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HISTOIRES EPOUVANTABLES
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Illustration :
Par Inconnu early 1900s — carte postale, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=24912991
Musique : symphonie n°2 de Gustav MAHLER
https://musopen.org/fr/music/1086-symphony-no-2-in-c-minor-resurrection/
Texte ou Biographie de l'auteur
LE DÎNER DES BUSTES LA HACHE D’OR L’AUBERGE ÉPOUVANTABLE LE DÎNER DES BUSTES1 Le Chinois, le Malgache et le Soudanais, explique Dorée, confidentielle, je ne sais pas leurs vrais noms, ni leurs âges, ni rien et personne ne le sait à Toulon. C’est prodigieux de les voir ici… En voilà qui sont du Mourillon, du vrai Mourillon… Ce sont des capitaines de la coloniale. Sur quatre années, ils en passent trois dans leur pays de là-bas, en Chine, à Madagascar, au Soudan, et, la quatrième, ils refont leur foie au bord de la mer, en se chauffant au soleil, dans le jardinet d’une villa… On dit des choses d’eux : « Ils vivent ici, pareils que chez les sauvages… Ils mangent à la sauvage… enfin, tout !… » Claude FARRÈRE Les Petites Alliées Le capitaine Michel n’avait plus qu’un bras, qui lui servait à fumer sa pipe. C’était un vieux loup de mer dont j’avais fait la connaissance en même temps que celle de quatre autres loups de mer, un soir, à l’apéritif, sur la terrasse d’un café de la vieille Darse, à Toulon. Et nous avions ainsi pris l’habitude de nous réunir autour des soucoupes, à deux pas de l’eau clapotante et des petites barques dansantes, à l’heure où le soleil descend du côté de Tamaris. Les quatre vieux loups de mer s’appelaient Zinzin, Dorat (le capitaine Dorat), Bagatelle et Chanlieu (ce bougre de Chanlieu). Ils avaient naturellement navigué sur toutes les mers, avaient connu mille aventures et, maintenant qu’ils étaient à la retraite, passaient leur temps à se raconter des histoires épouvantables ! Seul, le capitaine Michel ne racontait jamais rien. Et comme il ne paraissait nullement étonné de ce qu’il entendait, cette attitude finit par exaspérer les autres, qui lui dirent : – Ah ! çà ! capitaine Michel, il ne vous est donc jamais arrivé d’histoires épouvantables ? – Si, répondit le capitaine, en ôtant sa pipe de la bouche. Si, il m’en est arrivé une… une seule ! – Eh bien ! racontez-la. – Non ! – Pourquoi ? – Parce qu’elle est trop épouvantable. Vous ne pourriez pas l’entendre. J’ai essayé plusieurs fois de la raconter, mais tout le monde s’en allait avant la fin. Les quatre autres vieux loups de mer s’esclaffèrent à qui mieux mieux et déclarèrent que le capitaine Michel cherchait un prétexte pour ne rien leur raconter parce qu’au fond il ne lui était rien arrivé du tout. L’autre les regarda un instant, puis, se décidant tout à coup, posa sa pipe sur la table. Ce geste rare était déjà, par lui-même, effrayant. – Messieurs, commença-t-il, je vais vous raconter comment j’ai perdu mon bras. « À cette époque – il y a de cela une vingtaine d’années – je possédais au Mourillon une petite villa qui m’était venue par héritage, car ma famille a habité longtemps ce pays et moi-même y suis né. Je me plaisais à prendre quelque repos, entre deux voyages au long cours, dans cette bicoque. J’aimais, du reste, ce quartier où je vivais en paix dans le voisinage peu encombrant de gens de mer et de coloniaux qu’on apercevait rarement, occupés qu’ils étaient le plus souvent à fumer bien tranquillement l’opium avec leurs petites amies, ou bien encore à d’autres besognes qui ne me regardaient pas… Mais, n’est-ce pas, chacun a ses habitudes et, pourvu qu’on ne dérange point les miennes, c’est tout ce que je demande, moi… « Justement, une nuit on dérangea l’habitude que j’avais de dormir. Un tumulte singulier de la nature duquel il m’était impossible de me rendre compte me réveilla en sursaut. Ma fenêtre, comme toujours, était restée ouverte ; j’écoutais, tout hébété, une espèce de prodigieux bruit qui tenait le milieu entre le roulement de tonnerre et le roulement du tambour, mais de quel tambour ! On eût dit que deux cents enragées baguettes frappaient non point la peau d’âne mais un tambour de bois… « Et cela venait de la villa d’en face qui était inhabitée depuis cinq ans, et sur laquelle, la veille encore, j’avais remarqué l’écriteau : “À vendre” ! « De la fenêtre de ma chambre placée au premier étage, mon regard, passant par-dessus le mur du jardinet qui entourait cette villa, en découvrait toutes les portes et fenêtres, même celles du rez-de-chaussée. Elles étaient encore closes comme je les avais vues dans la journée. Seulement, par les interstices des volets du rez-de-chaussée, j’apercevais de la lumière. Qui donc, quels gens s’étaient introduits dans cette demeure isolée à l’extrémité du Mourillon, quelle société avait pénétré dans cette propriété abandonnée et pour y mener quel sabbat ? « Le singulier bruit de tonnerre de tambour de bois ne cessait pas. Il dura bien une heure encore et puis, comme l’aurore allait venir, la porte de la villa s’ouvrit et, debout, sur le seuil, apparut la plus gracieuse créature que j’aie jamais rencontrée de ma vie. Elle était en toilette de soirée et, avec une grâce parfaite, tenait une lampe dont l’éclat faisait rayonner des épaules de déesse. Elle avait un bon et tranquille sourire pendant qu’elle disait ces mots, que j’entendis parfaitement, dans la nuit sonore : “Au revoir, cher ami, à l’année prochaine !…” « Mais à qui disait-elle cela ? Il me fut impossible de le savoir, car je ne vis personne auprès d’elle. Elle resta sur le seuil avec sa lampe, quelques instants encore, jusqu’au moment où la porte du jardin s’ouvrit toute seule et se referma toute seule. Puis la porte de la villa fut fermée à son tour et je ne vis plus rien. « Je crus que je devenais fou ou que je rêvais, car je me rendais parfaitement compte qu’il était impossible que quelqu’un traversât le jardin sans que je pusse l’apercevoir ! J’étais encore là, planté devant ma fenêtre, incapable d’un mouvement ou d’une pensée, quand la porte de la villa s’ouvrit une seconde fois et la même radieuse créature apparut, toujours avec sa lampe, et toujours seule. “Chut ! dit-elle, taisez-vous tous !… Il ne faut pas réveiller le voisin d’en face… Je vais vous accompagner.” « Et, silencieuse et solitaire, elle traversa le jardin, s’arrêta à la porte sur laquelle donnait la pleine lumière de la lampe et si bien, que je vis distinctement le bouton de cette porte tourner de lui-même sans qu’aucune main se fût posée dessus. Enfin, la porte s’ouvrit une fois encore toute seule devant cette femme qui n’en marqua, du reste, aucun étonnement. Ai-je besoin d’expliquer que j’étais placé de telle sorte que je voyais à la fois devant et derrière cette porte ! C’est-à-dire que je l’apercevais de biais. « La magnifique apparition eut un charmant signe de tête à l’adresse du vide de la nuit qu’illuminait la clarté éblouissante de la lampe ; puis elle sourit et dit encore : “Allons ! au revoir ! À l’année prochaine… Mon mari est bien content. Pas un de vous ne manquait à l’appel… Adieu, messieurs !” « Aussitôt, j’entendis plusieurs voix qui répondaient : “Adieu, madame !… Adieu, chère madame !… À l’année prochaine…” « Et comme la mystérieuse hôtesse se disposait à fermer la porte elle-même, j’entendis encore : “Je vous prie, ne vous dérangez pas !” « Et la porte se referma encore toute seule. L’air s’emplit un instant d’un bruit singulier ; on eût dit le pépiement d’une volée d’oiseaux… cui !… cui !… cui !… et ce fut comme si cette jolie femme venait d’ouvrir leur cage à toute une nichée de moineaux francs. « Tranquillement, elle revenait chez elle. Les lumières du rez-de-chaussée s’étaient alors éteintes, mais j’apercevais maintenant une lueur aux fenêtres du premier étage. En arrivant à la villa, la dame dit : “Tu es déjà monté, Gérard ?” « Je n’entendis point la réponse, mais la porte de la villa fut à nouveau refermée… Et, quelques instants plus tard, la lueur elle-même du premier étage s’éteignait. J’étais encore là, à huit heures du matin, à ma fenêtre, regardant stupidement ce jardin, cette villa qui m’avaient fait voir des choses si étranges dans les ténèbres et qui, maintenant, dans le jour éblouissant, se présentaient à moi sous leur aspect accoutumé. Le jardin était désert et la villa paraissait tout aussi abandonnée que la veille. Si bien que lorsque je fis part à ma vieille femme de ménage, qui arrivait sur ces entrefaites, des bizarres événements auxquels j’avais assisté, elle se frappa le front de son index malpropre et déclara que j’avais fumé une pipe de trop. Or, jamais je ne fume d’opium, et cette réponse fut la raison définitive pour laquelle je jetai à la porte cette vieille souillon dont je voulais me débarrasser depuis longtemps et qui venait salir mon ménage deux heures par jour. Du reste, je n’avais plus besoin de personne puisque j’allais reprendre la mer dès le lendemain. « Je n’avais que le temps de faire mon paquet, mes courses, dire adieu à mes amis et prendre le train pour Le Havre où un nouvel engagement avec la Transatlantique allait me tenir absent de Toulon onze ou douze mois durant. « Quand je revins au Mourillon, je n’avais parlé de mon aventure à personne, mais je n’avais pas cessé, un instant, d’y penser. La vision de la dame à la lampe m’avait poursuivi partout et les dernières paroles qu’elle avait adressées à ses amis invisibles n’avaient cessé de résonner à mes oreilles. « – Allons ! Au revoir ! À l’année prochaine ! « Et je ne songeais qu’à ce rendez-vous-là. J’avais résolu, moi aussi, de m’y trouver et de découvrir coûte que coûte la clef d’un mystère qui devait intriguer, jusqu’à la folie, une honnête cervelle comme la mienne, laquelle ne croyait ni aux revenants, ni aux histoires des vaisseaux fantômes. « Hélas ! Je devais bientôt découvrir que le ciel ni l’enfer n’étaient pour rien dans cette histoire épouvantable. « Il était six heures du soir quand je pénétrai dans ma villa du Mourillon. C’était l’avant-veille de l’anniversaire de la fameuse nuit. « La première chose que je fis, en entrant chez moi, fut de courir à ma fenêtre du premier étage et de l’ouvrir. J’aperçus aussitôt (car nous étions en été et il faisait grand jour) une femme d’une grande beauté qui se promenait tranquillement dans le jardin de la villa d’en face, en cueillant des fleurs. Au bruit que je fis, elle leva les yeux. C’était la dame à la lampe ! Je la reconnaissais ; elle était aussi belle le jour que la nuit. Elle avait la peau aussi blanche que les dents d’un nègre du Congo, des yeux plus bleus que la rade de Tamaris et une chevelure blonde, douce comme la plus fine étoupe ! Pourquoi ne l’avouerais-je pas ? En apercevant cette femme à laquelle je n’avais fait que rêver depuis un an, j’eus le cœur comme chaviré. Ah ! Ce n’était pas une illusion de mon imagination malade ! Elle était bien là, devant moi, en chair et en os ! Derrière elle, toutes les fenêtres de la petite villa étaient ouvertes, fleuries par ses soins. Il n’y avait dans tout cela rien de fantastique. « Elle m’avait donc aperçu et elle en marqua aussitôt du désagrément. Elle avait continué de faire quelques pas dans l’allée du milieu de son jardinet, et puis, haussant les épaules, comme si elle était désappointée, elle dit : “Rentrons, Gérard !… La fraîcheur du soir commence à faire sentir…” « Je regardai partout dans le jardin. Personne ! À qui parlait-elle ? À personne !… Alors, elle était folle ? Elle ne le paraissait guère. Je la vis s’acheminer vers sa maison. Elle en franchit le seuil, la porte se referma et toutes les fenêtres furent fermées, par elle, aussitôt. Je ne vis ou n’entendis rien de particulier cette nuit-là. Le lendemain matin à dix heures, j’aperçus ma voisine qui, en toilette de ville, traversait son jardin. Elle ferma la porte à clef et elle prit aussitôt le chemin de Toulon. Je descendis à mon tour. Au premier fournisseur que je rencontrai, je lui montrai cette silhouette élégante et lui demandai s’il connaissait le nom de cette femme. Il me répondit : “Mais parfaitement, c’est votre voisine ; elle habite avec son mari la villa Makoko. Ils sont venus s’y installer il y a un an, au moment de votre départ. Ce sont des ours ; ils n’adressent jamais la parole à personne en dehors du nécessaire ; mais vous savez, au Mourillon, chacun vit à sa guise et l’on ne s’étonne de rien. Ainsi le capitaine… « – Quel capitaine ? « – Le capitaine Gérard, oui, paraît que le mari est un ancien capitaine d’infanterie de marine, eh bien ! on ne le voit jamais… Quelquefois, quand on a des provisions à déposer chez eux et que la dame n’est pas là, on l’entend qui vous crie derrière la porte de les laisser sur le seuil, et il attend que vous soyez loin pour les prendre.” « Vous pensez bien que j’étais de plus en plus intrigué. Je descendis à Toulon pour interroger l’architecte gérant qui avait loué la villa à ces gens-là. Lui non plus n’avait jamais vu le mari, mais il m’apprit qu’il s’appelait Gérard Beauvisage. À ce nom, je poussai un cri. Gérard Beauvisage ! Mais je le connaissais ! J’avais un vieil ami de ce nom-là que je n’avais pas revu depuis plus de vingt-cinq ans et qui, officier de l’infanterie coloniale, avait quitté Toulon à cette époque, pour le Tonkin ! Comment douter que ce fût lui ? En tout cas, j’avais toutes les raisons naturelles possibles pour aller frapper à sa porte et, pas plus tard que ce soir même, qui était le fameux soir anniversaire où il attendait ses amis, j’étais décidé à aller lui serrer la main. « En rentrant au Mourillon j’aperçus devant moi, dans le chemin creux qui conduisait à la villa Makoko, la silhouette de ma voisine. Je n’hésitai pas, je hâtai le pas et la saluai : “Madame, lui dis-je, ai-je l’honneur de parler à Madame la capitaine Gérard Beauvisage ?” Elle rougit et voulut passer son chemin sans répondre. « – Madame, insistai-je, je suis votre voisin, le capitaine Michel Alban… « – Ah ! fit-elle aussitôt, excusez-moi, monsieur… Le capitaine Michel Alban… Mon mari m’a beaucoup parlé de vous. « Elle paraissait horriblement gênée et, dans ce désarroi, elle était plus belle encore, si possible. Je continuai, malgré le désir certain qu’elle avait de s’évader : “Madame, comment se fait-il que le capitaine Beauvisage soit revenu en France, à Toulon, sans le faire savoir à plus vieil ami ? Madame, je vous serais particulièrement obligé de faire savoir à Gérard que j’irai l’embrasser, pas plus tard que ce soir.” « Et, voyant qu’elle hâtait le pas, je la saluai. Mais, à mes derniers mots, elle se retourna dans une agitation de plus en plus inexplicable. “Impossible ! fit-elle, impossible, ce soir… Je… vous promets de parler de notre rencontre à Gérard… c’est tout ce que je peux faire… Gérard ne veut plus voir personne… personne… il s’isole… nous vivons isolés… Nous avions loué cette villa parce qu’on nous avait dit que la villa d’à côté n’était habitée qu’une ou deux fois l’an, pendant quelques jours, par quelqu’un qu’on ne voyait jamais…” Et elle ajouta, sur un ton tout à coup très triste : “Il faut excuser Gérard, monsieur… nous ne voyons personne… personne… Adieu, monsieur. « – Madame, fis-je, très énervé, le capitaine Gérard et Madame Gérard reçoivent quelquefois des amis… Ainsi, ce soir, ils attendent ceux à qui ils ont donné rendez-vous l’année dernière…” « Elle devint écarlate. « “Ah ! fit-elle, ça c’est exceptionnel !