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MADEMOISELLE SéRAPHINE
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Musique : Clear waters;Kevin MacLeod (incompetech.com)
Illustration d'après https://pixabay.com/ Domaine public
Texte ou Biographie de l'auteur
Georges Ista, écrivain (1874 – 1939).
Mademoiselle Séraphine
Depuis trente ans, Mlle Séraphine est caissière à la Grande Confiserie Parisienne, le plus beau magasin de la place d’Armes. Trois patrons se sont succédés dans l’établissement. La boutique s’est transformée. Les fillettes qui venaient autrefois acheter deux sous de berlingots sont devenues des mamans. Les enfants qu’elles amenèrent à leur tour sont maintenant des jeunes filles, de grands gaillards déjà moustachus. Tout a changé, évolué. Seule, Mlle Séraphine est restée pareille, menue et silencieuse, à peine un peu plus jaunie, un peu plus ridée, dans son éternelle robe noire qui semble être toujours la même et ne pas vieillir plus qu’elle.
Chaque patron, en s’en allant, a dit à son successeur : « Surtout, gardez bien Mlle Séraphine, c’est un trésor, cette fille-là. » Et il manquerait quelque chose à la clientèle, aux belles dames qui viennent grignoter des gâteaux, entre quatre et six heures, si l’on ne voyait plus, derrière le comptoir, le sourire si perpétuellement poli de ses lèvres minces et exsangues, sa calme activité de bonne employée toujours penchée sur ses livres, indifférente aux mille potins jacassés autour d’elle.
Au moment des repas, ou quand la boutique est déserte, Mlle Séraphine ne se mêle pas aux babillages des demoiselles de magasin, toujours occupées à se dénigrer mutuellement, à médire des clientes et de leurs toilettes. Sa voix douce n’intervient que pour apaiser les querelles, réconcilier deux amies brouillées, faire entendre de sages appels à la modération, quand les commérages deviennent trop agressifs ou trop dangereux : « Chut ! mesdemoiselles ! Ce n’est pas gentil, ce que vous faites-là… Sans compter qu’on peut vous entendre… »
Aussi, toutes sont d’accord pour reconnaître les qualités exceptionnelles de la caissière, sa douceur imperturbable et son esprit de bonne camaraderie. On la consulte volontiers dans les cas difficiles, à propos des amourettes ébauchées aux jours de sortie. Elle donne de sages conseils, honnêtes et prudents, et l’on sait par expérience qu’elle ne commettra pas ensuite la moindre indiscrétion.
Quant au curé de la paroisse, il déclare que Mlle Séraphine est une sainte. Car elle est pieuse, très pieuse, allant chaque jour à la première messe, se levant à la chandelle, par les frissonnantes nuits d’hiver, pour gagner l’église de son pas silencieux et paisible, dans l’obscurité lourde et angoissante des rues encore endormies. Au retour, c’est elle qui éveille ses camarades, frappant dix fois s’il le faut à la porte des paresseuses qui s’attardent dans la tiédeur des draps, mettant une patience inlassable à leur éviter d’être grondées pour une entrée tardive au magasin.
C’est un modèle… c’est un trésor… c’est une sainte… Tout le monde, à l’envi, chante ses louanges. Elle ne paraît pas s’en apercevoir, toujours effacée, modeste et silencieuse.
La lecture est son seul plaisir avoué. Sitôt la journée finie, tandis que les autres demoiselles s’attardent en des bavardages interminables, elle gagne sa petite chambre située sous les toits, portant de façon bien ostensible un des chastes romans, approuvés par l’archevêché, qu’elle emprunte au cabinet de lecture voisin. Elle allume sa bougie, s’enferme au verrou, voile le trou de la serrure d’un vêtement pendu au bouton de la porte, puis jette sur sa petite table, avec un singulier dédain, l’honnête, volume approuvé par Monseigneur.
