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LES MYSTèRES DE PARIS-PART10
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Les Mystères de Paris - Partie X
I. La toilette
À Bicêtre, un sombre corridor percé çà et là de quelques fenêtres grillées, sortes de soupiraux situés un peu au-dessus du sol d'une cour supérieure, conduisait au cachot des condamnés à mort.
Ce cachot ne prenait de jour que par un large guichet pratiqué à la partie supérieure de la porte, qui ouvrait sur le passage à peine éclairé dont nous avons parlé.
Dans ce cabanon au plafond écrasé, aux murs humides et verdâtres, au sol dallé de pierres froides comme les pierres du sépulcre, sont renfermées la femme Martial et sa fille Calebasse.
La figure anguleuse de la veuve du supplicié se détache, dure, impassible et blafarde comme un masque de marbre, au milieu de la demi-obscurité qui règne dans le cachot.
Privée de l'usage de ses mains, car par-dessus sa robe noire elle porte la camisole de force, sorte de longue casaque de grosse toile grise lacée derrière le dos, et dont les manches se terminent et se ferment en forme de sac, elle demande qu'on lui ôte son bonnet, se plaignant d'une vive chaleur à la tête… Ses cheveux gris tombent épars sur ses épaules. Assise au bord de son lit, ses pieds reposant sur la dalle, elle regarde fixement sa fille Calebasse, séparée d'elle par la largeur du cachot…
Celle-ci, à demi couchée et vêtue aussi de la camisole de force, s'adosse au mur. Elle a la tête baissée sur sa poitrine, l'œil fixe, la respiration saccadée. Sauf un léger tremblement convulsif, qui de temps à autre agite sa mâchoire inférieure, ses traits paraissent assez calmes, malgré leur pâleur livide.
Dans l'intérieur et à l'extrémité du cachot, auprès de la porte, au-dessous du guichet ouvert, un vétéran décoré, à figure rude et basanée, au crâne chauve, aux longues moustaches grises, et assis sur une chaise. Il garde à vue les condamnées.
– Il fait un froid glacial ici !… et pourtant les yeux me brûlent… et puis j'ai soif… toujours soif… dit Calebasse au bout de quelques instants. Puis, s'adressant au vétéran, elle ajouta : De l'eau, s'il vous plaît, monsieur…
Le vieux soldat se leva, prit sur un escabeau un broc d'étain plein d'eau, en remplit un verre, s'approcha de Calebasse et la fit boire lentement, la camisole de force empêchant la condamnée de se servir de ses mains.
Après avoir bu avec avidité, elle dit :
– Merci, monsieur.
– Voulez-vous boire ? demanda le soldat à la veuve.
Celle-ci répondit par un signe négatif.
Le vétéran alla se rasseoir.
Il se fit un nouveau silence.
– Quelle heure est-il, monsieur ? demanda Calebasse.
– Bientôt quatre heures et demie, dit le soldat.
– Dans trois heures ! reprit Calebasse avec un sourire sardonique et sinistre, faisant allusion au moment fixé pour son exécution, dans trois heures…
Elle n'osa pas achever.
La veuve haussa les épaules… Sa fille comprit sa pensée et reprit :
– Vous avez plus de courage que moi… ma mère… Vous ne faiblissez jamais… vous…
– Jamais !
– Je le sais bien… je le vois bien… Votre figure est aussi tranquille que si vous étiez assise au coin du feu de notre cuisine… occupée à coudre… Ah ! il est loin, ce bon temps-là !… il est loin !…
– Bavarde !
– C'est vrai… au lieu de rester là à penser… sans rien dire… j'aime mieux parler… j'aime mieux…
– T'étourdir… poltronne !
– Quand cela serait, ma mère, tout le monde n'a pas votre courage, non plus… J'ai fait ce que j'ai pu pour vous imiter ; je n'ai pas écouté le prêtre, parce que vous ne le vouliez pas. Ça n'empêche pas que j'ai peut-être eu tort… car enfin… ajouta la condamnée en frissonnant, après… qui sait ?… et après… c'est bientôt… c'est… dans…
– Dans trois heures.
– Comme vous dites cela froidement, ma mère !… Mon Dieu ! mon Dieu ! c'est pourtant vrai… dire que nous sommes là… toutes les deux… que nous ne sommes pas malades, que nous ne voudrions pas mourir… et que, pourtant, dans trois heures…
– Dans trois heures, tu auras fini en vraie Martial. Tu auras vu noir… voilà tout… Hardi, ma fille !
– Cela n'est pas beau de parler ainsi à votre fille, dit le vieux soldat d'une voix lente et grave ; vous auriez mieux fait de lui laisser écouter le prêtre.
La veuve haussa de nouveau les épaules avec un dédain farouche et reprit en s'adressant à Calebasse sans seulement tourner la tête du côté du vétéran :
– Courage, ma fille… nous montrerons que des femmes ont plus de cœur que ces hommes… avec leurs prêtres… Les lâches !
– Le commandant Leblond était le plus brave officier du 3e chasseurs à pied… Je l'ai vu, criblé de blessures à la brèche de Saragosse… mourir en faisant le signe de la croix, dit le vétéran.
– Vous étiez donc son sacristain ? lui demanda la veuve en poussant un éclat de rire sauvage.
– J'étais son soldat… répondit doucement le vétéran. C'était seulement pour vous dire qu'on peut, au moment de mourir… prier sans être lâche…
Calebasse regarda attentivement cet homme au visage basané, type parfait et populaire du soldat de l'empire ; une profonde cicatrice sillonnait sa joue gauche et se perdait dans sa large moustache grise. Les simples paroles de ce vétéran, dont les traits, les blessures et le ruban rouge semblaient annoncer la bravoure calme et éprouvée par les batailles, frappèrent profondément la fille de la veuve.
Elle avait refusé les consolations du prêtre encore plus par fausse honte et par crainte des sarcasmes de sa mère que par endurcissement. Dans sa pensée incertaine et mourante, elle opposa aux railleries sacrilèges de la veuve l'assentiment du soldat. Forte de ce témoignage, elle crut pouvoir écouter sans lâcheté des instincts religieux auxquels des hommes intrépides avaient obéi.
– Au fait, reprit-elle avec angoisse, pourquoi n'ai-je pas voulu entendre le prêtre ?… Il n'y avait pas de faiblesse à cela… D'ailleurs ça m'aurait étourdie… et puis… enfin… après… qui sait ?
– Encore ! dit la veuve d'un ton de mépris écrasant. Le temps manque… c'est dommage… tu serais religieuse. L'arrivée de ton frère Martial achèvera ta conversion. Mais il ne viendra pas, l'honnête homme… le bon fils !
Au moment où la veuve prononçait ces paroles, l'énorme serrure de la prison retentit bruyamment, et la porte s'ouvrit :
– Déjà ! s'écria Calebasse en faisant un bon convulsif. Ô mon Dieu ! on a avancé l'heure ! on nous trompait !
Et ses traits commençaient à se décomposer d'une manière effrayante.
– Tant mieux… si la montre du bourreau avance… tes béguineries ne me déshonoreront pas.
– Madame, dit l'un des employés de la prison à la condamnée avec cette commisération doucereuse qui sent la mort, votre fils est là… voulez-vous le voir ?
– Oui, répondit la veuve sans tourner la tête.
– Entrez… monsieur… dit l'employé.
Martial entra.
Le vétéran resta dans le cachot, dont on laissa, pour plus de précaution, la porte ouverte. À travers la pénombre du corridor à demi éclairé par le jour naissant et par un réverbère, on voyait plusieurs soldats et gardiens, les uns assis sur un banc, les autres debout.
Martial était aussi livide que sa mère ; ses traits exprimaient une angoisse, une horreur profonde ; ses genoux tremblaient sous lui. Malgré les crimes de cette femme, malgré l'aversion qu'elle lui avait toujours témoignée, il s'était cru obligé d'obéir à sa dernière volonté.
Dès qu'il entra dans le cachot, la veuve jeta sur lui un regard perçant et lui dit d'une voix sourdement courroucée et comme pour éveiller dans l'âme de son fils une haine profonde :
– Tu vois… ce qu'on va faire… de ta mère… de ta sœur ?
– Ah ! ma mère… c'est affreux… mais je vous l'avais dit, hélas !… je vous l'avais dit !
La veuve serra ses lèvres blanches avec colère ; son fils ne la comprenait pas ; cependant elle reprit :
– On va nous tuer… comme on a tué ton père…
– Mon Dieu !… mon Dieu !… et je ne puis rien… c'est fini. Maintenant… que voulez-vous que je fasse ? pourquoi ne pas m'avoir écouté… ni vous ni ma sœur ? vous n'en seriez pas là.
– Ah !… c'est ainsi… reprit la veuve avec son habituelle et farouche ironie, tu trouves cela bien ?
– Ma mère !
– Te voilà content… tu pourras dire, sans mentir, que ta mère est morte… tu ne rougiras plus d'elle.