… C’est tout à fait exceptionnel !… Ce sont des amis exceptionnels !…” Là-dessus, elle s’enfuit, mais elle s’arrêta aussitôt dans sa fuite, et se retourna vers moi : “Surtout ! supplia-t-elle… Surtout ne venez pas ce soir !” Et elle disparut derrière le mur. « Je rentrai chez moi et me mis à surveiller mes voisins. Ils ne se montrèrent point, et, bien avant la nuit, j’apercevais les volets fermés et, dans leurs interstices, des lumières, des lueurs, comme j’en avais vues lors de la très singulière nuit, un an auparavant. Seulement je n’entendais pas encore le prodigieux bruit de tonnerre de tambour de bois. À sept heures, me rappelant la toilette de soirée de la dame à la lampe, je m’habillai. Les dernières paroles de Mme Gérard n’avaient fait que m’ancrer dans ma résolution. Beauvisage recevait ce soir des amis ; il n’oserait pas me mettre à la porte. Ayant passé mon habit, j’eus un instant l’idée, avant de descendre, d’emporter avec moi mon revolver, et puis, finalement, le laissai à sa place, me trouvant stupide. « Stupide, j’étais, de ne l’avoir point pris. « Sur le seuil de la villa Makoko, je tournai, à tout hasard, le bouton de la porte, ce bouton que j’avais vu, l’an dernier, tourner tout seul. Et, à mon grand étonnement, devant moi, la porte céda. On attendait donc quelqu’un. Arrivé à la porte de la villa, je frappai. “Entrez !” cria une voix. Je reconnus la voix de Gérard. Joyeusement, j’entrai dans la maison. Ce fut d’abord le vestibule ; et puis, comme la porte d’un petit salon se trouvait ouverte, et que ce salon était éclairé, j’y pénétrai en appelant : “Gérard ! C’est moi !… C’est moi, Michel Alban, ton vieux camarade !… « – Ah ! Ah ! Ah !… Tu t’es donc décidé à venir ! Mon vieux, mon bon Michel !… Je le disais justement tantôt à ma femme… Celui-là, ça me fera plaisir de le revoir !… Mais c’est le seul avec nos amis exceptionnels !… Sais-tu que tu n’as pas beaucoup changé, mon vieux Michel !… » « Il me serait impossible de vous dire ma stupéfaction. J’entendais Gérard, mais je ne le voyais pas ! Sa voix résonnait à mes côtés, et il n’y avait personne près de moi, personne dans le salon !… La voix reprit : “Assieds-toi ! Ma femme va venir, car elle va se rappeler qu’elle m’a oublié sur la cheminée…” « Je levai la tête… Et alors je découvris, tout en haut… tout en haut d’une haute cheminée, un buste. C’était ce buste qui parlait. Il ressemblait à Gérard. C’était le buste de Gérard. Il était placé là comme on a accoutumé de placer des bustes sur des cheminées… C’était un buste comme en font les sculpteurs, c’est-à-dire sans bras. « Le buste me dit : “Je ne peux pas te serrer dans mes bras, mon vieux Michel, car, comme tu le vois, je n’en ai plus, mais tu peux me prendre, en te haussant un peu, dans les tiens, et me descendre sur la table. Ma femme m’avait posé là, dans un mouvement d’humeur, parce que, disait-elle, je la gênais pour nettoyer le salon… Elle est rigolote, ma femme !” « Et le buste éclata de rire. Je crus encore être victime de quelque illusion d’optique, comme il arrive dans les foires où l’on voit ainsi, grâce à un jeu de glaces, des bustes bien vivants qui ne sont attachés à rien ; mais je dus, après avoir déposé mon ami sur la table, comme il me le demandait, constater que cette tête et ce tronc sans jambes et sans bras étaient bien tout ce qui restait de l’admirable officier que j’avais connu autrefois. Le tronc reposait directement sur un petit chariot en usage chez les culs-de-jatte, mais mon ami n’avait même plus le commencement de jambes qu’on voit encore aux culs-de-jatte. Quand je vous dis que mon ami n’était plus qu’un buste !… « Ses bras avaient été remplacés par des crochets et je ne pourrais vous dire comment il s’y prenait pour, tantôt appuyé sur un crochet, tantôt sur l’autre, bondir, sauter, rouler, accomplir cent mouvements rapides qui le projetaient de la table sur une chaise, d’une chaise sur le parquet, et puis tout à coup le faisaient réapparaître sur la table, où il me tenait les propos les plus gais. « Quant à moi, j’étais consterné, je ne prononçais pas une parole, je regardais cet avorton faire ses pirouettes et me dire avec son ricanement inquiétant : « – J’ai bien changé, hein !… Avoue que tu ne me reconnais plus, mon vieux Michel !… Tu as bien fait de venir ce soir… Nous allons nous amuser. Nous recevons nos amis exceptionnels… Parce que, tu sais, en dehors d’eux… je ne veux plus voir personne, histoire d’amour-propre… Nous n’avons même pas de domestique… Attends-moi ici, je vais passer un smoking… « Il s’en alla, et aussitôt la dame à la lampe apparut. Elle avait la même toilette de gala que l’année précédente. Dès qu’elle me vit, elle se troubla singulièrement et me dit d’une voix sourde : “Ah ! vous êtes venu !… Vous avez eu tort, capitaine Michel… J’avais fait votre commission à mon mari… mais je vous avais défendu de venir ce soir… Si je vous disais que, lorsqu’il a su que vous étiez là, il m’avait chargée de vous inviter pour ce soir… Je n’en ai rien fait… C’est que, dit-elle, très gênée, j’avais mes raisons pour cela… Nous avons des amis exceptionnels qui sont quelquefois gênants. Oui, ils aiment le bruit, le tapage… Vous avez dû entendre l’an dernier…, ajouta-t-elle en glissant vers moi un regard sournois… Eh bien ! Promettez-moi de partir de bonne heure… « – Je vous le promets, madame, fis-je cependant qu’une inquiétude étrange commençait à s’emparer de moi devant ces propos dont je ne parvenais pas à saisir tout le sens… Je vous promets cela, mais pourriez-vous me dire comment il se fait que je retrouve aujourd’hui mon ami… dans un état pareil ! Quel affreux accident lui est-il donc arrivé ? « – Aucun, monsieur, aucun… « – Comment, aucun ?… Vous ignorez l’accident qui lui a enlevé bras et jambes ? Cette catastrophe a dû cependant survenir depuis votre mariage. « – Non, monsieur, non… J’ai épousé le capitaine comme ça !… Mais excusez-moi, monsieur, nos invités vont arriver, et il faut que j’aide mon mari à passer son smoking…” « Elle me laissa seul, affalé, devant cette unique abrutissante pensée : Elle avait épousé le capitaine comme ça ; et presque aussitôt j’entendis du bruit dans le vestibule, ce curieux bruit de cui… cui… cui… que je n’étais pas parvenu à m’expliquer l’année précédente, et qui avait accompagné la dame à la lampe jusqu’à la porte du jardin… Ce bruit fut suivi de l’apparition sur leurs petits chariots de quatre culs-de-jatte sans jambes et sans bras qui me regardèrent avec ébahissement. Ils étaient tous en tenue de soirée, très corrects avec des plastrons éblouissants. L’un avait un pince-nez en or ; l’autre, un vieillard, une paire de bésicles, le troisième un monocle, et le quatrième se contentait de ses yeux fiers et intelligents pour me considérer avec ennui. Tous quatre cependant me saluèrent de leurs petits crochets et me demandèrent des nouvelles du capitaine Gérard. Je leur répondis que M. Gérard était en train de passer son smoking et que Mme Gérard se portait toujours bien. Quand j’eus pris ainsi la liberté de leur parler de Mme Gérard, je surpris des regards qui se croisaient et qui me parurent un peu goguenards. « – Hum ! hum ! fit même le cul-de-jatte à monocle, vous êtes sans doute, monsieur, un grand ami de notre brave capitaine ?… « Et les autres se prirent à sourire d’un air fort déplaisant. Et puis ils parlèrent tous quatre à la fois : “Pardon, disaient-ils, pardon !… Oh ! notre étonnement est tout naturel, monsieur, de vous trouver chez ce brave capitaine, qui avait juré, le jour de son mariage, de s’enfermer avec sa femme à la campagne et de ne plus recevoir personne… Non, non, plus personne que ses amis exceptionnels !… Vous comprenez ! Quand on est cul-de-jatte au point que ce brave capitaine a bien voulu être et qu’on se marie avec une aussi belle personne… c’est tout naturel !… Tout naturel !… Mais enfin, s’il a rencontré dans sa vie un homme d’honneur qui ne soit pas cul-de-jatte, tant mieux !… Tant mieux !…” Et ils répétaient : “Tant mieux !… oh ! tant mieux !… et félicitations !…” « Dieu ! qu’ils étaient bizarres, ces gnomes… Je les regardais et ne leur parlais plus !… Il en arriva d’autres… par deux… puis par trois… et puis encore… et tous me considéraient avec surprise, inquiétude on ironie… Moi, j’étais entièrement affolé de voir tant de culs-de-jatte… car enfin, je commençais à voir clair dans la plupart des phénomènes qui m’avaient tant remué la cervelle, et si les culs-de-jatte expliquaient par leur présence bien des choses, la présence des culs-de-jatte, elle, restait à expliquer, et aussi la monstrueuse union de cette magnifique créature avec cet affreux morceau réduit d’humanité !… « Certes, je comprenais maintenant que les petits troncs ambulants devaient passer inaperçus de moi dans l’étroite allée du jardinet bordée de buissons de verveine et sur le chemin encaissé entre deux courtes haies ; et, en vérité, quand alors je me disais à moi-même qu’il était impossible que je ne visse point passer quelqu’un dans ces sentiers, je ne pouvais penser qu’à quelqu’un “qui y serait passé sur ses deux jambes”. « Le bouton de la porte, lui-même, n’avait plus pour moi de mystère, et j’apercevais maintenant dans ma pensée l’invisible crochet qui le faisait tourner… Le bruit du cui… cui… cui… n’était autre que celui des petites roues mal graissées de ces chars pour avortons. Enfin, le prodigieux bruit de tonnerre de tambour de bois ne devait être que celui de tous ces petits chars et de leurs crochets battant les parquets, à l’heure, sans doute, où, après un excellent dîner, messieurs les culs-de-jatte s’offraient un petit bal… « Oui, oui, tout cela s’expliquait… Mais je sentais bien, en regardant leurs étranges yeux ardents et en écoutant leurs bruits singuliers de pincettes, qu’il y avait quelque chose de terrible encore à expliquer… et que tout le reste, qui m’avait étonné, ne comptait pas. « Sur ces entrefaites, Mme Gérard Beauvisage ne tarda pas à arriver, suivie de son mari. Le couple fut accueilli par des cris de joie. Les petits crochets leur adressèrent un “ban” infernal. J’en étais tout étourdi. Puis on me présenta. Il y avait des culs-de-jatte partout… sur la table, sur des chaises, sur des sellettes, à la place de potiches absentes, sur une desserte. L’un d’eux se tenait comme un bouddha dans sa niche sur la planche d’un buffet. Et tous me tendirent leur crochet bien poliment. Ils paraissaient pour la plupart des gens très bien… avec des titres et des particules, mais je sus plus tard qu’on m’avait donné de faux noms pour des raisons que l’on comprendra. Lord Wilmore était celui qui se tenait certainement le mieux, avec sa belle barbe dorée et sa belle moustache dans laquelle il passait tout le temps son crochet. Il ne sautait point de meuble en meuble comme les autres et n’avait point l’air de s’envoler des murs comme une grosse chauve-souris. “Nous n’attendons plus que le docteur !” fit entendre la maîtresse de maison qui, de temps à autre, me regardait avec une tristesse évidente, et qui vite se reprenait à sourire à ses invités. « Le docteur arriva. Celui-là était encore un cul-de-jatte, mais il avait conservé ses deux bras. Il en offrit un à Mme Gérard pour passer dans la salle à manger… Je veux dire que celle-ci lui prit le bout des doigts. « Le service était dressé dans cette salle dont les volets étaient bien clos. De grands candélabres éclairaient une table qui était couverte de fleurs et de hors-d’œuvre. Pas un fruit. Les douze culs-de-jatte sautèrent aussitôt sur leurs chaises et commencèrent à “pignocher” gloutonnement, de leurs crochets, dans les raviers. Ah ! ils n’étaient point beaux à voir, et je fus même tout à fait étonné de constater combien ces hommes-troncs, qui paraissaient tout à l’heure si bien élevés, dévoraient avec voracité. Et puis, subitement, ils se calmèrent ; les crochets restèrent en place et il me parut qu’il s’établissait chez les convives ce qu’on qualifie à l’ordinaire de silence pénible. « – Eh bien !