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LA PETITE FADETTE (1-6)
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NOTICE
C'est à la suite des néfastes journées de juin 1848, que troublé et navré, jusqu'au fond de l'âme, par les orages extérieurs, je m'efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi. Si je faisais profession d'être philosophe, je pourrais croire ou prétendre que la foi aux idées entraîne le calme de l'esprit en présence des faits désastreux de l'histoire contemporaine ; mais il n'en est point ainsi pour moi, et j'avoue humblement que la certitude d'un avenir providentiel ne saurait fermer l'accès, dans une âme d'artiste, à la douleur de traverser un présent obscurci et déchiré par la guerre civile.
Pour les hommes d'action qui s'occupent personnellement du fait politique, il y a, dans tout parti, dans toute situation, une fièvre d'espoir ou d'angoisse, une colère ou une joie, l'enivrement du triomphe ou l'indignation de la défaite. Mais pour le pauvre poète, comme pour la femme oisive, qui contemplent les événements sans y trouver un intérêt direct et personnel, quel que soit le résultat de la lutte, il y a l'horreur profonde du sang versé de part et d'autre, et une soin de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, à la suite des convulsions sociales.
Dans ces moments-là, un génie orageux et puissant comme celui du Dante, écrit avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. Il faut être trempé comme cette âme de fer et de feu, pour arrêter son imagination sur les horreurs d'un enfer symbolique, quand on a sous les yeux le douloureux purgatoire de la désolation sur la terre. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste, qui n'est que le reflet et l'écho d'une génération assez semblable à lui éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d'innocence et de rêverie. C'est son infirmité qui le fait agir ainsi, mais il n'en doit point rougir, car c'est aussi son devoir. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l'artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés, que les moeurs pures, les sentiments tendres et l'équité primitive, sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point là le chemin du salut : mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.
Prêcher l'union quand on s'égorge, c'est crier dans le désert. Il est des temps, où les âmes sont si agitées qu'elles sont sourdes à toute exhortation directe.
Depuis ces journées de juin dont les événements actuels sont l'inévitable conséquence, l'auteur du conte qu'on va lire s'est imposé la tâche d'être aimable, dût-il en mourir de chagrin. Il a laissé railler ses bergeries, comme il avait laissé railler tout le reste, sans s'inquiéter des arrêts de certaine critique. Il sait qu'il a fait plaisir à ceux qui aiment cette note-là, et que faire plaisir à ceux qui souffrent du même mal que lui, à savoir l'horreur de la haine et des vengeances, c'est leur faire tout le bien qu'ils peuvent accepter : bien fugitif, soulagement passager, il est vrai, mais plus réel qu'une déclamation passionnée, et plus saisissant qu'une démonstration classique.
GEORGE SAND.
Nohant, 21 décembre 1851.
I
Le père Barbeau de la Cosse n'était pas mal dans ses affaires, à preuve qu'il était du conseil municipal de sa commune. Il avait deux champs qui lui donnaient la nourriture de sa famille et du profit par-dessus le marché. Il cueillait dans ses prés du foin à pleins charrois, et, sauf celui qui était au bord du ruisseau, et qui était un peu ennuyé par le jonc, c'était du fourrage connu dans l'endroit pour être de première qualité.
La maison du père Barbeau était bien bâtie, couverte en tuile, établie en bon air sur la côte, avec un jardin de bon rapport et une vigne de six journaux. Enfin il avait, derrière sa grange, un beau verger, que nous appelons chez nous une ouche, où le fruit abondait tant en prunes qu'en guignes, en poires et en cormes. Mêmement les noyers de ses bordures étaient les plus vieux et les plus gros de deux lieues aux entours.
Le père Barbeau était un homme de bon courage, pas méchant, et très porté pour sa famille, sans être injuste à ses voisins et paroissiens.
Il avait déjà trois enfants, quand la mère Barbeau, voyant sans doute qu'elle avait assez de bien pour cinq, et qu'il fallait se dépêcher, parce que l'âge lui venait, s'avisa de lui en donner deux à la fois, deux beaux garçons ; et, comme ils étaient si pareils qu'on ne pouvait presque pas les distinguer l'un de l'autre, on reconnut bien vite que c'étaient deux bessons, c'est-à-dire deux jumeaux d'une parfaite ressemblance.
La mère Sagette, qui les reçut dans son tablier comme ils venaient au monde, n'oublia pas de faire au premier-né une petite croix sur le bras avec son aiguille, parce que, disait-elle, un bout de ruban ou un collier peut se confondre et faire perdre le droit d'aînesse. Quand l'enfant sera plus fort, dit-elle, il faudra lui faire une marque qui ne puisse jamais s'effacer ; à quoi l'on ne manqua pas. L'aîné fut nommé Sylvain, dont on fit bientôt Sylvinet, pour le distinguer de son frère aîné, qui lui avait servi de parrain ; et le cadet fut appelé Landry, nom qu'il garda comme il l'avait reçu au baptême, parce que son oncle, qui était son parrain, avait gardé de son jeune âge la coutume d'être appelé Landriche.
Le père Barbeau fut un peu étonné, quand il revint du marché, de voir deux petites têtes dans le berceau. - Oh ! oh ! fit-il, voilà un berceau qui est trop étroit. Demain matin, il me faudra l'agrandir. - Il était un peu menuisier de ses mains, sans avoir appris, et il avait fait la moitié de ses meubles. Il ne s'étonna pas autrement et alla soigner sa femme, qui but un grand verre de vin chaud, et ne s'en porta que mieux.
- Tu travailles si bien, ma femme, lui dit-il, que ça doit me donner du courage. Voilà deux enfants de plus à nourrir, dont nous n'avions pas absolument besoin ; ça veut dire qu'il ne faut pas que je me repose de cultiver nos terres et d'élever nos bestiaux. Sois tranquille ; on travaillera ; mais ne m'en donne pas trois la prochaine fois, car ça serait trop. La mère Barbeau, se prit à pleurer, dont le père Barbeau se mit fort en peine.
- Bellement, bellement, dit-il, il ne faut te chagriner, ma bonne femme. Ce n'est pas par manière de reproche que je t'ai dit cela, mais par manière de remerciement, bien au contraire. Ces deux enfants-là sont beaux et bien faits ; ils n'ont point de défauts sur le corps, et j'en suis content.
- Alas ! mon Dieu, dit la femme, je sais bien que vous ne me les reprochez pas, notre maître ; mais moi j'ai du souci, parce qu'on m'a dit qu'il n'y avait rien de plus chanceux et de plus malaisé à élever que des bessons. Ils se font tort l'un à l'autre, et presque toujours, il faut qu'un des deux périsse pour que l'autre se porte bien.
