation, votre récompense d'une vie passée dans les privations, tout ce qui vous est précieux, est perdu irrévocablement. Je ne serai plus capable de combattre mes passions, je saisirai toutes les occasions d'exciter vos désirs et travaillerai  à effectuer votre déshonneur et le mien. Non, non, Ambrosio, je ne dois pas vivre ; chaque instant me prouve que je n'ai qu'une alternative : je sens à chaque battement de mon cœur, qu'il faut que je vous possède ou que je meure.
- Ô stupéfaction ! Mathilde ! est-ce bien vous qui me parlez ?
Il fit un mouvement pour quitter son siège. Elle poussa un grand cri, et s'élançant à moitié hors du lit, elle jeta ses bras autour du moine pour le retenir.
- Oh ! ne me quittez pas ! écoutez mes erreurs avec pitié ; dans peu d'heures je ne serai plus : encore un peu, et je serai délivrée de cette honteuse passion.
- Malheureuse ! que puis-je vous dire ? je ne puis… je ne dois pas… mais vivez, Mathilde ! oh ! vivez !
- Vous ne réfléchissez pas à ce que vous demandez. Quoi ! vivre pour me plonger dans l'infamie ? pour devenir un agent de l'enfer ? pour consommer votre destruction et la mienne ? Touchez ce cœur, mon père.
Elle lui prit la main. Confus, embarrassé et fasciné, il ne fit point de résistance, et sentit ce cœur battre sous sa main.
- Sentez ce cœur, mon père ! il est encore le siège de l'honneur, de la candeur, de la chasteté ; s'il bat demain, il tombera en proie aux plus noirs forfaits. Oh ! laissez-moi donc mourir aujourd'hui ! laissez-moi mourir tandis que je mérite encore les larmes des hommes vertueux. C'est ainsi que je veux expirer ! (Elle posa sa tête sur l'épaule du moine, et de ses cheveux dorés elle lui couvrait la poitrine.) Serrée dans vos bras, je m'enfoncerai dans le sommeil ; votre main fermera mes yeux pour toujours, et vos lèvres recueilleront mon dernier souffle ; et ne penserez-vous pas quelquefois à moi ? ne répandrez-vous pas quelquefois une larme sur ma tombe ? Oh ! oui, oui, oui ! ce baiser m'en donne l'assurance.
Il faisait nuit, tout était silence alentour ; la faible lueur d'une lampe solitaire tombait sur Mathilde, et répandait dans la chambre un jour sombre et mystérieux. Aucun œil indiscret, aucune oreille curieuse n'épiait les amants ; rien ne s'entendait que les accents mélodieux de Mathilde. Ambrosio était dans la pleine vigueur de l'âge ; il voyait devant lui une femme jeune et belle, qui lui avait sauvé la vie, qui était amoureuse de lui, et que cet amour avait conduite aux portes du tombeau. Il s'assit sur le lit, sa main était toujours sur le sein de Mathilde dont la tête reposait voluptueusement appuyée sur sa poitrine : qui peut s'étonner qu'il succombât à la tentation ? Ivre de désir, il pressa ses lèvres sur celles qui les cherchaient : ses baisers rivalisèrent de chaleur et de passion avec ceux de Mathilde : il l'étreignit avec transport dans ses bras ; il oublia ses vœux, sa sainteté, et sa réputation ; il ne pensa qu'à jouir du plaisir et de l'occasion.
- Ambrosio ! oh ! mon Ambrosio ! soupira-t-elle.
- À toi, à toi pour jamais ! murmura le moine ; et il expira sur son sein.



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