… mes pauvres amis, que voulez-vous ?… On n’a pas tous les jours la chance de l’année dernière !… Ne vous désolez pas !… Avec un peu d’imagination, nous arriverons tout de même à être aussi gais… « Et se tournant vers moi, tandis qu’il soulevait par une petite anse le verre qu’il avait devant lui : “À ta santé, mon vieux Michel !… À notre santé à tous !” Et tous soulevèrent leurs verres avec leurs petites anses du bout de leur crochet. Ces verres se balançaient au-dessus de la table d’une façon bizarre. « Mon amphitryon continuait : “Tu n’as pas l’air très à la hauteur, mon vieux Michel ! Je t’ai connu plus gai ! Plus en train !… Est-ce parce que nous sommes comme ça que ça te rend triste ? Que veux-tu ?… On est comme on peut !… Mais il faut rire… Nous sommes réunis, tous ici, des amis exceptionnels, et pour fêter le bon temps, où nous sommes tous devenus comme ça… Pas vrai, messieurs de la Daphné ?… « “Alors, continua de raconter le capitaine Michel avec un gros soupir, alors…” Mon vieux camarade m’expliqua qu’autrefois, sur la Daphné, un paquebot qui faisait le service d’Extrême-Orient, tous ces gens-là avaient fait naufrage ; que l’équipage s’était enfui sur les chaloupes, et que ces malheureux s’étaient enfuis, eux, sur un radeau de fortune. Une jeune fille admirablement belle, miss Madge, qui avait perdu ses parents dans la catastrophe, avait été recueillie également sur le radeau. Ils se trouvèrent sur ces planches treize en tout qui, au bout de trois jours, avaient épuisé toutes leurs provisions de bouche et, au bout de huit jours, mouraient de faim. C’est alors que, comme il arrive dans la chanson, on s’était entendu pour tirer au sort afin de savoir “qui serait mangé”… « “Messieurs, ajouta le capitaine Michel, très grave, ce sont des choses qui sont arrivées plus souvent peut-être qu’on n’a eu l’occasion de le raconter, car la grande bleue a dû passer quelquefois sur ces digestions-là…” « Donc, on allait tirer au sort, sur le radeau de la Daphné, quand une voix, celle du docteur, s’éleva : “Mesdames et messieurs, disait le docteur, dans le naufrage qui a emporté tous vos biens, j’ai conservé, moi, ma trousse et mes pinces hémostatiques. Voici ce que je vous propose : il est inutile que l’un de nous courre le risque d’être mangé tout entier. Tirons au sort, d’abord un bras ou une jambe à volonté !… Et puis on verra demain comment le jour est fait et si une voile ne se montre pas à l’horizon… À cet endroit du récit du capitaine Michel, les quatre vieux loups de mer qui, jusqu’alors, ne l’avaient pas interrompu, s’écrièrent : – Bravo !… Bravo !… – Quoi, bravo ? interrogea Michel, le sourcil froncé… – Eh bien, oui bravo !… Elle est très drôle ton histoire… Ils vont se couper les bras et les jambes à tour de rôle… c’est très drôle !… mais ce n’est pas épouvantable du tout !… – Vraiment, vous trouvez ça drôle ! grogna le capitaine, dont tous les crins se dressèrent. Eh bien, je vous jure que si vous aviez entendu cette histoire-là racontée au milieu de tous ces culs-de-jatte dont les yeux brillaient comme des charbons ardents, vous l’auriez trouvée moins drôle !… Et si vous aviez vu comme ils se trémoussaient sur leurs chaises !… Et comme nerveusement ils se serraient, à travers la table, les crochets avec une joie apparente que je ne comprenais pas et qui n’en était que plus épouvantable !… – Non ! Non ! interrompit encore une fois Chanlieu (ce bougre de Chanlieu), ton histoire n’est pas épouvantable du tout… Elle est drôle, simplement parce qu’elle est logique ! Veux-tu que je te la raconte, moi, la fin de ton histoire ? Tu me diras si ce n’est pas cela… Sur leur radeau, ils tirent donc à la courte paille. Le sort tombe sur la plus belle… Sur une jambe de miss Madge ! Ton ami, le capitaine, qui est un galant homme, offre la sienne à la place, et puis il se fait couper les quatre membres pour que miss Madge reste tout entière !… – Oui, mon vieux !… Oui, mon vieux ! Tu y es ! C’est ça ! s’écria le capitaine Michel, qui avait envie de casser la figure à ces quatre buses, qui trouvaient son histoire drôle !… Oui ! Et ce qu’il faut ajouter… c’est que, lorsqu’il fut question de couper les membres de miss Madge, parce qu’il ne restait plus dans toute la société que ceux-là et les deux bras si utiles du docteur, le capitaine Gérard eut le courage de se faire couper encore, à ras de tronc, les pauvres moignons qu’une première opération lui avait laissés ! – Et miss Madge ne pouvait pas mieux faire, déclara Zinzin, que d’offrir au capitaine cette main qu’il lui avait si héroïquement conservée ! – Parfaitement ! rugit dans sa barbe le capitaine, parfaitement ! Et si vous trouvez ça drôle !… – Et est-ce qu’ils ont mangé tout ça tout cru ? demanda cet imbécile de Bagatelle. Le capitaine Michel donna un si grand coup de poing sur la table, que les soucoupes sautèrent comme des billes élastiques. – Assez, fit-il, taisez-vous !… Je ne vous ai encore rien dit ! C’est maintenant que ça va devenir épouvantable. Et comme les quatre autres se regardaient en souriant, le capitaine Michel pâlit ; ce que voyant, les autres, comprenant que ça allait se gâter, baissèrent la tête… – Oui, l’épouvantable, messieurs, reprit Michel, de son air le plus sombre, l’épouvantable était que ces gens, qui furent sauvés, un mois seulement plus tard, par une tartane chinoise qui les déposa aux rives du Yang-Tsé-Kiang où ils se dispersèrent, l’épouvantable était que ces gens avaient gardé le goût de la chair humaine ! Et que, revenus en Europe, ils avaient décidé de se réunir une fois l’an, pour renouveler, autant que possible, leur abominable festin ! Ah ! Messieurs, je ne fus pas longtemps à comprendre cela !… « D’abord, il y eut l’accueil peu enthousiaste fait à certains plats que Mme Gérard apportait elle-même sur la table. Bien qu’elle osât prétendre, du reste assez timidement, que c’était à peu près ça, les convives se trouvèrent d’accord pour ne l’en point féliciter. Seules, les tranches de thon grillées furent acceptées sans trop grande défaveur, parce qu’elles étaient, selon l’expression terrible du docteur, “bien sectionnées” et que “si le goût n’était point complètement satisfait, l’œil au moins était trompé”… Mais le tronc à bésicles eut un succès général en déclarant que “ça ne valait pas le couvreur” ! En entendant cela, je sentis que mon sang se retirait de mon cœur, gronda sourdement le capitaine Michel, car je me rappelais que l’année précédente, à pareille époque, un couvreur s’était tué en tombant d’un toit, dans le quartier de l’Arsenal, et qu’on avait retrouvé son corps moins un bras !… « Alors !… oh ! alors !… je ne pus m’empêcher de songer au rôle qu’avait dû nécessairement jouer ma belle voisine dans ce drame horrible et culinaire !… Je tournai les yeux du côté de Mme Gérard et je remarquai qu’elle venait de remettre ses gants… des gants qui lui montaient jusqu’aux épaules… et aussi qu’elle avait, sur ses épaules, hâtivement jeté un fichu qui les cachait à tous entièrement. Mon voisin de droite, qui était le docteur, et qui était le seul de tous ces hommes-troncs à avoir des mains, avait également remis ses gants. « Au lieu de chercher, sans la trouver d’ailleurs, la raison de cette bizarrerie nouvelle, j’aurais certes mieux fait de suivre le conseil de ne point m’attarder en ce lieu, conseil que m’avait donné au commencement de cette soirée maudite Mme Gérard, conseil que, du reste, elle ne me renouvelait plus !… « Après m’avoir montré, pendant la première partie de ces étonnantes agapes, un intérêt où je démêlais (je ne sais pourquoi) un peu de compassion, Mme Gérard évitait maintenant de me regarder et prenait une part qui m’attrista beaucoup à la plus effroyable conversation que j’eusse entendue de ma vie. Ces petites gens, fort activement et avec mille bruits de pincettes et en choquant leurs petits verres à anses, se faisaient d’amers reproches ou s’adressaient de vives congratulations à propos du goût qu’ils avaient ! Horreur ! Lord Wilmore qui, jusqu’alors, avait été si correct, faillit en venir aux crochets avec le cul-de-jatte à monocle, parce que celui-ci, jadis, sur le radeau, l’avait trouvé coriace, et la maîtresse de céans eut toutes les peines du monde à remettre les choses au point en répliquant au tronc-monocle – lequel devait être, au moment du naufrage, un bel adolescent – qu’il n’était guère agréable non plus de tomber sur “une bête trop jeune”. – Ça, ne put s’empêcher d’interrompre le vieux loup de mer Dorat, ça c’est encore rigolo !… Je crus que le capitaine Michel allait lui sauter à la gorge ; d’autant plus que les trois autres semblaient se gargariser d’une joie tout intime et faisaient entendre de petits gloussements fantaisistes. Ce fut tout juste si ce brave capitaine parvint à se maîtriser. Après avoir soufflé comme un phoque, il dit à l’imprudent Dorat : – Monsieur, vous avez encore vos deux bras, et je ne vous souhaite point, pour que vous trouviez cette histoire épouvantable, que vous en perdiez un comme il m’est arrivé de perdre le mien cette nuit-là… Les troncs, monsieur, avaient beaucoup bu. Quelques-uns avaient sauté sur la table, tout autour de moi, et regardaient mes bras de telle sorte que, gêné, je finis par les dissimuler autant que possible, en enfonçant mes mains jusqu’au fond de mes poches. « Je compris alors – pensée foudroyante – pourquoi ceux qui avaient encore des bras et des mains – la maîtresse du logis et le docteur – ne les montraient pas ; je compris cela à la férocité soudaine qui s’alluma dans certains regards… Et, dans le moment même, le malheur ayant voulu que j’eusse envie de me moucher, et que je fisse un geste instinctif qui découvrit, sous ma manchette, la blancheur de ma peau, trois terribles crochets s’abattirent aussitôt sur mon poignet et m’entrèrent dans les chairs. Je poussai un cri horrible… – Assez, capitaine !… assez ! m’écriai-je en interrompant le récit du capitaine Michel… C’est vous qui avez raison, je m’enfuis… Je ne veux plus en entendre davantage… – Restez, monsieur, ordonna le capitaine. Restez, parce que je vais vite terminer cette histoire épouvantable qui fait rire quatre imbéciles… « Quand on a du sang phocéen dans les veines, déclara-t-il avec un accent d’indicible mépris, en se tournant vers les quatre loups de mer qui, visiblement, étouffaient de l’effort qu’ils faisaient pour se retenir de rire…, quand on a du sang phocéen dans les veines… c’est pour longtemps ! Et quand on est de Marseille, on est condamné à ne plus croire à rien ! C’est donc pour vous, pour vous seul, que je parle, monsieur, et n’ayez crainte, je passerai les plus horribles détails, sachant ce que peut supporter le cœur d’un galant homme ! Là scène de mon martyre se passa si rapidement que je ne me rappelle que des cris de sauvages, la protestation de quelques-uns, la ruée des autres, pendant que Mme Gérard se levait en gémissant : “Surtout, ne lui faites pas de mal !” J’avais voulu me lever d’un bond, mais j’avais déjà autour de moi une ronde de troncs fous qui me fit trébucher, tomber… et je sentis leurs affreux crochets qui faisaient ma chair prisonnière comme est prisonnière la viande de boucherie aux crocs de l’étal !… Oui… oui, monsieur, pas de détails !… Je vous l’ai promis !… D’autant mieux que je ne pourrais plus vous en donner… car je n’assistai point à l’opération. Le docteur, en guise de bâillon, m’avait mis un tampon d’ouate chloroformée sur la bouche. Quand je revins à moi, monsieur, j’étais dans la cuisine et j’avais un bras de moins. Tous les troncs culs-de-jatte étaient dans la cuisine autour de moi. Ils ne se disputaient plus maintenant. Ils semblaient unis par le plus touchant accord, au fond d’une ivresse hébétée qui les faisait dodeliner de la tête comme des enfants qui ont besoin d’aller se coucher après avoir mangé leur soupe, et je ne pus douter qu’ils commençaient, hélas, de me digérer… J’étais étendu sur les dalles, tout ficelé, ne pouvant faire un mouvement, mais je les entendais, je les voyais… Mon vieux camarade Gérard avait des larmes de joie et me disait : “Ah ! mon vieux Michel, jamais je n’aurais cru que tu étais si tendre !” « Mme Gérard n’était pas là… Mais, elle aussi, avait dû avoir sa part, car j’entendis quelqu’un demander à Gérard “comment elle avait trouvé son morceau”… Oui, monsieur, j’ai fini !