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GROS CHAGRINS SUIVI DE MORTE SAISON
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Musique : Gros chagrins: Léo Delibes Pizzicato, piano arrangement; https://musopen.org/
Morte saison:Amazing plan;http://incompetech.com/music/royalty-free/
Illustration:Pseudonyme : Carlègle : Charles Émile Eglipeintre, graveur et illustrateur français (1877 – 1937)
Deux courts dialogues où nous passons du milieu bourgeois à ... celui du trottoir!
Texte ou Biographie de l'auteur
Georges Courteline dramaturge français (1858 – 1929)
GROS CHAGRINS
Au lever du rideau, Caroline fait de la tapisserie à la clarté d'une lampe posée sur un guéridon.
Un silence. -- Brusquement, violent coup de sonnette. Caroline dépose son ouvrage, quitte la scène et va ouvrir. A la cantonade on entend: «Gabrielle!» et aussitôt les sanglots bruyants de Gabrielle.
Réapparition des deux jeunes femmes.
Caroline. --- Ah ça! mais, tu pleures!
Gabrielle, éclatant en sanglots. --- Ah! ma chère! ma chère!
Caroline. --- Mon Dieu, que se passe-t-il?
Gabrielle. --- Une chaise!... donne-moi une chaise!
Caroline, la faisant asseoir. --- Tiens!
Gabrielle. --- Merci!... Un verre d'eau, veux-tu?
Caroline. --- Tout de suite!... Mon pauvre chat! Mon pauvre chat !... Pour Dieu, qu'est-ce qui t'est arrivé?... Tiens, bois!
Gabrielle, prenant le verre. --- Merci! -- Aide-moi à dégrafer mon boa. Tâte mes mains!
Caroline. --- Tu as une fièvre!...
Gabrielle. --- Je suis comme une folle!
Caroline. --- Calme-toi; je t'en supplie! Tu me tournes les sangs!
Gabrielle. --- Je suis comme une folle, je te dis.
Caroline. --- Bois encore un peu. Là!... Voilà!... Te sens-tu un peu mieux?
Gabrielle. --- Oui... non... oui... Je ne sais pas!... Ah! mon Dieu, mon Dieu! Soyez donc une honnête femme!
Caroline. --- Enfin que se passe-t-il?
Gabrielle, avec éclat. --- Ce qui se passe?... Il se passe que mon mari me trompe!
Caroline, incrédule. --- Non?
Gabrielle. --- Si!
Caroline, les bras cassés. --- Qu'est-ce que tu me dis là!
Gabrielle. --- La vérité.
Caroline. --- Fernand?
Gabrielle. --- Fernand!
Caroline. --- Qu'est-ce qui aurait pu croire ça de lui?
Gabrielle. --- Crois-tu, hein? Après neuf ans de mariage! En pleine lune de miel!
Caroline, atterrée. --- Eh bien, nous sommes propres, toutes les deux!
Gabrielle, avec espoir. --- Ah bah!... Est-ce que toi aussi?...
Caroline. --- Non; moi, ce n'est pas cela. Seulement, imagine-toi que j'ai tous les ennuis: ma belle-mère est à l'agonie et je suis sans bonne.
Gabrielle. --- Allons donc!
Caroline. --- C'est comme je te le dis.
Gabrielle. --- Tu as renvoyé Euphrasie?
Caroline. --- Ce matin!
Gabrielle. --- En voilà une histoire!
Caroline. --- Ne m'en parle pas; j'en suis malade. D'autant plus que c'était une perle, cette fille!
Gabrielle. --- C'est vrai?
Caroline. --- Une perle! Un diamant! Elle avait toutes les perfections! -- Mais voleuse!...
Gabrielle. --- Qu'est-ce que tu veux! Quand ce n'est pas ça, c'est autre chose. Ainsi moi, ... tu te rappelles Adèle, ma femme de chambre?
Caroline. --- Parfaitement. Une grande bringue qui avait une tête de brochet?
Gabrielle. --- Précisément!
Caroline. --- Eh bien?
Gabrielle. --- Est-ce qu'un jour... -- non, mais écoute ça, -- ... je ne l'ai pas pincée en train de se débarbouiller avec mon éponge de... toilette?
Caroline, suffoquée. --- Pas possible?