– Si j'étais mauvais fils, répondit brusquement Martial, révolté de l'injuste dureté de sa mère, je ne serais pas ici.
– Tu viens… par curiosité.
– Je viens… pour vous obéir.
– Ah ! si je t'avais écouté, Martial, au lieu d'écouter ma mère… je ne serais pas ici, s'écria Calebasse d'une voix déchirante et cédant enfin à ses angoisses, à ses terreurs, jusqu'alors contenues par l'influence de la veuve. C'est votre faute… soyez maudite, ma mère !
– Elle se repent… elle m'accuse… tu dois jouir, hein ? dit la veuve à son fils avec un éclat de rire diabolique.
Sans lui répondre, Martial se rapprocha de Calebasse, dont l'agonie commençait, et lui dit avec compassion :
– Pauvre sœur… il est trop tard… maintenant.
– Jamais… trop tard… pour être lâche ! dit la mère avec une fureur froide. Oh ! quelle race ! quelle race ! Heureusement Nicolas est évadé. Heureusement François et Amandine… t'échapperont… Ils ont déjà du vice… la misère les achèvera !
– Ah ! Martial, veille bien sur eux… ou ils finiront… comme nous deux ma mère. On leur coupera aussi la tête ! s'écria Calebasse en poussant de sourds gémissements.
– Il aura beau veiller sur eux, s'écria la veuve avec une exaltation féroce, le vice et la misère seront plus forts que lui… et un jour… ils vengeront père, mère et sœur.
– Votre horrible espérance sera trompée, ma mère, répondit Martial indigné. Ni eux ni moi nous n'aurons jamais la misère à craindre. La Louve a sauvé la jeune fille que Nicolas voulait noyer. Les parents de cette jeune fille nous ont proposé ou beaucoup d'argent, ou moins d'argent et des terres en Alger… à côté d'une ferme qu'ils ont déjà donnée à un homme qui leur a aussi rendu de grands services. Nous avons préféré les terres. Il y a un peu de danger… mais ça nous va… à la Louve et à moi. Demain nous partirons avec les enfants, et de notre vie nous ne reviendrons en Europe.
– Ce que tu dis là est vrai ? demanda la veuve à Martial d'un ton de surprise irritée.
– Je ne mens jamais.
– Tu mens aujourd'hui pour me mettre en colère ?
– En colère, parce que le sort de ces enfants est assuré ?
– Oui, de louveteaux on en fera des agneaux. Le sang de ton père, de ta sœur, le mien, ne sera pas vengé…
– À ce moment ne parlez pas ainsi.
– J'ai tué, on me tue… je suis quitte.
– Ma mère, le repentir…
La veuve poussa un nouvel éclat de rire.
– Je vis depuis trente ans dans le crime et pour me repentir de trente ans on me donne trois jours, avec la mort au bout… Est-ce que j'aurais le temps ? Non, non, quand ma tête tombera, elle grincera de rage et de haine.
– Mon frère, au secours ! emmène-moi d'ici ! ils vont venir, murmura Calebasse d'une voix défaillante, car la misérable commençait à délirer.
– Veux-tu te taire ? dit la veuve exaspérée par la faiblesse de Calebasse ; veux-tu te taire ? Oh ! l'infâme !… et c'est ma fille !
– Ma mère ! ma mère ! s'écria Martial déchiré par cette horrible scène, pourquoi m'avez-vous fait venir ici ?
– Parce que je croyais te donner du cœur et de la haine… mais qui n'a pas l'un n'a pas l'autre, lâche !
– Ma mère !
– Lâche, lâche, lâche !
À ce moment il se fit un assez grand bruit de pas dans le corridor.
Le vétéran tira sa montre et regarda l'heure.
Le soleil, se levant au-dehors, éblouissant et radieux, jeta tout à coup une nappe de clarté dorée par le soupirail pratiqué dans le corridor en face de la porte du cachot.
Cette porte s'ouvrit, et l'entrée du cabanon se trouva vivement éclairée. Au milieu de cette zone lumineuse, des gardiens apportèrent deux chaises[1], puis le greffier vint dire à la veuve d'une voix émue :
– Madame, il est temps…
La condamnée se leva droite, impassible ; Calebasse poussa des cris aigus.
Quatre hommes entrèrent.
Trois d'entre eux, assez mal vêtus, tenaient à la main de petits paquets de corde très-déliée, mais très-forte.
Le plus grand de ces quatre hommes, correctement habillé de noir, portant un chapeau rond et une cravate blanche, remit au greffier un papier.
Cet homme était le bourreau.
Ce papier était un reçu des deux femmes bonnes à guillotiner. Le bourreau prenait possession de ces deux créatures de Dieu ; désormais il en répondait seul.
À l'effroi désespéré de Calebasse avait succédé une torpeur hébétée. Deux aides du bourreau furent obligés de l'asseoir sur son lit et de l'y soutenir. Ses mâchoires, serrées par une convulsion tétanique, lui permettaient à peine de prononcer quelques mots sans suite. Elle roulait autour d'elle des yeux déjà ternes et sans regard, son menton touchait à sa poitrine, et, sans l'appui des deux aides, son corps serait tombé en avant comme une masse inerte.
Martial, après avoir une dernière fois embrassé cette malheureuse, restait immobile, épouvanté, n'osant, ne pouvant faire un pas, et comme fasciné par cette terrible scène.
La froide audace de la veuve ne se démentait pas : la tête haute et droite, elle aidait elle-même à se dépouiller de la camisole de force qui emprisonnait ses mouvements. Cette toile tomba, elle se trouva vêtue d'une vieille robe de laine noire.
– Où faut-il me mettre ? demanda-t-elle d'une voix ferme.
– Ayez la bonté de vous asseoir sur une de ces chaises, lui dit le bourreau en lui indiquant un des deux sièges placés à l'entrée du cachot.
La porte étant restée ouverte, on voyait dans le corridor plusieurs gardiens, le directeur de la prison et quelques curieux privilégiés.
La veuve se dirigeait d'un pas hardi vers la place qu'on lui avait indiquée, lorsqu'elle passa devant sa fille.
Elle s'arrêta, s'approcha d'elle et lui dit d'une voix légèrement émue :
– Ma fille, embrasse-moi.
À la voix de sa mère, Calebasse sortit de son apathie, se dressa sur son séant, et, avec un geste de malédiction, elle s'écria :
– S'il y a un enfer, descendez-y, maudite !
– Ma fille, embrasse-moi, dit encore la veuve en faisant un pas.
– Ne m'approchez pas ! vous m'avez perdue ! murmura la malheureuse en jetant ses mains en avant pour repousser sa mère.
– Pardonne-moi !
– Non, non, dit Calebasse d'une voix convulsive ; et, cet effort ayant épuisé ses forces, elle retomba presque sans connaissance entre les bras des aides.
Un nuage passa sur le front indomptable de la veuve ; un instant ses yeux secs et ardents devinrent humides. À ce moment, elle rencontra le regard de son fils.
Après un moment d'hésitation, et comme si elle eût cédé à l'effort d'une lutte intérieure, elle lui dit :
– Et toi ?…
Martial se précipita en sanglotant dans les bras de sa mère.
– Assez ! dit la veuve en surmontant son émotion et en se dégageant des étreintes de son fils. Monsieur attend, ajouta-t-elle en montrant le bourreau.
Puis elle marcha rapidement vers la chaise, où elle s'assit résolument.
La lueur de sensibilité maternelle qui avait un moment éclairé les noires profondeurs de cette âme abominable s'éteignit tout à coup.
– Monsieur, dit le vétéran à Martial en s'approchant de lui avec intérêt, ne restez pas ici. Venez, venez.
Martial, égaré par l'horreur et par l'épouvante, suivit machinalement le soldat.
Deux aides avaient apporté sur la chaise Calebasse agonisante ; l'un maintenait ce corps déjà presque privé de vie, pendant que l'autre homme, au moyen de cordes de fouet excessivement minces, mais très-longues, lui attachait les mains derrière le dos par des liens et des nœuds inextricables, et lui nouait aux chevilles une corde assez longue pour que la marche à petits pas fût possible.
Cette opération était à la fois étrange et horrible : on eût dit que les longues cordes minces qu'on distinguait à peine dans l'ombre, et dont ces hommes silencieux entouraient, garrottaient la condamnée, avec autant de rapidité que de dextérité, sortaient de leurs mains comme les fils ténus dont les araignées enveloppent aussi leur victime avant de la dévorer.
Le bourreau et son autre aide enchevêtraient la veuve avec la même agilité, sans que les traits de cette femme offrissent la moindre altération. Seulement de temps à autre elle toussait légèrement.
Lorsque la condamnée fut ainsi mise dans l'impossibilité de faire un mouvement, le bourreau, tirant de sa poche une longue paire de ciseaux, lui dit avec politesse :
– Ayez la complaisance de baisser la tête, madame.