… Ces horribles troncs, leur passion satisfaite, durent comprendre enfin toute l’étendue de leur forfait. Ils s’enfuirent, et Mme Gérard s’enfuit, bien entendu, avec eux… Derrière eux, ils laissèrent les portes ouvertes… mais on ne vint me délivrer que quatre jours après… à moitié mourant de faim… Car les misérables ne m’avaient même pas laissé l’os ! LA HACHE D’OR2 Il y a de cela bien des années, je me trouvais à Guersaü, petite station sur le lac des Quatre-Cantons, à quelques kilomètres de Lucerne. J’avais décidé de passer là l’automne pour y terminer quelque travail, dans la paix de ce charmant village, qui mire ses vieux toits pointus dans une onde romantique où glissa la barque de Guillaume Tell. En cette arrière-saison, les touristes avaient fui et tous les affreux Tartarins, descendus d’Allemagne avec leurs alpenstocks, leurs bandes molletières et leur chapeau rond inévitablement adorné d’une plume légère, étaient remontés vers leurs bocks et leur choucroute et leurs « gross concerts », nous laissant enfin le pays libre entre le Pilate, les Mitten et le Rigi. À la table d’hôte, on se retrouva tout au plus une demi-douzaine de pensionnaires qui sympathisaient et, le soir venu, se contaient les promenades du jour ou faisaient un peu de musique. Une vieille dame, toujours enveloppée de voiles noirs, qui, lorsque le petit hôtel était plein de voyageurs bourdonnants, n’avait jamais adressé la parole à personne et qui nous était toujours apparue comme la personnification de la tristesse, se révéla pianiste de premier ordre et, sans se faire prier, nous joua du Chopin et surtout une certaine berceuse de Schumann, dans laquelle elle mettait une si divine émotion qu’elle nous en faisait venir les larmes aux yeux. Nous lui fûmes tous si reconnaissants des heures douces qu’elle nous avait fait passer qu’au moment du départ, à la veille de l’hiver, nous nous cotisâmes pour lui offrir un souvenir de notre saison à Guersaü. L’un de nous, qui se rendait dans la journée à Lucerne, fut chargé d’acheter le cadeau. Il revint le soir avec une broche en or qui représentait une petite hache. Or, ce soir-là, ni le suivant, on ne revit la vieille dame. Les pensionnaires, qui partaient, me laissèrent la hache d’or. Les bagages de la dame n’avaient pas quitté l’hôtel et je m’attendais à la voir revenir d’un instant à l’autre, rassuré sur son sort par l’aubergiste qui me disait que la voyageuse était coutumière de ces fugues et qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. De fait, la veille de mon départ, comme je faisais un dernier tour du lac et que je m’étais arrêté à quelques pas de la chapelle de Guillaume Tell, je vis apparaître, sur le seuil du sanctuaire, la vieille dame. Jamais, comme en ce moment, je n’avais été frappé de l’immense désolation de son visage que sillonnaient de grosses larmes et jamais encore je n’avais si bien remarqué les traces encore visibles de son ancienne beauté. Elle me vit, baissa sa voilette et descendit vers la rive. Cependant, je n’hésitai point à la rejoindre et, la saluant, lui fis part des regrets des voyageurs. Enfin, comme j’avais le cadeau sur moi, je lui remis la petite boîte dans laquelle se trouvait la hache d’or. Elle ouvrit la boîte avec un doux et lointain sourire, mais aussitôt qu’elle eut aperçu l’objet qui était dedans, elle se prit à trembler affreusement, se recula loin de moi comme si elle avait à redouter quelque chose de ma présence et, d’un geste insensé, jeta la hache dans le lac ! J’étais encore stupéfait de cet accueil inexplicable qu’elle m’en demandait pardon en sanglotant. Il y avait là un banc, dans cette solitude. Nous nous y assîmes. Et, après quelques plaintes contre le sort auxquelles je ne compris rien, voici l’étrange récit qu’elle me fit, la sombre histoire qu’elle me confia et que je ne devais jamais oublier ! Car, en vérité, je ne connais pas de destin plus effroyable que celui de la vieille dame aux voiles noirs, qui nous jouait avec tant d’émotion la berceuse de Schumann. – Vous saurez tout, me dit-elle, car je vais quitter pour toujours ce pays que j’ai voulu revoir une dernière fois. Et alors vous comprendrez pourquoi j’ai jeté dans le lac la petite hache d’or. Je suis née à Genève, monsieur, d’une excellente famille. Nous étions riches, mais de malheureuses opérations de bourse ruinèrent mon père qui en mourut. À dix-huit ans, j’étais très belle, mais sans dot. Ma mère désespérait de me marier. Elle eût voulu cependant assurer mon sort avant d’aller rejoindre mon père. « J’avais vingt-quatre ans quand un parti, que tout le monde jugeait inespéré, se présenta. Un jeune homme du pays de Brisgau, qui venait passer tous les étés en Suisse et dont nous avions fait connaissance au casino d’Évian, s’éprit de moi et je l’aimai. Herbert Gutmann était un grand garçon doux, simple et bon. Il paraissait unir les qualités du cœur à celles de l’esprit. Il jouissait d’une certaine aisance, sans être riche. Son père était encore dans le commerce et lui faisait une petite rente pour voyager en attendant qu’Herbert prît sa suite. Nous devions aller tous ensemble voir le vieux Gutmann dans sa propriété de Todnaü, en pleine Forêt-Noire, quand la mauvaise santé de ma mère précipita singulièrement les événements. « Ne se sentant plus la force de voyager, ma mère revint en hâte à Genève, où elle reçut des autorités civiles de Todnaü, sur sa demande, les meilleurs renseignements concernant le jeune Herbert et sa famille. « Le père avait commencé par être un honnête bûcheron, puis il avait quitté le pays et y était revenu, ayant fait une petite fortune « dans les bois ». C’est du moins tout ce que l’on savait de lui à Todnaü. « Il n’en fallut pas davantage à ma mère pour qu’elle hâtât toutes les formalités qui devaient aboutir à mon mariage, huit jours avant sa mort. Elle mourut en paix et, comme elle disait, « rassurée sur mon sort ». « Mon mari, par tous les soins dont il m’entoura et son inlassable bonté, m’aida à surmonter la douleur d’une aussi cruelle épreuve. Avant de retourner auprès de son père, nous vînmes passer une semaine dans ce pays, à Guersaü, puis, à mon grand étonnement, nous entreprîmes un long voyage, toujours sans avoir vu le père. Ma tristesse se serait peu à peu dissipée, si, au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, je ne m’étais aperçue, presque avec effroi, que mon mari était d’une humeur de plus en plus sombre. « Cela m’étonna au-delà de toute expression, car Herbert, à Évian, m’était apparu d’un caractère plaisant et très « en dehors ». Devais-je découvrir que toute cette gaieté d’alors était factice et cachait un profond chagrin ? Hélas ! les soupirs qu’il poussait quand il se croyait seul et le trouble parfois inquiétant de son sommeil ne me laissaient guère d’espoir, et je résolus de l’interroger. Aux premières paroles que je risquai là-dessus, il me répondit en riant aux éclats, en me traitant de petite tête folle et en m’embrassant passionnément, toutes démonstrations qui ne servirent qu’à me persuader davantage que je me trouvais en face du plus douloureux mystère. « Je ne pouvais me cacher qu’il y avait, dans la façon d’être d’Herbert, quelque chose qui ressemblait de bien près à des remords. Et cependant, j’aurais juré qu’il était incapable d’une action, je ne dis pas basse ou vile, mais même indélicate. Sur ces entrefaites, le destin qui s’acharnait après moi nous frappa dans la personne de mon beau-père, dont nous apprîmes la mort, alors que nous nous trouvions en Écosse. Cette nouvelle funeste abattit mon mari plus que je ne saurais dire. Il resta toute la nuit sans me dire un mot, ne pleurant pas, ne semblant même pas entendre les douces paroles de consolation dont j’essayais, à mon tour, de relever son courage. Il paraissait assommé. Enfin, aux premières heures de l’aube, il se leva du fauteuil où il s’était écroulé, me montra un visage effroyablement ravagé par une douleur surhumaine et me dit d’un ton déchirant : « Allons, Élisabeth, il faut revenir ! Il faut revenir ! » Ces dernières paroles paraissaient avoir dans sa bouche et avec le ton qu’il les disait un sens que je ne comprenais pas ! C’était une chose si naturelle que le retour au pays de son père dans un moment comme celui-là, que je ne pouvais saisir la raison pour laquelle il semblait lutter contre cette nécessité de revenir. À partir de ce jour, Herbert changea du tout au tout, devint terriblement taciturne, et je le surpris plus d’une fois sanglotant éperdument. « La douleur causée par la perte d’un père bien-aimé ne pouvait expliquer toute l’horreur de notre situation, car il n’y a rien de plus horrible au monde que le mystère, le profond mystère qui se glisse entre deux êtres qui s’adorent pour les écarter soudain l’un de l’autre aux heures les plus tendres et les faire se regarder l’un l’autre sans se comprendre. « Nous étions arrivés à Todnaü, juste à temps pour prier sur une tombe toute fraîche. Ce petit bourg de la Forêt-Noire qui s’élève à quelques pas du Val-d’Enfer était lugubre et il n’y avait guère là de société pour moi. La demeure du vieux Gutmann, dans laquelle nous nous installâmes, se dressait à la lisière du bois. « C’était un sombre chalet isolé, qui ne recevait d’autre visite que celle d’un vieil horloger de l’endroit que l’on disait riche, qui avait été l’ami du vieux Gutmann, et qui survenait de temps à autre, à l’heure du déjeuner ou du dîner, pour se faire inviter. Je n’aimais point ce fabricant de coucous, prêteur à la petite semaine qui, s’il était riche, était encore plus avare et incapable de la moindre délicatesse. Herbert non plus n’aimait point Frantz Basckler, mais, par respect pour la mémoire de son père, continuait de le recevoir. « Basckler, qui n’avait point d’enfant, avait promis maintes et maintes fois au père qu’il n’aurait point d’autre héritier que son fils. Un jour, Herbert me parla de cela avec le plus franc dégoût et j’eus encore là l’occasion de juger son noble cœur : « – Te plairait-il, me disait-il, d’hériter de ce vieux grigou dont la fortune est faite de la ruine de tous les pauvres horlogers du Val-d’Enfer ? « – Certes, non ! lui répondis-je. Ton père nous a laissé quelque bien, et ce que tu gagnes honnêtement suffira à nous faire vivre, même si le ciel veut bien nous envoyer un enfant. « Je n’avais point plus tôt prononcé cette phrase que je vis mon Herbert devenir d’une pâleur de cire. Je le pris dans mes bras, car je croyais qu’il allait se trouver mal, mais le sang lui revint au visage et il s’écria avec force : « Oui, oui, il n’y a que cela qui soit vrai, avoir sa conscience pour soi ! » Et sur ces mots il s’échappa comme un fou. « Quelquefois il s’absentait un jour, deux jours, pour son commerce qui consistait, me disait-il, à acheter des lots d’arbres sur pied et à les revendre à des entrepreneurs. Il ne travaillait point par lui-même, laissant aux autres, me disait-il, le soin de faire, avec les arbres, des traverses de chemin de fer si la matière était de moindre qualité, des pieux ou des mâts de navires si cette qualité était supérieure. Seulement, il fallait s’y connaître. Et il tenait cette science de son père. Il ne m’emmenait jamais avec lui dans ses voyages. Il me laissait seule dans la maison avec une vieille servante qui m’avait reçue avec hostilité et dont je me cachais pour pleurer, car je n’étais pas heureuse. Herbert, j’en étais certaine, me cachait quelque chose, une chose à laquelle il pensait sans cesse et dont, moi non plus, qui ne savais rien, je ne pouvais détacher ma pensée. « Et puis, cette grande forêt me faisait peur ! Et la servante me faisait peur ! Et le père Basckler me faisait peur ! Et ce vieux chalet, il était très grand, avec des tas d’escaliers, partout, qui conduisaient dans des couloirs où je n’osais m’aventurer. Il y avait particulièrement, au bout de l’un d’eux, un petit cabinet dans lequel j’avais vu entrer deux ou trois fois mon mari, mais où je n’étais jamais entrée, moi. Je ne pouvais jamais passer devant la porte toujours fermée de ce cabinet sans frissonner. C’est derrière cette porte qu’Herbert se retirait, me disait-il, pour faire ses comptes et mettre au net ses livres, mais c’est aussi derrière cette porte que je l’avais entendu gémir, tout seul, avec son secret. « Une nuit que mon mari était parti pour l’une de ses tournées et que je m’efforçais en vain de dormir, mon attention fut attirée par un léger bruit sous ma fenêtre que j’avais laissée entrouverte à cause de la grande chaleur. Je me levai avec précaution. Le ciel était tout à fait noir et de gros nuages cachaient les étoiles. C’est à peine si je pouvais apercevoir les grandes ombres menaçantes des premiers arbres qui entouraient notre demeure. Et je ne vis distinctement mon mari et la servante que dans le moment qu’ils passaient sous ma fenêtre, avec mille précautions, marchant sur la pelouse pour que je n’entendisse point le bruit de leurs pas et portant, chacun par une poignée, une sorte de longue malle, assez étroite, que je n’avais jamais vue. Ils pénétrèrent dans le chalet et je ne les entendis ni ne les vis plus pendant plus de dix minutes. « Mon angoisse dépassait tout ce que l’on peut imaginer. Pourquoi se cachaient-ils de moi ? Comment n’avais-je pas entendu arriver le petit cabriolet qui ramenait Herbert ? À ce moment, il me sembla entendre hennir au loin. Et la servante parut, traversa les pelouses, se perdit dans la nuit et revint bientôt avec notre jument toute dételée qu’elle faisait marcher sur la terre molle. Que de précautions pour ne pas me réveiller ! « De plus en plus étonnée de ne pas voir Herbert entrer dans notre chambre, comme il faisait à chacun de ses retours nocturnes, je passai à la hâte un peignoir et me mis à errer dans l’ombre des corridors. Mes pas me conduisirent tout naturellement vers le petit cabinet qui me faisait si peur. Et je n’étais pas encore entrée dans le petit corridor qui y aboutit que j’entendais mon mari commander d’une voix sourde et rude à la servante qui remontait : « De l’eau !… Apporte-moi de l’eau ! De l’eau chaude, tu entends ! Ça ne part pas ! » « Je m’arrêtai et suspendis mon souffle. Au surplus, je ne pouvais plus respirer. J’étouffais, j’avais le pressentiment qu’un horrible malheur venait de nous arriver. Tout à coup, je fus à nouveau secouée par la voix de mon mari qui disait : « Ah enfin ! ça y est !… C’est parti !