Gabrielle. --- Ma parole d'honneur!
Caroline. --- Ah! la sale bête! Je l'aurais tuée!
Gabrielle. --- Tu es bonne! On n'a pas le droit. --- Qu'est-ce que je disais donc? (Eclatant.) Ah oui! Alors voilà, ma chère; il me trompe!
Caroline, la consolant. --- Eh là! Eh là!
Gabrielle, hurlant. --- Hi! Hi! Hi!
Caroline. --- Es-tu sûre, au moins!
Gabrielle, les mains au ciel. --- Ah! Dieu!
Caroline. --- Mon pauvre chou! Mon pauvre chat!
Gabrielle, toujours sanglotante. --- Ah! oui, va, tu peux me plaindre! Je suis assez malheureuse.
Caroline. --- Mais je te plains de tout mon coeur! Ah! bien sûr non, tu n'avais pas mérité ça!
Gabrielle. --- Enfin, est-ce vrai?
Caroline. --- Voyons, conte-moi ça en détail. Dis-moi tes peines, ma chérie; cela te soulagera toujours un peu.
Gabrielle. --- Eh bien voilà. (Elle se mouche, se tamponne les yeux, etc.) Tu sais que Fernand va à la Bourse tous les jours? Moi, je reste seule, et je m'ennuie. Alors, qu'est-ce que je fais?
Caroline. --- Tu retournes ses poches, je connais ça.
Gabrielle. --- Parfaitement. Et je fouille dans son secrétaire.
Caroline. --- Tu as la clé?
Gabrielle. --- J'en ai fait faire une.
Caroline. --- Ce que tu as bien fait!
Gabrielle. --- N'est-ce pas?
Caroline. --- Tiens!...
Gabrielle. --- Oh! ce n'est pas par curiosité!
Caroline. --- Bien sûr, non!
Gabrielle. --- C'est par prévoyance!
Caroline. --- Sans doute!
Gabrielle. --- Mieux vaut avoir deux clés qu'une seule. Au moins si on perd la première...
Caroline. --- On a la seconde.
Gabrielle. --- Voilà tout. -- Et à propos; que je te fasse rire! Est-ce que je t'ai conté que l'autre jour, j'avais perdu la clé de chez nous?
Caroline, très intéressée. --- Ta clé! Non! Quand?
Gabrielle. --- La semaine dernière! Comment, je ne t'ai pas dit cela?
Caroline. --- En voilà la première nouvelle!
Gabrielle, se tordant de rire. --- Ah! ma chère!... Ça a été toute une histoire! J'avais passé la soirée chez maman, figure-toi. Tu sais que maman, le jeudi soir, donne du thé et des petits fours? Bon! Minuit sonnant, je saute en fiacre; j'arrive chez nous, je grimpe mes trois étages quatre à quatre. Une fois à ma porte, pas de clé!
Caroline. --- Pas de clé?
Gabrielle. --- Pas l'ombre!
Caroline. --- Ça, c'est drôle! Et ton mari?
Gabrielle. --- Au cercle!
Caroline. --- Un vrai guignon!
Gabrielle. --- Crois-tu! Avec ça, pas de lumière! Je n'ai jamais tant ri. Je suis restée sur le palier jusqu'à deux heures du matin à attendre le retour de Fernand! (Fondant brusquement en larmes.) Fernand!... Ah! le gredin! Ah! le monstre!... Il me trompe!... -- Où donc en étais-je?
Caroline. --- Aux poches retournées.
Gabrielle. --- C'est juste. -- Eh bien, j'y ai trouvé une lettre, dans sa poche.
Caroline. --- Une lettre oubliée?
Gabrielle. --- Parfaitement!
Caroline. --- Mon Dieu, que les hommes sont bêtes! Ce n'est pas à nous que ces oublis-là arriveraient!
Gabrielle. --- Oh! non!
Caroline. --- De qui, la lettre?
Gabrielle. --- Devine!
Caroline. --- Ma foi...
Gabrielle. --- Ne cherche pas, va! C'est tellement monstrueux, tellement abject, tellement ignoble! -- Rose Mousseron?
Caroline. --- De Parisiana?
Gabrielle. --- Oui, ma chère; de Parisiana! Cette fille qui chante:
Caroline. --- Ce n'est pas l'air.