La veuve baissa la tête en disant :
– Nous sommes de bonnes pratiques ; vous avez eu mon mari, maintenant voilà sa femme et sa fille.
Sans répondre, le bourreau ramassa dans sa main gauche les longs cheveux gris de la condamnée et se mit à les couper très-ras, très-ras, surtout à la nuque.
– Ça fait que j'aurai été coiffée trois fois dans ma vie, dit la veuve, avec un ricanement sinistre : le jour de ma première communion, quand on m'a mis le voile ; le jour de mon mariage, quand on m'a mis la fleur d'oranger ; et puis aujourd'hui, n'est-ce pas, coiffeur de la mort !
Le bourreau resta muet.
Les cheveux de la condamnée étant épais et rudes, l'opération fut si longue que la chevelure de Calebasse tombait entièrement sur les dalles alors que celle de sa mère n'était coupée qu'à demi.
– Vous ne savez pas à quoi je pense ? dit la veuve au bourreau, après avoir de nouveau contemplé sa fille.
Le bourreau continua de garder le silence.
On n'entendait que le grincement sonore des ciseaux et que l'espèce de hoquet et de râle qui de temps à autre soulevait la poitrine de Calebasse.
À ce moment on vit dans le corridor un prêtre à figure vénérable s'approcher du directeur de la prison et causer à voix basse avec lui. Ce saint ministre venait tenter une dernière fois d'arracher l'âme de la veuve à l'endurcissement.
– Je pense, reprit la veuve au bout de quelques moments, et voyant que le bourreau ne lui répondait pas, je pense qu'à cinq ans ma fille, à qui on va couper la tête, était la plus jolie enfant qu'on puisse voir. Elle avait des cheveux blonds et des joues roses et blanches. Alors qui est-ce qui lui aurait dit que… Puis, ensuite d'un nouveau silence, elle s'écria, avec un éclat de rire et une expression impossible à rendre : Quelle comédie que le sort !
À ce moment les dernières mèches de la chevelure grise de la condamnée tombèrent sur ses épaules.
– C'est fini, madame, dit poliment le bourreau.
– Merci !… je vous recommande mon fils Nicolas, dit la veuve, vous le coifferez un de ces jours !
Un gardien vint dire quelques mots tout bas à la condamnée.
– Non, je vous ai déjà dit que non, répondit-elle brusquement.
Le prêtre entendit ces mots, leva les yeux au ciel, joignit les mains et disparut.
– Madame, nous allons partir ; vous ne voulez rien prendre ? dit obséquieusement le bourreau.
– Merci… ce soir je prendrai une gorgée de terre.
Et la veuve, après ce nouveau sarcasme, se leva droite ; ses mains étaient attachées derrière son dos, et un lien assez lâche pour qu'elle pût marcher la garrottait d'une cheville à l'autre. Quoique son pas fût ferme et résolu, le bourreau et un aide voulurent obligeamment la soutenir ; elle fit un geste d'impatience et dit d'une voix impérieuse et dure :
– Ne me touchez pas, j'ai bon pied, bon œil. Sur l'échafaud, on verra si j'ai une bonne voix, et si je dis des paroles de repentance…
Et la veuve, accostée du bourreau et d'un aide, sortant du cachot, entra dans le corridor.
Les deux autres aides furent obligés de transporter, Calebasse sur sa chaise ; elle était mourante.
Après avoir traversé le long corridor, le funèbre cortège monta un escalier de pierre qui conduisait à une cour extérieure.
Le soleil inondait de sa lumière chaude et dorée le faîte des hautes murailles blanches qui entouraient la cour et se découpaient sur un ciel d'un bleu splendide : l'air était doux et tiède, jamais journée de printemps ne fut plus riante, plus magnifique.
Dans cette cour on voyait un piquet de gendarmerie départementale, un fiacre et une voiture longue, étroite, à caisse jaune, attelée de trois chevaux de poste qui hennissaient gaiement en faisant tinter leurs grelots retentissants.
On montait dans cette voiture comme dans un omnibus, par une portière située à l'arrière. Cette ressemblance inspira une dernière raillerie à la veuve.
– Le conducteur ne dira pas… Complet, dit-elle. Puis elle gravit le marchepied aussi lestement que le lui permettaient ses entraves.
Calebasse, expirante et soutenue par un aide, fut placée dans la voiture en face de sa mère ; puis on ferma la portière.
Le cocher du fiacre s'était endormi, le bourreau le secoua.
– Excusez, bourgeois, dit le cocher en se réveillant et en descendant pesamment de son siège ; mais une nuit de mi-carême, c'est rude. Je venais justement de conduire aux Vendanges de Bourgogne une tapée de débardeurs et de débardeuses qui chantaient la mère Godichon, quand vous m'avez pris à l'heure.
– Allons, c'est bon. Suivez cette voiture, et… boulevard Saint-Jacques.
– Excusez, bourgeois… il y a une heure aux Vendanges, maintenant à la guillotine ! Ça prouve que les courses se suivent et ne se ressemblent pas, comme dit c't'autre.
Les deux voitures, précédées et suivies du piquet de gendarmerie, sortirent de la porte extérieure de Bicêtre et prirent au grand trot la route de Paris.
II. Martial et le Chourineur
Nous avons présenté le tableau de la toilette des condamnés dans toute son effroyable vérité, parce qu'il nous semble qu'il ressort de cette peinture de puissants arguments.
Contre la peine de mort.
Contre la manière que cette peine est appliquée.
Contre l'effet qu'on en attend comme exemple donné aux populations.
Quoique dépouillé de cet appareil à la fois formidable et religieux dont devraient être au moins entourés tous les actes de suprême châtiment que la loi inflige au nom de la vindicte publique, la toilette est ce qu'il y a de plus terrifiant dans l'exécution de l'arrêt de mort, et c'est cela que l'on cache à la multitude.
Au contraire, en Espagne, par exemple, le condamné reste exposé pendant trois jours dans une chapelle ardente, son cercueil est continuellement sous ses yeux ; les prêtres disent les prières des agonisants, les cloches de l'église tintent jour et nuit un glas funèbre[2].
On conçoit que cette espèce d'initiation à une mort prochaine puisse épouvanter les criminels les plus endurcis, et inspirer une terreur salutaire à la foule qui se presse aux grilles de la chapelle mortuaire.
Puis le jour du supplice est un jour de deuil public ; les cloches de toutes les paroisses sonnent les trépassés ; le condamné est lentement conduit à l'échafaud avec une pompe imposante, lugubre, son cercueil toujours porté devant lui ; les prêtres, chantant les prières des morts, marchent à ses côtés ; viennent ensuite les confréries religieuses, et enfin des frères quêteurs demandent à la foule de quoi dire des messes pour le repos de l'âme du supplicié… Jamais la foule ne reste sourde à cet appel…
Sans doute, tout cela est épouvantable, mais cela est logique, mais cela est imposant, mais cela montre que l'on ne retranche pas de ce monde une créature de Dieu pleine de vie et de force comme on égorge un bœuf, mais cela donne à penser à la multitude, qui juge toujours du crime par la grandeur de la peine… que l'homicide est un forfait bien abominable, puisque son châtiment ébranle, attriste, émeut toute une ville.
Encore une fois, ce redoutable spectacle peut faire naître de graves réflexions, inspirer un utile effroi… et ce qu'il y a de barbare dans ce sacrifice humain est au moins couvert par la terrible majesté de son exécution.
Mais, nous le demandons, les choses se passant exactement comme nous les avons rapportées (et quelquefois même moins gravement), de quel exemple cela peut-il être ?
De grand matin on prend le condamné, on le garrotte, on le jette dans une voiture fermée, le postillon fouette, touche à l'échafaud, la bascule joue, et une tête tombe dans un panier… au milieu des railleries atroces de ce qu'il y a de plus corrompu dans la populace !…
Encore une fois, dans cette exécution rapide et furtive, où est l'exemple ? où est l'épouvante ?…
Et puis, comme l'exécution a lieu pour ainsi dire à huis clos, dans un endroit parfaitement écarté, avec une précipitation sournoise, toute la ville ignore cet acte sanglant et solennel, rien ne lui annonce que ce jour-là on « tue un homme »… les théâtres rient et chantent… la foule bourdonne insoucieuse et bruyante…
Au point de vue de la société, de la religion, de l'humanité, c'est pourtant quelque chose qui doit importer à tous que cet homicide juridique commis au nom de l'intérêt de tous…
Enfin, disons-le encore, disons-le toujours, voici le glaive, mais où est la couronne ? À côté de la punition, montrez la récompense ; alors seulement la leçon sera complète et féconde… Si, le lendemain de ce jour de deuil et de mort, le peuple, qui a vu la veille le sang d'un grand criminel rougir l'échafaud, voyait rémunérer et exalter un grand homme de bien, il redouterait d'autant plus le supplice du premier qu'il ambitionnerait davantage le triomphe du second ; la terreur empêche à peine le crime, jamais elle n'inspire la vertu.