… » « La servante et lui se parlèrent encore à voix basse et j’entendis le pas d’Herbert. Ceci me rendit des forces et je courus m’enfermer dans ma chambre. Bientôt il frappa, je fis celle qui était endormie et qui se réveillait ; enfin, je lui ouvris. J’avais une bougie à la main, elle tomba quand j’aperçus son visage qui était terrible. « – Qu’as-tu, me demanda-t-il tranquillement, tu rêves encore ? Couche-toi donc. « Je voulus rallumer la bougie, mais il s’y opposa, et j’allai me jeter dans mon lit. Je passai une nuit atroce. À côté de moi, Herbert se tournait et se retournait, poussait des soupirs et ne dormait point. Il ne me dit pas un mot. Au petit jour, il se leva, déposa un baiser glacé sur mon front et partit. Quand je descendis, la servante me remit un mot de lui m’annonçant qu’il était obligé de s’absenter encore pour deux jours. « À huit heures du matin, j’apprenais par des ouvriers qui allaient à Neustadt que l’on avait trouvé le père Basckler assassiné dans un petit chalet qu’il possédait dans le Val-d’Enfer et où quelquefois il passait la nuit, lorsque ses affaires d’usure l’avaient trop longtemps retenu chez les paysans. Basckler avait reçu un terrible coup de hache à la tête qui avait été fendue en deux, une vraie besogne de bûcheron. « Je rentrai chez moi en m’accrochant aux murs. Et encore ce fut vers le fatal petit cabinet que je me traînai. Je n’aurais pu dire exactement ce qui se passait dans ma tête, mais j’avais besoin de savoir ce qu’il y avait derrière cette porte, après les paroles de la nuit et la figure que j’avais vue à Herbert. À ce moment, la servante m’aperçut et me cria méchamment : « – Laissez donc cette porte tranquille, vous savez bien que M. Herbert vous a défendu d’y toucher ! Vous serez bien avancée, allez, quand vous saurez ce qu’il y a derrière !… « Et je l’entendis s’éloigner avec un rire de démon. Je me mis au lit avec la fièvre. Je fus quinze jours malade. Herbert me soigna avec un dévouement maternel. Je croyais avoir fait un mauvais rêve et il me suffisait maintenant de regarder son bon visage pour me confirmer dans cette idée que je n’étais pas dans mon état normal, la nuit où j’avais cru voir et entendre tant de choses exceptionnelles. Du reste, l’assassin du père Basckler était arrêté. C’était un bûcheron de Bergen que le vieil usurier avait trop « saigné » et qui s’était vengé en le saignant à son tour. « Ce bûcheron, un nommé Mathis Müller, continuait de proclamer son innocence, mais, bien qu’on n’eût point trouvé une goutte de sang sur lui, ni sur ses habits, et que sa hache fût presque comme de l’acier neuf, on avait, paraît-il, suffisamment de preuves de sa culpabilité pour qu’il n’échappât point au châtiment. « Notre situation ne se trouva point modifiée, comme nous aurions pu le croire, par la mort du père Basckler et c’est en vain qu’Herbert attendit un testament qui n’existait pas. « À mon grand étonnement, mon mari s’en trouva très affecté et, un jour que je l’interrogeais là-dessus, il me répondit, très énervé : « Eh bien, oui ! J’avais beaucoup compté sur ce testament-là, si tu veux le savoir, beaucoup ! » Et son visage, me disant cela, était devenu si mauvais que l’autre visage de la nuit mystérieuse me réapparut et, désormais, ne me quitta plus. C’était comme un masque toujours prêt que je mettais sur la figure d’Herbert, même quand celle-ci était naturellement douce et triste. Quand le procès de Mathis Müller eut lieu à Fribourg, je me jetai sur les journaux. Une phrase que prononça l’avocat me poursuivit nuit et jour : « – Tant que vous n’aurez pas retrouvé la hache qui a frappé et les vêtements maculés de sang de l’assassin de Basckler, vous ne pourrez pas condamner Mathis Müller. « Néanmoins, Mathis Müller fut condamné à mort et je dois dire que cette nouvelle troubla étrangement mon mari. La nuit, il ne rêvait plus que de Mathis Müller. Il m’effrayait et ma pensée aussi m’épouvantait. Ah ! j’avais besoin de savoir ! Je voulais savoir ! Pourquoi avait-il dit : « Ça ne veut pas partir » ? À quelle besogne avait-il donc été occupé cette nuit-là, dans le petit chalet mystérieux ? « Une nuit, je me levai à tâtons et je lui volai ses clefs !… Et je m’en fus dans les corridors… J’étais allée chercher dans la cuisine une lanterne… J’arrivai, claquant des dents, à la porte défendue… Je l’ouvris… et je vis tout de suite la malle… la malle oblongue qui m’avait tant intriguée… Elle était fermée à clef, mais je n’eus pas de peine à trouver la petite clef, là, dans le trousseau… et le couvercle fut soulevé… Je me mis à genoux pour mieux voir… et ce que je vis m’arracha un cri d’horreur… Il y avait là des vêtements maculés de sang et la hache encore tachée de rouille qui avait frappé !… * * * * * « Comment ai-je pu vivre les quelques semaines encore qui précédèrent l’exécution du malheureux, à côté de cet homme, après ce que j’avais vu ? J’avais peur qu’il ne me tuât !… « Comment mon attitude, mes terreurs ne l’ont-elles pas instruit ? C’est qu’à ce moment sa pensée tout entière semblait en proie à une épouvante au moins aussi grande que la mienne. Mathis Müller ne l’abandonnait pas ! Pour le fuir, sans doute, il allait maintenant s’enfermer dans le petit cabinet et, parfois, je l’entendais donner d’énormes coups dont retentissaient le plancher et les murs, comme s’il se battait avec sa hache contre les ombres et les fantômes qui l’assaillaient. « Chose étrange, et qui me parut d’abord inexplicable : quarante-huit heures avant le jour fixé pour l’exécution de Müller, Herbert reconquit d’un coup tout son calme, un calme de marbre, un calme de statue. L’avant-veille au soir, il me dit : « – Élisabeth, je pars demain au petit jour, j’ai une importante affaire du côté de Fribourg ! Je serai peut-être deux jours parti, ne t’inquiète pas. « C’était à Fribourg que devait avoir lieu l’exécution, et, soudain, j’eus cette idée que toute la sérénité d’Herbert ne lui venait que d’une grande résolution prise. « Il allait se dénoncer. « Une pareille pensée me soulagea à un tel point que, pour la première fois depuis bien des nuits, je m’endormis d’un sommeil de plomb. Il faisait grand jour quand je me réveillai. Mon mari était parti. Je m’habillai à la hâte et, sans rien dire à la servante, je courus à Todnaü. Là, je pris une voiture qui devait me conduire à Fribourg. J’y arrivai à la tombée du jour. Je courus à la Maison de Justice et la première personne que j’aperçus, entrant dans cette maison, fut mon mari. Je restai là clouée sur place, et comme je ne vis point Herbert ressortir, je fus persuadée qu’il s’était dénoncé et qu’il avait été gardé sur-le-champ à la disposition du parquet. « La prison était alors attenante à la Maison de Justice. J’en fis le tour comme une désespérée. Toute la nuit, j’errai dans les rues, revenant sans cesse à cette lugubre maison, et les premiers rayons de l’aurore commençaient à poindre quand j’aperçus deux hommes en redingote noire qui gravissaient les degrés du palais. Je courus à eux et leur dis que je voulais voir le plus tôt possible le procureur, car j’avais la plus grave communication à lui faire relativement à l’assassinat de Basckler. « L’un de ces messieurs était justement le procureur. Il me pria de le suivre et me fit entrer dans son cabinet. Là, je me nommai et lui dis qu’il avait dû recevoir, la veille, la visite de mon mari. Il me répondit qu’en effet il l’avait vu. Et comme il se taisait après cela, je me jetai à ses genoux, en le suppliant d’avoir pitié de moi et de me dire si Herbert avait avoué son crime. Il parut étonné, me releva et me questionna. « Peu à peu, je lui fis le récit de mon existence, telle que je vous l’ai racontée, et enfin je lui fis part de l’atroce découverte que j’avais faite dans le cabinet du chalet de Todnaü. Je terminai en jurant que je n’aurais jamais laissé exécuter un innocent et que, si mon mari ne s’était dénoncé lui-même, je n’aurais pas hésité à instruire la justice. Enfin, je lui demandai comme grâce suprême de me laisser voir mon mari. « – Vous allez le voir, madame, me dit-il, veuillez me suivre. « Il me conduisit plus morte que vive à la prison, me fit traverser des corridors et monter un escalier. Là, il me plaça devant une petite fenêtre grillée qui surplombait une grande salle et il me quitta en me priant de prendre patience. D’autres personnes vinrent bientôt se placer également à cette petite fenêtre et regardèrent dans la grande salle sans mot dire. Je fis comme eux. J’étais comme accrochée aux barreaux et j’avais le sentiment aigu que j’allais assister à quelque chose de monstrueux. La salle peu à peu se garnissait de nombreux personnages qui, tous, observaient le plus lugubre silence. Le jour, maintenant, éclairait mieux le spectacle. Au milieu de la salle, on apercevait distinctement une lourde pièce de bois que quelqu’un derrière moi nomma : c’était le billot. « On allait donc exécuter Müller ! Une sueur froide commença à me couler le long des tempes et je ne sais comment, dès cette minute, je ne perdis point connaissance. Une porte s’ouvrit et un cortège parut en tête duquel s’avançait le condamné, tout frissonnant sous sa chemise échancrée et le col nu. Il avait les mains liées derrière le dos et il était soutenu par deux aides. Un ministre du culte lui murmura quelque chose à l’oreille. Le malheureux prit alors la parole – une pauvre parole tremblante – pour avouer son crime et en demander pardon à Dieu et aux hommes ; un magistrat prit acte de cet aveu et lut une sentence ; puis les deux aides jetèrent le patient à genoux et lui mirent la tête sur le billot. Mathis Müller ne donnait déjà plus signe de vie quand je vis se détacher de la muraille, où il s’était jusque-là tenu dans l’ombre, un homme aux bras nus et qui portait une hache sur l’épaule. L’homme toucha la tête du condamné, écarta d’un geste les aides, leva la hache et, d’un terrible coup, frappa. Cependant, il dut s’y reprendre à deux fois avant que la tête tombât. Alors, il la ramassa, de son poing dans les cheveux, et se redressa. « Comment avais-je pu, jusqu’au bout, assister à une pareille horreur ? Mes yeux cependant ne pouvaient se détacher de cette scène de sang, comme si mes yeux avaient encore quelque chose à voir… Et, en effet, ils virent… Ils virent quand l’homme se redressa et leva la tête, tenant dans sa main qui tremblait son abominable trophée… Je poussai un cri déchirant : « Herbert ! » Et je m’évanouis. « Monsieur, maintenant, vous savez tout ; j’avais épousé le bourreau. La hache que j’avais découverte dans le petit cabinet était la hache du bourreau ; les vêtements ensanglantés, ceux du bourreau ! Je faillis devenir folle chez une vieille parente où, dès le lendemain, je m’étais réfugiée et je ne sais comment je suis encore de ce monde. Quant à mon mari, qui ne pouvait se passer de moi, car il m’aimait plus que tout sur la terre, on le trouva, deux mois plus tard, pendu dans notre chambre. Je reçus ces derniers mots : Pardonne-moi, Élisabeth, m’écrivait-il. J’ai essayé tous les métiers. On m’a chassé de partout quand on a su celui que faisait mon père. Il m’a fallu de bonne heure me résoudre à une telle succession. Comprends-tu maintenant pourquoi on est bourreau de père en fils ? J’étais né honnête homme. Le seul crime que j’aie jamais commis de ma vie est de t’avoir tout caché. Mais je t’aimais, Élisabeth, adieu ! La dame en noir était déjà loin que je regardais encore stupidement l’endroit du lac où elle avait jeté la petite hache d’or. L’AUBERGE ÉPOUVANTABLE3 – À propos de femmes, dit Chanlieu, je ne vous souhaite pas de faire jamais un voyage de noces comme il m’est arrivé avec « ma première ». Outre que nous avons failli en crever tous les deux… Mais voici l’histoire, tout de go, sans autres salamalecs. À mon retour de Saigon, j’avais demandé un congé aux Messageries, et j’en avais profité pour épouser, comme c’était convenu, la petite Maria-Luce, du Mourillon, qui vivait avec son grand-père, après la mort du père à Madagascar. « Nous fîmes notre voyage de noces en Suisse. Une idée à moi. Au fond, je suis un bourgeois, un terrien, et je déteste les aventures. Si j’ai été vingt ans capitaine au long cours, c’était pour obéir à la tradition dans la famille, et parce que les vieux le voulaient, mais d’avance j’en avais le mal de mer. Enfin, nous voilà en Suisse, ma jeune femme et moi, comme au temps de Töppfer. Nous étions amoureux, que ce n’est pas rien de le dire. Connaissez-vous Soleure ? – Moi, je me suis marié à Bornéo, ricana Dorat, le plus loustic de ces vieux loups de mer qui se racontaient des histoires, sur la terrasse du café de la Vieille-Darse, à Toulon. – Compris… Eh bien, Soleure… C’est comme qui dirait la capitale de la Suisse romande Une longue rue tranquille avec des enseignes à images qui se balancent, sur des tringles, au moindre souffle venu du Wesseinstein. Le Wesseinstein est un sommet du Jura, haut de treize cents mètres, qui se dresse au nord-ouest de la ville. Plus d’un touriste s’est égaré dans les gorges et dans les sentiers d’une forêt où, passée une certaine altitude, on ne rencontre avant d’arriver au sommet qu’une auberge qui, dans le moment, avait la plus sinistre renommée. « Deux ans avant notre passage, l’administration vicinale avait découvert, au fond d’un puits et dans une grotte voisine, une douzaine de squelettes et quelques objets ayant appartenu à des voyageurs qui avaient trouvé là une hospitalité fatale et sans lendemain. Il ressortait de l’enquête et des expertises que les crimes avaient été commis par un couple qui avait si bien terrorisé toute la région que la mort même des propriétaires de l’établissement, les hideux Weisbach – vous vous rappelez peut-être cette histoire qui a défrayé toutes les chroniques de l’époque –, n’avait pu délier les langues. Car quelques anciens de la montagne, dans le temps, s’étaient doutés de bien des choses ; mais Jean Weisbach avait suffisamment fait entendre qu’il n’aimait point que l’on se mêlât de ses affaires, pour qu’un chacun se le tînt pour dit. Finalement, les aubergistes étaient morts de leur belle mort, considérés et riches. Mort également leur valet à tout faire, un nommé