- Oui-da ! dit le père : est-ce la vérité ? Tant qu'à moi, ce sont les premiers bessons que je vois. Le cas n'est point fréquent. Mais voici la mère Sagette qui a de la connaissance là-dessus, et qui va nous dire ce qui en est.
La mère Sagette étant appelée répondit :
- Fiez-vous à moi ; ces deux bessons-là vivront bel et bien, et ne seront pas plus malades que d'autres enfants. Il y a cinquante ans que je fais le métier de sage-femme, et que je vois naître, vivre ou mourir tous les enfants du canton. Ce n'est donc pas la première fois que je reçois des jumeaux. D'abord, la ressemblance ne fait rien à leur santé. Il y en a qui ne se ressemblent pas plus que vous et moi, et souvent il arrive que l'un est fort et l'autre faible ; ce qui fait que l'un vit et que l'autre meurt ; mais regardez les vôtres, ils sont chacun aussi beau et aussi bien corporé que s'il était fils unique. Ils ne se sont donc pas fait dommage l'un à l'autre dans le sein de leur mère ; ils sont venus à bien tous les deux sans trop la faire souffrir et sans souffrir eux-mêmes. Ils sont jolis à merveille et ne demandent qu'à vivre. Consolez-vous donc, mère Barbeau, ça vous sera un plaisir de les voir grandir ; et, s'ils continuent, il n'y aura guère que vous et ceux qui les verront tous les jours qui pourrez faire entre eux une différence ; car je n'ai jamais vu deux bessons si pareils. On dirait deux petits perdreaux sortant de l'oeuf ; c'est si gentil et si semblable, qu'il n'y a que la mère-perdrix qui les reconnaisse.
- À la bonne heure ! fit le père Barbeau en se grattant la tête ; mais j'ai ouï dire que les bessons prenaient tant d'amitié l'un pour l'autre, que quand ils se quittaient ils ne pouvaient plus vivre, et qu'un des deux, tout au moins, se laissait consumer par le chagrin, jusqu'à en mourir.
- C'est la vraie vérité, dit la mère Sagette ; mais écoutez ce qu'une femme d'expérience va vous dire. Ne le mettez pas en oubliance ; car, dans le temps où vos enfants seront en âge de vous quitter, je ne serai peut-être plus de ce monde pour vous conseiller. Faites attention, dès que vos bessons commenceront à se reconnaître de ne pas les laisser toujours ensemble. Emmenez l'un au travail pendant que l'autre gardera la maison. Quand l'un ira pêcher, envoyez l'autre à la chasse ; quand l'un gardera les moutons, que l'autre aille voir les boeufs au pacage ; quand vous donnerez à l'un du vin à boire, donnez à l'autre un verre d'eau, et réciproquement. Ne les grondez point ou ne les corrigez point tous les deux en même temps ; ne les habillez pas de même ; quand l'un aura un chapeau, que l'autre ait une casquette, et que surtout leurs blouses ne soient pas du même bleu. Enfin, par tous les moyens que vous pourrez imaginer, empêchez-les de se confondre l'un avec l'autre et de s'accoutumer à ne pas se passer l'un de l'autre. Ce que je vous dis là, j'ai grand'peur que vous ne le mettiez dans l'oreille du chat ; mais si vous ne le faites pas, vous vous en repentirez grandement un jour.
La mère Sagette parlait d'or et on la crut. On lui promit de faire comme elle disait, et on lui fit un beau présent avant de la renvoyer. Puis comme elle avait bien recommandé que les bessons ne fussent point nourris du même lait, on s'enquit vitement d'une nourrice.
Mais il ne s'en trouva point dans l'endroit. La mère Barbeau, qui n'avait pas compté sur deux enfants, et qui avait nourri elle-même tous les autres, n'avait pas pris ses précautions à l'avance. Il fallut que le père Barbeau partît pour chercher cette nourrice dans les environs ; et pendant ce temps, comme la mère ne pouvait pas laisser pâtir ses petits, elle leur donna le sein à l'un comme à l'autre. Les gens de chez nous ne se décident pas vite, et, quelque riche qu'on soit, il faut toujours un peu marchander. On savait que les Barbeau avaient de quoi payer, et on pensait que la mère, qui n'était plus de la première jeunesse, ne pourrait point garder deux nourrissons sans s'épuiser. Toutes les nourrices que le père Barbeau put trouver lui demandèrent donc dix-huit livres par mois, ni plus ni moins qu'à un bourgeois.
Le père Barbeau n'aurait voulu donner que douze ou quinze livres, estimant que c'était beaucoup pour un paysan. Il courut de tous les côtés et disputa un peu sans rien conclure. L'affaire ne pressait pas beaucoup ; car deux enfants si petits ne pouvaient pas fatiguer la mère, et ils étaient si bien portants, si tranquilles, si peu braillards l'un et l'autre, qu'ils ne faisaient presque pas plus d'embarras qu'un seul dans la maison. Quand l'un dormait, l'autre dormait aussi. Le père avait arrangé le berceau, et quand ils pleuraient tous deux à la fois, on les berçait et on les apaisait en même temps.
Enfin le père Barbeau fit un arrangement avec une nourrice pour quinze livres, et il ne se tenait plus qu'à cent sous d'épingles, lorsque sa femme lui dit :
- Bah ! notre maître, je ne vois pas pourquoi nous allons dépenser cent quatre-vingts ou deux cents livres par an, comme si nous étions des messieurs et dames, et comme si j'étais hors d'âge pour nourrir mes enfants.
J'ai plus de lait qu'il n'en faut pour cela. Ils ont déjà un mois, nos garçons, et voyez s'ils ne sont pas en bon état ! La Merlaude que vous voulez donner pour nourrice à un des deux n'est pas moitié si forte et si saine que moi ; son lait a déjà dix-huit mois, et ce n'est pas ce qu'il faut à un enfant si jeune. La Sagette nous a dit de ne pas nourrir nos bessons du même lait, pour les empêcher de prendre trop d'amitié l'un pour l'autre, c'est vrai qu'elle l'a dit ; mais n'a-t-elle pas dit aussi qu'il fallait les soigner également bien, parce que, après tout, les bessons n'ont pas la vie tout à fait aussi forte que les autres enfants ? J'aime mieux que les nôtres s'aiment trop, que s'il faut sacrifier l'un à l'autre. Et puis, lequel des deux mettrons-nous en nourrice ? Je vous confesse que j'aurais autant de chagrin à me séparer de l'un comme de l'autre. Je peux dire que j'ai bien aimé tous mes enfants, mais, je ne sais comment la chose se fait, m'est avis que ceux-ci sont encore les plus mignons et les plus gentils que j'aie portés dans mes bras. J'ai pour eux un je ne sais quoi qui me fait toujours craindre de les perdre. Je vous en prie, mon mari, ne pensez plus à cette nourrice ; nous ferons pour le reste tout ce que la Sagette a recommandé. Comment voulez-vous que des enfants à la mamelle se prennent de trop grande amitié, quand c'est tout au plus s'ils connaîtront leurs mains d'avec leurs pieds quand ils seront en sevrage ?