Gabrielle. --- Si.
Caroline. --- Non.
Gabrielle. --- Si.
Caroline. --- Tu te trompes.
Gabrielle. --- Tu es sûre?
Caroline. --- Je te jure! Tiens, c'est comme ça.
Elle chante.
Gabrielle, qui a battu la mesure. --- Tu as raison. Je confondais avec l'Almée de la rue du Caire. Recommence un petit peu, pour voir.
Caroline reprend, Gabrielle l'accompagne, en souriant d'abord, puis à toute voix.
Les deux femmes, à tue-tête. --- J'ai z'une petite maison
A Barbe
A Barbe
J'ai z'une petite maison
A Barbizon!
Caroline. --- Tu y es.
Gabrielle. --- Ça ne doit pas être bien malin, d'avoir du succès au café-concert.
Caroline. --- Parbleu! -- Et alors?
Gabrielle. --- Quoi, alors?
Caroline. --- Pour m'en finir avec ton histoire?
Gabrielle. --- Quelle histoire?
Caroline. --- L'histoire de la lettre.
Gabrielle. --- Quelle lettre?
Caroline. --- La lettre de Rose Mousseron?
Gabrielle. --- La lettre de Rose Mousseron?... Ah oui! Une lettre immonde, ma chère! pleine de saletés et d'horreurs! Une véritable dégoûtation!
Caroline. --- Tu l'as sur toi, mon coeur?
Gabrielle. --- Non.
Caroline. --- Tant pis.
Gabrielle. --- Ah! les lâches! Ah! les misérables, les infâmes! Voilà pourtant à qui nous sacrifions tout, notre jeunesse, nos illusions, nos pudeurs! (Elle sanglote.) Jamais, tu entends bien, jamais je ne pardonnerai ça à Fernand! Mon Dieu, que je souffre! Pour sûr, je vais avoir une attaque de nerfs!
Caroline, désolée. --- Je t'en prie, Gabrielle, pas d'attaque! Puisque je te dis que je suis sans bonne!
Gabrielle. --- Donne-moi un peu d'eau de mélisse!
Caroline. --- Tout à l'heure. -- Tiens, mon petit chat, tu ne sais pas ce que tu vas faire?
Gabrielle. --- Si! Je vais me suicider.
Caroline. --- Mais non. Tu vas rester à dîner avec moi. Ça te changera le cours des idées.
Gabrielle. --- A dîner?... Je ne peux pas!
Caroline. --- Pourquoi?
Gabrielle. --- Nous dînons chez les Brossarbourg. (Au comble de la joie.) Il paraît que ce sera charmant. On dansera! -- Et pendant que j'y pense: tu connais le pas de quatre, Caroline?
Caroline. --- Oui.
Gabrielle. --- Veux-tu être bien mimi avec ta pauvre affligée?
Caroline. --- Certainement.
Gabrielle. --- Apprends-le-moi, dis?
Caroline. --- Comment donc!
Les deux femmes se placent en vis-à-vis, l'une à la cour, l'autre au jardin. L'orchestre joue le Pas de quatre.
Caroline. --- Trois pas en avant et un petit coup de pied. (Exécutant le mouvement.) Tra la la la, tra la la la!
Gabrielle, l'imitant. --- Comme ça?... Tra la la la, tra la la la!
Caroline. --- Tu y es!...
Gabrielle. --- Ce n'est pas difficile!
Caroline. --- Pas pour deux sous!... Tra la la la! Tra la la la! Bien balancé... et en mesure!
Gabrielle, chantant et dansant à la fois. --- Tra la la la! Tra la la la!
Rideau
MORTE-SAISON
Tiré des lieds de Montmartre
La terrasse du café Américain. – Une heure et quart de la nuit.
FANNY, installée devant un guéridon, un lit roux de sucre fondu garnit le fond de son verre vide.
Palmyre !
PALMYRE, qui s’approche.
Tiens, Fanny !