Daniel. Quand on avait découvert le pot aux roses, si j’ose dire, les magistrats instructeurs, en interrogeant de ci de là, en renouvelant le témoignage récalcitrant d’anciens voisins et particulièrement une vieille goitreuse qui les avait servis dans l’épouvante, avaient reconstitué bien des drames qui n’avaient plus, du reste, qu’une valeur historique. Mais il y avait des détails horribles qui attestaient chez les Weisbach, en même temps qu’une âpreté farouche au gain, un fond de cruauté et de sadisme rarement dépassés. * * * * * « Naturellement, aux tables d’hôte de Soleure, on ne parlait que de cette histoire. Les voyageurs qui devaient prendre la diligence pour arriver de nuit au sommet du Wesseinstein, et y coucher dans l’hôtel illustré par le passage de Napoléon, puis, de là, redescendre et gagner la France par la trouée de Belfort, se promettaient bien d’aller boire un verre, à mi-chemin de la montée, dans « l’auberge du sang », comme on l’appelait maintenant, autant à cause de l’affaire que de la couleur dont elle était peinte. C’était dans le programme. Pendant que le conducteur donnait à boire aux chevaux, les touristes devaient aller se régaler sur le comptoir et faire bavarder les nouveaux propriétaires. « Ceux-ci n’étaient là que depuis l’année précédente. Leurs prédécesseurs, les successeurs immédiats des Weisbach, avaient vidé les lieux, se prétendant ruinés, dès que le scandale avait éclaté. Mais le père et la mère Scheffer, plus malins, s’étaient dit que la curiosité des imbéciles pourrait bien les enrichir. Le calcul n’était point mauvais, s’il fallait en croire les propos du pays. Tous les étrangers qui passaient maintenant par Soleure voulaient voir « l’auberge du sang ». Certains s’offraient même le luxe d’y coucher. Le jour où Maria-Luce et moi montâmes dans la diligence, après un excellent déjeuner et une bonne bouteille de vin du Rhin, le temps était magnifique, et l’on se promettait une belle promenade, avec, entre-temps, un joli chapitre de roman-feuilleton vécu, pour compléter le programme. Nous devions redescendre ensuite à Soleure où nous avions laissé nos bagages. Maria-Luce n’emportait qu’un petit sac. Ah ! Nous avons bien failli ne plus revenir à Soleure, et nous l’avons vécu plus que nous ne l’aurions voulu, ce roman-feuilleton-là ! Vous allez voir comment !… Quand j’y pense !… C’est peut-être de cela qu’elle est morte, ma brave petite Maria-Luce !… Elle qui était si gentille, si rieuse, si pleine de vie… Une chair saine si éclatante ; des joues comme une rosée !… Enfin !… Passons… c’est ça la vie ! Un assassinat perpétuel… On se demande pourquoi on vient au monde !… Ah ! on s’aimait bien !… Dans la diligence, j’avais retenu tout le coupé pour nous deux… histoire d’être bien entre nous et de pouvoir s’embrasser à son aise, comme de juste !… * * * * * Au moment du départ, nous voyons arriver un couple… quelque chose de bien ! Je l’aurai dans l’œil toute ma vie, et pour cause : des Italiens. Lui, un grand, bel homme, trop beau… dans les trente ans… De grands yeux de velours, comme ils savent en avoir là-bas pour rendre folles les signorine… Des dents éclatantes… une peau ambrée, entièrement rasé… l’air d’un acteur… C’en était un, un ténor qui avait déjà sa renommée, qui avait remporté d’éclatants succès à la Scala de Milan… Antonio Ferretti, comme nous l’avions appris plus tard… D’une santé magnifique, aimable et jovial… Le monde entier semblait lui appartenir. « Sa compagne, qui se pâmait rien qu’à le regarder, lui appartenait corps et biens, certainement… Une jeune femme au visage ravissant, dorée comme une Vénitienne qu’elle était et de la plus rare aristocratie… Son nom appartient depuis ce jour-là à l’histoire judiciaire, hélas !… La comtesse Olivia Orsino. Le beau ténor l’avait enlevée. Je vous dis cela tout de suite, pour déblayer, pour que vous voyiez et compreniez les personnages du premier coup, mieux que nous assurément qui, dans le moment, ne considérâmes qu’un couple encombrant, lequel, sous le prétexte que l’intérieur de la diligence était déjà à peu près plein, voulait prendre place dans le coupé, à nos côtés, ou nous en chasser au besoin s’il avait pu. Altercation, naturellement ; car le sans-gêne du beau ténor me déplaisait d’autant plus que je m’étais réjoui de ce voyage à deux, dans notre petit coin. S’il avait été plus poli, Antonio Ferretti aurait peut-être obtenu gain de cause, car je ne suis tout de même pas un mufle et sa compagne était, comme je vous l’ai dit, bien charmante. « Maria-Luce me conseillait de céder. Un mot gâta tout, quelque chose comme sauvage de Francese. Je refermai violemment la portière, et comme j’avais payé les quatre places, je réclamai mon droit. Ils durent aller s’installer avec les autres. Au fait, si ça les gênait d’aller en diligence, ils n’avaient qu’à louer une voiture. Mais ce n’était pas une petite affaire que de trouver, dans ce temps-là où il n’y avait pas d’auto, une voiture et des chevaux pour grimper au sommet du Wesseinstein. Il fallait des chars spéciaux, agencés comme notre diligence, avec sa fourche toujours pendante, prête à mordre la route dans le recul qui était souvent redoutable. Si je me suis arrêté sur cet incident, c’est qu’il eut une importance terrible, hélas, pour quelques-uns d’entre nous. * * * * * « Notre promenade commença par une belle cluse d’accès, fraîche, boisée, toute retentissante de sources limpides, dans laquelle niche un petit ermitage, fameux à la ronde comme tout ermitage – celui de Sainte-Venère, Venera Einsiedolei, si je ne me trompe, avec des chapelles, des grottes, des roches en surplomb et, de temps à autre, de superbes carrières de marbre soleurois qui éclataient soudain en tâches aveuglantes sous le soleil. Trois heures plus tard, on était loin de toute habitation, en pleine forêt, et le soleil avait disparu. De gros nuages couraient entre les cimes et, peu à peu, un voile noir nous cacha toute la vallée… Par instants, un bruit sourd de tonnerre glissait vers nous… Mais ce n’était pas encore le tonnerre : c’était une lourde luge chargée de bois qui dégringolait la route avec une rapidité foudroyante, sur ses patins que dirigeait quelque gamin, grimpé sur le faîte de cette avalanche. C’est sous la menace d’un prochain orage que nous aperçûmes, enfin, « l’auberge du sang ». Dans ce crépuscule livide, elle ne faisait point assurément bonne figure avec ses murs épais, trapus, ses fenêtres grillées, sa vieille porte cintrée, aux vantaux bardés de fer, qui donnait dans la cour où était le fameux puits, le tout recouvert d’un horrible badigeon brunâtre, comme on voit, paraît-il, aux bras de la guillotine. « Oh ! Qu’elle est laide ! » s’écria Maria-Luce. Et il fallait qu’elle le fût, car cet après-midi là, je vous prie de croire que nous étions disposés à voir tout en beau. On ne s’était pas ennuyés dans notre coupé ! On s’était raconté des histoires et des belles ! On en avait fait, des projets. On en avait échangé, des baisers, à la santé de nos deux Italiens. * * * * * « Au moment où la diligence s’arrêtait devant la porte de cette sinistre demeure, une pluie diluvienne, accompagnée d’éclairs et de tonnerre, se mit à tomber… Nous nous jetâmes dans l’auberge, ou plutôt dans une immense cuisine au fond de laquelle s’ouvrait une prodigieuse cheminée où l’on aurait pu brûler un arbre, et qui ne contenait, pour l’instant, qu’un honnête petit feu de branches sèches au-dessus duquel bouillait, dans une honnête petite marmite suspendue à une crémaillère, un pot-au-feu, dont l’arôme, ma foi, était fort agréable. Au-devant de nous était venu le maître du logis, rond comme une barrique, de bon accueil, des petits yeux rieurs, sous des plis de graisse, trois mentons, mais pas ogre le moins du monde : tout sourire. « “Es-tu rassurée ?” demandai-je à Maria-Luce. “Oui, me répondit-elle. Ils ne nous feront pas cuire dans cette petite marmite-là, et le gros est bien réjoui !… Mais quel temps !” Au fait, le conducteur rentra, ayant dételé ses chevaux et les ayant mis à l’abri, car il commençait à montrer un désarroi inquiétant pour l’équilibre de la voiture, sous les coups répétés du tonnerre. Je demandai à ce brave homme pour combien de temps nous étions là. Il me répondit : “Pour une heure… Dans une heure, je repars, quelque temps qu’il fasse !” Je calculai que nous arriverions à l’hôtel du Wesseinstein en pleine nuit, si nous y arrivions ; car sur notre droite, nous longions un véritable précipice. Ma résolution fut vite prise. Du reste, Maria-Luce fut tout de suite de mon avis. Et j’abordai dans un coin l’aubergiste : “Avez-vous une chambre ? « – J’en ai deux, me répondit le gros bonhomme, en me dévisageant d’un air goguenard. Vous voulez coucher ici ?… « – Oui, montrez-moi vos chambres !… « – Attendez que je serve le monsieur et la petite dame qui sont dans le salon… et je suis à vous !” « Ce qu’il appelait le salon était une petite pièce, au bout de la cuisine, meublée d’une table ronde recouverte d’une toile cirée et de quatre chaises avec, sur les murs badigeonnés à la chaux, des gravures représentant les batailles du premier Empire. C’est vers ce réduit luxueux et confortable que notre couple italien s’était dirigé en sortant de la diligence, pour échapper à une promiscuité dont il avait sans doute déjà trop souffert. Quand le père Scheffer, l’aubergiste, ouvrit la porte qu’ils avaient poussée, j’aperçus le beau ténor contre la vitre, considérant le paysage d’un air fort mélancolique. Sa compagne, assise, les deux coudes sur la table, ne paraissait pas plus gaie. « L’aubergiste revint nous trouver : “Encore deux qui veulent coucher ici ! La promenade ne leur dit rien par un temps pareil… Dépêchez-vous de choisir votre chambre car, entre nous, il n’y en a qu’une de propre !” « Vous pensez bien qu’on ne se le fit pas répéter et qu’on lui emboîta le pas. Nous grimpâmes un escalier raide comme une échelle. Par cet escalier, on arrivait, à gauche, au grenier qui s’étendait juste au-dessus de la grande cuisine et, par un corridor à droite, on parvenait à la chambre des voyageurs. Elle était célèbre, cette chambre : c’était là qu’avaient couché presque tous ceux que l’on avait assassinés. « “Vous n’avez pas peur, ricana le père Scheffer en ouvrant la porte. Il est vrai qu’on y vient maintenant en voyage de noces !… « – C’est notre cas, dis-je. « – Allons, me voilà tranquille pour vous, répliqua-t-il, vous ne ferez pas de mauvais rêves !… Avez-vous des bagages ? « – Non. Nous les avons laissés à Soleure.” « Je m’imaginai que ce détail le contrariait ! C’est peut-être une idée que je me suis forgée plus tard ! Plus tard aussi, j’ai cru me rappeler qu’il avait considéré avec quelque attention le sac de Maria-Luce, les bijoux qu’elle portait, et même la grosse bague que j’avais à la main. Mais je n’insiste pas ! Ce fut tellement fugitif. Il nous quitta. Dehors, il pleuvait toujours à verse, mais le tonnerre s’était éloigné. À la dernière clarté du jour, cette chambre nous apparut comme un tranquille refuge. Elle était grande et propre, avec un clair papier à fleurettes et à motifs champêtres ; un grand lit avec des draps bien blancs, un énorme édredon rouge, un grand fauteuil Voltaire, une cheminée ornée d’un bouquet de fleurs d’oranger sous globe, et deux chandeliers de cuivre. Deux gravures sur les murs, des images empruntées à l’œuvre de M. de Chateaubriand, Atala et le Dernier des Abencérages, dont j’expliquai le sujet à Maria-Luce. « “Nous serons très bien ici, fit-elle… Si tu étais gentil, on ferait une flambée dans la cheminée, et nous dînerions dans la chambre ! « – Bonne idée. Je descends prévenir notre hôte… « – Je t’accompagne ! s’écria-t-elle… Tu ne vas pas me laisser seule dans cette chambre-là !… « – Ah ! ça t’impressionne tout de même… « – Dame ! quand je pense… « – Eh bien ! viens, et n’y pense plus !…” « Nous nous trouvâmes au haut de l’escalier, devant le grenier dont la porte était poussée… et nous reconnûmes la voix de l’Italien. “Mais ça n’est pas oune çambre, cela ! s’écriait Antonio dans son charabia, c’est une soupente ! C’est un taudis !… « – C’est tout ce que j’ai à vous offrir ! répliqua l’hôte… Je vous ai averti que mon autre chambre était retenue !…” « La porte fut poussée, et nous nous trouvâmes en face des deux Italiens et de l’aubergiste. « “Ah ! c’est encore vous, signor ! s’exclama le ténor. Vous m’avouerez que nous n’avons pas de çance.” « Je ne pus m’empêcher de rire… J’avais aperçu un lit de fer dans un coin du grenier, lequel était encombré de tous les objets fort peu reluisants que l’on a coutume de reléguer dans ces endroits-là… « “Assurément, fis-je. Il est difficile de coucher ici, surtout quand on est habitué à un certain confort. Savez-vous ce que je ferais à votre place ? Maintenant, le coupé est libre ; je repartirais avec la diligence !… « – Il a raison, fit la signora. « – Il se fiche de nous !…” grinça l’autre entre ses dents. « Je compris que ça allait mal tourner… J’entraînai Maria-Luce et nous rentrâmes dans la grande salle commune de l’auberge. Malgré la pluie, les voyageurs avaient voulu aller voir le puits où les bourreaux jetaient leurs victimes, et ils en étaient revenus ruisselants. Ils se firent servir des grogs, cependant que l’aubergiste, toujours goguenard, donnait des détails : “Probable qu’ils ne buvaient point de l’eau de ce puits-là – chacun a sa délicatesse – mais les paysans d’alentour ont continué à s’en régaler. Faut vous dire que les Weisbach faisaient proprement les choses. Ils nettoyaient bien leurs squelettes. Ils les faisaient bouillir pendant des heures et des heures dans une énorme marmite suspendue à cette crémaillère-là !