Considère-t-on l'effet de la peine de mort sur les condamnés eux-mêmes ?
Ou ils la bravent avec un cynisme audacieux…
Ou ils la subissent inanimés, à demi morts d'épouvante…
Ou ils offrent leur tête avec un repentir profond et sincère…
Or, la peine est insuffisante pour ceux qui la narguent…
Inutile pour ceux qui sont déjà morts moralement…
Exagérée pour ceux qui se repentent avec sincérité.
Répétons-le : la société ne tue le meurtrier ni pour le faire souffrir, ni pour lui infliger la loi du talion… Elle le tue pour le mettre dans l'impossibilité de nuire… elle le tue pour que l'exemple de sa punition serve de frein aux meurtriers à venir.
Nous croyons, nous, que la peine est trop barbare, et qu'elle n'épouvante pas assez…
Nous croyons, nous, que dans quelques crimes, tels que le parricide, ou autres forfaits qualifiés, l'aveuglement et un isolement perpétuel mettraient un condamné dans l'impossibilité de nuire, et le puniraient d'une manière mille fois plus redoutable, tout en lui laissant le temps du repentir et de la rédemption.
Si l'on doutait de cette assertion, nous rappellerions beaucoup de faits constatant l'horreur invincible des criminels endurcis pour l'isolement. Ne sait-on pas que quelques-uns ont commis des meurtres pour être condamnés à mort, préférant ce supplice à une cellule ?… Quelle serait donc leur terreur, lorsque l'aveuglement, joint à l'isolement, ôterait au condamné l'espoir de s'évader, espoir qu'il conserve et qu'il réalise quelquefois même en cellule et chargé de fers ?
Et à ce propos, nous pensons aussi que l'abolition des condamnations capitales sera peut-être une des conséquences forcées de l'isolement pénitentiaire : l'effroi que cet isolement inspire à la génération qui peuple à cette heure les prisons et les bagnes étant tel que beaucoup d'entre ces incurables préféreront encourir le dernier supplice que l'emprisonnement cellulaire, alors il faudra sans doute supprimer la peine de mort pour leur enlever cette dernière et épouvantable alternative.
Avant de poursuivre notre récit, disons quelques mots des relations récemment établies entre le Chourineur et Martial.
Une fois Germain sorti de prison, le Chourineur prouva facilement qu'il s'était volé lui-même, avoua au juge d'instruction le but de cette singulière mystification, et fut mis en liberté après avoir été justement et sévèrement admonesté par ce magistrat.
N'ayant pas alors retrouvé Fleur-de-Marie, et voulant récompenser de ce nouvel acte de dévouement le Chourineur, auquel il devait déjà la vie, Rodolphe, pour combler les vœux de son rude protégé, l'avait logé à l'hôtel de la rue Plumet, lui promettant de l'emmener à sa suite lorsqu'il retournerait en Allemagne. Nous l'avons dit, le Chourineur éprouvait pour Rodolphe l'attachement aveugle, obstiné du chien pour son maître. Demeurer sous le même toit que le prince, le voir quelquefois, attendre avec patience une nouvelle occasion de se sacrifier à lui ou aux siens, là se bornaient l'ambition et le bonheur du Chourineur, qui préférait mille fois cette condition à l'argent et à la ferme en Algérie que Rodolphe avait mis à sa disposition.
Mais, lorsque le prince eut retrouvé sa fille, tout changea ; malgré sa vive reconnaissance pour l'homme qui lui avait sauvé la vie, il ne put se résoudre à emmener avec lui en Allemagne ce témoin de la première honte de Fleur-de-Marie… Bien décidé d'ailleurs à combler tous les désirs du Chourineur, il le fit venir une dernière fois et lui dit qu'il attendait de son attachement un nouveau service. À ces mots, la physionomie du Chourineur rayonna ; mais elle devint bientôt consternée, lorsqu'il apprit que non-seulement il ne pourrait suivre le prince en Allemagne, mais qu'il faudrait quitter l'hôtel le jour même.
Il est inutile de dire les compensations brillantes que Rodolphe offrit au Chourineur : l'argent qui lui était destiné, le contrat de vente de la ferme en Algérie, plus encore, s'il le voulait… tout était à sa disposition.
Le Chourineur, frappé au cœur, refusa ; et, pour la première fois de sa vie peut-être, cet homme pleura… Il fallut l'instance de Rodolphe pour le décider à accepter ses premiers bienfaits.
Le lendemain, le prince fit venir la Louve et Martial ; sans leur apprendre que Fleur-de-Marie était sa fille, il leur demanda ce qu'il pouvait faire pour eux ; tous leurs désirs devaient être accomplis. Voyant leur hésitation, et se souvenant de ce que Fleur-de-Marie lui avait dit des goûts un peu sauvages de la Louve et de son mari, il proposa au hardi ménage une somme d'argent considérable, ou bien la moitié de cette somme et des terres en plein rapport, dépendantes d'une ferme voisine de celle qu'il avait fait acheter pour le Chourineur, et qui était aussi à vendre. En faisant cette offre, le prince avait encore songé que Martial et le Chourineur, tous deux rudes, énergiques, tous deux doués de bons et valeureux instincts, sympathiseraient d'autant mieux qu'ils avaient aussi tous deux des raisons de rechercher la solitude, l'un à cause de son passé, l'autre à cause des crimes de sa famille.
Il ne se trompait pas ; Martial et la Louve acceptèrent avec transport ; puis, ayant été, par l'intermédiaire de Murph, mis en rapport avec le Chourineur, tous trois se félicitèrent bientôt des relations que promettait leur voisinage en Algérie.
Malgré la profonde tristesse où il était plongé, ou plutôt à cause même de cette tristesse, le Chourineur, touché des avances cordiales de Martial et de sa femme, y répondit avec affection. Bientôt une amitié sincère unit les futurs colons : les gens de cette trempe se jugent vite et s'aiment de même… Aussi, la Louve et Martial, n'ayant pu, malgré leurs affectueux efforts, tirer leur nouvel ami de sa sombre léthargie, ne comptaient plus pour l'en distraire que sur le mouvement du voyage et sur l'activité de leur vie à venir ; car, une fois en Algérie, ils seraient obligés de se mettre au fait de la culture des terres qu'on leur avait données, les propriétaires devant, d'après les conditions de la vente, faire valoir les fermes pendant une année encore, afin que les nouveaux possesseurs fussent en état de surveiller plus tard l'exploitation.
Ces préliminaires posés, on comprendra qu'instruit de la pénible entrevue à laquelle Martial devait se rendre pour obéir aux dernières volontés de sa mère, le Chourineur ait voulu accompagner son nouvel ami jusqu'à la porte de Bicêtre, où il l'attendait dans le fiacre qui les avait amenés, et qui les reconduisit à Paris après que Martial, épouvanté, eut quitté le cachot où l'on faisait les terribles préparatifs de l'exécution de sa mère et de sa sœur.
La physionomie du Chourineur était complètement changée : l'expression d'audace et de bonne humeur qui caractérisait ordinairement sa mâle figure avait fait place à un morne abattement ; sa voix même avait perdu quelque chose de sa rudesse ; une douleur de l'âme, douleur jusqu'alors inconnue de lui, avait rompu, brisé cette nature énergique.
Il regardait Martial avec compassion.
– Courage, lui disait le Chourineur, vous avez fait tout ce qu'un brave garçon pouvait faire… C'est fini… Songez à votre femme, à ces enfants que vous avez empêchés d'être des gueux comme père et mère… Et puis enfin, ce soir nous aurons quitté Paris pour n'y plus revenir, et vous n'entendrez plus jamais parler de ce qui vous afflige.
– C'est égal, voyez-vous, Chourineur… après tout, c'est ma mère… c'est ma sœur.
– Enfin, que voulez-vous… ça est… et, quand les choses sont… il faut bien s'y soumettre… dit le Chourineur en étouffant un soupir.
Après un moment de silence, Martial lui dit cordialement :
– Moi aussi je devrais vous consoler, pauvre garçon… toujours cette tristesse.
– Toujours, Martial…
– Enfin… moi et ma femme… nous comptons qu'une fois hors de Paris… ça vous passera…
– Oui, dit le Chourineur au bout de quelques instants et presque en frissonnant malgré lui, si je sors de Paris…
– Puisque… nous partons ce soir.
– C'est-à-dire vous autres… vous partez ce soir…
– Et vous donc ? est-ce que vous changez d'idée maintenant ?
– Non…
– Eh bien ?
Le Chourineur garda de nouveau le silence, puis il reprit, en faisant un effort sur lui-même :
– Tenez, Martial… vous allez hausser les épaules… mais j'aime autant tout vous dire… S'il m'arrive quelque chose, au moins ça prouvera que je ne me suis pas trompé.
– Qu'y a-t-il donc ?
