image d_après: Franz Eybl, Jeune Fille lisant, 1850, Huile sur toile: fluctuat.premiere.fr
Musique : Licence MusopenFrançois Coppée est l'auteur de poésies, de pièces de théâtre (Le passant, 1869 ; Pour la couronne, 1895) et de contes (Contes rapides ; Contes tout simples). Après une grave maladie, il revient au catholicisme ; son roman, La bonne souffrance, publié en 1898, est inspiré de cette expérience. Antidreyfusard, il participa à la fondation de l'association antisémite dite Ligue de la patrie française, avec Barrès et Jules Lemaitre La petite papetière Dans le faubourg, - une rue assourdissante, populeuse, où, du matin au soir, les vitres tremblaient au fracas des camions et des omnibus, - tout le monde connaissait, estimait et respectait la petite papetière. Et l'on avait bien raison ; car il ne se pouvait rien voir de plus gentil que cette blondinette en robe noire bien ajustée, dans sa boutique si proprement tenue, quand elle pliait lestement les journaux du soir qui sentaient bon l'imprimerie toute fraîche. Je dis blondinette, je devrais plutôt dire roussotte ; car la chevelure, trop abondante pour être toujours bien peignée, tirait sur le cuivre, et, dans le joli et régulier visage, dont quelques taches de son piquaient le teint rose, deux yeux charmants étincelaient, couleur de noisette. Accorte, complaisante, aimable, comme il faut l'être dans le commerce, mais pas effrontée pour un liard, avec, dans toute sa personne, ce je ne sais quoi de décent, c'était vraiment là un amour de petite papetière. Si vous aviez demeuré dans le quartier, je suis sûr que, tous les matins, en allant à votre atelier ou à votre bureau, vous vous seriez détourné de votre chemin afin d'acheter votre journal chez elle plutôt qu'ailleurs. Ils n'y manquaient pas, les jolis-coeurs, vous savez, les commis de magasin, les miroirs à farceuses, qui logent le diable dans leur porte-monnaie et ont, quand même, une cravate fraîche. Mais pas de danger que personne se risquât à dire un mot plus haut que l'autre à la jeune personne. Elle avait l'air bien trop comme il faut. Et puis le papa était toujours là, au fond, derrière le comptoir, le papa à demi-paralytique, les mains un peu tremblantes, ayant, avec ses favoris blancs, son bonnet grec et son gilet de tricot, l'air confortable d'un concierge de maison à ascenseur. On savait, dans le faubourg, que le pauvre vieux, qui avait été autrefois garçon de recette chez un banquier et qui, depuis son attaque, ne recevait qu'un secours insuffisant de son ancien patron, aurait dû aller à l'hospice, sans sa brave et laborieuse fille. C'était elle qui le faisait vivre, qui le soignait tendrement, qui l'établissait, chaque matin, dans son fauteuil, avec du linge blanc, net comme torchette, et qui entretenait chez lui l'illusion d'être un bourgeois, un homme établi. Car, bien qu'elle fît tout à la maison, elle répétait aux voisines : « Si vous saviez combien papa m'aide !... comme il m'est utile ! » La vérité, c'est que, les trois quarts du temps, il tournait ses pouces. Mais lorsque entraient des clients pas pressés, des gamins de l'école demandant un sou de plumes de fer, ou la rôtisseuse d'en face, une bavarde à qui il fallait vingt minutes pour choisir un agenda, la petite papetière les faisait servir par le bonhomme, qui s'en acquittait lentement, maladroitement, en s'appuyant aux meubles. Et, pour qu'il ne soupçonnât pas alors la ruse délicate, sa fille feignait d'être très occupée et disait à la pratique : « Vous voyez, sans papa, je ne m'en tirerais pas... aujourd'hui surtout que j'ai à classer tous mes bouillons de la semaine, pour les hebdomadaires. » Vous pensez bien qu'une adorable petite papetière comme celle-là, qui avait atteint ses vingt ans aux dernières giroflées, n'aurait pas eu de peine à trouver un amoureux ; et, bien entendu, pour le bon motif. Mais voilà. Elle était trop fine, trop « demoiselle », pour se contenter du monde, assez vulgaire, du faubourg. Un garçon étalier, qui lui achetait, tous les jours, la Lanterne, fit sa demande et fut éconduit. C'était pourtant un gars superbe, ayant du bien chez lui et qui songeait à s'établir ; mais son tablier souillé de sang fit horreur à la fillette, habituée à ne manier que de menus objets très propres, et qui éprouvait un plaisir instinctif à toucher du papier blanc. Elle découragea aussi, mais avec douceur et sans avoir l'air d'y toucher, l'amour timide et respectueux dont brûlait pour elle le fils de l'épicier du numéro 24. Il s'appelait Anatole, et, malgré son nez retroussé et son air nicodème, il était plein d'imagination, il ne rêvait que d'explorations lointaines et d'héroïques aventures. Tous les huit jours, il venait à la papeterie prendre le Journal des Voyages, à cause des truculentes images qui représentaient le combat d'un lion et d'un rhinocéros, ou bien un serpent boa absorbant, en pleine forêt vierge, un gentleman vêtu de coutil, avec son casque de liège, ses bottes et sa carabine à deux coups. En acquérant un « Repas d'anthropophages », il fut foudroyé d'amour par la jolie papetière. Mais elle ne répondit point à sa flamme, comme on dit dans les opéras, ne parut même pas s'en apercevoir, et le triste Anatole dut se borner à l'admirer silencieusement, quand elle lui donnait, le samedi matin, une « Chasse aux morses sur une banquise » ou un « Sacrifice humain au Congo ». Donc, le coeur de l'aimable fille n'avait pas encore parlé, lorsque, un matin, elle vit entrer dans sa boutique, pour y prendre une feuille à cinq centimes, un grand et maigre garçon, aux cheveux incultes, tout de noir vêtu, très râpé, l'air un peu braque, mais avec des yeux de diamant noir et le sourire d'un jeune dieu. Et la petite papetière eut le pressentiment soudain qu'elle allait être très malheureuse. Il revint chaque jour, jetant un sou et un regard à la pauvre fille. Mais elle sentait bien qu'il la regardait sans la voir. Elle voulut savoir qui il était, et elle apprit, par la fruitière, qu'il habitait dans une mansarde, au sixième étage d'une maison des environs, d'une maison tranquille, où l'on refusait les enfants, les chiens et les pianos. Elle sut, en outre, qu'il venait de recevoir congé, attendu qu'il passait une partie de ses nuits à se promener de long en large en hurlant des vers, en sa qualité de poète dramatique, et que désormais le propriétaire était décidé à introduire dans tous ses baux, comme cas rédhibitoire, l'exercice de cette profession, la considérant comme aussi funeste pour un immeuble que les états à marteaux. Jusque-là, disons-le, la petite papetière s'était peu intéressée à la littérature. Les confiseurs ont horreur des sucreries ; les marchands de journaux n'en lisent aucun. Mais, dès qu'elle fut amoureuse, elle parcourut les feuilles, dans l'espoir d'y trouver le nom de cet homme aux yeux de flamme, qui entrait tous les jours dans sa boutique, sans qu'elle pût jamais obtenir de lui autre chose qu'un sourire de politesse, de ce beau dédaigneux, qui lui avait si profondément troublé le coeur. Et elle le trouva, ce nom, elle le retrouva, chaque matin, à la fin de bien des pages qui lui firent de la peine, car le poète publiait alors obscurément, dans un journal peu répandu, un roman-feuilleton, où ce pauvre diable qui logeait au premier en descendant du ciel, et dont la redingote montrait la corde, ne parlait, tout naturellement, que de courtisanes folles de luxe et de duchesses à trente quartiers. Et, chaque fois qu'il entrait dans la boutique pour acheter son journal d'un sou, la pauvre fille était maintenant encore plus malheureuse et n'osait même plus souhaiter qu'il fît attention à elle, dans la crainte d'être méprisée. Cela dura des mois, de longs mois. Car le poète logeait toujours dans le quartier. Il avait trouvé, au fond d'un jardin, un réduit d'où on ne l'entendait pas vociférer ; et le nouveau propriétaire le tolérait là, à peu près comme il eût permis à son autre locataire, le marchand de vin, de laisser jouer du cor de chasse dans sa cave. Cela dura de longs mois, plus d'une année, pendant laquelle la romanesque petite papetière rêva beaucoup, soupira souvent, et même pleura quelquefois sur son oreiller. Puis le poète déménagea, ne revint plus. Elle en eut un gros chagrin et ne le dit à personne. Du temps passa encore. Elle se consola un peu. Son père, qui sentait venir sa fin, lui conseillait de se marier. Mais aucun homme ne lui plaisait. Le vieillard mourut. Elle resta toute seule, avec sa tristesse, et, comme certaines blondes à peau très fine, se fana de bonne heure, eut assez vite presque l'air d'une petite vieille. Enfin, un jour, - oh ! plus de douze ans s'étaient écoulés, - elle apprit, par les journaux, que son client d'autrefois venait de faire représenter, avec éclat, un grand drame en vers au Théâtre-Français, qu'il était désormais riche et célèbre. Et elle en fut comblée de joie, dans son bon coeur. L'Illustration publia le portrait du triomphateur, rajeuni par le succès, beau comme jadis, superbe. Elle contempla la gravure avec mélancolie et elle venait de le suspendre, non sans un peu d'orgueil intime, à son étalage, lorsqu'elle vit arriver son ex-admirateur, Anatole, qui n'avait point fait le tour du monde et était devenu tout simplement, par droit de succession, l'épicier du numéro 24. Aujourd'hui, marié et père de famille, l'homme au nez retroussé ne se souvenait plus de sa passion pour la petite papetière et ne venait plus chez elle que pour acheter le Journal des Voyages, car il avait conservé son ancien goût. Elle eut l'espoir que l'épicier remarquerait le portrait de l'Illustration, qu'il aurait entendu parler du drame applaudi, de l'auteur fameux en un jour, qu'elle pourrait rappeler à Anatole que cet auteur avait été leur voisin, dans le temps, qu'il venait chaque matin prendre un journal chez elle... Et, tout en causant, - oui, maintenant qu'elle était presque une vieille femme, - eh bien ! elle aimerait à confier à ce témoin de sa jeunesse enfuie que le glorieux poète l'avait rendue rêveuse autrefois et lui avait inspiré un sentiment. Et cet aveu serait pour elle une grande douceur. Mais le maniaque Anatole, entré brusquement dans la boutique, prit silencieusement son journal - dont la première page représentait, ce jour-là, le shah de Perse faisant empaler son conseil des ministres - et, jetant deux sous sur le comptoir et un bref bonjour à la marchande, il s'en alla. Alors la petite papetière poussa un gros soupir ; et personne n'a jamais su son secret. L'adoption Depuis vingt ans, Jean Vignol écrivait des romans-feuilletons pour les journaux populaires, des romans où il n'était question, comme de juste, que d'assassinats et d'enfants substitués à d'autres dès le berceau. Il n'était vraiment pas plus maladroit que ses rivaux dans cette spécialité. Si jamais vous faites une dangereuse maladie - ce dont Dieu vous garde ! - et si vous ne savez comment remplir les heures d'ennui d'une longue convalescence, lisez les Mystères de Ménilmontant, qui n'ont pas moins de vingt-cinq mille lignes. Vous retrouverez là tous les ingrédients accoutumés de cette cuisine littéraire. Le début est saisissant, surtout, quand ce scélérat de duc de Vieux-Donjon, à la sortie de l'Opéra, descend dans l'égout collecteur, où il a rendez-vous avec un forçat libéré de sa connaissance, qui doit lui remettre des papiers susceptibles de perdre la belle marquise des Deux-Poivrières, laquelle, ayant été changée en nourrice, n'est pas la fille d'un grand d'Espagne de première classe, comme tout le faubourg Saint-Germain en est convaincu, mais bien celle d'un ébéniste de la rue Popincourt, jadis condamné à mort par suite d'une erreur judiciaire et guillotiné selon les rites, au lieu et place du forçat à qui le duc a donné ce rendez-vous inconfortable et souterrain. Vous voyez, d'après ce simple exemple, que Jean Vignol connaissait parfaitement son métier. Pourtant, le pauvre homme ne réussissait guère, avait beaucoup de mal à placer sa « copie », vivait fort chichement. Ah ! voilà. C'est d'abord qu'il n'avait pas de chance, et puis qu'il était un modeste, un timide, ne sachant pas jouer des coudes, faire son chemin à la mode américaine. Bien entendu, il n'avait pas débuté dans les lettres par le roman-feuilleton. Il conservait toujours, au fond d'un tiroir, mais sans espérance de les mettre au jour, ses deux ouvrages de jeunesse, composés par lui du temps où il avait encore tous ses cheveux et l'ambition du grand art. C'était d'abord le manuscrit d'un volume d'élégies, Fleurs de