FANNY
Dis donc, tu n’aurais pas dix sous à me prêter ? Je suis embêtée à cause de ma consommation…
PALMYRE
Si j’avais dix sous, je serais à Dieppe. Quant à ta consommation, faut pas te faire de bile pour ça. (Elle prend une chaise.) Firmin, deux bocks ! (Le garçon apporte les bocks) Les soucoupes sont à moi, Firmin ; vous me les garderez jusqu’à demain soir ; je n’ai qu’un billet de mille sur moi, ça m’ennuie de faire de la monnaie. (Le garçon s’éloigne) Ah ! Firmin ! pendant que vous y êtes, enlevez donc aussi la soucoupe de Madame, je vous la réglerai avec les autres. Merci, Firmin. Vous savez, je demeure toujours rue de La Rochefoucauld. (À Fanny) Tu vois comme c’est simple. Ah ça ! mais, Fanny, qu’est-ce que tu as ? T’es chose comme tout et t’as le dessous de l’œil violet.
FANNY
C’est Honoré qui m’a mis une baffre, l’autre jour.
PALMYRE
T’as reçu les palmes académiques ?
FANNY
Et salement ; j’en ai eu l’œil comme une betterave pendant au moins une semaine. – Oh ! ce n’est pas qu’il soit rosse avec moi ; au contraire, il est très gentil. Seulement, tu connais le proverbe : « Quand y a plus de foin à l’écurie… » et les affaires sont vraiment à la molle, cré nom ! Avec ça j’ai fait la bêtise d’arrêter une thune au passage pour envoyer de la flanelle et des bas à mon petit salé, qui est en nourrice au Raincy ; ça fait qu’Honoré s’est fâché. Comme y dit, ce garçon : « Je suis bon fieu, mais je n’aime pas qu’on joue avec le pognon ». Chacun son caractère, n’est-ce pas ?
PALMYRE
Sans doute. Ça ne fait rien, y a des fois qu’c’est dur de briffer deux à la même gamelle. Moi, j’ai plus de veine que toi. Anatole a une place.
FANNY
Ah bah ! Secoué ?
PALMYRE
Treize marqués, devant la 11e chambre.
FANNY
Mazette ! Un coup de batterie, hein ?
PALMYRE
Oh ! mieux que ça !
FANNY
Du lingue ?
PALMYRE
On n’est pas toujours maître de soi ! Enfin, voilà ; il est à Poissy depuis huit jours avec une subvention du gouvernement. Ça m’embête d’un côté, mais tout de même je suis joliment plus tranquille. Alors, dis donc, ça ne va pas, toi ?
FANNY
Ah ! ma pauv’fille !… C’est-à-dire que je fous une purée épatante.
PALMYRE
Comme moi ! Et c’est obligé. À part qué’ques rastas de passage, il n’y a plus un chat à Paris.
FANNY, exaspérée.
Tiens, voilà ce qui me met en rogne. Il faut être enragé des quat’pattes de derrière pour cavaler d’un temps pareil ! Un mois de juillet dégoûtant ! que c’est à le prendre par la peau du cou et à lui envoyer des coups de pied dans le derrière jusqu’à ce qu’il revienne à de meilleurs sentiments !
PALMYRE
Tu n’es pas philosophe, Fanny.
FANNY
Philosophe ? Tu me fais rigoler avec ta philosophie ; je voudrais bien te voir à ma place, enfilée de tous les côtés, chez le bistro et chez le probloque, avec la perspective des michets à quarante ronds, et comme ça jusqu’à l’automne. Oh la la ! c’que j’en ai assez ! Tu as de l’argent, toi ?
PALMYRE
Oui, j’ai trente centimes.
FANNY
T’es plus riche que moi ; j’ai un sou, une sibiche et un timbre-poste. Zut ! ça ne peut pas durer comme ça, faut que nous inventions quelque chose.
PALMYRE
Veux-tu faire un michet à deux ?
FANNY
Ça ne vaut rien, c’est usé. Non, mais, si ça te va, je te propose une chose : cent sous la passe, tarif d’été, et nous donnons la correspondance.
PALMYRE
La correspondance ?
FANNY
Et oui ! le truc des tramways, quoi ! deux voyages pour un.
PALMYRE
Et pour le même prix ?
FANNY
Que veux-tu ! on ne sait plus quoi s’ingénier.
PALMYRE, rêveuse.
La correspondance !… Au fait, ce n’est peut-être pas une mauvaise idée. Seulement je te préviens : du 25 au 30, je ne reçois pas les voyageurs.
FANNY
Moi, ce n’est qu’à partir du 27.
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/Auteur:Georges_Courteline
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