- Ce que tu dis là n'est pas faux, ma femme, répondit le père Barbeau en regardant sa femme, qui était encore fraîche et forte comme on en voit peu ; mais si, pourtant, à mesure que ces enfants grossiront, ta santé venait à dépérir ?
- N'ayez peur, dit la Barbeaude, je me sens d'aussi bon appétit que si j'avais quinze ans, et d'ailleurs, si je sentais que je m'épuise, je vous promets que je ne vous le cacherais pas, et il serait toujours temps de mettre un de ces pauvres enfants hors de chez nous.
Le père Barbeau se rendit, d'autant plus qu'il aimait bien autant ne pas faire de dépense inutile. La mère Barbeau nourrit ses bessons sans se plaindre et sans souffrir, et même elle était d'un si beau naturel que, deux ans après le sevrage de ses petits, elle mit au monde une jolie petite fille, qui eut nom Nanette, et qu'elle nourrit aussi elle-même. Mais c'était un peu trop, et elle eût eu peine à en venir à bout, si sa fille aînée, qui était à son premier enfant, ne l'eût soulagée de temps en temps, en donnant le sein à sa petite soeur.
De cette manière toute la famille grandit et grouilla bientôt au soleil, les petits oncles et les petites tantes avec les petits neveux et les petites nièces, qui n'avaient pas à se reprocher d'être beaucoup plus turbulents ou plus raisonnables les uns que les autres.
II
Les bessons croissaient à plaisir sans être malades plus que d'autres enfants, et mêmement ils avaient le tempérament si doux et si bien façonné qu'on eût dit qu'ils ne souffraient point de leurs dents ni de leur croît, autant que le reste du petit monde.
Ils étaient blonds et restèrent blonds toute leur vie. Ils avaient tout à fait bonne mine, de grands yeux bleus, les épaules bien avalées, le corps droit et bien planté, plus de taille et de hardiesse que tous ceux de leur âge, et tous les gens des alentours qui passaient par le bourg de la Cosse s'arrêtaient pour les regarder, pour s'émerveillera de leur retirance, et chacun s'en allait disant : " C'est tout de même une jolie paire de gars. "
Cela fut cause que, de bonne heure, les bessons s'accoutumèrent à être examinés et questionnés et à ne point devenir honteux et sots en grandissant. Ils étaient à leur aise avec tout le monde, et, au lieu de se cacher derrière les buissons, comme font les enfants de chez nous quand ils aperçoivent un étranger, ils affrontaient le premier venu, mais toujours très honnêtement, et répondaient à tout ce qu'on leur demandait, sans baisser la tête et sans se faire prier. Au premier moment, on ne faisait point entre eux de différence et on croyait voir un oeuf et un oeuf. Mais, quand on les avait observés un quart d'heure, on voyait que Landry était une miette plus grand et plus fort, qu'il avait le cheveu un peu plus épais, le nez plus fort et l'oeil plus vif. Il avait aussi le front plus large et l'air plus décidé, et mêmement un signe que son frère avait à la joue droite, il l'avait à la joue gauche et beaucoup plus marqué. Les gens de l'endroit les reconnaissaient donc bien ; mais cependant il leur fallait un petit moment, et, à la tombée de la nuit ou à une petite distance, ils s'y trompaient quasi tous, d'autant plus que les bessons avaient la voix toute pareille, et que, comme ils savaient bien qu'on pouvait les confondre, ils répondaient au nom l'un de l'autre sans se donner la peine de vous avertir de la méprise. Le père Barbeau lui-même s'y embrouillait quelquefois. Il n'y avait, ainsi que la Sagette l'avait annoncé, que la mère qui ne s'y embrouillât jamais, fût-ce à la grande nuit, ou du plus loin qu'elle pouvait les voir venir ou les entendre parler.
En fait, l'un valait l'autre, et si Landry avait une idée de gaieté et de courage de plus que son aîné, Sylvinet était si amiteux et si fin d'esprit qu'on ne pouvait pas l'aimer moins que son cadet. On pensa bien, pendant trois mois, à les empêcher de trop s'accoutumer l'un à l'autre. Trois mois, c'est beaucoup, en campagne, pour observer une chose contre la coutume. Mais, d'un côté, on ne voyait point que cela fît grand effet ; d'autre part, M. le curé avait dit que la mère Sagette était une radoteuse et que ce que le bon Dieu avait mis dans les lois de la nature ne pouvait être défait par les hommes. Si bien qu'on oublia peu à peu tout ce qu'on s'était promis de faire. La première fois qu'on leur ôta leur fourreau pour les conduire à la messe en culottes, ils furent habillés du même drap, car ce fut un jupon de leur mère qui servit pour les deux habillements, et la façon fut la même, le tailleur de la paroisse n'en connaissant point deux.
Quand l'âge leur vint, on remarqua qu'ils avaient le même goût pour la couleur, et quand leur tante Rosette voulut leur faire cadeau à chacun d'une cravate, à la nouvelle année, ils choisirent tous deux la même cravate lilas au mercier colporteur qui promenait sa marchandise de porte en porte sur le dos de son cheval percheron. La tante leur demanda si c'était pour l'idée qu'ils avaient d'être toujours habillés l'un comme l'autre. Mais les bessons n'en cherchaient pas si long ; Sylvinet répondit que c'était la plus jolie couleur et le plus joli dessin de cravate qu'il y eût dans tout le ballot du mercier et de suite Landry assura que toutes les autres cravates étaient vilaines.
- Et la couleur de mon cheval, dit le marchand en souriant, comment la trouvez-vous ?
- Bien laide, dit Landry. Il ressemble à une vieille pie.
- Tout à fait laide, dit Sylvinet. C'est absolument une pie mal plumée.
- Vous voyez bien, dit le mercier à la tante, d'un air judicieux, que ces enfants-là ont la même vue. Si l'un voit jaune ce qui est rouge, aussitôt l'autre verra rouge ce qui est jaune, et il ne faut pas les contrarier là-dessus, car on dit que quand on veut empêcher les bessons de se considérer comme les deux empreintes d'un même dessin, ils deviennent idiots et ne savent plus du tout ce qu'ils disent.
Le mercier disait cela parce que ses cravates lilas étaient mauvais teint et qu'il avait envie d'en vendre deux à la fois.
Par la suite du temps, tout alla de même, et les bessons furent habillés si pareillement, qu'on avait encore plus souvent lieu de les confondre, et soit par malice d'enfant, soit par la force de cette loi de nature que le curé croyait impossible à défaire, quand l'un avait cassé le bout de son sabot, bien vite l'autre écornait le sien du même pied ; quand l'un déchirait sa veste ou sa casquette, sans tarder, l'autre imitait si bien la déchirure, qu'on aurait dit que le même accident l'avait occasionnée : et puis, mes bessons de rire et de prendre un air sournoisement innocent quand on leur demandait compte de la chose.