poison, où le poète se plaignait notamment des infidélités d'une jeune personne qu'il désignait sous le romantique pseudonyme de Fragoletta et qu'il comparait à toutes les amoureuses célèbres depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tandis que, dans la réalité des faits, l'inconstante demoiselle se nommait Agathe et était trottin chez une fleuriste. L'autre manuscrit, plus volumineux, contenait un drame très horrifique et moyenâgeux, portant ce titre sanglant, les Écorcheurs, et tout le long duquel des gens coiffés du chaperon et chaussés de souliers à la poulaine se passaient réciproquement au travers du corps des épées à deux mains et des tirades à n'en plus finir. Malheureusement, les drames en vers ne sont pas comestibles, et les fleurs de poison ne peuvent pas même servir, comme les capucines, à parer la salade. Il fallait vivre là-haut, à Belleville, dans le petit logement, au cinquième étage, où Jean Vignol habitait avec sa mère, tordue de rhumatismes et gémissant du matin au soir. Pour gagner quelque argent - oh ! très peu - le poète devint romancier populaire, à peu près comme un peintre raté se fait photographe. Doux et résigné, il accepta le métier, y mit tous ses soins, mais, comme nous l'avons dit, sans grand succès. C'était assez juste, après tout, car il manquait de conviction, de sincérité, ne prenait pas assez au sérieux ses marquises qui avaient pour père un ébéniste guillotiné et ses ducs qui se promenaient dans les égouts en pelisse de fourrure et en cravate blanche. Le directeur du Petit Prolétaire, où Jean Vignol publiait ses histoires à dormir debout, le lui disait tout crûment : « Mon cher, on sent que vous n'y croyez pas », et ne le payait que deux sous la ligne. Le pauvre garçon savait qu'il était supérieur à sa grossière besogne, en souffrait, poussait souvent un gros soupir. Mais quoi ? c'était sa destinée, et, pour faire bouillir son maigre pot-au-feu, il s'épuisait à inventer des aventures de plus en plus extravagantes. Une fois, par exemple, il n'aurait pu payer deux termes en retard et il eût sans doute été saisi, s'il n'avait, au dernier moment, obtenu une avance du directeur du Petit Prolétaire, séduit par le sujet d'un roman dont voici en substance le premier feuilleton : « Un musicien de l'orchestre de l'Ambigu, qui est d'ailleurs, sans s'en douter, le bâtard d'un pair d'Angleterre, rentre chez lui après le spectacle et découvre un squelette dans l'étui de sa contrebasse ». La suite au prochain numéro. Tant que la maman avait vécu, Jean Vignol, modèle de piété filiale, avait assez bien supporté la vie. Mais, depuis deux ans qu'il était seul au monde, - point de parents, peu d'amis, des habitudes casanières, - il s'ennuyait ferme, dans son haut logis de Belleville. Il était, à présent, un petit homme de quarante-sept ans, avec un commencement de bedaine, une large barbe noire, un nez socratique, des yeux de bon chien et l'épi de Saint-Pierre sur un crâne beurre-frais. Ayant peu de santé et un estomac de deuxième classe, il avait même dû renoncer aux consolations du tabac. Jamais les personnages ordinaires de ses fictions, - assassins en gants jaunes ; vertueuses ouvrières mises à mal et lâchement abandonnées par un vil aristocrate ; généreux ingénieurs, sortis de l'École Centrale, fils de leurs oeuvres, et obtenant, au dénouement, le ruban rouge et la main de la jeune personne dix fois menacée, dans le cours du roman, des pires outrages, - jamais, dis-je, toutes les marionnettes de son guignol mélodramatique ne lui avaient semblé plus fastidieuses. Positivement, le malheureux se dégoûtait de son métier. « Quelle scie ! se disait-il un soir de veille de Noël, en montant avec lenteur ses cinq étages, car il devenait un peu asthmatique. Quelle scie ! Voilà qu'ils trouvent encore, au journal, que ma dernière machine, Mazas et Compagnie, manque de coups de couteau. Il va falloir que je ressuscite Bouffe-Toujours, mon forçat, que j'ai fait précipiter, il y a huit jours, du haut de la Tour Eiffel, et que je lui fournisse des victimes... Et, après cette complaisance, vous verrez qu'ils refuseront encore de me mettre à vingt centimes la ligne... Ah ! la chienne de vie ! » Rentré chez lui, il éprouva plusieurs menus désagréments. Après un regard de mélancolie à son râtelier de pipes, pareil au harem d'un sultan qui a renoncé à la bagatelle, Jean Vignol s'aperçut que son feu de coke, qu'il avait pourtant bien couvert de cendres avant de sortir, était complètement éteint. Il dut, pour le rallumer, se salir les mains au mâchefer. Sa lampe avait été mal préparée, le matin, par la portière ; il fut obligé de changer la mèche ; alors seulement il s'aperçut qu'il n'y avait plus que deux allumettes dans sa boîte de « suédoises ». « Tonnerre de brindezingue ! s'écria-t-il, en lâchant son juron favori. Me voilà frais, si mon feu ou ma lampe s'éteignent encore... Car il faut que je passe la nuit pour ressusciter ce forçat... Un joli réveillon, entre parenthèses !... Et cinq étages à descendre et à remonter, d'abord, pour ces allumettes... Ah ! mais non ! je vais en demander quelques-unes à la voisine. » La voisine, c'était la mère Mathieu, une pauvre vieille, dont la fille, récemment abandonnée par son mari, était morte en couches, au mois de juillet. Le petit avait cinq mois, et l'aïeule, couturière à la mécanique, l'élevait au biberon. Bien de la misère, dans ce taudis-là. Le romancier, qui était un brave homme, y était entré quelquefois et y avait laissé sa pièce de cent sous, bien qu'il n'en eût pas de trop pour lui-même. « Toc... toc... Bonsoir, mère Mathieu. Donnez-moi donc quelques allumettes. » Mais il s'arrêta sur le seuil, tout interdit. À la lueur d'un bout de bougie, la vieille femme, accroupie, roulait et ficelait son unique matelas. Près du méchant lit de bois rouge, où ne restait plus que la paillasse, l'enfant dormait dans un berceau d'osier. « Eh ! mère Mathieu, qu'est-ce que vous faites donc là ? - Vous le voyez bien, monsieur Vignol, répondit la vieille toute pleurnichante. Je vas porter ça au Mont-de-Piété, et il faut que je me dépêche ; car le bureau ferme à huit heures... On me donnera toujours bien dix francs... C'est de la bonne laine, allez... - Comment ! Votre seul matelas ?... - Il faut bien... Figurez-vous que ma soeur cadette, veuve comme moi, celle qui reste aux Lilas et qui fait des ménages, vient encore de s'aliter, et qu'on ne veut pas d'elle à l'hôpital, rapport à ce qu'elle a une maladie chronique... Alors, je dois l'aider un peu. Elle a été si bonne pour moi... Je coucherai quelques jours sur la paille. On n'en meurt pas... Car j'espère bien dégager mon matelas, quand je toucherai ma quinzaine... Ce qui m'inquiète, c'est le petit. Il me faut au moins une heure pour aller au Mont-de-Piété et chez ma malade. D'ordinaire, je le confie à la concierge, qui est une bonne femme... Mais vous avez vu ? Ce soir, veille de Noël, ils ont un repas de famille, dans la loge, et ils en sont aux chansons du dessert... Comment que je vas faire pour le gosse ? » Vivent les pauvres gens ! Jean Vignol a des larmes plein ses yeux de bon chien. « Pas de ça, mère Mathieu !... Laissez votre literie. J'ai encore quinze francs. En voilà dix... Et courez chez votre soeur... Quant au mioche, eh bien ! portez-le chez moi. Il dort comme un bienheureux ; il ne m'empêchera pas de travailler... Et puis, s'il se met à faire de la musique, eh bien ! ce n'est pas si malin de le bercer et de lui donner à boire. » C'est la vieille, maintenant, qui est contente. « Ah ! mon brave, mon gentil monsieur Vignol ! » Et l'on installe le berceau près de la table à écrire du romancier, et la mère Mathieu se sauve en marmottant des bénédictions. Et, resté seul avec le petit, l'écrivain se met à rire tout bas dans sa grande barbe. « Allons ! me voilà nourrice sèche. » Tout ragaillardi par sa bonne action, il s'installe sous sa lampe, prend la plume. Car, bigre ! ne l'oublions pas, c'est demain matin qu'il doit envoyer à l'imprimerie son feuilleton. Tout le roman est modifié par la résurrection de ce Bouffe-Toujours. Mais, ce soir, il est en train, le conteur. Son forçat, précipité du deuxième plateau de la Tour Eiffel par un élégant gredin, un vicomte descendant des Croisades et membre du Jockey-Club, attrape une barre de fer à la volée et dégringole jusqu'au quai avec l'agilité d'un ouistiti. Après-demain, il poignardera trois sergents de ville. J'espère que les abonnés vont en avoir, des émotions. Soudain le petit commence à piauler. Jean Vignol, amusé par ses nouvelles fonctions, prend le biberon, fait boire l'enfant, pas trop maladroitement, ma foi ! pour un début, puis le berce et le rendort. Mais le romancier ne retourne pas à sa table. Il reste là, pensif, à regarder ce pauvre petit être, la tête au fond de l'oreiller et serrant ses deux poings mignons sur sa poitrine emmaillotée. Les berceaux ? Les enfants ? S'en est-il assez servi, Jean Vignol, dans ses absurdes romans ! Comme il les trouve stupides, à cette heure, toutes ces invraisemblables histoires d'enfants volés et substitués les uns aux autres ! Un enfant ! En voilà un, pour de bon, un orphelin, un fils de la misère ! Que deviendra-t-il ? Sa grand'mère est vieille, épuisée de travail et de privations ; elle n'ira pas loin. Alors il sera un de ces petits malheureux que l'Assistance publique élève par milliers et qui tournent mal, le plus souvent. C'est parmi eux que se recrute l'armée des malfaiteurs, des futurs forçats, - les vrais, ceux-là. - Ce pauvre mioche ! Qu'est-ce que la vie lui réserve ? La vie ! Un mystérieux roman, qui devient plus incompréhensible à chaque feuilleton et dont le monotone dénouement n'explique rien ! Jean Vignol tombe dans une douloureuse rêverie. Il n'est pas tout à fait mort en lui, le poète qu'il a rêvé d'être, quand il était jeune. Voilà, maintenant, qu'il se souvient que c'est demain Noël, et que, devant ce berceau, il songe à l'Enfant qui dormait sur la paille d'or, dans l'étable de Bethléem. Il était venu au monde, celui-là, pour ordonner aux hommes de s'aimer les uns les autres, et, bien que les églises où l'on prêche sa doctrine depuis deux mille ans soient encore debout, le mal et la misère existent toujours. L'enfant matériellement et moralement abandonné, l'enfant dédié, par une sorte de fatalité sociale, au vice et au crime, voilà le livre qu'il faudrait écrire, en y laissant couler toutes les charités, toutes les tendresses, toutes les indignations, toutes les colères de son coeur. Voilà le roman que Jean Vignol devrait faire, si... Mais à quoi pense-t-il ? Jean Vignol n'a pas de talent, n'en a jamais eu. Et il le sait bien. Et si des larmes l'étouffent en ce moment, il pleure à la fois sur l'infortune de ce pauvre enfant et sur sa propre impuissance. Cependant la porte s'ouvre. C'est la mère Mathieu qui revient tout essoufflée. Oh ! qu'elle est fatiguée et caduque ! Et quel lamentable visage aux mille rides, entouré du lainage noir ! Tant pis ! le brave homme cède au désir qui le tourmente depuis quelques minutes. « Écoutez, mère Mathieu, j'ai réfléchi pendant votre absence... Du temps de maman, je gagnais assez pour deux... Eh bien ! je vous prends avec moi, voulez-vous ?... Vous vous occuperez du ménage, et je vous aiderai à élever le petit. » La pauvre femme pousse un cri, tombe sur une chaise, se voile la face de ses mains ; et comme l'enfant, éveillé en sursaut, se met aussi à gémir, Jean Vignol le prend dans son berceau, le regarde de près et pose sur sa joue molle et tendre un baiser déjà paternel... Mais ce n'est pas tout. Savez-vous que la généreuse conduite de Jean Vignol a été, pour lui-même, très avantageuse ? Il continue, bien sûr, à servir les mêmes balivernes à son public spécial. Pourtant, il y a dans son dernier roman, l'Orphelin de Belleville, on ne sait quoi qui n'était pas dans les autres et qui a fait sangloter les grisettes. Le tirage du Petit Prolétaire en a monté, et l'écrivain a désormais ses quatre sous la ligne. L'ouvrage a même été reproduit dans plusieurs feuilles de province ; et comme, l'autre jour, Jean Vignol était venu toucher ses droits à la caisse de la Société des Gens de Lettres, il a eu la seule joie de sa vie littéraire. Le plus illustre, le premier des romanciers de ce temps lui a touché l'épaule devant le guichet : « Dites donc, monsieur Vignol, j'ai lu deux ou trois feuilletons de vous, ces jours derniers... et j'ai trouvé là des choses très bien, très sincères, très émues, sur les enfants... » Le pauvre homme en rougit jusqu'aux