– Quand… M. Rodolphe… nous a fait demander s'il nous conviendrait de partir ensemble pour Alger et d'y être voisins, je n'ai pas voulu vous tromper… ni vous ni votre femme… Je vous ai dit… ce que j'avais été…
– Ne parlons plus de cela… vous avez subi votre peine… vous êtes aussi bon et aussi brave que pas un… Mais je conçois que, comme moi, vous aimiez mieux aller vivre au loin… grâce à notre généreux protecteur… que de rester ici… où, si à l'aise et si honnêtes que nous soyons, on nous reprocherait toujours, à vous un méfait que vous avez payé et dont vous vous repentez pourtant encore… à moi les crimes de mes parents… dont je ne suis pas responsable. Mais de vous à nous… le passé est passé… et bien passé… Soyez tranquille… nous comptons sur vous comme vous pouvez compter sur nous.
– De vous à moi… peut-être… le passé est passé ; mais, comme je le disais à M. Rodolphe… voyez-vous, Martial… il y a quelque chose là-haut… et j'ai tué un homme…
– C'est un grand malheur ; mais, enfin, dans ce moment-là vous ne vous connaissiez plus… vous étiez comme fou… et puis enfin vous avez sauvé la vie à d'autres personnes… et ça doit vous compter.
– Écoutez, Martial… si je vous parle de mon malheur… voilà pourquoi… Autrefois j'avais souvent un rêve… dans lequel je voyais… le sergent que j'ai tué… Depuis longtemps… je ne l'avais plus… ce rêve… et cette nuit… je l'ai eu…
– C'est un hasard.
– Non… ça m'annonce un malheur pour aujourd'hui.
– Vous déraisonnez, mon bon camarade…
– J'ai un pressentiment que je ne sortirai pas de Paris…
– Encore une fois, vous n'avez pas le sens commun… Votre chagrin de quitter notre bienfaiteur… la pensée de me conduire aujourd'hui à Bicêtre… où de si tristes choses m'attendaient… tout cela vous aura agité cette nuit : alors naturellement votre rêve… vous sera revenu…
Le Chourineur secoua tristement la tête.
– Il m'est revenu juste la veille du départ de M. Rodolphe… car c'est aujourd'hui qu'il part…
– Aujourd'hui ?
– Oui… Hier j'ai envoyé un commissionnaire à son hôtel… n'osant pas y aller moi-même… il me l'avait défendu… On a dit que le prince partait ce matin, à onze heures… par la barrière de Charenton. Aussi une fois que nous allons être arrivés à Paris… je me posterai là… pour tâcher de le voir ; ça sera la dernière fois !… la dernière !…
– Il paraît si bon, que je comprends bien que vous l'aimiez…
– L'aimer ! dit le Chourineur avec une émotion profonde et concentrée, oh ! oui… allez… Voyez-vous, Martial… coucher par terre, manger du pain noir… être son chien… mais être où il aurait été, je ne demandais pas plus… C'était trop… il n'a pas voulu.
– Il a été si généreux pour vous !
– Ce n'est pas ça qui fait que je l'aime tant… c'est parce qu'il m'a dit que j'avais du cœur et de l'honneur… Oui, et dans un temps où j'étais farouche comme une bête brute, où je me méprisais comme le rebut de la canaille… lui m'a fait comprendre qu'il y avait encore du bon en moi, puisque, ma peine faite, je m'étais repenti, et qu'après avoir souffert la misère des misères sans voler, j'avais travaillé avec courage pour gagner honnêtement ma vie… sans vouloir de mal à personne, quoique tout le monde m'ait regardé comme un brigand fini, ce qui n'était pas encourageant.
– C'est vrai ; souvent pour vous maintenir ou vous mettre dans la bonne route, il ne faut que quelques mots qui vous encouragent et vous relèvent.
– N'est-ce pas, Martial ? Aussi quand M. Rodolphe me les a dits, ces mots, dame ! voyez-vous, le cœur m'a battu haut et fier. Depuis ce temps-là, je me mettrais dans le feu pour le bien… Que l'occasion vienne, on verrait… Et ça, grâce à qui ?… grâce à M. Rodolphe.
– C'est justement parce que vous êtes mille fois meilleur que vous n'étiez que vous ne devez pas avoir de mauvais pressentiments. Votre rêve ne signifie rien.
– Enfin nous verrons. C'est pas que je cherche un malheur exprès… il n'y en a pas pour moi de plus grand que celui qui m'arrive… Ne plus le voir jamais… M. Rodolphe ! Moi qui croyais ne plus le quitter… Dans mon espèce, bien entendu… j'aurais été là, à lui corps et âme, toujours prêt… C'est égal, il a peut-être tort… Tenez, Martial, je ne suis qu'un ver de terre auprès de lui… eh bien ! quelquefois il arrive que les plus petits peuvent être utiles aux plus grands… Si ça devait être, je ne lui pardonnerais de ma vie de s'être privé de moi.
– Qui sait ? un jour peut-être vous le reverrez…
– Oh ! non. Il m'a dit : « Mon garçon, il faut que tu me promettes de ne jamais chercher à me revoir ; cela me rendra service. » Vous comprenez, Martial, j'ai promis… foi d'homme, je tiendrai… mais c'est dur.
– Une fois là-bas vous oublierez peu à peu ce qui vous chagrine. Nous travaillerons, nous vivrons seuls, tranquilles, comme de bons fermiers, sauf à faire quelquefois le coup de fusil avec les Arabes… Tant mieux ! ça nous ira à nous deux ma femme ; car elle est crâne, allez, la Louve !
– S'il s'agit de coups de fusil, ça me regardera, Martial ! dit le Chourineur un peu moins accablé. Je suis garçon, et j'ai été troupier…
– Et moi braconnier !
– Mais vous… vous avez votre femme et ces deux enfants dont vous êtes comme le père… Moi, je n'ai que ma peau… et, puisqu'elle ne peut plus être bonne à faire un paravent à M. Rodolphe, je n'y tiens guère. Ainsi s'il y a un coup de peigne à se donner, ça me regardera.
– Ça nous regardera tous les deux.
– Non, moi seul… tonnerre !… À moi les Bédouins !
– À la bonne heure ; j'aime mieux vous entendre parler ainsi que comme tout à l'heure… Allez, Chourineur… nous serons de vrais frères ; et puis vous pourrez nous entretenir de vos chagrins s'ils durent encore, car j'aurai les miens. La journée d'aujourd'hui comptera longtemps dans ma vie, allez… On ne voit pas sa mère, sa sœur… comme je les ai vues… sans que ça vous revienne à l'esprit… Nous nous ressemblons, vous et moi, dans trop de choses, pour qu'il ne nous soit pas bon d'être ensemble. Nous ne boudons au danger ni l'un ni l'autre ; eh bien ! nous serons moitié fermiers, moitié soldats… Il y a de la chasse là-bas… nous chasserons… Si vous voulez vivre seul chez vous, vous y vivrez, et nous voisinerons… sinon… nous logerons tous ensemble. Nous élèverons les enfants comme de braves gens, et vous serez quasi leur oncle… puisque nous serons frères. Ça vous va-t-il ? dit Martial en tendant la main au Chourineur.
– Ça me va, mon brave Martial… Et puis enfin… le chagrin me tuera ou je le tuerai… comme on dit.
– Il ne vous tuera pas… Nous vieillirons là-bas dans notre désert, et tous les soirs nous dirons : « Frère… merci à M. Rodolphe… » Ça sera notre prière pour lui…
– Tenez, Martial… vous me mettez du baume dans le sang…
– À la bonne heure… Ce bête de rêve… vous n'y pensez plus, j'espère ?
– Je tâcherai…
– Ah çà !… vous venez nous prendre à quatre heures : la diligence part à cinq.
– C'est convenu… Mais nous voici bientôt à Paris ; je vais arrêter le fiacre. J'irai à pied jusqu'à la barrière de Charenton ; j'attendrai M. Rodolphe pour le voir passer.
La voiture s'arrêta ; le Chourineur descendit.
– N'oubliez pas… à quatre heures… mon bon camarade, dit Martial.
– À quatre heures !…
Le Chourineur avait oublié qu'on était au lendemain de la mi-carême ; aussi, fut-il étrangement surpris du spectacle à la fois bizarre et hideux qui s'offrit à sa vue lorsqu'il eut parcouru une partie du boulevard extérieur, qu'il suivait pour se rendre à la barrière de Charenton.
III. Le doigt de Dieu
Le Chourineur, au bout de quelques instants, se trouvait emporté malgré lui par une foule compacte, torrent populaire qui, descendant du faubourg de la Glacière, s'amoncelait aux abords de cette barrière, pour se rendre ensuite sur le boulevard Saint-Jacques, où allait avoir lieu l'exécution.
Quoiqu'il fît grand jour, on entendait encore au loin la musique retentissante de l'orchestre des guinguettes, où éclatait surtout la vibration sonore des cornets à pistons.