Bonheur ou malheur, cette amitié-là augmentait toujours avec l'âge, et le jour où ils surent raisonner un peu, ces enfants se dirent qu'ils ne pouvaient pas s'amuser avec d'autres enfants quand un des deux ne s'y trouvait pas ; et le père ayant essayé d'en garder un toute la journée avec lui, tandis que l'autre restait avec la mère, tous les deux furent si tristes, si pâles et si lâches au travail, qu'on les crut malades. Et puis quand ils se retrouvèrent le soir, ils s'en allèrent tous deux par les chemins, se tenant par la main et ne voulant plus rentrer, tant ils avaient d'aise d'être ensemble, et aussi parce qu'ils boudaient un peu leurs parents de leur avoir fait ce chagrin-là. On n'essaya plus guère de recommencer, car il faut dire que le père et la mère, mêmement les oncles et les tantes, les frères et les soeurs avaient pour les bessons une amitié qui tournait un peu en faiblesse. Ils en étaient fiers, à force d'en recevoir des compliments, et aussi parce que c'était, de vrai, deux enfants qui n'étaient ni laids, ni sots, ni méchants. De temps en temps, le père Barbeau s'inquiétait bien un peu de ce que deviendrait cette accoutumance d'être toujours ensemble quand ils seraient en âge d'homme, et se remémorant les paroles de la Sagette il essayait de les taquiner pour les rendre jaloux l'un de l'autre. S'ils faisaient une petite faute, il tirait les oreilles de Sylvinet, par exemple, disant à Landry : Pour cette fois, je te pardonne à toi, parce que tu es ordinairement le plus raisonnable. Mais cela consolait Sylvinet d'avoir chaud aux oreilles, de voir qu'on avait épargné son frère, et Landry pleurait comme si c'était lui qui avait reçu la correction. On tenta aussi de donner, à l'un seulement, quelque chose dont tous deux avaient envie ; mais tout aussitôt, si c'était chose bonne à manger, ils partageaient ; ou si c'était toute autre amusette ou épelette à leur usage, ils le mettaient en commun, ou se le donnaient et redonnaient l'un à l'autre, sans distinction du tien et du mien. Faisait-on à l'un un compliment de sa conduite, en ayant l'air de ne pas rendre justice à l'autre, cet autre était content et fier de voir encourager et caresser son besson, et se mettait à le flatter et à le caresser aussi. Enfin, c'était peine perdue que de vouloir les diviser d'esprit ou de corps, et comme on n'aime guère à contrarier des enfants qu'on chérit, même quand c'est pour leur bien, on laissa vite aller les choses comme Dieu voulut ; ou bien on se fit de ces petites picoteries un jeu dont les deux bessons n'étaient point dupes, Ils étaient fort malins, et quelquefois, pour qu'on les laissât tranquilles, ils faisaient mine de se disputer et de se battre ; mais ce n'était qu'un amusement de leur part, et ils n'avaient garde, en se roulant l'un sur l'autre, de se faire le moindre mal ; si quelque badaud s'étonnait de les voir en bisbille, ils se cachaient pour rire de lui, et on les entendait babiller et chantonner ensemble comme deux merles dans une branche.
Malgré cette grande ressemblance et cette grande inclination, Dieu, qui n'a rien fait d'absolument pareil dans le ciel et sur la terre, voulut qu'ils eussent un sort bien différent, et c'est alors qu'on vit que c'étaient deux créatures séparées dans l'idée du bon Dieu, et différentes dans leur propre tempérament.
On ne vit la chose qu'à l'essai, et cet essai arriva après qu'ils eurent fait ensemble leur première communion. La famille du père Barbeau augmentait, grâce à ses deux filles aînées qui ne chômaient pas de mettre de beaux enfants au monde. Son fils aîné, Martin, un beau et brave garçon, était au service ; ses gendres travaillaient bien, mais l'ouvrage n'abondait pas toujours. Nous avons eu, dans nos pays, une suite de mauvaises années, tant pour les vimaires du temps que pour les embarras du commerce, qui ont délogé plus d'écus de la poche des gens de campagne qu'elles n'y en ont fait rentrer. Si bien que le père Barbeau n'était pas assez riche pour garder tout son monde avec lui, et il fallait bien songer à mettre ses bessons en condition chez les autres. Le père Caillaud, de la Priche, lui offrit d'en prendre un pour toucher ses boeufs, parce qu'il avait un fort domaine à faire valoir, et que tous ses garçons étaient trop grands ou trop jeunes pour cette besogne là. La mère Barbeau eut grand'peur et grand chagrin quand son mari lui en parla pour la première fois. On eût dit qu'elle n'avait jamais prévu que la chose dût arriver à ses bessons, et pourtant elle s'en était inquiétée leur vie durant ; mais, comme elle était grandement soumise à son mari, elle ne sut que dire, Le père avait bien du souci aussi pour son compte, et il prépara la chose de loin. D'abord les deux bessons pleurèrent et passèrent trois jours à travers bois et prés, sans qu'on les vît, sauf à l'heure des repas. Ils ne disaient mot à leurs parents, et quand on leur demandait s'ils avaient pensé à se soumettre, ils ne répondaient rien, mais ils raisonnaient beaucoup quand ils étaient ensemble.
Le premier jour ils ne surent que se lamenter tous deux, et se tenir par les bras comme s'ils avaient crainte qu'on ne vînt les séparer par force. Mais le père Barbeau ne l'eût point fait. Il avait la sagesse d'un paysan, qui est faite moitié de patience et moitié de confiance dans l'effet du temps. Aussi le lendemain, les bessons voyant qu'on ne les taboulait point, et que l'on comptait que la raison leur viendrait, se trouvèrent-ils plus effrayés de la volonté paternelle qu'ils ne l'eussent été par menaces et châtiments.
- Il faudra pourtant bien nous y ranger, dit Landry, et c'est à savoir lequel de nous s'en ira ; car on nous a laissé le choix, et le père Caillaud a dit qu'il ne pouvait pas nous prendre tous les deux.
- Qu'est-ce que ça me fait que je parte ou que je reste, dit Sylvinet, puisqu'il faut que nous nous quittions ? Je ne pense seulement pas à l'affaire d'aller vivre ailleurs ; si j'y allais avec toi, je me désaccoutumerais bien de la maison.
- Ça se dit comme ça, reprit Landry, et pourtant celui qui restera avec nos parents aura plus de consolation et moins d'ennui que celui qui ne verra plus ni son besson, ni son père, ni sa mère, ni son jardin, ni ses bêtes, ni tout ce qui a coutume de lui faire plaisir.