oreilles. « Merci bien, mon cher maître, répondit-il en bégayant de plaisir. Mais c'est que... voyez-vous... maintenant... quand j'écris quelque chose sur les enfants... je travaille d'après nature. » Pilier de café Pendant les quinze ans qu'avait duré son premier mariage, Mme Râpe n'avait pas eu beaucoup d'agrément, attendu que son mari, l'un des plus forts droguistes en gros de la rue de la Verrerie, passait, par mauvaise habitude, toutes ses soirées au café. Pas d'autre reproche à lui faire. Très bon commerçant, - même un peu filou, ce qui ne gâte rien, - M. Râpe avait fait d'excellents coups dans les ricins et dans les cacaos, et la maison prospérait. Enfermée, tout le jour, devant le grand-livre, dans une cage de verre, au milieu du magasin imprégné de violentes odeurs, Mme Râpe avait la satisfaction de constater, à chaque fin de mois, un bénéfice considérable. Et, comme le but de la vie, n'est-ce pas ? est d'empiler des écus, cette femme de tête, cette correcte bourgeoise, rendait justice à son mari. Seulement, comme on fermait boutique à six heures et demie, qu'on se mettait à table à sept, et que M. Râpe, aussitôt après le dessert, prenait sa canne et son chapeau et ne revenait qu'à minuit du Café du Gaz, Mme Râpe, qui n'avait pas d'enfants, s'ennuyait ferme pendant les longues soirées et bâillait sur son tricot. Les dimanches et les jours fériés, le droguiste consentait à promener un peu sa femme, dans l'après-midi ; mais c'était tout. Aussitôt après le roquefort ou le camembert, « Monsieur » filait au café comme d'habitude, et laissait son épouse dans la solitude. À peine la menait-il, deux ou trois fois par hiver, à l'Opéra-Comique, selon le rite très rigoureusement observé par la bourgeoisie parisienne, - et encore M. Râpe allait-il là comme un chien qu'on fouette. Mme Râpe était une personne incapable de trahir ses devoirs ; mais elle ne pouvait se défendre d'une sourde irritation. Soyez donc une honnête femme, une associée utile et laborieuse, passez donc toutes vos journées dans une prison transparente, la plume à la main, à écrire des chiffres sur un gros registre, pour que votre mari vous en récompense si mal et préfère à votre société celle de cinq ou six videurs de bocks, tout au plus bons, entre deux parties de cartes ou de jacquet, pour prédire la chute du cabinet à brève échéance ; ce qui n'est vraiment pas malin, puisque la France s'offre en moyenne, deux fois par an, sa crise ministérielle, à peu près comme les Anglais se purgent aux deux équinoxes. Peu à peu, Mme Râpe avait pris en grippe son époux. Aussi, lorsqu'il mourut subitement, - méfiez-vous de l'atmosphère surchauffée des estaminets, en hiver ; un chaud et froid, en sortant, et votre affaire est faite, - lors donc qu'il mourut, sa veuve ne lui accorda qu'une quantité de larmes assez raisonnable et fut rapidement consolée. Elle avait de l'aisance, - vingt mille livres de rentes, sans compter la maison de commerce dont la vente produirait une forte somme, - elle venait seulement d'atteindre sa trente-sixième année, et son armoire à glace lui présentait l'image d'une forte brune, encore appétissante, malgré son soupçon de moustache. Avant l'expiration du délai légal, Mme Râpe caressa le projet de se remarier. Or, le premier commis de la maison était un certain M. Rozier, bel homme, ancien sous-officier, avec cet air mauvais sujet qui plaît aux dames. Du vivant même de feu Râpe, la patronne, dans sa prison vitrée, regardait parfois avec bienveillance ce solide gaillard. Veuve, elle le considéra comme un parti très convenable. D'abord, plus besoin de vendre le fonds et de renoncer à des gains légitimes. Le commis était plus jeune qu'elle, soit. Mais l'armoire à glace, la flatteuse armoire à glace, affirmait à la belle droguiste qu'elle pouvait encore être aimée. Et puis, voyons, « Madame Rozier », cela sonnait mieux que « Madame Râpe ». Et c'était la même initiale pour le linge et pour l'argenterie. Treize mois après l'enterrement du droguiste, où se remarquait une couronne avec cette inscription : « Les habitués du Café du Gaz », la veuve convolait en secondes noces ; et, sur l'enseigne de la boutique, au-dessous de la mention : « Maison Râpe », le peintre en bâtiment eut bientôt fait d'écrire : « Rozier, successeur ». Tout marcha bien, pendant les trois jours de lune de miel, à Fontainebleau. Mais, dès le premier soir du retour à Paris, Rozier, après s'être levé de table, prit son chapeau et sa canne. « Où vas-tu donc ? lui demanda sa femme, alarmée soudain. - Mais je sors un instant pour prendre l'air, répondit-il du ton le plus naturel. Je vais faire un tour au café. À tout à l'heure. » Et il ne revint qu'à minuit, comme le défunt. Mme Rozier fut consternée. Elles allaient donc recommencer, les interminables soirées d'ennui, de tricot et de solitude. Et le plus terrible, c'était que la malheureuse adorait déjà son mari, qui, en matière de femme et d'amour, s'y entendait singulièrement mieux que le sieur Râpe. Elle réprima son dépit, interrogea tout doucement son Achille - il s'appelait Achille - au déjeuner du lendemain : « Tu vas donc tous les soirs au café ? » La réponse fut décourageante. « Sans doute, comme tout le monde... Le patron allait au Café du Gaz, moi je vais au Café de la Garde nationale... Tu sais bien, dans la rue de Rivoli... Ils sont à une portée de fusil l'un de l'autre. - Et vraiment, reprit-elle d'une voix altérée, tu n'aimerais pas mieux rester chez toi... auprès de ta petite femme ? - Si fait... Mais que veux-tu ?... Quand je ne sors pas après dîner, je ne digère pas, je dors mal... Je sais bien, oui, te tenir compagnie, ce serait bien plus gentil... Mais tu as besoin de te coucher de bonne heure... Et, je t'assure, c'est nécessaire, c'est même indispensable d'aller au café, pour un négociant. On rencontre là des connaissances, on apprend des nouvelles, on fait des affaires, tout en battant les cartes... Et puis... et puis, quoi ? J'en ai l'habitude. » Pour l'en guérir, elle essaya de tous les moyens. Elle le supplia et vit qu'elle l'importunait ; elle fit des scènes et sentit qu'elle allait lui devenir odieuse. Déjà, la désunion s'introduisait dans le ménage ; et Mme Rozier était folle de son Achille. Alors, l'amour donna de l'imagination à cette femme positive. Qu'est-ce qui pouvait donc attirer ainsi les hommes au café ? La compagnie ? Le milieu ? Le décor ? Mais s'ils avaient tout cela au logis, pourquoi n'y resteraient-ils pas ? L'estaminet chez soi. Telle était la question. Elle essaya de la résoudre. À force de prières, elle décida son Achille à passer quelques soirées à la maison, avec ses camarades, et elle s'ingénia pour qu'ils y trouvassent les voluptés spéciales qu'ils allaient chercher au café. L'appartement subit une transformation radicale. Le meuble de salon fut remplacé par des tables de marbre fixées au sol et par des banquettes de molesquine. Le gaz se substitua aux carcels de famille, et le piano fit place à un comptoir, où Mme Rozier, coiffée et pommadée avec soin, trôna désormais entre des édifices de bols à punch et des trophées de petites cuillers. La salle à manger devint une salle de billard. L'établissement fut pourvu de tous les jeux de société et de consommations, de premier choix. Il y eut des journaux fixés à des planchettes de bois. Enfin tout fut étudié et « pioché » dans les moindres détails, afin de donner une illusion complète. Mme Rozier, par exemple, obtint du domestique qu'il adoptât la petite veste et le tablier blanc, et qu'il laissât pousser ses favoris. Il apprit la mélopée particulière pour crier « un bock à l'as », attrapa le tour de main pour relever bruyamment la cafetière de métal, quand le consommateur ne voulait pas « de bain de pied », et même, par un raffinement de couleur locale, il jeta, deux ou trois fois par soirée, des poignées de sciure de bois sous les tables. Tout d'abord, M. Rozier et ses amis applaudirent à ce beau trait de dévouement conjugal. Ils adoptèrent d'autant plus facilement cet estaminet privé que les rafraîchissements y étaient gratuits. Chaque soir, après le traditionnel et inoffensif doigt de cour à la patronne, en passant devant le comptoir, ils allaient prendre leur pipe au râtelier, s'installaient et, tout en tripotant la dame de pique, blâmaient les actes du gouvernement. Mme Rozier eut la joie de contempler, de neuf heures à minuit, le visage de son Achille - un peu voilé, il est vrai, par un nuage de tabac - et d'entendre sa voix bien-aimée dire, de temps à autre, « j'en donne », ou encore « je coupe, et atout ». La belle droguiste put alors se flatter d'avoir enchaîné son mari auprès d'elle, d'avoir fait de lui un homme d'intérieur, un gardien du foyer. Mais cette chimère dura peu. Au bout d'un mois, Mme Rozier s'aperçut qu'Achille s'ennuyait, éprouvait une tristesse, une nostalgie. Ses camarades, eux aussi, semblaient atteints de la même langueur. Quelque chose leur manquait, visiblement. Mais quoi ? Éperdue d'inquiétude et sentant que son rêve de retenir Achille à la maison allait s'évanouir, elle voulut s'expliquer avec lui, lui parla avec tendresse et bonté : « Voyons... Dis-moi, franchement... N'est-ce pas chez nous comme dans un café ? - Eh bien ! non, répondit le pilier d'estaminet. C'est cela et ce n'est pas cela... Tu veux la vérité ? Eh bien ! la voici... La bière manque de pression !... » Et, dès le lendemain, abandonnant Mme Rozier à son désespoir, entre deux pyramides de morceaux de sucre, Achille et ses compagnons retournèrent au Café de la Garde nationale Maman Nunu Mes parents n'étaient pas assez riches pour avoir une servante. Certes non, les pauvres gens ! et je me souviens même qu'elles duraient très longtemps, les redingotes à collet de velours de mon père, et que maman faisait assez souvent de petits savonnages. Dès le matin, le pauvre homme s'en allait à son ministère, emportant dans sa poche un morceau de pain fourré de charcuterie pour son déjeuner ; mes deux soeurs - elles étudiaient la peinture - partaient pour leur atelier, et tandis que la cadette, celle qui devait mourir à vingt-trois ans, hélas ! et que nous appelions alors « la grosse Marie », finissait le ménage, ma pauvre mère s'installait à son petit bureau, près de la fenêtre, et commençait à copier des mémoires de charpente ou de serrurerie pour les entrepreneurs du voisinage. Or j'étais alors un important personnage de six ans, désigné ordinairement par le sobriquet de « Cicis », un gamin maladif vêtu d'un petit caban de drap écossais, à carreaux blancs et rouges, chef-d'oeuvre de l'industrie maternelle, dont j'étais très fier. Ma soeur Marie, bien que déjà elle se rendît utile à la maison, n'avait que trois ans de plus que moi, et d'aussi jeunes enfants avaient besoin d'exercice et de grand air. Aussi, vers midi, la mère Bernu, une pauvre vieille du quartier, venait nous prendre tous les deux pour nous mener à la promenade. Elle déjeunait sur un coin de table et maman lui donnait dix sous. Avec cette petite ressource, les secours du bureau de bienfaisance et quelques autres aumônes peut-être, elle trouvait encore moyen de vivre ; et mes humbles, très humbles parents, qui, par des prodiges d'économie, conservaient dans la pauvreté un air de décence bourgeoise, devaient lui faire l'effet de puissants capitalistes. Très âgée, avec un bonnet d'aïeule campagnarde d'une blancheur éclatante, une robe brune à petites fleurs et un châle vert toujours tiré à quatre épingles, « maman Nunu », comme nous la nommions, offrait un visage aux traits réguliers, ridé comme une pomme de conserve, où quelques poils blancs frisaient autour d'une bouche édentée. Elle était d'une propreté scrupuleuse, conservait les formes polies du peuple d'autrefois, et, ayant eu elle-même une nombreuse famille, s'entendait à merveille au gouvernement des bambins. Maman Nunu nous emmenait donc, ma soeur Marie et moi, dans les avenues désertes qui rayonnent autour des Invalides. J'habite aujourd'hui de ce côté ; je suis revenu là, poussé par un irrésistible attrait ; car le Parisien est plus fidèle qu'on ne croit à ses souvenirs d'enfance et garde un sentiment attendri pour son quartier natal. Il y avait à cette époque, sur ces lointains boulevards, de magnifiques ormes qui ont été coupés pendant le siège, de vieux bancs de bois vermoulu, des fossés pleins d'herbe et des réverbères à potence datant du Paris révolutionnaire, des réverbères à pendre l'aristocrate. C'était un lieu mélancolique, presque agreste, très solitaire. On n'y rencontrait que de rares