Il faudrait le pinceau de Callot, de Rembrandt ou de Goya pour rendre l'aspect bizarre, hideux, presque fantastique, de cette multitude. Presque tous, hommes, femmes, enfants, étaient vêtus de vieux costumes de mascarades ; ceux qui n'avaient pu s'élever jusqu'à ce luxe portaient sur leurs vêtements des guenilles de couleurs tranchantes ; quelques jeunes gens étaient affublés de robes de femmes à demi déchirées et souillées de boue ; tous ces visages, flétris par la débauche et par le vice, marbrés par l'ivresse, étincelaient d'une joie sauvage en songeant qu'après une nuit de crapuleuse orgie, ils allaient voir mettre à mort deux femmes dont l'échafaud était dressé[3].
Écume fangeuse et fétide de la population de Paris, cette immense cohue se composait de bandits et de femmes perdues qui demandent chaque jour au crime le pain de la journée… et qui chaque soir rentrent largement repus dans leurs tanières[4].
Le boulevard extérieur étant fort resserré à cet endroit, la foule entassée refluait et entravait absolument la circulation. Malgré sa force athlétique, le Chourineur fut obligé de rester presque immobile au milieu de cette masse compacte… Il se résigna… Le prince, partant de la rue Plumet à dix heures, lui avait-on dit, ne devait passer à la barrière de Charenton qu'à onze heures environ, et il n'était que sept heures.
Quoiqu'il eût naguère forcément fréquenté les classes dégradées auxquelles appartenait cette populace, le Chourineur, en se retrouvant au milieu d'elles, éprouvait un dégoût invincible. Poussé par le reflux de la foule jusqu'au mur d'une des guinguettes dont fourmillent ces boulevards, à travers les fenêtres ouvertes, d'où s'échappaient les sons étourdissants d'un orchestre d'instruments de cuivre, le Chourineur assista, malgré lui, à un spectacle étrange…
Dans une vaste salle basse, occupée à l'une de ses extrémités par les musiciens, entourée de bancs et de tables chargées des débris d'un repas, d'assiettes cassées, de bouteilles renversées, une douzaine d'hommes et de femmes déguisés, à moitié ivres, se livraient avec emportement à cette danse folle et obscène appelée le chahut, à laquelle un petit nombre d'habitués de ces lieux ne s'abandonnent qu'à la fin du bal, alors que les gardes municipaux en surveillance se sont retirés.
Parmi les ignobles couples qui figuraient dans cette saturnale, le Chourineur en remarqua deux qui se faisaient surtout applaudir par le cynisme révoltant de leurs poses, de leurs gestes et de leurs paroles…
Le premier couple se composait d'un homme à peu près déguisé en ours au moyen d'une veste et d'un pantalon de peau de mouton noir. La tête de l'animal, sans doute trop gênante à porter, avait été remplacée par une sorte de capuce à longs poils qui recouvrait entièrement le visage ; deux trous, à la hauteur des yeux, une large fente à la hauteur de la bouche, permettaient de voir, de parler et de respirer… Cet homme masqué, l'un des prisonniers évadés de la Force (parmi lesquels se trouvaient aussi Barbillon et les deux meurtriers arrêtés chez l'ogresse du tapis-franc au commencement de ce récit), cet homme masqué était Nicolas Martial, le fils, le frère des deux femmes dont l'échafaud était dressé à quelques pas… Entraîné dans cet acte d'insensibilité féroce, d'audacieuse forfanterie, par un de ses compagnons, redoutable bandit, évadé aussi… déguisé aussi… ce misérable osait, à l'aide de ce travestissement, se livrer aux dernières joies du carnaval…
La femme qui dansait avec lui, costumée en vivandière, portait un chapeau de cuir bouilli bossué, à rubans déchirés, une sorte de justaucorps de drap rouge passé, orné de trois rangs de boutons de cuivre à la hussarde, une jupe verte et des pantalons de calicot blanc ; ses cheveux noirs tombaient en désordre sur son front ; ses traits hâves et plombés respiraient l'effronterie et l'impudeur.
Le vis-à-vis de ces deux danseurs était non moins ignoble.
L'homme, d'une très-grande taille, déguisé en Robert Macaire, avait tellement barbouillé de suie sa figure osseuse qu'il était méconnaissable ; d'ailleurs un large bandeau couvrait son œil gauche, et le blanc mat du globe de l'œil droit, se détachant sur cette face noirâtre, la rendait plus hideuse encore. Le bas du visage du Squelette (on l'a déjà reconnu sans doute) disparaissait entièrement dans une haute cravate faite d'un vieux châle rouge. Coiffé, selon la tradition, d'un chapeau gris, râpé, aplati, sordide et sans fond, vêtu d'un habit vert en lambeaux et d'un pantalon garance rapiécé en mille endroits et attaché aux chevilles avec des ficelles, cet assassin, outrant les poses les plus grotesques et les plus cyniques du chahut, lançant de droite, de gauche, en avant, en arrière, ses longs membres durs comme du fer, les dépliait et les repliait avec tant de vigueur et d'élasticité qu'on les eût dits mis en mouvement par des ressorts d'acier…
Digne coryphée de cette immonde saturnale, sa danseuse, grande et leste créature au visage impudent et aviné, costumée en débardeur, coiffée d'un bonnet de police incliné sur une perruque poudrée, à grosse queue, portait une veste et un pantalon de velours vert éraillé, assujetti à la taille par une écharpe orange aux longs bouts flottants derrière le dos.
Une grosse femme, ignoble et hommasse, l'ogresse du tapis-franc, assise sur un des bancs, tenait sur ses genoux les manteaux de tartan de cette créature et de la vivandière, pendant qu'elles rivalisaient toutes deux de bonds et de postures cyniques avec le Squelette et Nicolas Martial…
Parmi les autres danseurs, on remarquait encore un enfant boiteux, habillé en diable au moyen d'un tricot noir beaucoup trop large et trop grand pour lui, d'un caleçon rouge et d'un masque vert horrible et grimaçant. Malgré son infirmité, ce petit monstre était d'une agilité surprenante ; sa dépravation précoce atteignait, si elle ne dépassait pas, celle de ses affreux compagnons, et il gambadait aussi effrontément que pas un devant une grosse femme déguisée en bergère, qui excitait encore le dévergondage de son partner par ses éclats de rire.
Aucune charge ne s'étant élevée contre Tortillard (on l'a aussi reconnu), et Bras Rouge ayant été provisoirement laissé en prison, l'enfant, à la demande de son père, avait été réclamé par Micou, le receleur du passage de la Brasserie, que ses complices n'avaient pas dénoncé.
Comme figures secondaires du tableau que nous essayons de peindre, qu'on s'imagine tout ce qu'il y a de plus bas, de plus honteux, de plus monstrueux dans cette crapule oisive, audacieuse, rapace, sanguinaire, athée, qui se montre de plus en plus hostile à l'ordre social, et sur laquelle nous avons voulu rappeler l'attention des penseurs en terminant ce récit…
Puisse cette dernière et horrible scène symboliser le péril qui menace incessamment la société !
Oui, que l'on y songe, la cohésion, l'augmentation inquiétante de cette race de voleurs et de meurtriers est une sorte de protestation vivante contre le vice des lois répressives, et surtout contre l'absence des mesures préventives, d'une législation prévoyante, de larges institutions préservatrices, destinées à surveiller, à moraliser dès l'enfance cette foule de malheureux abandonnés ou pervertis par d'effroyables exemples. Encore une fois, ces êtres déshérités, que Dieu n'a faits ni plus mauvais ni meilleurs que ses autres créatures, ne se vicient, ne se gangrènent ainsi incurablement que dans la frange de misère, d'ignorance et d'abrutissement où ils se traînent en naissant.
Encore excités par les rires, par les bravos de la foule pressée aux fenêtres, les acteurs de l'abominable orgie que nous racontons crièrent à l'orchestre de jouer un dernier galop.
Les musiciens, ravis de toucher à la fin d'une séance si pénible pour leurs poumons, se rendirent au vœu général, et jouèrent avec énergie un air de galop d'une mesure entraînante et précipitée.
À ces accords vibrants des instruments de cuivre l'exaltation redoubla, tous les couples s'étreignirent, s'ébranlèrent, et, suivant le Squelette et sa danseuse, commencèrent une ronde infernale en poussant des hurlements sauvages…
Une poussière épaisse, soulevée par ces piétinements furieux, s'éleva du plancher de la salle et jeta une sorte de nuage roux et sinistre sur ce tourbillon d'hommes et de femmes enlacés, qui tournoyaient avec une rapidité vertigineuses.
Bientôt, pour ces têtes exaspérées par le vin, par le mouvement, par leurs propres cris, ce ne fut plus même de l'ivresse, ce fut du délire, de la frénésie ; l'espace leur manqua. Le Squelette cria d'une voix haletante :
– Gare !… la porte !… Nous allons sortir… sur le boulevard…
– Oui… oui… cria la foule entassée aux fenêtres, un galop jusqu'à la barrière Saint-Jacques !
– Voilà bientôt l'heure où on va raccourcir les deux largues[5].
– Le bourreau fait coup double ; c'est drôle !