Landry disait cela d'un air assez résolu ; mais Sylvinet se remit à pleurer ; car il n'avait pas autant de résolution que son frère, et l'idée de tout perdre et de tout quitter à la fois lui fit tant de peine qu'il ne pouvait plus s'arrêter dans ses larmes.
Landry pleurait aussi, mais pas autant, et pas de la même manière ; car il pensait toujours à prendre pour lui le plus gros de la peine, et il voulait voir ce que son frère en pouvait supporter, afin de lui épargnera tout le reste. Il connut bien que Sylvinet avait plus peur que lui d'aller habiter un endroit étranger et de se donner à une famille autre que la sienne.
- Tiens, frère, lui dit-il, si nous pouvons nous décider à la séparation, mieux vaut que je m'en aille. Tu sais bien que je suis un peu plus fort que toi et que, quand nous sommes malades, ce qui arrive presque toujours en même temps, la fièvre se met plus fort après toi qu'après moi. On dit que nous mourrons peut-être si l'on nous sépare. Moi je ne crois pas que je mourrai ; mais je ne répondrais pas de toi, et c'est pour cela que j'aime mieux te savoir avec notre mère, qui te consolera et te soignera. De fait, si l'on fait chez nous une différence entre nous deux, ce qui ne paraît guère, je crois bien que c'est toi qui es le plus chéri, et je sais que tu es le plus mignon et le plus amiteux. Reste donc, moi je partirai. Nous ne serons pas loin l'un de l'autre. Les terres du père Caillaud touchent les nôtres, et nous nous verrons tous les jours. Moi j'aime la peine et ça me distraira, et comme je cours mieux que toi, je viendrai plus vite te trouver aussitôt que j'aurai fini ma journée. Toi, n'ayant pas grand'chose à faire, tu viendras en te promenant me voir à mon ouvrage. Je serai bien moins inquiet à ton sujet que si tu étais dehors et moi dedans la maison. Par ainsi, je te demande d'y rester.
III
Sylvinet ne voulut point entendre à cela ; quoiqu'il eût le coeur plus tendre que Landry pour son père, sa mère et sa petite Nanette, il s'effrayait de laisser l'endosse à son cher besson.
Quand ils eurent bien discuté, ils tirèrent à la courte paille et le sort tomba sur Landry. Sylvinet ne fut pas content de l'épreuve et voulut tenter à pile ou face avec un gros sou. Face tomba trois fois pour lui, c'était toujours à Landry de partir.
- Tu vois bien que le sort le veut, dit Landry, et tu sais qu'il ne faut pas contrarier le sort.
Le troisième jour, Sylvinet pleura bien encore, mais Landry ne pleura presque plus. La première idée du départ lui avait fait peut-être une plus grosse peine qu'à son frère, parce qu'il avait mieux senti son courage et qu'il ne s'était pas endormi sur l'impossibilité de résister à ses parents ; mais, à force de penser à son mal, il l'avait plus vite usé, et il s'était fait beaucoup de raisonnements, tandis qu'à force de se désoler, Sylvinet n'avait pas eu le courage de se raisonner : si bien que Landry était tout décidé à partir, que Sylvinet ne l'était point encore à le voir s'en aller.
Et puis Landry avait un peu plus d'amour-propre que son frère. On leur avait tant dit qu'ils ne seraient jamais qu'une moitié d'homme s'ils ne s'habituaient pas à se quitter, que Landry, qui commençait à sentir l'orgueil de ses quatorze ans, avait envie de montrer qu'il n'était plus un enfant. Il avait toujours été le premier à persuader et à entraîner son frère, depuis la première fois qu'ils avaient été chercher un nid au faîte d'un arbre, jusqu'au jour où ils se trouvaient. Il réussit donc encore cette fois-là à le tranquilliser, et, le soir, en rentrant à la maison, il déclara à son père que son frère et lui se rangeaient au devoir, qu'ils avaient tiré au sort, et que c'était à lui Landry, d'aller toucher les grands boeufs de la Priche.
Le père Barbeau prit ses deux bessons chacun sur un de ses genoux, quoiqu'ils fussent déjà grands et forts, et il leur parla ainsi :
- Mes enfants, vous voilà en âge de raison, je le connais à votre soumission et j'en suis content. Souvenez-vous que quand les enfants font plaisir à leurs père et mère, ils font plaisir au grand Dieu du ciel qui les en récompense un jour ou l'autre. Je ne veux pas savoir lequel de vous deux s'est soumis le premier. Mais Dieu le sait, et il bénira celui-là pour avoir bien parlé, comme il bénira aussi l'autre pour avoir bien écouté.
Là-dessus il conduisit ses bessons auprès de leur mère pour qu'elle leur fît son compliment ; mais la mère Barbeau eut tant de peine à se retenir de pleurer, qu'elle ne put rien leur dire et se contenta de les embrasser.
Le père Barbeau, qui n'était pas un maladroit, savait bien lequel des deux avait le plus de courage et lequel avait le plus d'attache. Il ne voulut point laisser froidir la bonne volonté de Sylvinet, car il voyait que Landry était tout décidé pour lui-même, et qu'une seule chose, le chagrin de son frère, pouvait le faire broncher. Il éveilla donc Landry avant le jour, en ayant bien soin de ne pas secouer son aîné, qui dormait à côté de lui.
- Allons, petit, lui dit-il tout bas, il nous faut partir pour la Priche avant que ta mère te voye, car tu sais qu'elle a du chagrin, et il faut lui épargner les adieux. Je vas te conduire chez ton nouveau maître et porter ton paquet.
- Ne dirai-je pas adieu à mon frère ? demanda Landry. Il m'en voudra si je le quitte sans l'avertir.
- Si ton frère s'éveille et te voit partir, il pleurera, il réveillera votre mère, et votre mère pleurera encore plus fort, à cause de votre chagrin. Allons, Landry, tu es un garçon de grand coeur, et tu ne voudrais pas rendre ta mère malade. Fais ton devoir tout entier, mon enfant ; pars sans faire semblant de rien. Pas plus tard que ce soir, je te conduirai ton frère, et comme c'est demain dimanche, tu viendras voir ta mère sur le jour.
Landry obéit bravement et passa la porte de la maison sans regarder derrière lui. La mère Barbeau n'était pas si bien endormie ni si tranquille qu'elle n'eût entendu ce que son homme disait à Landry. La pauvre femme, sentant la raison. de son mari, ne bougea et se contenta d'écarter un peu son rideau pour voir sortir Landry. Elle eut le coeur si gros qu'elle se jeta à bas du lit pour aller l'embrasser, mais elle s'arrêta quand elle fut devant le lit des bessons, où Sylvinet dormait encore à pleins yeux. Le pauvre garçon avait tant pleuré depuis trois jours et quasi trois nuits, qu'il était vanné par la fatigue, et même il se sentait d'un peu de fièvre, car il se tournait et retournait sur son coussin, envoyant de gros soupirs et gémissant sans pouvoir se réveiller.