invalides, - ancien modèle, - avec l'habit bleu à pans retroussés et le grand tricorne à cocarde, porté en bataille, ou des pauvresses à cornettes de nonnes et à fichus croisés sur la poitrine, qui vivaient de la charité des hôtels et des couvents du faubourg Saint-Germain, tout proche, et qui, dans la journée, se chauffaient sur les bancs au soleil. La mère Bernu prenait place auprès d'elles et faisait volontiers un bout de causette, tandis que, Marie et moi, nous nous accroupissions à ses pieds et jouions avec le sable. Mais, si petit bonhomme que je fusse, j'avais déjà de l'imagination, et les récits que la mère Bernu faisait à ses simples compagnons m'intéressaient puissamment. Écoutée avec respect à cause de son grand âge, elle leur parlait souvent, comme d'une personne considérable et qui faisait honneur à sa famille, de sa fille, l'unique enfant qui lui restât, - car les autres, tous des garçons, avaient été tués pendant les guerres de l'Empire, - de sa fille qui tenait la loge d'un hôtel du faubourg Saint-Honoré, où son mari était cocher, et qui, par un hasard ironique, s'appelait Madame Napoléon. Ce nom de Madame Napoléon, qui revenait constamment dans les discours de la mère Bernu, exerçait sur moi une sorte de fascination, et je ne pouvais me figurer la concierge du faubourg Saint-Honoré que coiffée de la couronne et traînant le manteau impérial. Un jour, maman Nunu nous conduisit chez sa fille : c'était une grosse commère, déjà vieille, qui nous offrit des tartines d'excellent raisiné. Mais mon cerveau d'enfant ne voulut pas admettre cette réalité, et, même après cette visite, le nom prononcé de Madame Napoléon n'évoqua jamais dans ma pensée que l'image d'une radieuse impératrice. Comme toutes les personnes âgées, la mère Bernu, dans ses entretiens du boulevard des Invalides, remontait volontiers vers ses plus lointains souvenirs. Elle avait dîné dans la rue, sur une table dressée devant sa maison, le jour de la Fédération ; elle avait vu passer Marie-Antoinette dans la charrette, « en camisole blanche » ; elle décrivait son fils aîné, le grenadier de la garde impériale, avec son grand bonnet à poils et ses hautes guêtres noires ; et j'entrevoyais, en l'écoutant, des drames confus et de vagues splendeurs. Hélas ! ce qu'elle se rappelait le mieux, c'étaient les réjouissances publiques dont le petit peuple a sa part : la fête de l'Empereur et les distributions de vin, le jour de la naissance du roi, où l'on jetait des cervelas à la foule. Chose navrante - j'y songe aujourd'hui - que ce cours d'histoire contemporaine fait par une pauvresse ! Un jour, elle voulut montrer son logis à l'une de ses vieilles amies et la conduisit, avec nous, bien entendu, dans une misérable maison de la rue Rousselet. Nous entrâmes dans une chambre au carreau froid, mal éclairée par un châssis à tabatière, où il n'y avait qu'un lit de paysan et quelques chaises de paille. Pourtant, sur une vieille commode, une petite chapelle en plâtre, dont les fenêtres étaient garnies de verres de couleur, charma mon attention enfantine. Maman Nunu expliqua l'origine de ce singulier objet à sa camarade. Sous l'ancien régime, le jour de la Fête-Dieu, les enfants du peuple, comme ils font encore aujourd'hui, disposaient de petites chapelles aux portes des maisons ; mais ils n'avaient pas besoin d'importuner les passants pour leur arracher quelques sous : car, en ce temps-là, les personnes de qualité faisaient arrêter leurs voitures devant la petite chapelle, mettaient pied à terre, s'agenouillaient un instant et laissaient une large aumône. C'était ainsi que la mère Bernu, alors toute jeune fillette, avait vu descendre de son carrosse et prier devant cette chapelle de plâtre un vieux seigneur « très paré » qui, son oraison dite, lui avait souri et donné un louis d'or, le seul peut-être qu'elle eût touché de sa vie ; et ce seigneur n'était autre que le maréchal de Richelieu en personne, alors extrêmement âgé et tombé dans la dévotion La mère Bernu, qui se vantait d'avoir été jolie, avait eu le dernier sourire de Fronsac ! Ainsi je passais mes après-midi à écouter les belles histoires de maman Nunu ; puis à la tombée du jour nous revenions vers la rue Vanneau, où demeurait ma famille, et nous remontions nos cinq étages. Les grandes soeurs étaient de retour, et, riant de leur beau rire de jeunes filles, aidaient la mère à mettre le couvert. Puis le père revenait de son bureau, fatigué, courbé, pauvre homme d'esprit et de rêverie qui s'usait sur des paperasses ! Mais quand il avait embrassé tout son monde, son visage, son naïf et fin visage sans barbe, sous une brosse de cheveux gris d'argent, s'éclairait d'un heureux sourire. Il ôtait sa redingote, - cette redingote qui durait si longtemps ! - disait : « Ouf ! » en enfilant sa robe de chambre ; et, comme la soupière fumait déjà sur la table et que la mère Bernu la regardait du coin de l'oeil, tout en faisant mine de s'en aller, il lui disait gaiement, avec sa générosité de pauvre et sa bonne grâce de gentilhomme : « Asseyez-vous là, maman Nunu... vous dînerez avec nous. » Les vices du capitaine Peu importe le nom de la petite ville de province où le capitaine Mercadier - trente-six ans de services, vingt-deux campagnes, trois blessures - se retira quand il fut mis à la retraite. Elle était pareille à toutes les petites villes qui sollicitent, sans l'obtenir, un embranchement de chemin de fer ; comme si ce n'était pas l'unique distraction des indigènes d'aller tous les jours, à la même heure, sur la place de la Fontaine, voir arriver au grand galop la diligence, avec son bruit joyeux de claquements de fouet et de grelots. Elle comptait trois mille habitants, que la statistique appelait ambitieusement des âmes, et tirait vanité de son titre de chef-lieu de canton. Elle possédait des remparts plantés d'arbres, une jolie rivière pour pêcher à la ligne, et une église de la charmante époque du gothique flamboyant, déshonorée par un affreux Chemin de Croix venu tout droit du quartier Saint-Sulpice. Tous les lundis, elle s'émaillait des grands parapluies bleus et rouges de son marché, et les gens de la campagne y venaient en charrettes et en berlingots ; mais, le reste de la semaine, elle se replongeait avec délices dans le silence et dans la solitude qui la rendaient chère à sa population de petits bourgeois. Ses rues étaient pavées en têtes de chat ; on y apercevait, par les fenêtres des rez-de-chaussée, des tableaux en cheveux et des bouquets de mariées sous un verre, et, par les demi-portes des jardins, des statuettes de Napoléon en coquillages. La principale auberge s'appelait naturellement l'Écu de France, et le receveur de l'enregistrement rimait des acrostiches pour les dames de la société. Le capitaine Mercadier avait choisi cette résidence de retraite par la raison frivole qu'il y avait autrefois vu le jour, et que, dans sa tapageuse enfance, il y avait décroché les enseignes et maçonné les boutons de sonnettes. Pourtant il ne venait retrouver là ni parents, ni amis, ni connaissances, et les souvenirs de son jeune âge ne lui retraçaient que des visages indignés de marchands qui lui montraient le poing du seuil de leur boutique, un catéchisme où on le menaçait de l'enfer, une école où on lui prédisait l'échafaud, et, enfin, son départ pour le régiment, hâté par une malédiction paternelle. Car ce n'était pas un saint homme que le capitaine. Son ancienne feuille de punitions était noire de jours de salle de police infligés pour actes d'indiscipline, absences aux appels et tapages nocturnes dans les chambrées. Bien des fois on avait dû lui arracher ses galons de caporal et de sergent, et il lui avait fallu tout le hasard et toute la licence de la vie de campagne pour gagner enfin sa première épaulette. Dur et brave soldat, il avait passé presque toute sa vie en Algérie, s'étant engagé dans le temps où nos fantassins portaient le haut képi droit, les buffleteries blanches et la grosse giberne. Il avait eu Lamoricière pour commandant ; le duc de Nemours, près duquel il reçut sa première blessure, l'avait décoré, et, quand il était sergent-major, le père Bugeaud l'appelait par son nom et lui tirait les oreilles. Il avait été prisonnier d'Abd-el-Kader, portait les traces d'un coup de yatagan sur la nuque, d'une balle dans l'épaule et d'une autre dans la cuisse ; et, malgré l'absinthe, les duels, les dettes de jeu et les juives aux yeux noirs en amande, il avait péniblement conquis, à la pointe de la baïonnette et du sabre, son grade de capitaine au 1er régiment de tirailleurs. Le capitaine Mercadier - trente-six ans de services, vingt-deux campagnes, trois blessures - venait donc d'obtenir sa pension de retraite, pas tout à fait deux mille francs, qui, joints aux deux cent cinquante francs de sa croix, le mettaient dans cet état de misère honorable que l'État réserve à ses anciens serviteurs. Son entrée dans sa ville natale fut exempte de faste. Il arriva, un matin, sur l'impériale de la diligence, mâchonnant un cigare éteint et déjà lié avec le conducteur, à qui, pendant le trajet, il avait raconté le passage des Portes de Fer ; plein d'indulgence du reste pour les distractions de son auditeur, qui l'interrompait souvent par un blasphème ou par l'épithète de carcan adressée à la jument de droite. Quand la voiture s'arrêta, il lança sur le trottoir sa vieille valise, maculée d'étiquettes de chemins de fer, aussi nombreuses que les changements de garnison de son propriétaire ; et les oisifs d'alentour furent absolument stupéfaits de voir un homme décoré - chose encore rare en province - offrir le vin blanc au cocher sur le comptoir du prochain cabaret. Il s'installa sommairement. Dans une maison de faubourg, où mugissaient deux vaches captives et où les poules et les canards passaient et repassaient sous la porte charretière, une chambre meublée était à louer. Précédé d'une maritorne, le capitaine gravit un escalier à grosse rampe de bois, parfumé d'une forte odeur d'étable, et pénétra dans une vaste pièce carrelée que tapissait un papier bizarre, représentant, imprimée en bleu sur fond blanc et répétée à l'infini, l'image de Joseph Poniatowski, à cheval, sautant dans l'Elster. Cette décoration monotone, mais qui rappelait nos gloires militaires, séduisit sans doute le capitaine, car, sans s'inquiéter du peu de confortable des chaises de paille, des meubles de noyer et du petit lit aux rideaux jaunis, il conclut sans hésitation. Un quart d'heure lui suffit pour vider sa malle, pendre ses habits, reléguer dans un coin ses bottes, et orner la muraille d'un trophée composé de trois pipes, d'un sabre et d'une paire de pistolets. Après une visite à l'épicier d'en face, chez lequel il acheta une livre de bougies et une bouteille de rhum, il revint, déposa son emplette sur la cheminée, et promena autour de lui le regard d'un homme très satisfait. Puis, avec la promptitude des camps, il se rasa sans miroir, brossa sa redingote, inclina son chapeau sur l'oreille, et s'alla promener par la ville, en quête d'un café. Le séjour de l'estaminet était une habitude invétérée chez le capitaine. Il y satisfaisait à la fois les trois vices égaux dans son coeur : le tabac, l'absinthe et les cartes. Sa vie toute entière s'y était écoulée, et il aurait pu dresser, de toutes les villes où il avait garnisonné, un plan par cantines, marchands de tabac à comptoir, cafés et cercles militaires. Il ne se sentait vraiment à son aise qu'une fois assis sur le velours ras d'une banquette, devant un carré de drap vert près duquel s'amoncellent les chopes et les soucoupes. Son cigare ne lui semblait bon que s'il avait frotté l'allumette sous le marbre de la table, et jamais il n'avait manqué, après avoir attaché son sabre et son képi à la patère et s'être installé en lâchant quelques boutons de sa tunique, de pousser un profond soupir de soulagement et de s'écrier : « Ça va mieux ! » Son premier soin fut donc de rechercher l'établissement qu'il fréquenterait, et, après avoir fait un tour de ville sans rien trouver à sa convenance, il arrêta enfin son regard de connaisseur sur le café Prosper, situé à l'angle de la place du Marché et de la rue de la Paroisse. Ce n'était pas son idéal. L'extérieur offrait bien quelques détails par trop provinciaux : ce garçon en tablier noir, par exemple, et ces petits ifs dans leurs caisses vertes, et ces tabourets, et ces tables de bois recouvertes de toile cirée. Mais l'intérieur plut au capitaine. Il fut réjoui, dès son entrée, par le bruit du timbre que toucha la grasse et