– Avec accompagnement de cornet à pistons.
– Nous danserons la contredanse de la guillotine !
– En avant la femme sans tête !… cria Tortillard.
– Ça égayera les condamnées.
– J'invite la veuve…
– Moi, la fille…
– Ça mettra le vieux Charlot en gaieté…
– Il chahutera sur sa boutique avec ses employés.
– Mort aux pantes ! Vivent les grinches et les escarpes[6] ! cria le Squelette d'une voix frémissante.
Ces railleries, ces menaces de cannibales, accompagnées de chants obscènes, de cris, de sifflets, de huées, augmentèrent encore lorsque la bande du Squelette eut fait, par la violence impétueuse de son impulsion, une large trouée au milieu de cette foule compacte.
Ce fut alors une mêlée épouvantable ; on entendit des rugissements, des imprécations, des éclats de rire qui n'avaient plus rien d'humain.
Le tumulte fut tout à coup porté à son comble par deux nouveaux incidents.
La voiture renfermant les condamnées, accompagnée de son escorte de cavalerie, parut au loin à l'angle du boulevard ; alors toute cette populace se rua dans cette direction en poussant un hurlement de satisfaction féroce.
À ce moment aussi la foule fut rejointe par un courrier venant du boulevard des Invalides et se dirigeant au galop vers la barrière de Charenton. Il était vêtu d'une veste bleu clair à collet jaune, doublement galonnée d'argent sur toutes les coutures ; mais en signe de grand deuil il portait des culottes noires avec ses bottes fortes ; sa casquette, aussi largement bordée d'argent, était entourée d'un crêpe ; enfin, sur les œillères de la bride à collier de grelots, on voyait en relief les armes souveraines de Gerolstein.
Le courrier mit son cheval au pas ; mais sa marche devenant de plus en plus embarrassée, il fut presque obligé de s'arrêter lorsqu'il se trouva au milieu du flot de populace dont nous avons parlé… Quoiqu'il criât : « Gare !… » et qu'il conduisît sa monture avec la plus grande précaution, des cris, des injures et des menaces s'élevèrent bientôt contre lui.
– Est-ce qu'il veut nous monter sur le dos avec son chameau… celui-là ?…
– Que ça de plat d'argent sur le corps… merci ! cria Tortillard sous son masque vert à langue rouge.
– S'il nous embête… mettons-le à pied…
– Et on lui découdra les galuches de sa veste pour les fondre, dit Nicolas.
– Et on te découdra le ventre si tu n'es pas content, mauvaise valetaille… ajouta le Squelette en s'adressant au courrier et en saisissant la bride de son cheval ; car la foule était devenue si compacte que le bandit avait renoncé à son projet de danse jusqu'à la barrière.
Le courrier, homme vigoureux et résolu, dit au Squelette en levant le manche de son fouet :
– Si tu ne lâches pas la bride de mon cheval, je te coupe la figure…
– Toi… méchant mufle ?
– Oui… Je vais au pas, je crie : « Gare ! », tu n'as pas le droit de m'arrêter. La voiture de monseigneur arrive derrière moi… j'entends déjà les fouets… Laissez-moi passer.
– Ton seigneur ? dit le Squelette. Qu'est-ce que ça me fait à moi, ton seigneur ?… Je l'estourbirai si ça me plaît. Je n'en ai jamais refroidi, de seigneurs… et ça m'en donne l'envie.
– Il n'y a plus de seigneurs… Vive la Charte ! cria Tortillard ; et, tout en fredonnant ces vers de La Parisienne : « En avant, marchons contre leurs canons », il se cramponna brusquement à une des bottes du courrier, y pesa de tout son poids et le fit trébucher sur sa selle. Un coup de manche de fouet rudement assené sur la tête de Tortillard le punit de son audace. Mais aussitôt la populace en fureur se précipita sur le courrier ; il eut beau mettre ses éperons dans le ventre de son cheval pour le porter en avant et se dégager, il n'y put parvenir, non plus qu'à tirer son couteau de chasse. Démonté, renversé, au milieu de cris et de huées enragées, il allait être assommé sans l'arrivée de la voiture de Rodolphe, qui fit diversion à l'emportement stupide de ces misérables.
Depuis quelque temps le coupé du prince, attelé de quatre chevaux de poste, n'allait qu'au pas, et un des deux valets de pied en deuil (à cause de la mort de Sarah), assis sur le siège de derrière, était même prudemment descendu, se tenant à une des portières, la voiture étant très-basse. Les postillons criaient : « Gare ! » et avançaient avec précaution.
Rodolphe, vêtu du grand deuil comme sa fille, dont il tenait une des mains dans les siennes, la regardait avec bonheur et attendrissement. La douce et charmante figure de Fleur-de-Marie s'encadrait dans une petite capote de crêpe noir qui faisait ressortir encore la blancheur éblouissante de son teint et les reflets brillants de ses jolis cheveux blonds : on eût dit que l'azur de ce beau jour se reflétait dans ses grands yeux, qui n'avaient jamais été d'un bleu plus limpide et plus doux… Quoique sa figure, doucement souriante, exprimât le calme, le bonheur, lorsqu'elle regardait son père, une teinte de mélancolie, quelquefois même de tristesse indéfinissable, jetait souvent son ombre sur les traits de Fleur-de-Marie quand les yeux de son père n'étaient plus attachés sur elle.
– Tu ne m'en veux pas de t'avoir fait lever de si bonne heure… et d'avoir ainsi avancé le moment de notre départ ? lui dit Rodolphe en souriant.
– Oh ! non, mon père ; cette matinée est si belle !…
– C'est que j'ai pensé, vois-tu, que notre journée serait mieux coupée en partant de bonne heure… et que tu serais moins fatiguée… Murph, mes aides de camp et la voiture de suite, où sont tes femmes, nous rejoindront à notre première halte, où tu te reposeras.
– Bon père… c'est moi… toujours moi qui vous préoccupe…
– Oui, mademoiselle… et, sans reproche… il est impossible d'avoir aucune autre pensée… dit le prince en souriant ; puis il ajouta avec un élan de tendresse : Oh ! je t'aime tant… je t'aime tant !… Ton front… vite…
Fleur-de-Marie s'inclina vers son père, et Rodolphe posa ses lèvres avec délices sur son front charmant.
C'était à cet instant que la voiture, approchant de la foule, avait commencé de marcher très-lentement.
Rodolphe, étonné, baissa la glace, et il dit en allemand au valet de pied qui se tenait près de la portière :
– Eh bien ! Frantz… qu'y a-t-il ? quel est ce tumulte ?
– Monseigneur, il y a tant de foule… que les chevaux ne peuvent plus avancer.
– Et pourquoi cette foule ?
– Monseigneur…
– Eh bien ?
– C'est que Votre Altesse…
– Parle donc…
– Monseigneur… je viens d'entendre dire qu'il y a là-bas… une exécution à mort.
– Ah ! c'est affreux ! s'écria Rodolphe en se rejetant au fond de la voiture.
– Qu'avez-vous ; mon père ? dit vivement Fleur-de-Marie avec inquiétude.
– Rien… rien… mon enfant.
– Mais ces cris menaçants… entendez-vous ? ils approchent… Qu'est-ce que cela, mon Dieu ?
– Frantz, ordonne aux postillons de retourner et de gagner Charenton par un autre chemin… quel qu'il soit… dit Rodolphe.
– Monseigneur, il est trop tard… nous voilà dans la foule… On arrête les chevaux… des gens de mauvaise mine…
Le valet de pied ne put parler davantage. La foule, exaspérée par les forfanteries sanguinaires du Squelette et de Nicolas, entoura tout à coup la voiture en vociférant. Malgré les efforts, les menaces des postillons, les chevaux furent arrêtés, et Rodolphe ne vit de tous côtés, au niveau des portières, que des visages horribles, furieux, menaçants, et, les dominant de sa grande taille, le Squelette, qui s'avança à la portière.
– Mon père… prenez garde ! s'écria Fleur-de-Marie en jetant ses bras autour du cou de Rodolphe.
– C'est donc vous qui êtes le seigneur ? dit le Squelette en avançant sa tête hideuse jusque dans la voiture.
À cette insolence, Rodolphe, sans la présence de sa fille, se fût livré à la violence de son caractère ; mais il se contint et répondit froidement :
– Que voulez-vous ? Pourquoi arrêtez-vous ma voiture ?
– Parce que cela nous plaît, dit le Squelette en mettant ses mains osseuses sur le rebord de la portière… Chacun son tour… hier tu écrasais la canaille… aujourd'hui la canaille t'écrasera si tu bouges.
– Mon père… nous sommes perdus ! murmura Fleur-de-Marie à voix basse.
– Rassure-toi… je comprends…, dit le prince ; c'est le dernier jour de carnaval… Ces gens sont ivres… je vais m'en débarrasser.
– Il faut le faire descendre… et sa largue[7] aussi…, cria Nicolas. Pourquoi qu'ils écrasent le pauvre monde !