Alors la mère Barbeau, voyant et avisant le seul de ses bessons qui lui restât, ne put pas s'empêcher de se dire que c'était celui qu'elle eût vu partir avec le plus de peine. Il est bien vrai qu'il était le plus sensible des deux, soit qu'il eût le tempérament moins fort, soit que Dieu, dans sa loi de nature, ait écrit que de deux personnes qui s'aiment, soit d'amour, soit d'amitié, il y en a toujours une qui doit donner son coeur plus que l'autre. Le père Barbeau avait un brin de préférence pour Landry, parce qu'il faisait cas du travail et du courage plus que des caresses et des attentions.
Mais la mère avait ce brin de préférence pour le plus gracieux et le plus câlin, qui était Sylvinet.
La voilà donc qui se prend à regarder son pauvre gars, tout pâle et tout défait, et qui se dit que ce serait grand'pitié de le mettre déjà en condition ; que son Landry a plus d'étoffe pour endurer la peine, et que d'ailleurs l'amitié pour son besson et pour sa mère ne le foule pas au point de le mettre en danger de maladie. C'est un enfant qui a une grande idée de son devoir, pensait-elle ; mais tout de même, s'il n'avait pas le coeur un peu dur, il ne serait pas parti comme ça sans barguigner, sans tourner la tète et sans verser une pauvre larme. Il n'aurait pas eu la force de faire deux pas sans se jeter sur ses genoux pour demander courage au bon Dieu, et il se serait approché de mon lit, où je faisais la frime de dormir, tout seulement pour me regarder et pour embrasser le bout de mon rideau. Mon Landry est bien un véritable garçon. Ça ne demande qu'à vivre, à remuer, à travailler et à changer de place. Mais celui-ci a le coeur d'une fille ; c'est si tendre et si doux qu'on ne peut pas s'empêcher d'aimer ça comme ses yeux.
Ainsi devisait en elle-même la mère Barbeau tout en retournant à son lit, où elle ne se rendormit point, tandis que le père Barbeau emmenait Landry à travers prés et pacages du côté de la Friche. Quand ils furent sur une petite hauteur, d'où l'on ne voit plus les bâtiments de la Cosse aussitôt qu'on se met à la descendre, Landry s'arrêta et se retourna, le coeur lui enfla, et il s'assit sur la fougère, ne pouvant faire un pas de plus. Son père fit mine de ne point s'en apercevoir et de continuer à marcher. Au bout d'un petit moment, il l'appela bien doucement en lui disant :
- Voilà qu'il fait jour, mon Landry ; dégageons-nous, si nous voulons arriver avant le soleil levé.
Landry se releva, et comme il s'était juré de ne point pleurer devant son père, il rentra ses larmes qui lui venaient dans les yeux grosses comme des pois. Il fit comme s'il avait laissé tomber son couteau de sa poche, et il arriva à la Priche sans avoir montré sa peine, qui pourtant n'était pas mince.
IV
Le père Caillaud, voyant que des deux bessons on lui amenait le plus fort et le plus diligent, fut tout aise de le recevoir. Il savait bien que cela n'avait pas dû se décider sans chagrin, et comme c'était un brave homme et un bon voisin, fort ami du père Barbeau, il fit de son mieux pour flatter et encourager le jeune gars. Il lui fit donner vitement la soupe et un pichet de vin pour lui remettre le coeur, car il était aisé de voir que le chagrin y était. Il le mena ensuite avec lui pour lier les boeufs, et il lui fit connaître la manière dont il s'y prenait. De fait, Landry n'était pas novice dans cette besogne-là ; car son père avait une jolie paire de boeufs, qu'il avait souvent ajustés et conduits à merveille. Aussitôt que l'enfant vit les grands boeufs du père Caillaud, qui étaient les mieux tenus, les mieux nourris et les plus forts de race de tout le pays, il se sentit chatouillé dans son orgueil d'avoir une si belle aumaille au bout de son aiguillon. Et puis il était content de montrer qu'il n'était ni maladroit ni lâche, et qu'on n'avait rien de nouveau à lui apprendre. Son père ne manqua pas de le faire valoir, et quand le moment fut venu de partir pour les champs, tous les enfants du père Caillaud, garçons et filles, grands et petits, vinrent embrasser le besson, et la plus jeune des filles lui attacha une branchée de fleurs avec des rubans à son chapeau, parce que c'était son premier jour de service et comme un jour de. fête pour la famille qui le recevait. Avant de le quitter, son père lui fit une admonestation en présence de son nouveau maître, lui commandant de le contenter -en toutes choses et d'avoir soin de son bétail comme si c'était son bien propre.
Là-dessus, Landry ayant promis de faire de son mieux, s'en alla au labourage, où il fit bonne contenance et bon office tout le jour, et d'où il revint ayant grand appétit ; car c'était la première fois qu'il travaillait aussi rude, et un peu de fatigue est un souverain remède contre le chagrin.
Mais ce fut plus malaisé à passer pour le pauvre Sylvinet, à la Bessonnière : car il faut vous dire que la maison et la propriété du père Barbeau, situées au bourg de la Cosse, avaient pris ce nom-là depuis la naissance des deux enfants, et à cause que, peu de temps après, une servante de la maison avait mis au monde une paire de bessonnes qui n'avaient point vécu. Or, comme les paysans sont grands donneurs de sornettes et sobriquets, la maison et la terre avaient reçu le nom de Bessonnière ; et partout où se montraient Sylvinet et Landry, les enfants ne manquaient pas de crier autour d'eux : " Voilà les bessons de la Bessonnière ! "
Or donc, il y avait grande tristesse ce jour-là à la Bessonnière du père Barbeau. Sitôt que Sylvinet fut éveillé, et qu'il ne vit point son frère à son côté, il se douta de la vérité, mais il ne pouvait croire que Landry pût être parti comme cela sans lui dire adieu ; et il était fâché contre lui au milieu de sa peine.
- Qu'est-ce que je lui ai donc fait, disait-il à sa mère, et en quoi ai-je pu le mécontenter ? Tout ce qu'il m'a conseillé de faire, je m'y suis toujours rendu ; et quand il m'a recommandé de ne point pleurer devant vous, ma mère mignonne, je me suis retenu de pleurer, tant que la tête m'en sautait. Il m'avait promis de ne pas s'en aller sans me dire encore des paroles pour me donner courage, et sans déjeuner avec moi au bout de la Chenevière, à l'endroit où nous avions coutume d'aller causer et nous amuser tous les deux. Je voulais lui faire son paquet et lui donner mon couteau qui vaut mieux que le sien. Vous lui aviez donc faite son paquet hier soir sans me rien dire, ma mère, et vous saviez donc qu'il voulait s'en aller sans me dire adieu ?