fraîche dame du comptoir, en robe claire, avec un ruban ponceau dans ses cheveux bien pommadés. Il salua galamment cette personne et jugea qu'elle occupait, avec une suffisante majesté, sa place triomphale entre les deux édifices de bols à punch, congrûment couronnés par des billes de billard. Il constata que la salle était gaie, propre, également semée de sable jaune ; il en fit le tour, se regarda passer dans les glaces, apprécia les panneaux, où des mousquetaires et des amazones sablaient le champagne dans des paysages pleins de roses trémières, se fit servir, fuma, trouva le divan moelleux et l'absinthe savoureuse, et fut assez indulgent pour ne pas se plaindre des mouches qui se baignaient dans les consommations avec une familiarité toute campagnarde. Huit jours après, il était devenu un pilier du café Prosper. On y connut bien vite ses habitudes ponctuelles ; on prévint ses désirs, et il ne tarda point à prendre ses repas avec les patrons du lieu. Recrue précieuse pour les habitués, gens terrassés par le terrible ennui de la province et pour qui l'arrivée de ce nouveau venu, passé maître à tous les jeux et racontant assez gaiement ses guerres et ses amours, était une véritable bonne fortune ; le capitaine fut lui-même enchanté de rencontrer des humains encore ignorants de son répertoire. Il en avait donc pour six mois à dire ses razzias, ses chasses, ses batailles, la retraite de Constantine, la capture de Bou-Maza, et les réceptions d'officiers avec leur total effrayant de punchs au kirsch. Faiblesse humaine ! Il n'était pas fâché d'être un peu oracle quelque part, lui dont les petits sous-lieutenants, arrivant de Saint-Cyr, fuyaient naguère les trop longues histoires. Ses auditeurs ordinaires étaient le maître du café, gros sac à bière silencieux et stupide, toujours en manches de veste et remarquable seulement par ses pipes à sujets ; l'huissier-priseur, personnage goguenard et vêtu de noir, méprisé pour son habitude peu élégante d'emporter le reste de son sucre ; le receveur de l'enregistrement, - celui des acrostiches, - être très doux et d'une constitution faible, qui envoyait aux journaux illustrés la solution des mots carrés et des rébus ; et enfin le vétérinaire du canton, le seul qui, en sa qualité d'athée et de démocrate, se permît quelquefois de contredire le capitaine. Ce praticien, homme à favoris touffus et à pince-nez, présidait le comité radical aux époques d'élections, et, lorsque le curé faisait une petite collecte parmi ses dévotes pour orner son église de quelque horrible statue en plâtre doré et enluminé, dénonçait par une lettre au Siècle la cupidité des fils de Loyola. Le capitaine étant un soir sorti pour aller chercher des cigares, après une discussion politique assez vive, le susdit vétérinaire grommela quelques phrases sourdes et irritées où il était question de « dire son fait », de « traîneur de sabre », et de « couper la figure ». Mais, l'objet de ces menaces vagues étant rentré soudain, en sifflant une marche et en faisant le moulinet avec sa canne, l'incident n'eut pas de suites. En somme, le groupe vivait en bonne intelligence et se laissait volontiers présider par le nouvel habitué, dont la tête martiale et la barbiche blanche étaient vraiment assez imposantes ; et la petite ville, qui était déjà fière de bien des choses, pouvait l'être aussi de son capitaine en retraite. Le bonheur parfait n'existe pas, et le capitaine Mercadier, qui croyait l'avoir rencontré au café Prosper, dut bientôt revenir de cette illusion. Le fait est que le lundi, jour de marché, l'estaminet n'était pas tenable. Dès l'aube, il était envahi par les maraîchers, les fermiers, les marchands de cochons, les marchands de volailles ; gens à grosse voix, à gros cous rouges, à gros fouet à la main, portant la blouse neuve et la casquette de loutre, concluant leurs affaires autour d'un litre, tapant du pied, frappant du poing, tutoyant le garçon et crevant le billard. Quand le capitaine arrivait à onze heures pour absorber sa première absinthe, il trouvait tout ce monde déjà gris et commandant des déjeuners considérables. Sa place ordinaire était prise ; on le servait lentement et mal. Le timbre du comptoir ne cessait de retentir ; le patron et le garçon, la serviette sous le bras, couraient, affolés. Bref, c'était un jour néfaste et qui bouleversait son existence. Or, un lundi matin qu'il était resté chez lui, sûr d'avance que le café serait trop bruyant et trop encombré, un doux rayon de soleil d'automne l'engagea à descendre s'asseoir sur le banc de pierre placé à côté de la porte de la maison. Il était là, assez mélancolique et fumant un cigare humide, quand il vit venir du bout de la rue - c'était une ruelle mal pavée et aboutissant à la campagne - une demi-douzaine d'oies que chassait devant elle avec une gaule une petite fille de huit ou dix ans. Le capitaine, en arrêtant son regard distrait sur cette enfant, s'aperçut qu'elle avait une jambe de bois. Il n'y avait rien de paternel dans le coeur de ce soudard. C'était celui d'un célibataire endurci. Lorsque jadis, dans les rues d'Alger, les petits mendiants arabes le poursuivaient de leurs prières importunes, le capitaine les avait souvent chassés d'un coup de cravache ; et les rares fois qu'il avait pénétré dans le ménage nomade d'un camarade marié et père de famille, il était parti en maugréant contre les bambins criards et malpropres qui avaient touché avec leurs mains grasses aux dorures de son uniforme. Mais la vue de cette infirmité particulière, qui lui rappelait le douloureux spectacle des blessures et des amputations, émut cependant le vieux soldat. Il éprouva presque un serrement de coeur devant cette chétive créature, à peine vêtue d'un jupon en loques et d'une mauvaise chemise, et qui courait bravement derrière ses oies, son pied nu dans la poussière, en boitant sur son pilon mal équarri. Les volailles, reconnaissant leur domicile, entrèrent dans la cour de la laiterie, et la petite se disposait à les suivre, quand le capitaine l'arrêta par cette question : « Eh ! fillette, comment t'appelles-tu ? - Pierrette, monsieur, pour vous servir, répondit-elle en fixant sur lui ses grands yeux noirs, et en écartant de son front sa chevelure en désordre. - Tu es donc de la maison ? Je ne t'avais pas encore vue. - Oui-da, et je vous connais bien, allez ! Car je couche sous l'escalier, et vous me réveillez, en rentrant, tous les soirs. - Vraiment, petiote ? Eh bien, on marchera sur ses pointes, à l'avenir. Et quel âge as-tu ? - Neuf ans, monsieur, vienne la Toussaint. - La patronne d'ici est-elle ta parente ? - Non, monsieur, je suis en service. - On te donne ?... - La soupe et le lit sous l'escalier. - Et qu'est-ce qui t'a arrangée comme cela, ma pauvre petite ? - Un coup de pied de vache, quand j'avais cinq ans. - As-tu ton père et ta mère ? » L'enfant rougit sous son hâle. « Je sors des Enfants-Trouvés », dit-elle d'une voix brève. Puis, ayant gauchement salué, elle rentra dans la maison en claudicant, et le capitaine entendit s'éloigner, sur le pavé de la cour, le bruit sec de la petite jambe de bois. « Nom de nom ! songea-t-il en reprenant machinalement le chemin du café, voilà qui n'est pas réglementaire. Un soldat, du moins, on le flanque aux Invalides, avec l'argent de sa médaille pour s'acheter du tabac. Un officier, on lui colle une perception et il se marie dans sa province. Mais, à cette gamine, une pareille infirmité ! Voilà qui n'est pas réglementaire. » Ayant constaté en ces termes l'injustice de la destinée, le capitaine vint jusqu'au seuil de son cher café ; mais il y aperçut une telle cohue de blouses bleues, il y entendit un tel brouhaha de gros rires et de carambolages, qu'il rentra chez lui, plein d'humeur. Sa chambre - c'était peut-être la première fois qu'il y passait plusieurs heures de la journée - lui parut sordide. Les rideaux du lit avaient le ton d'une pipe culottée, le foyer était jonché de crachats et de bouts de cigares, et on aurait pu écrire son nom dans la poussière qui revêtait tous les meubles. Il contempla quelque temps les murailles où le sublime lancier de Leipsick trouvait cent fois un glorieux trépas ; puis, pour se désennuyer, il passa en revue sa garde-robe. Ce fut une lamentable série de poches percées, de chaussettes à jours, de chemises sans bouton. « Il me faudrait une servante », se dit-il. Puis il songea à la petite boiteuse. « Voilà. Je louerais le cabinet voisin. L'hiver vient, et la petite doit geler sous l'escalier. Elle surveillerait mes vêtements, mon linge, nettoierait le casernement. Un brosseur, quoi ? » Mais un nuage assombrit ce tableau confortable. Le capitaine se souvenait que l'échéance de son trimestre était encore lointaine, et que sa note prenait des proportions inquiétantes au café Prosper. « Pas assez riche, rêvait-il en monologuant. Et cependant on me vole là-bas, c'est positif. La pension est beaucoup trop coûteuse, et ce barbu de vétérinaire joue comme feu Bézigue. Voilà huit jours que je paie sa consommation. Qui sait ? je ferais peut-être mieux de charger la petite de l'ordinaire. La soupe au café le matin, le pot-au-feu à midi et un rata tous les soirs. Les vivres de campagne, enfin. Ça me connaît. » Décidément, il était tenté. En sortant, il vit justement la maîtresse de maison, grosse paysanne brutale, et la petite invalide, qui, toutes deux, la fourche à la main, remuaient le fumier dans la cour. « Sait-elle coudre, savonner, faire la soupe ? demanda-t-il brusquement. - Oui ? Pierrette ? Pourquoi donc ? - Sait-elle un peu de tout cela ? - Dame ! elle sort de l'hospice, où l'on apprend à se servir soi-même. Non, n'est-ce pas ? Et vous, la mère, voulez-vous me la céder ? J'ai besoin d'une domestique. - Si vous vous chargez de son entretien. - Alors, c'est dit. Voilà vingt francs. Qu'elle ait, ce soir, une robe et un soulier. Demain nous arrangerons le reste. » Et, après avoir donné une petite tape amicale sur la joue de Pierrette, le capitaine s'éloigna, enchanté de ce qu'il venait de conclure. « Il faudra peut-être rogner quelques bocks et quelques absinthes, pensait-il, et se méfier du bézigue du vétérinaire. Mais il n'y a pas à dire, ce sera bien plus réglementaire. » « Capitaine, vous êtes un lâcheur. » Telle fut l'apostrophe dont les cariatides du café Prosper saluèrent désormais les entrées du capitaine de jour en jour plus rares. Car le pauvre homme n'avait pas prévu toutes les conséquences de sa bonne action. La suppression de l'absinthe matinale avait suffi à couvrir les modestes frais de l'entretien de Pierrette ; mais combien n'avait-il pas fallu d'autres réformes pour parer aux dépenses imprévues de son ménage de garçon ! Pleine de reconnaissance, la petite fille voulait la prouver par son zèle. Déjà la chambre avait changé d'aspect. Les meubles étaient rangés et astiqués, le foyer décent, le carreau verni, et les araignées ne filaient plus leurs toiles sur les Morts de Poniatowski placées dans les coins. Quand le capitaine revenait, la soupe aux choux l'invitait par son parfum dès l'escalier, et la vue des plats fumants sur la nappe grossière, mais blanche, auprès d'une assiette à fleurs et d'un couvert reluisant, achevait de le mettre en appétit. Pierrette profitait alors de la bonne humeur de son maître pour avouer quelque secrète ambition. Il fallait des chenets pour la cheminée, où elle faisait maintenant du feu, un moule pour les gâteaux qu'elle réussirait si bien. Et le capitaine, que la demande de l'enfant faisait sourire et qui se sentait doucement gagner par les voluptés du at home, promettait d'y penser, et le lendemain remplaçait ses londrès par des cigares d'un sou, hésitait devant l'offre de cinq points d'écarté, ou se refusait son troisième bock ou son second verre de chartreuse. Certes, la lutte fut longue ; elle fut cruelle. Bien des fois, vers l'heure d'un apéritif par l'économie, quand la soif lui séchait la gorge, le capitaine dut faire un effort héroïque pour retirer sa main déjà posée sur le bec de cane de l'estaminet ; bien des fois il erra en rêvant de roi retourné et de quinte et quatorze. Mais presque toujours il rentrait courageusement chez lui ; et comme il aimait davantage Pierrette à chaque sacrifice qu'il lui faisait, il l'embrassait mieux ces jours-là. Car il l'embrassait. Ce n'était plus sa servante. Une fois qu'elle se tenait debout près de la table, l'appelant : Monsieur, et toute respectueuse, il n'y put tenir, il lui prit les deux mains et il lui dit avec fureur : « Embrasse-moi d'abord, et puis