…” Sur quoi, les voyageurs demandèrent à voir la marmite, la fourche, la hache et le couteau, enfin tous les instruments de supplice qui avaient illustré cette horrible affaire. “Ils sont dans le réduit… et c’est ma femme qui en a la clef.” « Mme Scheffer ne se pressait pas de rentrer, retenue chez quelque forestier des environs par le mauvais temps. Le conducteur annonça, sur ces entrefaites, qu’on allait repartir, et la salle se vida. Les Italiens ne redescendirent qu’après le départ de la diligence. Ils semblaient avoir pris leur parti de l’aventure, et commandèrent leur dîner. « Nous les regardions du coin de l’œil. Maria-Luce s’amusait énormément. Je me montrai courtois. Je liai conversation : “Si j’avais été seul, j’aurais volontiers cédé ma chambre”, etc. « L’Italien me répondit avec un sourire : “Une mauvaise nuit est vite passée !” « Celle que j’appellerai désormais la comtesse Orsino, bien que j’ignorasse alors son nom, devint charmante avec Maria-Luce. “On est volé, lui dit-elle. Cette auberge n’est pas épouvantable du tout.” « Une porte s’ouvrit au fond de la pièce. C’était l’hôtesse qui rentrait, Mme Scheffer. Elle se débarrassa d’un énorme manteau et de son capuchon. Et nous ne pûmes nous empêcher de tressaillir. C’était plus qu’horrible, c’était sinistre. Sa hideur lui venait particulièrement de ses yeux qui louchaient, et d’une bouche énorme qui souriait. À part cela, des dents éclatantes, une chevelure blonde magnifique, un nez un peu fort aux narines férocement sensuelles. Je ne sais pas comment était la Weisbach, mais cette femelle-là avait l’air de respirer avec volupté une odeur de sang. Elle était forte, jeune encore, dans les trente-huit ans, des membres solides, des mains habituées à des travaux d’homme. « Derrière elle, apparut bientôt le valet que nous n’avions pas encore vu. Celui-là était carré, un peu bossu, et il boitait. Un rouquin à tête de brute. Il jeta sur le carreau un fardeau sous lequel il disparaissait et se redressa en poussant un han ! de délivrance. Puis il nous regarda en silence et souleva une trappe sous l’escalier. Il alluma une lanterne qui était là, toute prête, et s’enfonça dans la cave, traînant son fardeau derrière lui. Le patron récurait ses verres. Nul n’avait dit un mot. Ils nous avaient regardés tous trois en silence, voilà tout. « “Cette fois, j’ai peur ! me souffla Maria-Luce. « – Oui ! Ça prend de la couleur, fis-je. Mais t’en fais pas ! on finira bien par rigoler !” « Ce fut le patron qui donna le signal, quand sa femme eut disparu dans la cave, derrière le valet. “Comment trouvez-vous ma femme ? fit-il. Croyez-vous qu’elle est assez nature dans une auberge pareille ? Je ne pouvais pas mieux la choisir !…” Je rentrai dans le jeu. “Oui, c’est assez farce !” La petite comtesse, dans un coin de l’âtre, s’était réfugiée à l’ombre de son beau ténor. Antonio Ferretti dit : « “Mme Scheffer serait très bien si elle ne louchait pas. « – Si elle n’avait pas louché, je l’aurais laissée à ses parents ! répliqua l’aubergiste. La femme Weisbach louchait ! Et je ne sais pas si vous avez remarqué mon valet… mais il est bossu et bancal comme Daniel, le valet des Weisbach. J’ai dû aller le chercher jusqu’à La Chaux-de-Fonds. « – Pourquoi ne riez-vous pas, Olivia ? questionna le ténor qui paraissait s’amuser. « – Est-ce qu’on a assassiné dans le grenier ?… soupira Olivia. « – Comment, si on a assassiné ?… s’exclama Scheffer… Je crois bien, qu’on a assassiné !… J’ai la collection des journaux, si vous voulez les feuilleter. C’est là que couchait Daniel, et d’où il surveillait la chambre des voyageurs. Quand il avait des raisons de les croire profondément endormis, il frappait trois coups sur le plancher, et les Weisbach, qui se tenaient tout prêts en bas et qui n’attendaient que le signal, montaient. « “Quelquefois l’affaire était proprement expédiée, d’autres fois, il y avait du grabuge. Ainsi, Mengal, de Breslau, le président du tribunal, a raconté la goitreuse, s’est si bien défendu que sa femme avait pu s’enfuir… Mais en quittant la chambre, la malheureuse s’était jetée dans le grenier… Là, l’attendait Daniel qui était toujours à l’affût, prêt à intervenir. Il lui a fendu le crâne d’un coup de hache… Vous verrez la hache !… « – Quelle horreur ! gémit la comtesse. « – Oh, ça ce n’est rien ! continua l’hôte en haussant les épaules. Il y a bien d’autres histoires et plus intéressantes que celles-là !… Et je n’invente rien… Reportez-vous aux articles relatant ce qui est arrivé à la belle dame brune dans le petit réduit… Mais il faut lire ça dans le petit réduit !… Si on est amateur !… Vous verrez la fourche avec laquelle les Weisbach la caressaient !…” « Je sentais la main de Maria-Luce trembler dans la mienne. « “Passez-moi du feu ! fis-je à l’aubergiste. Et quand j’eus allumé ma pipe : Père Scheffer ! Tu es un sale blagueur !… « – N… de D… !… Eh bien ! Et l’enquête ?… Et les journaux ?… « – Possible !… Mais tu me fais rigoler avec ta hache ! Ta fourche !… C’est comme si tu me disais que les Weisbach avaient fait cuire leurs victimes dans cette marmite-là !… « – Vous êtes un malin, s’esclaffa-t-il… Mais j’ai trouvé le chaudron qu’il me faut ! Pas plus tard qu’hier !… La femme est allée le payer aujourd’hui, et le valet l’a rapporté avec quelques affaires qui ne feront pas mal dans le paysage !… Ça c’est vrai, je soigne le décor ! C’est mon idée !… Et quand tout sera arrangé comme avant, on croira y être !… Mais faut y croire !… Quand je vous dis : c’est le chaudron… c’est la hache… c’est la fourche… faut y croire, ou il n’y a pas de plaisir !… Et vous n’êtes pas amateur !… Moi, ce que j’en fais, c’est pour les amateurs !… C’est déjà bien beau que ce soit le réduit, que ce soit le puits, que ce soit l’auberge !… Avec un peu d’imagination, on y est !… Sans compter que ma femme et mon domestique, c’est un coup de génie !… Je veux être riche avant dix ans !… Quand je pense que mes prédécesseurs ont remis la chambre des voyageurs à neuf, et qu’ils ont fait ici un salon !… Les cochons !… S’il est possible d’abîmer comme ça l’auberge du sang !” « Il soupira et puis : « “Avec vous, vous voyez, je ne fais pas de boniments ! Je vois que j’ai affaire à des voyageurs quelconques ! Je montre mon décor à l’envers. Mais il y en a qui m’en voudraient ! Car il y en a qui aiment ça !… N’ayez pas peur, ma petite dame, fit-il à la comtesse, si ça vous gêne de coucher dans mon grenier où on a assassiné cette pauvre madame, je vais vous faire descendre un matelas dans le salon !… « – Non ! Nous coucherons dans le grenier ! déclara Antonio Ferretti. « – Eh bien, et vous ? fit encore l’aubergiste en se tournant vers moi. Ça vous ennuie peut-être de coucher dans la chambre des voyageurs ? « – Pas du tout… pas du tout !… N’est-ce pas, Maria-Luce ? « – Oh ! moi, ici, j’ai peur partout », répondit Maria-Luce. « Alors nous, les trois hommes, nous nous mîmes à rire. Et les femmes finirent par rire comme nous, mais du bout des lèvres. La mère Scheffer réapparut par sa trappe, suivie du domestique, et nous ne rîmes plus du tout. Seul Scheffer semblait s’amuser beaucoup de l’effet que produisait son épouse. Il appelait son valet « Daniel !…”, comme l’autre ! Il lui ordonna de tordre le cou à deux poulets, mais Olivia déclara qu’elle n’avait pas faim, qu’elle se contenterait d’un bol de bouillon. « “Pardon, pardon ! Moi, j’ai faim, protesta Antonio Ferretti. Un poulet ne me fera pas peur ! « – Et toi ? demandai-je à Maria-Luce… « – Moi non plus, répondit-elle en se serrant contre moi. C’est la seule chose qui ne me fasse pas peur dans la maison ! « – Nous dînons ensemble ? demanda Antonio qui, décidément, avait oublié l’incident de la diligence. « – Non, fis-je, je vous remercie… J’ai fait faire une flambée dans la chambre… Ma femme et moi nous dînerons chez nous. « – C’est très bien, chez vous ! répliqua l’autre en souriant… J’ai vu la chambre… Vous avez de la veine !… Je comprends qu’on y reste, au risque de s’y faire assassiner ! « – Vous êtes gai ! « – Oh ! Je parle pour ceux qui y sont venus avant vous.” * * * * * « L’hôte faisait entendre un bruit de clefs. Il venait d’allumer les lampes, car la nuit était tout à fait venue : “En attendant le dîner, je vais vous faire faire un petit tour ! La pluie a cessé. Nous allons aller au puits, à la grotte, dans l’écurie.” Les femmes hésitaient, nous les décidâmes à nous suivre. L’hôte nous précédait, brinquebalant une lanterne… Et dans l’écurie, devant le puits, dans la grotte qui était à une centaine de mètres de l’auberge, et dont on avait été longtemps sans soupçonner l’existence, il nous évoqua toute l’histoire et même davantage. Il devait y mettre du sien ! Les crimes de l’auberge de Peyrebelle étaient de la gnognotte, de la pure gnognotte à côté des crimes de l’auberge du sang !… « Les Weisbach s’étaient fait, au fond de la grotte, une espèce de four crématoire… Là aussi, on avait découvert dans les cendres des fragments d’os humains trop considérables pour pouvoir être confondus avec des os de mouton. On a beau faire les esprits forts, nous revînmes de cette petite expédition assez impressionnés… C’est avec plaisir que nous retrouvâmes la grande salle de l’auberge avec son âtre… Et pourtant !… Oui… Mais dans l’âtre… les deux poulets tournaient à la broche et répandaient une odeur des plus sympathiques… Le valet bancal les arrosait de leur jus de temps à autre, tout en fourbissant un énorme bassin de cuivre, le long duquel il était affalé. « “Qu’est-ce que tu fais là ?” lui demandai-je. « Il leva vers moi sa tête de brute et se remit à frotter. « “Pas la peine d’interroger Daniel ! ricana l’aubergiste… Il ne vous répondra pas !… Ce n’est pas que la parole lui manque… mais il a l’ordre de rester muet, comme l’autre, qui l’était vraiment !… Comprenez ? « – Oui ! Oui !… Ah, si je comprends !… Compliments ! Vous n’oubliez rien !… « – Rien… Quand ce chaudron sera dans l’âtre, vous verrez l’effet que j’en tirerai quand je raconterai ce que racontait la goitreuse aux juges. « – Quoi donc ? demanda Antonio. « – Eh bien, mais ce qui lui est arrivé la première fois qu’elle a compris quels maîtres elle servait… Il y avait, ce soir-là, quand elle est rentrée de sa lessive, un feu de tous les diables dans l’âtre… Elle s’approcha pour voir ce qu’on cuisait là-dedans, elle souleva le couvercle, mais Weisbach accourut et la renvoya d’une taloche contre le mur… Mais elle avait vu !… Elle avait vu une tête d’homme qui tournoyait dans le bouillon au milieu des débris de chair. Weisbach lui dit : « Voilà ce que c’est ! La curiosité est toujours punie !… Si j’étais juste, je t’enverrais voir jusqu’au fond du chaudron ce qui s’y passe ! Mais j’ai besoin de toi !… En attendant, tu peux toujours te couper la langue !” La malheureuse se jeta à ses pieds en jurant qu’elle ne parlerait jamais. Et elle resta !… Parce qu’elle savait bien que l’autre ne la laisserait pas partir !… Depuis ce jour-là, ils ne se gênèrent plus devant elle… Il y avait des nuits même où ils la forçaient à assister à des choses !… Ils l’invitaient à coups de pied dans le cul à venir dans le réduit !… Tenez !… Descendons dans le réduit ! C’est le plus beau. » « Et il reprit sa lanterne… * * * * * « Les femmes se regardèrent. Puis un coup d’œil jeté sur le bancal qui les fixait en dessous, tout en frottant son chaudron, les décida encore. Derrière l’homme, nous descendîmes dans la cave. Un escalier gluant… Une corde graisseuse… Les ténèbres, et puis ce lumignon en avant. On entendait maintenant des coups sonores comme un marteau qui frapperait sur des chaînes. C’était cela, en effet, quand, au bout d’un corridor souterrain, l’homme eut poussé une porte. Il y avait une autre lanterne par terre, sur le sol humide du caveau. Et, accroupie, la mère Scheffer était là qui fixait un bout de la chaîne à un anneau, dans le mur, où était accrochée une lanterne. Au bout de la chaîne, il y avait un carcan de fer. Elle nous tournait le dos. Elle ne se dérangea pas. Elle frappait comme une enragée. Et puis, elle s’arrêta un instant. L’homme dit : « “Ça, j’ai été obligé de le faire faire. Mais c’est de la vieille ferraille tout de même. Ça tiendra le coup, une fois que le carcan sera bien rouillé. Vous verrez qu’il y aura des amateurs pour y découvrir des taches de sang !… « – Quel animal ! murmurai-je… Il n’y a vraiment pas moyen de s’ennuyer avec vous !… « – N’est-ce pas ?… Et avec ma femme donc !… Tenez, elle va vous faire le boniment ; elle va vous raconter l’histoire de la jolie femme brune dans le petit réduit. Ça vaut le jus !… « – Vous devriez installer votre petit truc à Paris, boulevard Rochechouart. À côté du cabaret de Bruant, ça aurait du succès ! « – Je connais ! fit-il… On a voyagé… C’est pas les louftingues qui manquent…” « Ce caveau n’était pas très grand, mais il y avait place tout de même pour une petite exposition. À des clous enfoncés entre les pierres, pendaient un énorme couteau bien rouillé, une scie, une hache et tous objets nécessaires à un aubergiste qui entendait son métier comme feu Weisbach. Dans un coin, un aiguillon à bœuf et une fourche ; contre le mur encore, des tenailles. Puis des loques informes qui pendaient et qui avaient perdu toute couleur, qui avaient été autrefois, paraît-il, des vêtements ; dans un autre coin, un tas de détritus, où l’on démêlait des morceaux de cuir qui avaient été des bottes. « “Remarquez que nous n’avons rien inventé. Vous lirez ma collection de journaux. Tout y est ! On a trouvé tout ça !… Malheureusement, la justice a tout gardé. J’ai remplacé tout ça le mieux que j’ai pu !