- J'ai fait la volonté de ton père, répondit la mère Barbeau.
Et elle dit tout ce qu'elle put s'imaginer pour le consoler. Il ne voulait entendre à rien ; et ce ne fut que quand il vit qu'elle pleurait aussi, qu'il se mit à l'embrasser, à lui demander pardon d'avoir augmenté sa peine, et à lui promettre de rester avec elle pour la dédommager. Mais aussitôt qu'elle l'eut quitté pour vaquer à la basse-cour et à la lessive, il se prit de courir du côté de la Priche, sans même songer où il allait, mais se laissant emporter par son instinct comme un pigeon qui court après sa pigeonne sans s'embarrasser du chemin.
Il aurait été jusqu'à la Priche s'il n'avait rencontré son père qui en revenait, et qui le prit par la main pour le ramener, en lui disant : - Nous irons ce soir, mais il ne faut pas détemcer ton frère pendant qu'il travaille, ça ne contenterait pas son maître ; d'ailleurs la femme de chez nous est dans la peine, et je compte que c'est toi qui la consoleras.
V
Sylvinet revint se pendre aux jupons de sa mère comme un petit enfant, et ne la quitta point de la journée, lui parlant toujours de Landry et ne pouvant pas se défendre de penser à lui, en passant par tous les endroits et recoins où ils avaient eu coutume de passer ensemble. Le soir il alla à la Priche avec son père, qui voulut l'accompagner. Sylvinet était comme fou d'aller embrasser son besson, et il n'avait pas pu souper, tant il avait hâte de partir. Il comptait que Landry viendrait au-devant de lui, et il s'imaginait toujours le voir accourir. Mais Landry, quoiqu'il en eût bonne envie, ne bougea point. Il craignit d'être moqué par les jeunes gens et les gars de la Priche pour cette amitié bessonnière qui passait pour une sorte de maladie, si bien que Sylvinet le trouva à table, buvant et mangeant comme s'il eût été toute sa vie avec la famille Caillaud.
Aussitôt que Landry le vit entrer, pourtant, le coeur lui sauta de joie, et s'il ne se fût pas contenu, il aurait fait tomber la table et le banc pour l'embrasser plus vite. Mais il n'osa, parce que ses maîtres le regardaient curieusement, se faisant un amusement de voir dans cette amitié une chose nouvelle et un phénomène de nature, comme disait le maître d'école de l'endroit.
Aussi, quand Sylvinet vint se jeter sur lui, l'embrasser tout en pleurant, et se serrer contre lui comme un oiseau se pousse dans le nid contre son frère pour se réchauffer, Landry fut fâché à cause des autres, tandis qu'il ne pouvait pourtant pas s'empêcher d'être content pour son compte ; mais il voulait avoir l'air plus raisonnable que son frère, et il lui fit de temps en temps signe de s'observer, ce qui étonna et fâcha grandement Sylvinet. Là-dessus, le père Barbeau s'étant mis à causer et à boire un coup ou deux avec le père Caillaud, les deux bessons sortirent ensemble, Landry voulant bien aimer et caresser son frère comme en secret. Mais les autres gars les observèrent de loin ; et mêmement la petite Solange, la plus jeune des filles du père Caillaud, qui était maligne et curieuse comme un vrai linot, les suivit à petits pas jusque dans la coudrière, riant d'un air penaud quand ils faisaient attention à elle, mais n'en démordant point, parce qu'elle s'imaginait toujours qu'elle allait voir quelque chose de singulier, et ne sachant pourtant pas ce qu'il peut y avoir de surprenant dans l'amitié de deux frères.
Sylvinet, quoiqu'il fût étonné de l'air tranquille dont son frère l'avait abordé, ne songea pourtant pas à lui en faire reproche, tant il était content de se trouver avec lui. Le lendemain, Landry sentant qu'il s'appartenait, parce que le père Caillaud lui avait donné licence de tout devoir, il partit de si grand matin qu'il pensa surprendre son frère au lit. Mais malgré que Sylvinet fût le plus dormeur des deux, il s'éveilla dans le moment que Landry passait la barrière de l'ouche, et s'en courut nu-pieds comme si quelque chose lui eût dit que son besson approchait de lui. Ce fut pour Landry une journée de parfait contentement. Il avait du plaisir à revoir sa famille et sa maison, depuis qu'il savait qu'il n'y reviendrait pas tous les jours, et que ce serait pour lui comme une récompense. Sylvinet oublia toute sa peine jusqu'à la moitié du jour. Au déjeuner, il s'était dit qu'il dînerait avec son frère ; mais quand le dîner fut fini, il pensa que le souper serait le dernier repas, et il commença d'être inquiet et mal à son aise. Il soignait et câlinait son besson à plein coeur, lui donnant ce qu'il y avait de meilleur à manger, le croûton de son pain et le coeur de sa salade ; et puis il s'inquiétait de son habillement, de sa chaussure, comme s'il eût dû s'en aller bien loin, et comme s'il était bien à plaindre, sans se douter qu'il était lui-même le plus à plaindre des deux, parce qu'il était le plus affligé.
VI
La semaine se passa de même, Sylvinet allant Voir Landry tous les jours, et Landry s'arrêtant avec lui un moment ou deux quand il venait du côté de la Bessonnière ; Landry prenant de mieux en mieux son parti, Sylvinet ne le prenant pas du tout, et comptant les jours, les heures, comme une âme en peine.
Il n'y avait au monde que Landry qui pût faire entendre raison à son frère. Aussi la mère eut-elle recours à lui pour l'engager à se tranquilliser ; car de jour en jour l'affliction du pauvre enfant augmentait. Il ne jouait plus, il ne travaillait que commandé ; il promenait encore sa petite soeur, mais sans presque lui parler et sans songer à l'amuser, la regardant seulement pour l'empêcher de tomber et d'attraper du mal. Aussitôt qu'on n'avait plus les yeux sur lui, il s'en allait tout seul et se cachait si bien qu'on ne savait où le prendre. Il entrait dans tous les fossés, dans toutes les bouchures, dans toutes les ravines, où il avait eu accoutumance de jouer et de deviser avec Landry, et il s'asseyait sur les racines où ils s'étaient assis ensemble, il mettait ses pieds dans tous les filets d'eau où ils avaient pataugé comme deux vraies canettes ; il était content quand il y retrouvait quelques bouts de bois que Landry avait chapusés avec sa serpette, ou quelques cailloux dont il s'était servi comme de palet ou de pierre à feu. Il les recueillait et les cachait dans un trou d'arbre ou sous une cosse de bois, afin de venir les prendre et les regarder de temps en temps, comme si ç'avait été des choses de conséquence. Il allait toujours se remémorant et creusant dans sa tête pour y retrouver toutes les petites souvenances de son bonheur passé. Ça n'eût paru rien à un autre, et pour lui c'était tout. Il ne prenait point souci du temps à venir, n'ayant courage pour penser à une suite de jours comme ceux qu'il endurait. Il ne pensait qu'au temps passé, et se consumait dans une rêvasserie continuelle.