assieds-toi, et fais-moi le plaisir de me tutoyer, mille tonnerres ! » Aujourd'hui c'est fini. La rencontre d'un enfant a sauvé cet homme d'une vieillesse ignominieuse. Il a substitué à ses vieux vices une jeune passion ; il adore ce petit être infirme qui sautille autour de lui dans la chambre commode et bien ameublée. Déjà il a appris à lire à Pierrette, et voici que, se rappelant sa calligraphie de sergent-major, il lui trace des exemples d'écriture. Sa plus grande joie, c'est lorsque l'enfant, attentive devant son papier et faisant parfois un pâté qu'elle enlève vivement avec sa langue, est parvenue à copier toutes les lettres d'un interminable adverbe en ment. Son inquiétude, c'est de songer qu'il devient vieux et qu'il n'a rien à laisser à son adoptée. Aussi voilà qu'il est presque avare ; il thésaurise ; il veut se sevrer de tabac, bien que Pierrette lui bourre sa pipe et la lui allume. Il compte épargner sur son maigre revenu de quoi acheter plus tard un petit fonds de mercerie. C'est là que, lorsqu'il sera mort, elle vivra obscure et paisible, gardant accrochée quelque part, dans l'arrière-boutique, une vieille croix d'honneur qui la fera se souvenir du capitaine. Tous les jours, il va se promener avec elle sur le rempart. Quelquefois passent par là des gens étrangers à la ville, qui jettent un regard de compassion surprise sur ce vieux soldat épargné par la guerre et sur cette pauvre enfant estropiée ; et alors il se sent attendri - oh ! délicieusement, jusqu'aux larmes - quand un de ces passants murmure en s'éloignant : « Pauvre père ! sa fille est pourtant jolie ! » La robe blanche Les Brésiliens au teint couleur jus de tabac, garrottés de chaînes d'or et dont le portefeuille est gonflé de comptes de reïs, s'imaginent connaître Paris quand ils ont assisté à une « première » d'opérette, fait le tour du « persil » au Bois de Boulogne et soupé dans un restaurant de nuit ; et nous sommes de tels fanfarons de vice que nous donnons volontiers le titre de Parisien à quiconque comprend vite un calembour et sait le prix d'une fille à la mode. En réalité, la vie tout entière d'un observateur ne suffirait pas pour explorer à fond la monstrueuse capitale, dont chaque quartier, chaque rue même, a sa physionomie personnelle, son caractère original. La différence des types qu'on y rencontre est si tranchée que leur déplacement semble impossible. Quelle surprise pour le flâneur, s'il voyait un coulissier juif des environs de la Bourse traverser les paisibles cours de l'Institut ! Cette infinie variété d'aspect des rues de la grande ville est pour le véritable Parisien, pour le Parisien de Paris, une source inépuisable d'intérêt, et entretient chez lui, pourvu qu'il soit doué de quelque puissance imaginative, la fraîcheur et la vivacité d'impressions du voyageur débarqué de la veille. Moi-même, qui suis né à Paris, qui l'ai toujours habité, et qui pourrais me plaindre, comme Alfred de Musset, d'en connaître tous les pavés, je suis encore étonné bien souvent des découvertes que j'y fais dans mes promenades aventureuses. N'ai-je pas trouvé la silencieuse mélancolie d'un canal de Venise derrière la manufacture des Gobelins, et dans Grenelle, à deux pas du Champ de Mars, une place publique du Caire, brûlée de soleil, un excellent décor pour le meurtre du général Kléber percé de six coups de poignard par le fanatique Souleyman-el-Habbi ? Quand je vins habiter le coin perdu du faubourg Saint-Germain, où je vis depuis une dizaine d'années, je me pris d'affection pour la très calme et presque champêtre rue Rousselet, qui s'ouvre juste devant la porte de ma maison. Au XVIIe siècle, elle s'appelait l'Impasse des Vaches et elle n'était sans doute alors qu'un chemin à fondrières ; mais quelques seigneurs avaient déjà construit de ce côté, leur « maison des champs », et c'est là qu'est morte Mme de la Sablière, l'excellente amie de La Fontaine, dans son logis, « près des Incurables ». Un hôtel du siècle dernier, situé au coin de la rue Oudinot, est devenu l'hôpital des Frères Saint-Jean-de-Dieu, et les arbres de leur beau jardin dépassent le vieux mur effrité qui occupe presque tout le côté droit de la rue Rousselet. De l'autre côté s'étend une rangée d'assez pauvres maisons, où logent des artisans et des petits employés, et qui toutes jouissent de la vue du jardin des Frères. La rue Rousselet est très mal pavée, le luxe du trottoir n'y apparaît que par tronçons ; l'une des dernières, elle a vu disparaître l'antique réverbère à potence et à poulie. Peu de boutiques, et des plus humbles : l'échoppe du cordonnier en vieux, le trou noir de l'Auvergnat marchand de charbon, le cabaret d'angle avec l'enseigne classique : Au bon coing, et de tristes épiceries où vieillissent dans un bocal des sucres d'orge fondus par vingt étés et gelés par vingt hivers, à côté d'images d'Épinal, - une page de hussards dans leur uniforme de 1840, ou le portrait authentique et violemment peinturluré du Juif Errant, encadré des couplets de la célèbre complainte. - Des linges sèchent aux fenêtres, des poules picorent dans le ruisseau. On se croirait là dans un faubourg de province très reculée, un de ces faubourgs qui s'en vont vers la campagne et où la ville redevient village.Comme il passe à peine une voiture par quart d'heure dans la rue Rousselet, on y laisse jouer les enfants, qui sont nombreux dans les quartiers populaires ; car les pauvres gens sont prolifiques et ignorent les doctrines de Malthus. Ils n'ont point le souci de doter le « gosse » ou la fillette, qui entreront en apprentissage à douze ans et gagneront leur vie à seize, et dans aucun ménage d'ouvriers on n'a jamais entendu dire, comme dans Gabrielle : ....... Si tout va de la belle façon, Nous pourrons nous donner le luxe d'un garçon. Aussi, dans le renfoncement du vieux mur, sous la charrette abandonnée, il y a de fameuses parties de billes, allez ! C'est effrayant ce qu'on y use de fonds de culottes ! et, à quatre heures, à la sortie de l'école des Frères de la rue Vanneau, la rue grouille de moutards. J'ai fini par les connaître, à force de passer là, par m'intéresser à eux, par leur sourire. Pour eux non plus je ne suis pas un inconnu, et souvent il me faut interrompre ma rêverie et répondre à un « Bonjour, m'sieu », que me lance une gamine en bonnet rond ou un jeune drôle en pantalon trop large. À la Fête-Dieu, quand ils établissent des petites chapelles devant les portes, avec une serviette blanche, une bonne Vierge en plâtre, trois roses dans un verre et deux petits chandeliers en plomb, ils me poursuivent en secouant une soucoupe où ma pièce de deux sous sonne joyeusement. Enfin ils me traitent en voisin, en ami, moi, le passant absorbé et inoffensif. Par les jours de septembre où il fait du vent, les galopins écartent devant moi la ficelle de leur cerf-volant, et, les soirs d'été, la petite fille qui saute en demandant « du vinaigre » s'arrête pour me laisser enjamber la corde. C'est ainsi que j'ai remarqué la petite boiteuse. - Il y a bien longtemps de cela, je venais de m'installer dans le quartier et elle pouvait avoir alors huit ou dix ans. - Ce n'était pas elle, hélas ! qui aurait pu demander « du vinaigre ». En grand deuil, - son père, un compagnon charpentier, venait de mourir, - elle s'asseyait sur une borne, sa petite béquille dans sa jupe, et elle regardait jouer les autres. Elle m'attendrissait, avec son air triste et sage, ses grands yeux bleus dans sa figure pâlotte, et ses bandeaux châtains sous son béguin noir. À la longue, elle avait vaguement deviné ma pitié dans mon regard ; elle y répondait par un sourire mélancolique. Je lui disais au passage : « Bonjour, mignonne ! » Du temps s'écoula, - deux ou trois ans passent si vite ! - et, un jeudi matin du mois de mai, où le jardin des Frères Saint-Jean-de-Dieu embaumait la verdure nouvelle et où des fils de la Vierge flottaient dans l'air, je m'aperçus, en sortant de chez moi, vers onze heures, que la rue Rousselet avait un aspect de fête inaccoutumé. Parbleu ! c'était le jour de la première communion des enfants. L'ouvrier, qui mangeait tous les soirs du jésuite en lisant son journal, avait eu beau déclamer... « On n'est pas des païens », avait déclaré la maman, et les enfants étaient tout de même allés au catéchisme. Et puis, la première communion des gamins, c'est une occasion de « caler l'atelier », de faire une petite noce ; et le savetier radical, qui fumait sa pipe sur le seuil de sa boutique, pouvait bien hausser les épaules et murmurer entre ses dents : « Ah ! malheur ! » la rue n'en avait pas moins son air des dimanches. Eh ! là-bas, la petite blanchisseuse, qui courez en portant sur vos deux mains une chemise d'homme empesée comme une cuirasse, dépêchez-vous ! La pratique a fini de se raser devant le miroir attaché à l'espagnolette de la croisée, et l'on s'impatiente. Il y a de la presse aussi chez le pâtissier de la rue de Sèvres : dès hier soir, on commandait des godiveaux, et la fruitière du no 9 est en train de faire une scène, parce qu'on a oublié son nougat. Chez le perruquier, par exemple, - la boutique peinte en bleu, où le plat à barbe en cuivre frissonne au vent printanier, - ça empeste encore le cheveu brûlé, mais l'ouvrage est fini depuis longtemps ; toute la marmaille était frisée dès sept heures du matin. Maintenant, c'est une affaire bâclée, on revient de l'église, et le monde se met aux fenêtres pour voir passer les communiants. Superbes, les garçons, avec la veste neuve et le brassard de satin à franges d'or, excepté Victor pourtant, le fils de l'ébéniste, qui vient d'attraper une paire de calottes. (Aussi quelle idée de laisser tomber sa tartine de raisiné sur son pantalon ! Cet animal-là n'en fait jamais d'autres ; ça lui apprendra.) Mais ce sont les petites en blanc qui sont jolies ! Les blondes surtout ! Le voile de mousseline leur sied à ravir. Elles le savent bien, les coquines, et elles baissent les yeux pour se donner une mine plus virginale, et aussi pour regarder leurs gants de filoselle, les premiers qu'elles aient mis de leur vie. Pour les brunes, elles ont un peu l'air de mouches tombées dans du lait ; mais qu'importe, leurs mamans ne sont pas les moins fières. Oh ! les pauvres mamans ! elles se sont faites belles pour la circonstance, et elles ont arboré des toilettes qui révèlent des poèmes de misère et d'économie. Voilà une pèlerine de velours qui doit dater de l'Exposition de 1867, et voilà un cachemire français qui connaît certainement le chemin du Mont-de-Piété. Bah ! les fillettes qui les accompagnent sont quand même habillées tout battant neuf ; et, lorsque la pèlerine dit au cachemire : « Elle est joliment forcie, votre demoiselle », le cachemire répond d'un air satisfait : « Que voulez-vous ? A va sur ses treize ans. » Et la pèlerine conclut : « Comme ça nous pousse ! » Enfin, c'est un beau jour pour tout le monde, et les pères - ces hommes ! ça ne croit à rien ! - peuvent « blaguer » la cérémonie chez le marchand de vins, il n'est pas moins vrai que tout à l'heure, à la paroisse, quand l'orgue jouait en sourdine et quand les enfants ont marché vers l'autel, en file indienne, les garçons d'un côté, les filles de l'autre, le cierge allumé à la main, toutes les mamans ont pleuré. J'avais bien vite reconnu ma petite boiteuse dans le nuage blanc des communiantes. Était-ce à cause de sa béquille noire sur laquelle elle s'appuyait pour sautiller, ou à cause de la robe de veuve de sa pauvre vieille mère qui la tenait par la main ? Mais elle me sembla plus immaculée, plus pure, plus blanche que les autres. Elle me parut aussi plus émue, plus recueillie que ses compagnes ; son visage enfantin avait une expression naïve et mystique qui eût tenté le pinceau d'Holbein. Ce jour-là, j'accentuai pour elle mon bonjour amical, et j'étais tout heureux, en m'éloignant, de penser qu'elle aussi avait eu sa robe blanche. Une robe blanche ! l'idéal de la parure pour les filles du peuple ! Depuis lors, plusieurs printemps ont fleuri et, par de belles matinées du mois de mai, plusieurs fois le vent parfumé a fait flotter les voiles blancs des communiantes dans la rue Rousselet. Des années ont passé, des années avec leur printemps, mais avec leurs hivers aussi ; des choses ont changé, des gens ont vieilli dans ce paisible quartier. D'autres enfants jouent encore aux billes sous la vieille charrette, mais le perruquier a fermé boutique ; le savetier radical fume toujours sa pipe sur le seuil de son échoppe, mais sa barbe a grisonné ; enfin on a lu, un jour, un billet bordé