– Vous me paraissez avoir déjà beaucoup bu, et avoir envie de boire encore, dit Rodolphe en tirant une bourse de sa poche. Tenez… voilà pour vous… ne retenez pas ma voiture plus longtemps, et il jeta sa bourse.
Tortillard l'attrapa au vol.
– Au fait, tu pars en voyage, tu dois avoir les goussets garnis ; aboule encore de l'argent, ou je te tue… Je n'ai rien à risquer… je te demande la bourse ou la vie en plein soleil… C'est farce ! dit le Squelette complètement ivre de vin et de rage sanguinaire.
Et il ouvrit brusquement la portière.
La patience de Rodolphe était à bout ; inquiet pour Fleur-de-Marie, dont l'effroi augmentait à chaque minute, et pensant qu'un acte de vigueur imposerait à ce misérable qu'il croyait simplement ivre, il sauta de sa voiture pour saisir le Squelette à la gorge… D'abord celui-ci se recula vivement en tirant de sa poche un long couteau poignard, puis il se jeta sur Rodolphe.
Fleur-de-Marie, voyant le poignard du bandit levé sur son père, poussa un cri déchirant, se précipita hors de la voiture et l'enlaça de ses bras…
C'en était fait d'elle et de son père sans le Chourineur, qui, au commencement de cette rixe, ayant reconnu la livrée du prince, était parvenu, après des efforts surhumains, à s'approcher du Squelette.
Au moment où celui-ci menaçait le prince de son couteau, le Chourineur arrêta le bras du brigand d'une main et, de l'autre, le saisit au collet et le renversa à demi en arrière…
Quoique surpris à l'improviste et par derrière, le Squelette put se retourner, reconnut le Chourineur et s'écria :
– L'homme à la blouse grise de la Force !… cette fois-ci, je te tue. Et, se précipitant avec furie sur le Chourineur, il lui plongea son couteau dans la poitrine…
Le Chourineur chancela… mais ne tomba pas… la foule le soutenait.
– La garde ! voici la garde ! crièrent quelques voix effrayées.
À ces mots, à la vue du meurtre du Chourineur, toute cette foule si compacte, craignant d'être comprise dans cet assassinat, se dispersa comme par enchantement et se mit à fuir dans toutes les directions… Le Squelette, Nicolas Martial et Tortillard disparurent aussi…
Lorsque la garde arriva, guidée par le courrier, qui était parvenu à s'échapper lorsque la foule l'avait abandonné pour entourer la voiture du prince, il ne restait sur le théâtre de cette lugubre scène que Rodolphe, sa fille, et le Chourineur inondé de sang.
Les deux valets de pied du prince l'avaient assis par terre et adossé à un arbre.
Tout ceci s'était passé mille fois plus rapidement qu'il n'est possible de l'écrire, à quelques pas de la guinguette d'où étaient sortis le Squelette et sa bande.
Le prince, pâle, ému, entourait de ses bras Fleur-de-Marie défaillante, pendant que les postillons rajustaient les traits, qui avaient été à moitié brisés dans la bagarre.
– Vite, dit le prince à ses gens, occupés à secourir le Chourineur, transportez ce malheureux dans ce cabaret… Et toi, ajouta-t-il s'adressant à son courrier, monte sur le siège, et qu'on aille ventre à terre chercher à l'hôtel le docteur David ; il ne doit partir qu'à onze heures… on le trouvera…
Quelques minutes après, la voiture partait au galop, et les deux domestiques transportaient le Chourineur dans la salle basse où avait eu lieu l'orgie, et où se trouvaient encore quelques-unes des femmes qui y avaient figuré.
– Ma pauvre enfant, dit Rodolphe à sa fille, je vais te conduire dans une chambre de cette maison… et tu m'y attendras… car je ne puis abandonner aux seuls soins de mes gens cet homme courageux qui vient de me sauver encore la vie.
– Oh ! mon père, je vous en prie, ne me quittez pas…, s'écria Fleur-de-Marie avec épouvante en saisissant le bras de Rodolphe, ne me laissez pas seule… je mourrais de frayeur… j'irai où vous irez…
– Mais ce spectacle est affreux !
– Mais grâce à cet homme… vous vivez pour moi, mon père… permettez-moi au moins que je me joigne à vous pour le remercier et pour le consoler.
La perplexité du prince était grande : sa fille témoignait une si juste frayeur de rester seule dans une chambre de cette ignoble taverne, qu'il se résigna à entrer avec elle dans la salle basse où se trouvait le Chourineur.
Le maître de la guinguette et plusieurs d'entre les femmes qui y étaient restées (parmi lesquelles se trouvait l'ogresse du tapis-franc) avaient à la hâte étendu le blessé sur un matelas, et puis étanché, tamponné sa plaie avec des serviettes.
Le Chourineur venait d'ouvrir les yeux lorsque Rodolphe entra. À la vue du prince, ses traits, d'une pâleur de mort, se ranimèrent un peu… Il sourit péniblement et lui dit d'une voix faible :
– Ah ! monsieur Rodolphe… comme ça s'est heureusement rencontré que je me sois trouvé là !…
– Brave et dévoué… comme toujours ! lui dit le prince avec un accent désolé, tu me sauves encore…
– J'allais aller… à la barrière de Charenton… pour tâcher de vous voir partir… heureusement… je me suis trouvé arrêté ici par la foule… Ça devait d'ailleurs m'arriver… je l'ai dit à Martial… j'avais un pressentiment.
– Un pressentiment !…
– Oui… monsieur Rodolphe… Le rêve du sergent… cette nuit je l'ai eu…
– Oubliez ces idées… espérez… votre blessure ne sera pas mortelle…
– Oh ! si, le Squelette a piqué juste… C'est égal, j'avais raison… de dire à Martial… qu'un ver de terre comme moi pouvait quelquefois être… utile… à un grand seigneur comme vous…
– Mais c'est la vie… la vie… que je vous dois encore…
– Nous sommes quittes… monsieur Rodolphe… Vous m'avez dit que j'avais du cœur et de l'honneur… Ce mot-là… voyez-vous… Oh ! j'étouffe… monseigneur… sans vous… commander… faites-moi l'honneur… de… votre main… je sens que je m'en vas…
– Non… c'est impossible… s'écria le prince en se courbant vers le Chourineur et serrant dans ses mains la main glacée du moribond, non… vous vivrez… vous vivrez…
– Monsieur Rodolphe… voyez-vous qu'il y a quelque chose… là-haut… J'ai tué… d'un coup de couteau… je meurs d'un coup… de… couteau…, dit le Chourineur, d'une voix de plus en plus faible et étouffée.
À ce moment, ses regards s'arrêtèrent sur Fleur-de-Marie, qu'il n'avait pas encore aperçue. L'étonnement se peignit sur sa figure mourante ; il fit un mouvement et dit :
– Ah !… mon… Dieu ! la Goualeuse…
– Oui… c'est ma fille… elle vous bénit de lui avoir conservé son père…
– Elle… votre fille… ici… ça me rappelle notre connaissance… monsieur Rodolphe… et les coups de poing de la fin… mais… ce… coup de couteau-là sera aussi… le coup… de la fin… J'ai chouriné… on me… chourine… c'est juste…
Puis il fit un profond soupir en renversant sa tête en arrière… il était mort.
Le bruit des chevaux retentit au-dehors : la voiture de Rodolphe avait rencontré celle de Murph et de David, qui, dans leur empressement de rejoindre le prince, avaient précipité leur départ.
David et le squire entrèrent.
– David, dit Rodolphe en essuyant ses larmes et en montrant le Chourineur, ne reste-t-il donc aucun espoir, mon Dieu ?
– Aucun, monseigneur, dit le docteur après une minute d'examen.
Pendant cette minute, il s'était passé une scène muette et effrayante entre Fleur-de-Marie et l'ogresse… que Rodolphe, lui, n'avait pas remarquée.
Lorsque le Chourineur avait prononcé à demi-voix le nom de la Goualeuse, l'ogresse, levant vivement la tête, avait vu Fleur-de-Marie.
Déjà l'horrible femme avait reconnu Rodolphe ; on l'appelait monseigneur… il appelait la Goualeuse sa fille… Une telle métamorphose stupéfiait l'ogresse, qui attachait opiniâtrement ses yeux stupidement effarés sur son ancienne victime…
Fleur-de-Marie, pâle, épouvantée, semblait fascinée par ce regard.
La mort du Chourineur, l'apparition inattendue de l'ogresse, qui venait réveiller, plus douloureux que jamais, le souvenir de sa dégradation première, lui paraissaient d'un sinistre présage.
De ce moment, Fleur-de-Marie fut frappée d'un de ces pressentiments qui souvent ont, sur des caractères tels que le sien, une irrésistible influence.
Peu de temps après ces tristes événements, Rodolphe et sa fille avaient pour jamais quitté Paris.
Fin de la dixième partie
Source: Wikisource
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