…” Et il riait. “Vas-y ! À toi !” fit-il à sa femme. « Alors elle se dressa et elle marcha vers nous. Nous reculâmes. Cette bouche énorme, ces yeux bigles, je les verrai toute ma vie, et tout ça éclairé fantastiquement, farouchement, par les feux sanglants et croisés de deux lanternes dont l’une était restée par terre. Quel relief ! Quelle eau-forte !… La femme étendit les deux bras et s’empara de l’aiguillon et de la fourche. Et elle parla en regardant la petite comtesse d’une façon si terrible que l’autre détourna la tête… Quelle voix !… * * * * * « Le père Scheffer nous dit : “Vous savez, elle ne boit que sa rincette comme tout le monde après le café au lait du matin !… Sacrée Annette – encore une qu’il appelait Annette comme l’autre ! Vous allez voir le phénomène !” Elle dit, toujours en fixant la petite comtesse : “L’une de ces dames ne veut pas essayer le carcan ? Madame a beau être blonde, ça ferait l’affaire tout de même !” Mais cette proposition n’eut aucun succès. Annette eut un horrible sourire : “Chacun son goût. Voilà comment ça se passait ! C’est la goitreuse qui l’a dit : il est venu une fois une jolie femme brune. Un monsieur entre deux âges l’accompagnait. Ils ne devaient pas être mariés. C’étaient des gens riches qui avaient des bijoux. Un accident de voiture les avait forcés à s’arrêter à l’auberge. Le cocher était redescendu à Soleure et devait revenir les chercher le lendemain avec une autre voiture. Quand il revint, on lui dit que les deux amoureux étaient partis de grand matin, et qu’ils avaient laissé de l’argent pour le cocher, lequel prit son dû et s’en retourna sans plus s’occuper de ses clients… Or, ses clients n’avaient pas quitté l’auberge… « “Le monsieur, assommé par Daniel et découpé par Weisbach, était déjà dans le chaudron… Quant à la belle dame brune, elle était vivante encore dans le petit réduit… Elle y a vécu quinze jours, à ce qu’a dit la goitreuse… Toutes les nuits, l’auberge fermée, ils descendaient lui faire une petite visite… C’était là qu’ils l’avaient enchaînée… et qu’ils lui avaient passé ce carcan-là au cou !… Un soir que la goitreuse entendait des cris, elle se glissa dans la cave… Mais Weisbach, qui avait l’oreille fine, la découvrit. Il la traîna dans le caveau : Faut que tu voies, lui dit-il, faut que tu voies ce qui t’arrivera si t’as la langue trop longue !… Et elle a vu ! La jolie femme brune était toute nue, attachée là comme je vous dis ! Elle n’était déjà plus qu’une plaie !… Et la Weisbach, tantôt avec sa fourche, tantôt avec son aiguillon, lui caressait les côtes.” « Ce disant, la mère Scheffer s’actionnait. Et ce qu’elle racontait était moins horrible que ce qu’elle faisait !… À demi-repliée sur elle-même, un mauvais éclair dans les yeux, son énorme bouche baveuse, elle lançait contre le mur où s’accrochait la chaîne tantôt sa fourche, tantôt son aiguillon, avec un entrain qui cessait tout à coup d’être de la comédie, et qui devenait de la rage et peut-être de la volupté. « “La garce ! glapissait-elle… Elle la crevait, cette pauvre jolie dame ! Comme ça ! Comme ça !… Et aïe donc ! Aïe donc… Dans les côtes… et partout… pendant que l’autre hurlait… : ‘T’es belle maintenant… Ah ! te voilà belle. Ton amoureux peut venir !… Tiens, encore celui-là ! Te voilà maintenant plus belle que moi !’ Faut vous dire, fit la Scheffer en haletant et en se retournant vers nous, ou plutôt vers la petite comtesse qui s’appuyait contre le mur pour ne pas défaillir…, faut vous dire que la Weisbach était laide comme les sept péchés capitaux ! Et qu’elle louchait ! Alors, n’est-ce pas ?… Elle ne pouvait pas voir deux beaux yeux (et, ce disant, la Scheffer regardait les yeux de la petite comtesse) sans avoir envie de les crever !… « – Allons-nous en !… Allons-nous en !… s’écria Olivia Orsino. Je ne veux pas rester une seconde de plus ici !…” « Et elle se sauva du caveau. Nous la suivîmes tous. Derrière nous, Scheffer disait avec un gros rire : “Je vous ai dit qu’elle était impitoyable !… Ah ! elle répète bien sa leçon !… Mais ne vous en faites pas !… À part ça, elle est douce comme un mouton… Et bonne cuisinière, vous savez !” Et puis ce fut la voix de la femme qui nous avait rejoints : «“ Je vous ai fait peur, hein ? Eh bien ! Il faut la raconter, ça fera venir du monde !” « Je sentais Maria-Luce toute frissonnante… Nous étions tous un peu pâles quand nous nous retrouvâmes dans la salle de l’auberge. Nous nous regardâmes et finîmes par éclater de rire… excepté la comtesse qui murmurait : “Quelle horrible, horrible femme ! « – Avec tout ça, vous ne connaissez pas la fin de l’histoire…” dit Scheffer en piquant les poulets pour se rendre compte du degré de cuisson. Il arrêta le mouvement d’horlogerie qui les faisait tourner… « “Ils sont à point ! Vous m’en direz des nouvelles avec une bonne salade !… La fin de l’histoire, la voilà ! C’est le jour où la goitreuse a été traînée dans le cachot que la Weisbach a crevé avec sa fourche les deux yeux de la petite femme brune pour lui apprendre à les avoir plus beaux que les siens !… « – Louche, maintenant ! Louche, qu’elle lui disait !… acheva la femme Scheffer en se chargeant d’une pile d’assiettes prises dans un grand bahut. « – Eh bien, en voilà assez ! déclarai-je… nous avons assez pris l’apéritif… À table maintenant !” « Maria-Luce me dit tout bas : “Tu ne sais pas ce que m’a dit l’Italienne ?… Elle demande que nous ne nous quittions pas. Dînons en bas avec eux ! « – Ah non ! protestai-je… Moi, toutes ces histoires-là, je m’en fous ! Et je veux avoir ma petite femme pour moi tout seul !…” * * * * * « Nous prîmes congé du couple, et j’entraînai ma femme dans l’escalier. Nous eûmes quelque peine à retrouver notre chambre dans le singulier corridor. Vous vous rappelez l’argumentation du docteur Festus : “Je veux retrouver ma chambre. Or, ma chambre est au numéro 19. Donc, en allant au numéro 19 je retrouverai ma chambre.” Ce disant, et tel un fil conducteur en main, le bonhomme pousse toujours plus avant. Mais à peine a-t-il progressé qu’un escalier inattendu se rencontre. Alors il trébuche, et le descend d’un trait sur les reins. Nous aussi, nous faillîmes dégringoler de même sorte… Du reste, l’histoire des Weisbach comporte quelques incidents de ce genre. Le voyageur montait. Le valet l’attendait dans l’ombre en haut des marches, et le précipitait. Les aubergistes l’attendaient en bas, et son compte était bon. « Enfin, plus heureux que le docteur Festus puisqu’il n’y avait qu’une chambre dans cet hôtel, nous finîmes par la découvrir ; mais j’avais ouvert plusieurs portes donnant sur de petites pièces encombrées de caisses et de débris de toute sorte, et je me demandai pourquoi, dans une auberge, on n’utilisait point un espace aussi précieux. « Quand le père Scheffer nous servit notre souper, devant un bon feu, sous une honnête lampe de famille, je ne pus m’empêcher de l’interroger à ce propos. Il me répondit que ce serait beaucoup de frais, peut-être inutiles… Enfin, après une hésitation, il ajouta : “Mon idée est que le vieux Weisbach ne tenait point à avoir beaucoup de voyageurs à la fois…” « Et il s’en alla, après avoir déposé sur la table une bouteille de Champagne et nous avoir souhaité une bonne nuit. * * * * * « Maria-Luce me dit : “Tu as compris ?… Mais pourquoi lui aussi laisse-t-il les choses en l’état ? « – Il vient d’arriver, cet homme !… Laisse-lui le temps !… Tu ne vas pas te faire des imaginations ?…” « À la fin du souper, je l’avais reconquise tout à fait… Nous avions vidé gaiement notre bouteille et, ma foi, nous ne pensions plus guère à toutes ces horreurs, et nous allions nous mettre au lit, quand on frappa un coup léger à notre porte… Il n’y avait point, à cette porte, de verrou, mais il y avait une clef, et aussi une espèce de crochet que l’on glissait dans un piton fixé dans le chambranle. Je demandai : “Qui est là ? « – N’ouvre pas !” me souffla Maria-Luce, déjà terrorisée… Il faut dire que nous avions prolongé la soirée et que l’on pouvait déjà nous croire endormis… « “Ouvrez ! Ouvrez vite !” fit une voix sourde que je reconnus pour être celle de l’Italien. Alors, j’ouvris. L’homme se jeta dans la chambre et repoussa la porte. Il avait la figure pâle, ravagée, et semblait en proie à la plus folle émotion… « “Je viens vous avertir ! nous jeta-t-il, la voix tremblante… Du premier, on entend tout ce qui se dit dans la cuisine. Ces gens-là sont des assassins !… J’ai entendu la femme qui disait au père Scheffer : ‘Qu’est-ce que nous craignons ?… Si on découvre leurs os… on croira que c’est encore l’autre affaire !…’ Vous comprenez que nous ne restons pas une seconde de plus dans cette caverne !… J’ai trouvé une corde dans le grenier. Habillez-vous et faites comme nous !” « Maria-Luce était déjà à demi déshabillée. J’avais jeté mon veston sur une chaise… « “En voilà une histoire ! m’exclamai-je ahuri… « – Tu n’as pas vu les yeux de la femme !” fit Maria-Luce en claquant des dents. Voyant que je n’étais pas décidé, l’Italien ne perdit pas son temps à insister et disparut… « “Partons ! Partons ! suppliait-elle… Tu n’as même pas un revolver…” « C’était vrai !… Et puis, on ne résistait pas à Maria-Luce… Je pris le sac et deux minutes plus tard nous étions dans le grenier… Nous y étions arrivés déchaussés pour ne pas faire de bruit… La petite porte en bois plein de la lucarne était restée ouverte… La corde y était attachée au crochet d’une poulie… Et les Italiens étaient déjà loin !… Nous nous rechaussâmes hâtivement… J’aperçus alors une lueur qui filtrait entre deux lattes du plancher… Cela venait de la cuisine… J’essayai de voir… mais je n’apercevais rien… Seulement, j’entendis la voix de Scheffer : “Par lequel faut-il commencer ?” * * * * * Chanlieu en était là de son récit, quand le commandant Michel donna un coup de poing sur la table, où dansèrent les soucoupes de l’apéritif : – Je l’attendais, celle-là !… Tu as de la littérature !… Mais dans l’histoire de Paul-Louis Courier, l’aubergiste dit : « Faut-il les tuer tous deux ? » et il ne s’agissait que de deux chapons !… Tu nous prends pour des oies, Chanlieu ! – Minute ! dit Chanlieu. Je ne sais pas ce que tu racontes avec ton Paul-Louis… que je n’ai vu ni d’Ève ni d’Adam… Et si vous êtes des oies, prenez-vous-en à vos parents respectifs… Moi, je raconte l’aventure telle qu’elle m’est arrivée. – Laisse-le donc finir ! fit Dorat… Moi je comprends qu’il ne devait pas être à la noce… – Non, mon vieux, je n’étais plus à la noce… Et Maria-Luce non plus !… Et je te prie de croire que nous avons joué la fille de l’air !… Je refis un nœud à la corde, je l’empoignai. Maria-Luce, à qui j’avais passé le sac qui contenait une assez forte somme et nos objets de toilette, se mit sur mes épaules… Et, arrivés en bas, nous nous mîmes à courir pendant dix bonnes minutes… Nous descendions du côté de Soleure, au hasard d’un sentier, n’osant nous risquer sur la grand-route… Je pensais retrouver les Italiens… mais en pleine obscurité, nous nous égarâmes !… Du reste, nous glissions, nous tombions sur la terre détrempée… – Eh bien, vous en aviez une colique ! ricana Michel. – Au vrai, je ne pouvais plus arrêter Maria-Luce qui croyait que nous étions poursuivis et que les bandits allaient nous abattre à coups de fusil… Le plus terrible fut que la pluie se remit à tomber. Et comment !… Ah, mes enfants ! Quelle nuit ! Sous des tombereaux d’eau !… Dans la forêt… perdus ! Je n’ai jamais passé des heures pareilles à cause de Maria-Luce que j’ai dû finalement porter comme une enfant qui n’était plus qu’une loque ruisselante… Enfin, une lumière !… Une cabane de paysan !… On nous recueille… On nous réchauffe… On nous donne un lit… On fait sécher nos vêtements… Je vide mes poches… Dans celle du veston, je trouve un mot sur un bout de carton : « Merci pour la chambre… Je vous laisse le coupé ! Serviteur. » – Eh bien ! Je l’aurais juré !… Faut-il que tu sois gourde ! s’exclama le commandant Michel. – Minute ! fit encore Chanlieu… Ce n’est pas fini !… Vous pensez si je suis pris d’une belle rage devant cette stupide plaisanterie, qui, vu l’état de ma pauvre Maria-Luce, risquait de devenir criminelle… J’avais beau la frictionner… je n’arrivais pas à la réchauffer… Elle fut prise d’une belle fièvre. Le lendemain, j’envoyai chercher un docteur à Soleure, et nous ne pûmes quitter cette demeure hospitalière que deux jours plus tard. * * * * * « À quelque temps de là, installés dans notre bonheur tout neuf, ces heures affreuses s’étaient effacées de nos esprits. Cependant, la pâleur persistante de Maria-Luce m’inquiétait… Un ami, de retour d’Italie, laissa un journal chez nous. Je pris la gazette, amusé de parcourir les nouvelles italiennes, quand mes yeux furent accrochés par un entrefilet : La plus grande inquiétude règne dans la haute société milanaise. La comtesse Olivia Orsino, partie il y a deux mois pour un court voyage en Suisse, n’a donné aucune nouvelle. Le fameux ténor Ferretti l’accompagnait ; ils n’ont pas reparu… Aucun indice ne permet d’avoir l’espoir de les retrouver. On les savait très passionnés de haute montagne… On craint le pire… « En un éclair, je revis l’expression de la femme du père Scheffer fulminant : “L’une de ces dames ne veut pas essayer le carcan ? Ça fourrait faire l’affaire !… Faut vous dire que la Weisbach louchait ! Alors, n’est-ce pas ? elle ne pouvait pas voir de beaux yeux !” Et la Scheffer biglait vers les yeux de la petite comtesse… En fin de compte, nous l’avions échappé belle !… Mais, l’esprit malin continuant son œuvre, je ne sus que plus tard que Maria-Luce paierait, elle aussi, de sa vie cette nuit infernale…
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