de noir, collé avec quatre pains à cacheter sur les volets fermés de la fruitière du no 9, et maintenant c'est une blanchisseuse qui s'est établie là, pour faire concurrence à l'ancienne, qui demeure en face. Mais cela ne réussira pas, car la mère Vernier, la femme de ménage, - une langue d'enfer dont je vous conseille de vous méfier, - prétend que la nouvelle patronne est une sans-soin qui lui a perdu une camisole, et que ses ouvrières sont des rien-du-tout, qui batifolent avec le sergent de ville, - vous savez, le grand blond médaillé, celui qui a une si belle moustache tombante de buveur d'eau-de-vie. - Malgré tout, la rue Rousselet a conservé à peu près sa physionomie d'autrefois, et le mur des Frères Saint-Jean est plus dégradé que jamais par les saxifrages. Mais la petite boiteuse ? Hélas ! elle a très peu grandi, bien qu'elle soit une jeune fille à présent, et qu'en comptant sur mes doigts je découvre qu'elle aura bientôt vingt ans. Quand je la rencontre, sautillant plus lourdement sur sa béquille, - une béquille neuve, un peu plus haute que l'ancienne, - je n'ose plus dire : « Bonjour, mignonne ! » et je me contente de lui tirer mon chapeau. D'ailleurs, elle sort rarement. Sa mère est maintenant concierge dans la maison du brocheur, et la fenêtre de la loge, qui donne sur la rue, est placée trop haut pour que je puisse y jeter un regard en passant ; mais la présence de ma petite amie se trahit par le bruit incessant de sa machine à coudre. Elle travaille pour la confection, et il paraît qu'elle gagne d'assez bonnes journées. On m'a assuré qu'elle est bien plus infirme que je ne croyais et qu'elle a une jambe toute séchée. Elle ne se mariera pas. Quel dommage ! Cependant, presque toutes ses camarades de première communion ont déjà mis leur seconde robe blanche, celle du mariage. L'autre samedi encore, l'épicière a marié sa fille à son premier garçon. (Je me doutais bien que ça finirait par là ; les dimanches soirs, quand la mère prenait le frais sur le pas de sa porte et quand les jeunes gens jouaient à la raquette, ils envoyaient toujours le volant dans l'allée du no 23, qui est noire comme un four, et ils disparaissaient ensemble, censément pour le ramasser. Comme c'est malin !) Oh ! l'épicière a bien fait les choses ; on est allé autour du lac en grande remise et l'on a dîné à la Porte-Maillot. Eh bien ! au moment où la mariée est montée en voiture, avec sa traîne de soie blanche et sa fleur d'oranger dans les cheveux, - elle a l'air insolent, cette grande rousse ! - j'ai aperçu ma pauvre petite boiteuse, qui se tenait à quelque pas de là, appuyée sur sa béquille, et qui regardait d'un oeil d'envie. Hélas ! il n'y aura bientôt plus qu'elle, de toutes les filles de son âge, dans la rue Rousselet, qui n'aura mis de robe blanche qu'une fois dans sa vie ! Le remplaçant Il avait dix ans à peine quand on l'arrêta, une première fois, pour vagabondage. Il dit aux juges ceci : « Je m'appelle Jean-François Leturc, et voilà six mois que je suis auprès de l'homme qui chante, entre deux lanternes, sur la place de la Bastille, en frottant une corde à boyau. Je dis le refrain en même temps que lui, et ensuite c'est moi qui crie : « Demandez le recueil de chansons nouvelles, dix centimes, deux sous. » Il était toujours en ribote et me battait ; voilà pourquoi les agents m'ont trouvé, l'autre nuit, dans les démolitions. Avant, j'étais avec celui qui vend du poil à gratter. Ma mère était blanchisseuse, elle se nommait Adèle. Autrefois un monsieur l'avait établie dans un rez-de-chaussée, à Montmartre. C'était une bonne ouvrière et qui m'aimait bien. Elle gagnait de l'argent parce qu'elle avait la clientèle des garçons de café et que ces gens-là ont besoin de beaucoup de linge. Le dimanche, elle me couchait de bonne heure, pour aller au bal ; mais, en semaine, elle m'envoyait chez les Frères où j'ai appris à lire. Enfin, voilà. Le sergent de ville qui battait son quart dans notre rue s'arrêtait toujours devant la fenêtre pour lui parler. Un bel homme, avec la médaille de Crimée. Ils se sont mariés, et tout a marché de travers. Il m'avait pris en grippe et excitait maman contre moi. Tout le monde me flanquait des calottes, et c'est alors que, pour fuir la maison, j'ai passé des journées entières sur la place Clichy, où j'ai connu les saltimbanques. Mon beau-père perdit sa place, maman ses pratiques ; elle alla au lavoir pour nourrir son homme. C'est là qu'elle est devenue poitrinaire, rapport à la buée. Elle est morte à Lariboisière. C'était une bonne femme. Depuis ce temps-là, j'ai vécu avec le marchand de poil à gratter et le racleur de corde à boyau. - Est-ce qu'on va me mettre en prison ? » Il parla ainsi carrément, cyniquement, comme un homme. C'était un petit galopin déguenillé, haut comme une botte, le front caché sous une étrange tignasse jaune. Personne ne le réclamant, on le mit aux Jeunes Détenus. Peu intelligent, paresseux, surtout maladroit de ses mains, il ne put apprendre là qu'un mauvais métier, rempailleur de chaises. Pourtant il était obéissant, d'un naturel passif et taciturne, et ne semblait pas trop profondément corrompu dans cette école de vice. Mais lorsque, arrivé à sa dix-septième année, il fut relancé sur le pavé parisien, il y retrouva, pour son malheur, ses camarades de prison, tous affreux drôles exerçant les professions de la boue. C'étaient des éleveurs de dogues pour la chasse aux rats dans les égouts ; des cireurs de souliers, les nuits de bal, dans le passage de l'Opéra ; des lutteurs amateurs se laissant volontairement tomber par les hercules de foire ; des pêcheurs à la ligne, en plein soleil, sur les trains de bois. Il fit un peu de tout cela, et, quelques mois après sa sortie de la maison de correction, il fut de nouveau arrêté pour un petit vol : une paire de vieux souliers enlevée à un étalage. Résultat : un an de prison à Sainte-Pélagie, où il servit de brosseur aux détenus politiques. Il vécut, étonné, dans ce groupe de prisonniers, tous très jeunes et négligemment vêtus, qui parlaient à voix haute et portaient la tête d'une façon si solennelle. Ils se réunissaient dans la cellule du plus âgé d'entre eux, garçon d'une trentaine d'années, incarcéré depuis longtemps déjà et comme installé à Sainte-Pélagie ; une grande cellule, tapissée de caricatures coloriées, et par la fenêtre de laquelle on voyait tout Paris, ses toits, ses clochers et ses dômes, et là-bas, la ligne lointaine des coteaux, bleue et vague sur le ciel. Il y avait aux murailles quelques planches chargées de volumes et tout un vieil attirail de salle d'armes : masques crevés, fleurets rouillés, plastrons et gants perdant leur étoupe. C'est là que les politiques dînaient ensemble, ajoutant à l'immuable « soupe et le boeuf », des fruits, du fromage, et des litres de vin que Jean-François allait acheter à la cantine : repas tumultueux, interrompus de violentes disputes, où l'on chantait en choeur au dessert la Carmagnole et le Ça ira ! On prenait cependant un air de dignité, les jours où l'on faisait place à un nouveau venu, traité d'abord gravement de citoyen, mais dès le lendemain tutoyé et appelé par son petit nom. Il se disait là des grands mots : Corporation, Solidarité, et des phrases tout à fait inintelligibles pour Jean-François, telles que celle-ci, par exemple, qu'il entendit une fois proférer impérieusement par un affreux petit bossu qui noircissait du papier toutes les nuits : « C'est dit. Le cabinet est ainsi composé : Raymond à l'instruction publique, Martial à l'intérieur, et moi aux affaires étrangères. » Son temps fait, il erra de nouveau à travers Paris, surveillé de loin par la police, à la façon de ces hannetons que les enfants cruels font voler au bout d'un fil. Il devenait un de ces êtres fuyants et craintifs que la loi, avec une sorte de coquetterie, arrête et relâche tour à tour, un peu comme ces pêcheurs platoniques qui, pour ne pas dépeupler leur vivier, rejettent bien vite à l'eau le poisson sortant à peine du filet. Sans se douter qu'on fît tant d'honneur à son chétif individu, il avait un dossier spécial dans les mystérieux cartons de la rue de Jérusalem, ses nom et prénoms étaient écrits en belle bâtarde sur le papier gris de la couverture, et les notes et rapports, soigneusement classés, lui donnaient ces appellations graduées : le nommé Leturc, l'inculpé Leturc, et enfin le condamné Leturc. Il resta deux ans hors de prison, dînant à la Californie, couchant dans les garnis à la nuit, et quelquefois dans les fours à chaux, et prenant part, avec ses semblables, à d'interminables parties de bouchon sur les boulevards, près des barrières. Il portait la casquette grasse en arrière, les pantoufles de tapisserie et la courte blouse blanche. Quand il avait cinq sous, il se faisait friser. Il dansait chez Constant, à Montparnasse, achetait deux sous, pour le revendre quatre, à la porte de Bobino, le valet de coeur ou l'as de trèfle servant de contremarque, ouvrait à l'occasion une portière de voiture, entraînait des rosses au marché aux chevaux. Tous les malheurs ! il tira au sort et amena un bon numéro. Qui sait si l'atmosphère d'honneur qu'on respire au régiment, si la discipline militaire, ne l'auraient pas sauvé ? Repris, dans un coup de filet, avec de jeunes rôdeurs qui dévalisaient les ivrognes endormis sur les trottoirs, il se défendit très énergiquement d'avoir pris part à leurs expéditions. C'était peut-être vrai. Mais ses antécédents tinrent lieu de preuve, et il fut envoyé pour trois ans à Poissy. Là, il fabriqua de grossiers jouets d'enfant, se fit tatouer les pectoraux et apprit l'argot et le Code pénal. Nouvelle libération, nouveau plongeon dans le cloaque parisien, mais bien court, cette fois, car au bout de six semaines tout au plus il fut de nouveau compromis dans un vol nocturne, aggravé d'escalade et d'effraction, affaire ténébreuse, où il avait joué un rôle obscur, moitié dupe et moitié receleur. En somme, sa complicité parut évidente, et il fut condamné à cinq années de travaux forcés. Son chagrin, dans cette aventure, fut surtout d'être séparé d'un vieux chien qu'il avait ramassé sur un tas d'ordures et guéri de la gale. Cette bête l'avait aimé. Toulon, le boulet au pied, le travail dans le port, les coups de bâton, les sabots sans paille, la soupe aux gourganes datant de Trafalgar, pas d'argent pour le tabac, et l'horrible sommeil du lit de camp grouillant de forçats, voilà ce qu'il connut pendant cinq étés torrides et cinq hivers souffletés par le mistral. Il sortit de là, ahuri, fut envoyé en surveillance à Vernon, où il travailla quelque temps sur la rivière ; puis, vagabond incorrigible, il rompit son ban et revint encore à Paris. Il avait sa masse, cinquante-six francs, c'est-à-dire le temps de la réflexion. Pendant sa longue absence, ses anciens et horribles camarades s'étaient dispersés. Il était bien caché et couchait dans une soupente, chez une vieille femme à qui il s'était donné comme un marin las de la mer, ayant perdu ses papiers dans un récent naufrage, et qui voulait essayer d'un autre état. Sa face hâlée, ses mains calleuses, et quelques termes de bord qu'il lâchait de temps à autre, rendaient ce roman assez vraisemblable. Un jour qu'il s'était risqué à flâner par les rues, et que le hasard de la marche l'avait conduit jusque dans ce Montmartre où il était né, un souvenir inattendu l'arrêta devant la porte de l'école des Frères dans laquelle il avait appris à lire. Comme il faisait très chaud, cette porte était ouverte, et, d'un seul regard, le farouche passant put reconnaître la paisible salle d'étude. Rien n'était changé : ni la lumière crue tombant par le grand châssis, ni le crucifix au-dessus de la chaire, ni les gradins réguliers avec les planchettes garnies d'encriers de plomb, ni le tableau des poids et mesures, ni la carte géographique sur laquelle étaient même encore piquées les épingles indiquant les opérations d'une ancienne guerre. Distrait et sans réfléchir, Jean-François lut, sur la planche noircie, cette parole de l'Évangile qu'une main savante y avait tracée comme exemple d'écriture : « Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour cent justes qui persévèrent. » C'était sans doute l'heure de la récréation, car le Frère professeur avait quitté sa cathèdre, et, assis sur le bord d'une table, il semblait conter une histoire à tous les gamins qui l'entouraient, attentifs et levant les yeux. Quelle physionomie innocente et gaie que celle de ce jeune homme imberbe, en longue robe noire, en rabat blanc, en gros vilains