Retour au menu
Retour à la rubrique feuilletons

THéRèSE RAQUIN-CHAP21-22

Écoute ou téléchargement

Biographie ou informations

Illustration: Publicité pour Thérèse Raquin - ca 1877 - Domaine public
Musiques : - Erik Satie - Gnossienne no 1 - licence Creative Commons
- Erik Satie - gymnopedies - la 1 ere. lent et douloureux Interprétation: Agathe Laforge - Domaine public - Handel - Organ Concerto - Op. 7 No. 1 - HWV 306 - 2. Adagio - Interprétation: Advent Chamber Orchestra with David Schrader Organ - licence Creative Commons

Chapitres 21 et 22
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents




Texte ou Biographie de l'auteur

Thérèse Raquin

Chapitre 21


Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui, et demeura un instant appuyé contre cette porte, regardant dans la chambre d'un air inquiet et embarrassé.


Un feu clair flambait dans la cheminée, jetant de larges clartés jaunes qui dansaient au plafond et sur les murs. La pièce était ainsi éclairée d'une lueur vive et vacillante ; la lampe, posée sur une table, pâlissait au milieu de cette lueur. Mme Raquin avait voulu arranger coquettement la chambre, qui se trouvait toute blanche et toute parfumée, comme pour servir de nid à de jeunes et fraîches amours ; elle s'était plu à ajouter au lit quelques bouts de dentelle et à garnir de gros bouquets de roses les vases de la cheminée. Une chaleur douce, des senteurs tièdes traînaient. L'air était recueilli et apaisé, pris d'une sorte d'engourdissement voluptueux. Au milieu du silence frissonnant, les pétillements du foyer jetaient de petits bruits secs. On eût dit un désert heureux, un coin ignoré, chaud et sentant bon, fermé à tous les cris du dehors, un de ces coins faits et apprêtés pour les sensualités et les besoins de mystère de la passion.


Thérèse était assise sur une chaise basse, à droite de la cheminée. Le menton dans la main, elle regardait les flammes vives, fixement. Elle ne tourna pas la tête quand Laurent entra. Vêtue d'un jupon et d'une camisole bordés de dentelle, elle était d'une blancheur crue sous l'ardente clarté du foyer. Sa camisole glissait, et un bout d'épaule passait, rose, à demi caché par une mèche noire de cheveux.


Laurent fit quelques pas sans parler. Il ôta son habit et son gilet. Quand il fut en manches de chemise, il regarda de nouveau Thérèse qui n'avait pas bougé. Il semblait hésiter. Puis il aperçut le bout d'épaule, et il se baissa en frémissant pour coller ses lèvres à ce morceau de peau nue. La jeune femme retira son épaule en se retournant brusquement. Elle fixa sur Laurent un regard si étrange de répugnance et d'effroi, qu'il recula, troublé et mal à l'aise, comme pris lui-même de terreur et de dégoût.


Laurent s'assit en face de Thérèse, de l'autre côté de la cheminée. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, pendant cinq grandes minutes. Par instants, des jets de flammes rougeâtres s'échappaient du bois, et alors des reflets sanglants couraient sur le visage des meurtriers.


Il y avait près de deux ans que les amants ne s'étaient trouvés enfermés dans la même chambre, sans témoins, pouvant se livrer l'un à l'autre. Ils n'avaient plus eu de rendez-vous d'amour depuis le jour où Thérèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurent l'idée du meurtre avec elle. Une pensée de prudence avait sevré leur chair. À peine s'étaient-ils permis de loin en loin un serrement de main, un baiser furtif. Après le meurtre de Camille, lorsque de nouveaux désirs les avaient brûlés, ils s'étaient contenus, attendant le soir des noces, se promettant des voluptés folles, lorsque l'impunité leur serait assurée. Et le soir des noces venait enfin d'arriver, et ils restaient face à face, anxieux, pris d'un malaise subit. Ils n'avaient qu'à allonger les bras pour se presser dans une étreinte passionnée, et leurs bras semblaient mous, comme déjà las et rassasiés d'amour. L'accablement de la journée les écrasait de plus en plus. Ils se regardaient sans désir, avec un embarras peureux, souffrant de rester ainsi silencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutissaient à une étrange réalité : il suffisait qu'il eussent réussi à tuer Camille et à se marier ensemble, il suffisait que la bouche de Laurent eût effleuré l'épaule de Thérèse, pour que leur luxure fût contentée jusqu'à l'écœurement et à l'épouvante.