Et soudain, à l’abri de toutes les curiosités, dans la sincérité d’une solitude certaine, Mlle Séraphine se transforme d’étrange façon. Plus de regards éteints et baissés, plus de sourire aimable et tranquille, plus de gestes mesurés et calmes, plus rien de ce qui caractérise, pour toute la ville, la bonne vieille demoiselle connue depuis trente ans. Une flamme s’allume dans les petits yeux noirs et perçants ; des dents pointues soulèvent, en un sourire méchant et vindicatif, le coin des lèvres pâles et sinueuses ; les petites mains ridées et sèches gesticulent, crispées et frénétiques. Sur ses semelles feutrées et silencieuses, Mlle Séraphine marche à grands pas, va et vient dans sa petite chambre comme une panthère dans sa cage, ou comme un poète qui cherche des rimes. Et des mots inattendus, incroyables, des mots ignobles, injurieux, orduriers, passent entre ses dents serrées, très bas, dans un sifflement à peine perceptible, pressé, rageur, bouillonnant comme l’exhalaison malsaine des gaz fétides et des eaux fermentées qui crèvent le sol d’un marécage.
Elle s’arrête parfois et, debout au coin de la table, jette sur un bout de papier la phrase qu’elle vient de construire avec tant de peine. Puis elle reprend sa promenade inspirée, cherchant des mots plus sales, des termes plus injurieux encore.
Son brouillon achevé, elle le relit, rature, corrige, ajoute une perfidie, un qualificatif flétrissant. Enfin, contente de sa tâche, elle la recopie sur du papier écolier, banal et impersonnel, lentement, de la main gauche, ce qui lui fait une grosse écriture tremblante, hommasse, où personne ne songerait à reconnaître les jolies pattes de mouche de la vieille caissière.
Mlle Séraphine passe ses soirées à écrire des lettres anonymes.
Tout le jour durant, installée à sa caisse, impassible, indifférente en apparence, elle ne perd pas un mot des racontars, des suppositions, des calomnies qui montent autour d’elle, dans l’atmosphère de nervosité et de médisance que créent vingt bavardes s’exaltant l’une l’autre. Les demoiselles de magasin répètent, pendant les repas, ce qu’elle n’a pas entendu. Les porteuses, courant la ville tout le jour, entrant dans chaque maison, rapportent à la confiserie les conversations malveillantes ou haineuses des cuisinières et des cochers. Mlle Séraphine écoute tout cela, penchée sur ses registres ou son fade roman, impassible en apparence, mais dévorée de joie et de curiosité. Avec une imagination désordonnée de feuilletonniste en délire, elle coud ensemble, pour en former des histoires absurdes et monstrueuses, les racontars les plus disparates, les plus faux, les plus invraisemblables, compliquant tout, salissant tout, concluant des moindres faits aux pires conséquences, transformant la petite ville froide et guindée en une Sodome infâme, digne d’attirer à nouveau le feu vengeur du Ciel.
Le soir, dans sa petite chambre, elle rédige pour les maris, pour les pères, pour les fiancés, toute la chronique scandaleuse de la ville, déformée, grossie, envenimée, aggravée et salie encore par l’emploi des termes les plus orduriers, par des reproches personnels d’imbécillité ou d’aveuglement volontaire.
Et les calomnies s’envolent aux quatre coins de la ville, éveillant les jalousies, fouettant les colères, aggravant les dissensions, empoisonnant les heures de ceux-là mêmes qui n’y veulent pas croire, semant partout les germes indéracinables de la méfiance et du soupçon.
Depuis trente ans, une terreur sourde plane sur la ville. Il n’est pas une maison où l’on n’ait reçu des lettres anonymes, où l’on n’en ait souffert et pleuré. Pourtant, on en parle à peine, à voix basse et devant des amis sûrs, tant chacun craint d’irriter l’invisible ennemi, de s’attirer de nouvelles attaques. Deux ou trois fois, après des scandales si éclatants que tout ménagement devenait inutile, des plaintes ont été déposées en justice. Jamais les enquêtes n’ont abouti. On a soupçonné des innocents, amoureux déconfits, domestiques congédiés, bavardes que leurs habitudes médisantes rendaient suspectes. Un employé de la poste a même été condamné, cassé aux gages, malgré ses protestations. Il a émigré en Amérique, mais les lettres anonymes, impitoyables, inlassables, n’en ont pas moins continué leur terrible besogne.