souliers, et dont les cheveux bruns mal coupés se retroussaient par derrière ! Toutes ces figures pâlottes d'enfants du peuple qui le regardaient paraissaient moins enfantines que la sienne, surtout lorsque, charmé d'une candide plaisanterie de prêtre qu'il venait de faire, il partait d'un bon et franc éclat de rire qui montrait ses dents saines et bien rangées, et si communicatif, que tous les écoliers éclataient bruyamment à leur tour. Et c'était simple et doux ce groupe dans ce rayon joyeux qui faisait étinceler les yeux clairs et les boucles blondes. Jean-François le considéra quelque temps en silence, et, pour la première fois, dans cette nature sauvage, toute d'instinct et d'appétit, s'éveilla une mystérieuse, une douce émotion. Son coeur, ce rude coeur cuirassé, que la trique du chiourme ou la lourde poigne de l'argousin tombant sur l'épaule ne faisait plus tressaillir, battit jusqu'à l'oppression. Devant ce spectacle, où il revoyait son enfance, ses paupières se fermèrent douloureusement, et, contenant un geste violent, en proie à la torture du regret, il s'éloigna à grands pas. Les mots écrits sur le tableau noir lui revinrent alors à la pensée. « S'il n'était pas trop tard, après tout ? murmura-t-il. Si je pouvais encore, comme les autres, mordre honnêtement dans mon pain bis, dormir mon somme sans cauchemar ? Bien malin le mouchard qui me reconnaîtrait. Ma barbe, que je rasais là-bas, a repoussé maintenant drue et forte. On peut se terrer dans la grande fourmilière, et la besogne n'y manque pas. Quiconque ne crève point tout de suite dans l'enfer du bagne en sort agile et robuste, et j'y ai appris à monter aux cordages avec des charges sur le dos. On bâtit partout ici, et les maçons ont besoin d'aides. Trois francs par jour, je n'en ai jamais tant gagné. Qu'on m'oublie, c'est tout ce que je demande. » Il suivit sa courageuse résolution, il y fut fidèle, et, trois mois après, c'était un autre homme. Le maître pour lequel il travaillait le citait comme son meilleur compagnon. Après la longue journée, passée sur l'échelle, au grand soleil, dans la poussière, à ployer et à redresser constamment les reins pour prendre le moellon des mains de l'homme placé à ses pieds et le repasser à l'homme placé au-dessus de sa tête, il rentrait manger la soupe à la gargote, éreinté, les jambes lourdes, les mains brûlantes et les cils collés par le plâtre, mais content de lui et portant son argent bien gagné dans le noeud de son mouchoir. Il sortait maintenant sans rien craindre, car son masque blanc le rendait méconnaissable, et puis il avait observé que le regard méfiant du policier s'arrête peu sur le vrai travailleur. Il était silencieux et sobre. Il dormait le bon sommeil de la bonne fatigue. Il était libre. Enfin, récompense suprême ! il eut un ami. C'était un garçon maçon comme lui, nommé Savinien, un petit paysan limousin, aux joues rouges, venu à Paris le bâton sur l'épaule, avec le paquet au bout, qui fuyait le marchand de vin et allait à la messe le dimanche. Jean-François l'aima pour sa santé, pour sa candeur, pour son honnêteté, pour tout ce que lui-même avait perdu, et depuis si longtemps. Ce fut une passion profonde, contenue, qui se traduisait par des soins et des prévenances de père. Savinien, lui, nature molle et égoïste, se laissait faire, satisfait seulement d'avoir trouvé un camarade qui partageait son horreur du cabaret. Les deux amis logeaient ensemble, dans un garni assez propre, mais, leurs ressources étant très bornées, ils avaient dû admettre dans leur chambre un troisième compagnon, vieil Auvergnat sombre et rapace, qui trouvait encore moyen d'économiser sur son maigre salaire de quoi acheter du bien dans son pays. Jean-François et Savinien ne se quittaient presque pas. Les jours de repos, ils allaient faire ensemble de longues promenades aux environs de Paris et dîner sous la tonnelle, dans une de ces guinguettes où il y a beaucoup de champignons dans les sauces et d'innocents rébus au fond des assiettes. Jean-François se faisait alors conter par son ami tout ce qu'ignorent ceux qui sont nés dans les villes. Il apprenait le nom des arbres, des fleurs et des plantes, l'époque des différentes récoltes ; il écoutait avidement les mille détails du grand labeur bucolique : les semailles d'automne, le labourage d'hiver, les fêtes splendides de la moisson et de la vendange, et les fléaux battant le sol, et le bruit des moulins au bord de l'eau, et les chevaux las menés à l'abreuvoir, et les chasses matinales dans le brouillard, autour du feu de sarment, abrégées par les histoires merveilleuses. Il découvrait en lui-même une source d'imagination jusqu'alors inconnue, trouvant une volupté singulière au seul récit de ces choses douces, calmes et monotones. Une crainte le troublait pourtant, celle que Savinien ne vînt à connaître son passé. Parfois il lui échappait un mot ténébreux d'argot, un geste ignoble, vestiges de son horrible existence d'autrefois, et il éprouvait la douleur d'un homme de qui les anciennes blessures se rouvrent ; d'autant plus qu'il croyait voir alors, chez Savinien, s'éveiller une curiosité malsaine. Quand le jeune homme, déjà tenté par les plaisirs que Paris offre aux plus pauvres, l'interrogeait sur les mystères de la grande ville, Jean-François feignait l'ignorance et détournait l'entretien ; mais il concevait alors sur l'avenir de son ami une vague inquiétude. Elle n'était point sans fondement, et Savinien ne devait pas rester longtemps le naïf campagnard qu'il était lors de son arrivée à Paris. Si les joies grossières et bruyantes du cabaret lui répugnaient toujours, il était profondément troublé par d'autres désirs pleins de dangers pour l'inexpérience de ses vingt ans. Quand vint le printemps, il commença à chercher la solitude et erra d'abord devant l'entrée illuminée des bals de barrières, qu'il voyait franchir par les couples de fillettes en cheveux, se tenant par la taille et se parlant tout bas. Puis, un soir que les lilas embaumaient et que l'appel des quadrilles était plus entraînant, il franchit le seuil, et, dès lors, Jean-François le vit changer peu à peu de moeurs et de physionomie. Savinien devint plus coquet, plus dépensier ; souvent il empruntait à son ami sa misérable épargne, qu'il oubliait de lui rendre. Jean-François, se sentant abandonné, à la fois indulgent et jaloux, souffrait et se taisait. Il ne croyait pas le droit d'adresser des reproches ; mais son amitié pénétrante avait de cruels, d'insurmontables pressentiments. Un soir qu'il gravissait l'escalier de son garni, absorbé dans ses préoccupations, il entendit dans la chambre où il allait entrer un dialogue de voix irritées, parmi lesquelles il reconnut celle du vieil Auvergnat qui logeait avec lui et Savinien. Une ancienne habitude de méfiance le fit s'arrêter sur le palier, et il écouta pour connaître la cause de ce trouble. « Oui, disait l'Auvergnat avec colère, je suis sûr qu'on a ouvert ma malle et qu'on y a volé les trois louis que j'avais cachés dans une petite boîte ; et celui qui a fait le coup ne peut être qu'un des deux compagnons qui couchent ici, à moins que ce ne soit Maria, la servante. La chose vous regarde autant que moi, puisque vous êtes le maître de la maison, et c'est vous que je traînerai en justice, si vous ne me laissez pas tout de suite chambarder les valises des deux maçons. Mon pauvre magot ! il était encore hier à sa place, et je vais vous dire comment il est fait, pour que, si nous le retrouvons, on ne m'accuse pas encore d'avoir menti. Oh ! je les connais, mes trois belles pièces d'or, et je les vois comme je vous vois. Il y en a une plus usée que les autres, d'un or un peu vert, et c'est le portrait du grand Empereur ; l'autre, c'est celui d'un gros vieux qui a une queue et des épaulettes, et la troisième, où il y a dessus un Philippe en favoris, je l'ai marquée avec mes dents. C'est qu'on ne me triche pas, moi. Savez-vous qu'il ne m'en fallait plus que deux comme ça pour payer ma vigne. Allons ! fouillez avec moi dans les nippes des camarades, ou je vais appeler la garde, fouchtra ! - Soit, répondit la voix du patron de l'hôtel, nous allons chercher avec Maria. Tant pis si vous ne trouvez rien et si les maçons se fâchent. C'est vous qui m'aurez forcé. » Jean-François avait l'âme remplie d'épouvante. Il se rappelait la gêne et les petits emprunts de Savinien, l'air sombre qu'il lui avait trouvé depuis quelques jours. Cependant il ne voulait pas croire à un vol. Il entendait l'Auvergnat haleter, dans l'ardeur de sa recherche, et il serrait ses poings fermés contre sa poitrine, comme pour comprimer les battements furieux de son coeur. « Les voilà ! hurla tout à coup l'avare victorieux. Les voilà ! mes louis, mon cher trésor ! Et dans le gilet des dimanches de ce petit hypocrite de Limousin. Voyez, patron, ils sont bien comme je vous ai dit. Voilà le Napoléon, et l'homme à la queue, et le Philippe que j'ai mordu. Regardez l'encoche. Ah ! le petit gueux, avec son air de sainte-nitouche. J'aurais plutôt soupçonné l'autre. Ah ! le scélérat ! faudra qu'il aille au bagne. » En ce moment, Jean-François entendit le pas bien connu de Savinien qui montait lentement l'escalier. « Il va se trahir, pensa-t-il. Trois étages. J'ai le temps. » Et, poussant la porte, il entra, pâle comme un mort, dans la chambre où il vit l'hôtelier et la bonne stupéfaite dans un coin, et l'Auvergnat à genoux parmi les hardes en désordre, qui baisait amoureusement ses pièces d'or. « En voilà assez, fit-il d'une voix sourde. C'est moi qui ai pris l'argent et qui l'ai mis dans la malle du camarade. Mais c'est trop dégoûtant. Je suis un voleur et non pas un Judas. Allez chercher la police. Je ne me sauverai pas. Seulement il faut que je dise un mot en particulier à Savinien, que voilà. » Le petit Limousin venait en effet d'arriver et, voyant son crime découvert, se croyant perdu, il restait là, les yeux fixes, les bras ballants. Jean-François lui sauta violemment au cou, comme pour l'embrasser ; il colla sa bouche à l'oreille de Savinien, et lui dit d'une voix basse et suppliante : « Tais-toi ! » Puis se tournant vers les autres : « Laissez-moi seul avec lui. Je ne m'en irai pas, vous dis-je. Enfermez-nous si vous voulez, mais laissez-nous seuls. » Et, d'un geste qui commandait, il leur montra la porte. Ils sortirent. Savinien, brisé par l'angoisse, s'était assis sur un lit et baissait les yeux sans comprendre. « Écoute, dit Jean-François qui vint lui prendre les mains. Je devine. Tu as volé les trois pièces d'or pour acheter quelque chiffon à une fille. Cela t'aurait valu six mois de prison. Mais on ne sort de là que pour y rentrer, et tu serais devenu un pilier de correctionnelle et de cours d'assises. Je m'y entends. J'ai fait sept ans aux Jeunes Détenus, un an à Sainte-Pélagie, trois ans à Poissy, cinq ans à Toulon. Maintenant, n'aie pas peur. Tout est arrangé. J'ai mis l'affaire sur mon dos. - Malheureux ! s'écria Savinien ; mais l'espérance renaissait déjà dans ce lâche coeur. - Quand le frère aîné est sous les drapeaux, le cadet ne part pas, reprit Jean-François. Je suis ton remplaçant, voilà tout. Tu m'aimes un peu, n'est-ce pas ? Je suis payé. Pas d'enfantillage. Ne refuse pas. On m'aurait rebouclé un de ces jours ; car je suis en rupture de ban. Et puis, vois-tu, cette vie-là, ce sera moins dur pour moi que pour toi ; ça me connaît, et je ne me plains pas si je ne rends pas ce service pour rien et si tu me jures que tu ne le feras plus. Savinien, je t'ai bien aimé, et ton amitié m'a rendu bien heureux ; car c'est grâce à elle que, tant que je t'ai connu, je suis resté honnête et pur, et tel que j'aurais toujours été peut-être, si j'avais eu comme toi un père pour me mettre un outil dans la main, une mère pour m'apprendre mes prières. Mon seul regret, c'était de t'être inutile et de te tromper sur mon compte. Aujourd'hui, je me démasque en te sauvant. Tout est bien. - Allons, adieu ! ne pleurniche pas, et embrasse-moi ; car j'entends déjà les grosses bottes sur l'escalier. Ils reviennent avec la rousse, et il ne faut pas que nous ayons l'air de nous connaître si bien devant ces gens-là. » Il serra brusquement Savinien contre sa poitrine ; puis il le repoussa loin de lui, lorsque la porte se rouvrit toute grande. C'était l'hôtelier et l'Auvergnat qui amenaient les sergents de ville. Jean-François s'élança sur le palier, tendit ses mains aux menottes et s'écria en riant : « En route, mauvaise troupe ! » Aujourd'hui, il est à Cayenne, condamné à perpétuité, comme récidiviste.