A des fois, il s'imaginait voir et entendre son besson, et il causait tout seul, croyant lui répondre. Ou bien il s'endormait là où il se trouvait, et rêvant de lui ; et quand il se réveillait, il pleurait d'être seul, ne comptant pas ses larmes et ne les retenant point, parce qu'il espérait qu'à fine force la fatigue userait et abattrait sa peine.
Une fois qu'il avait été vaguer jusqu'au droit des tailles de Champeaux, il retrouva sur le riot qui sort du bois au temps des pluies, et qui était maintenant quasiment tout asséché, un de ces petits moulins que font les enfants de chez nous avec des grobilles, et qui sont si finement agencés qu'ils tournent au courant de l'eau et restent là quelquefois bien longtemps, jusqu'à ce que d'autres enfants les cassent ou que les grandes eaux les emmènent. Celui que Sylvinet retrouva, sain et entier, était là depuis plus de deux mois, et, comme l'endroit était désert, il n'avait été vu ni endommagé par personne. Sylvinet le reconnaissait bien pour être l'ouvrage de son besson, et, en le faisant, ils s'étaient promis de venir le voir ; mais ils n'y avaient plus songé, et depuis ils avaient fait bien d'autres moulins dans d'autres endroits. Sylvinet fut donc tout aise de le retrouver, et il le porta un peu plus bas, là où le riot s'était retiré, pour le voir tourner et se rappeler l'amusement que Landry avait eu à lui donner le premier branle. Et puis il le laissa, se faisant un plaisir d'y revenir au premier dimanche avec Landry, pour lui montrer comme leur moulin avait résisté, pour être solide et bien construit.
Mais il ne put se tenir d'y revenir tout seul le lendemain, et il trouva le bord du riot tout troublé et tout battu par les pieds des boeufs qui y étaient venus boire, et qu'on avait mis pacager le matin dans la taille. Il avança un petit peu, et vit que les animaux avaient marché sur son moulin et l'avaient si bien mis en miettes qu'il n'en trouva que peu. Alors il eut le coeur gros, et s'imagina que quelque malheur avait dû arriver ce jour-là à son besson, et il courut jusqu'à la Priche pour s'assurer qu'il n'avait aucun mal. Mais comme il s'était aperçu que Landry n'aimait pas à le voir venir sur le jour, à cause qu'il craignait de fâcher son maître en se laissant détemcer, il se contenta de le regarder de loin pendant qu'il travaillait, et ne se fit point voir à lui. Il aurait eu honte de confesser quelle idée l'avait fait accourir, et il s'en retourna sans mot dire et sans en parler à personne, que bien longtemps après.
Comme il devenait pâle, dormait mal et ne mangeait quasi point, sa mère était bien affligée et ne savait que faire pour le consoler. Elle essayait de le mener avec elle au marché, ou de l'envoyer aux foires à bestiaux avec son père ou ses oncles ; mais de rien il ne se souciait ni ne s'amusait, et le père Barbeau, sans lui en rien dire, essayait de persuader au père Caillaud de prendre les deux bessons à son service. Mais le père Caillaud lui répondait une chose dont il sentait la raison.
- Un supposé que je les prendrais tous deux pour un temps, ça ne pourrait pas durer, car, là où il faut un serviteur, il n'en est besoin de deux pour des gens comme nous. Au bout de l'année, il vous faudrait toujours en louer un quelque autre part. Et ne voyez-vous pas que si votre Sylvinet était dans un endroit où on le forçât de travailler, il ne songerait pas tant, et ferait comme l'autre, qui en a pris bravement son parti ? Tôt ou tard il faudra en venir là. Vous ne le louerez peut-être pas où vous voudrez, et si ces enfants doivent encore être plus éloignés l'un de l'autre, et ne se voir que de semaine en semaine, ou de mois en mois, il vaut mieux commencer à les accoutumer à n'être pas toujours dans la poche l'un de l'autre. Soyez donc plus raisonnable que cela, mon vieux, et ne faites pas tant d'attention au caprice d'un enfant que votre femme et vos autres enfants ont trop écouté et trop câliné. Le plus fort est fait, et croyez bien qu'il s'habituera au reste si vous ne cédez point.
Le père Barbeau se rendait et reconnaissait que plus Sylvinet voyait son besson, tant plus il avait envie de le voir. Et il se promettait, à la prochaine Saint-Jean, d'essayer de le louer, afin que, voyant de moins en moins Landry, il prît finalement le pli de vivre comme les autres et de ne pas se laisser surmonter par une amitié qui tournait en fièvre et en langueur.
Mais il ne fallait point encore parler de cela à la mère Barbeau ; car, au premier mot, elle versait toutes les larmes de son corps. Elle disait que Sylvinet était capable de se périr, et le père Barbeau était grandement embarrassé.
Landry étant conseillé par son père et par son maître, et aussi par sa mère, ne manquait point de raisonner son pauvre besson ; mais Sylvinet ne se défendait point, promettait tout, et ne se pouvait vaincre. Il y avait dans sa peine quelque autre chose qu'il ne disait point, parce qu'il n'eût su comment le dire : c'est qu'il lui était poussé dans le fin fond du coeur une jalousie terrible à l'endroit de Landry. Il était content, plus content que jamais il ne l'avait été, de voir qu'un chacun le tenait en estime et que ses nouveaux maîtres le traitaient aussi amiteusement que s'il avait été l'enfant de la maison. Mais si cela le réjouissait d'un côté, de l'autre il s'affligeait et s'offensait de voir Landry répondre trop, selon lui, à ces nouvelles amitiés. Il ne pouvait souffrir que, sur un mot du père Caillaud, tant doucement et patiemment qu'il fût appelé, il courût vitement au-devant de son vouloir, laissant là père, mère et frère, plus inquiet de manquer à son devoir qu'à son amitié, et plus prompt à l'obéissance que Sylvinet ne s'en serait senti capable quand il s'agissait de rester quelques moments de plus avec l'objet d'un amour si fidèle. Alors le pauvre enfant se mettait en l'esprit un souci, que, devant, il n'avait eu, à savoir qu'il était le seul à aimer, et que son amitié lui était mal rendue ; que cela avait dû exister de tout temps sans être venu d'abord à sa connaissance ; ou bien que, depuis un temps, l'amour de son besson s'était refroidi, parce qu'il avait rencontré par ailleurs des personnes qui lui convenaient mieux et lui agréaient davantage.
Source: InLibroVeritas
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