Peu à peu, le silence s’est fait, dans la crainte grandissante et inavouée de tous. Mais, de temps à autre, une rupture, un divorce, un scandale nouveau font murmurer bien bas, entre clientes de la confiserie : « Encore les lettres anonymes ! »
Mlle Séraphine ne lève pas la tête, ne sourcille pas. Paisible et appliquée, elle inscrit les commandes, dans les gros registres, de sa jolie écriture penchée et régulière.
Les patrons la traitent comme si elle était un peu de la famille. Les clientes les plus huppées lui sourient gentiment, l’appellent par son petit nom. Les demoiselles de magasin s’abstiennent, à son égard, des petites méchancetés sournoises qu’elles se prodiguent l’une à l’autre. Tout le monde l’aime, la respecte. C’est un modèle… C’est un trésor… C’est une sainte…
Il est tard. Toute la ville dort. Là-haut, dans sa mansarde, Mlle Séraphine brûle soigneusement son brouillon, en écrase les cendres en une poussière impalpable qu’elle jette au vent, par la fenêtre entrouverte. Elle relit une dernière fois sa lettre, en rédige l’adresse, de sa grande écriture de la main gauche, tremblée et impersonnelle. Puis elle cache l’enveloppe dans une poche secrète de sa robe. Demain, en allant à la première messe, elle la glissera à la poste, d’un geste tranquille et discret, en passant devant la boîte sans même ralentir le pas, bien gardée du reste par la nuit complète encore et par le sommeil de tous.
Elle se couche. À travers les minces cloisons des mansardes, elle entend des corps qui se tournent et se retournent dans l’insomnie, des voix qui balbutient des mots sans suite. Excédées par leur besogne fastidieuse, énervées par la claustration, les demoiselles de magasin rêvent de longues promenades dans la campagne claire et joyeuse, de bals, de rendez-vous, de fringants militaires galants, empressés, amoureux. Elles rêvent d’avenir, d’amour, de fortune. Elles rêvent qu’elles ont un mari qui les aime bien, qu’elles sont patronnes à leur tour, qu’elles ont de beaux enfants à élever et à chérir. La vieille caissière s’endort. Elle rêve aussi. Elle rêve aux fiançailles qu’elle fit rompre, aux divorces qu’elle provoqua, aux neveux qu’elle fit déshériter, à tant de familles brouillées par elle, à tant d’âmes où elle fit éclore les fleurs vénéneuses et indestructibles du soupçon et de la haine. Puis le songe s’embellit, se magnifie. Mlle Séraphine sourit dans son sommeil. Car elle rêve que son plus cher désir est exaucé, sa plus grande ambition réalisée. Elle rêve que le drame, le vrai drame, vainement provoqué, vainement attendu depuis si longtemps, vient de s’accomplir enfin. Elle voit du sang sur des têtes jeunes et charmantes, de beaux grands yeux révulsés par la mort, des lèvres humides encore de baisers tordues par la suprême souffrance. Elle rêve qu’elle a tué, enfin ! tué un de ceux-là qui ne lui ont rien fait, mais qu’elle exècre de toutes les forces de son âme, parce qu’ils sont beaux, parce qu’ils sont riches, parce qu’ils sont aimés, tandis qu’elle est laide, pauvre et solitaire.
Et il y a plus de joie, plus de bonheur, plus de passion délirante dans le soupir heureux que pousse Mlle Séraphine, que dans tous ceux qui s’exhalent autour d’elle, chez les pauvres filles où l’on rêve d’amour loyal et partagé, de probe labeur et de dévouement infini.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Contes_et_nouvelles_(Ista)/Tome_2/12
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