Ils se mirent à chercher désespérément en eux un peu de cette passion qui les brûlait jadis. Il leur semblait que leur peau était vide de muscles, vide de nerfs. Leur embarras, leur inquiétude croissaient ; ils avaient une mauvaise honte de rester ainsi muets et mornes en face l'un de l'autre. Ils auraient voulu avoir la force de s'étreindre et de se briser, afin de ne point passer à leurs propres yeux pour des imbéciles. Hé quoi ! ils s'appartenaient, ils avaient tué un homme et joué une atroce comédie pour pouvoir se vautrer avec impudence dans un assouvissement de toutes les heures, et ils se tenaient là, aux deux coins d'une cheminée, roides, épuisés, l'esprit troublé, la chair morte. Un tel dénouement finit par leur paraître d'un ridicule horrible et cruel. Alors Laurent essaya de parler d'amour, d'évoquer les souvenirs d'autrefois, faisant appel à son imagination pour ressusciter ses tendresses.


« Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune femme, te souviens-tu de nos après-midi dans cette chambre ?… je venais par cette porte… Aujourd'hui, je suis entré par celle-ci… Nous sommes libres, nous allons pouvoir nous aimer en paix. »


Il parlait d'une voix hésitante, mollement. La jeune femme, accroupie sur la chaise basse, regardait toujours la flamme, songeuse, n'écoutant pas. Laurent continua :


« Te rappelles-tu ? J'avais un rêve, je voulais passer une nuit entière avec toi, m'endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous tes baisers. Je vais contenter ce rêve. »


Thérèse fit un mouvement, comme surprise d'entendre une voix qui balbutiait à ses oreilles ; elle se tourna vers Laurent sur le visage duquel le foyer envoyait en ce moment un large reflet rougeâtre ; elle regarda ce visage sanglant, et frissonna.


Le jeune homme reprit, plus troublé, plus inquiet :


« Nous avons réussi, Thérèse, nous avons brisé tous les obstacles, et nous nous appartenons… L'avenir est à nous, n'est-ce pas ? un avenir de bonheur tranquille, d'amour satisfait… Camille n'est plus là… »


Laurent s'arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne pouvant continuer. Au nom de Camille, Thérèse avait reçu un choc aux entrailles. Les deux meurtriers se contemplèrent, hébétés, pâles et tremblants. Les clartés jaunes du foyer dansaient toujours au plafond et sur les murs, l'odeur tiède des roses traînait, les pétillements du bois jetaient de petits bruits secs dans le silence.


Les souvenirs étaient lâchés. Le spectre de Camille venait de s'asseoir entre les nouveaux époux, en face du feu qui flambait. Thérèse et Laurent retrouvaient la senteur froide et humide du noyé dans l'air chaud qu'ils respiraient ; ils se disaient qu'un cadavre était là, près d'eux, et ils s'examinaient l'un l'autre, sans oser bouger. Alors toute la terrible histoire de leur crime se déroula au fond de leur mémoire. Le nom de leur victime suffit pour les emplir du passé, pour les obliger à vivre de nouveau les angoisses de l'assassinat. Ils n'ouvrirent pas les lèvres, ils se regardèrent, et tous deux eurent à la fois le même cauchemar, tous deux entamèrent mutuellement des yeux la même histoire cruelle. Cet échange de regards terrifiés, ce récit muet qu'ils allaient se faire du meurtre, leur causa une appréhension aiguë, intolérable. Leurs nerfs qui se tendaient les menaçaient d'une crise ; ils pouvaient crier, se battre peut-être. Laurent, pour chasser les souvenirs, s'arracha violemment à l'extase épouvantée qui le tenait sous le regard de Thérèse ; il fit quelques pas dans la chambre ; il retira ses bottes et mit des pantoufles ; puis il revint s'asseoir au coin de la cheminée, il essaya de parler de choses indifférentes.


Thérèse comprit son désir. Elle s'efforça de répondre à ses questions. Ils causèrent de la pluie et du beau temps. Ils voulurent se forcer à une causerie banale. Laurent déclara qu'il faisait chaud dans la chambre, Thérèse dit que cependant des courants d'air passaient sous la petite porte de l'escalier. Et ils se retournèrent vers la petite porte avec un frémissement subit. Le jeune homme se hâta de parler des roses, du feu, de tout ce qu'il voyait ; la jeune femme faisait effort, trouvait des monosyllabes, pour ne pas laisser tomber la conversation. Ils s'étaient reculés l'un de l'autre ; ils prenaient des airs dégagés ; ils tâchaient d'oublier qui ils étaient et de se traiter comme des étrangers qu'un hasard quelconque aurait mis face à face.


Et malgré eux, par un étrange phénomène, tandis qu'ils prononçaient des mots vides, ils devinaient mutuellement les pensées qu'ils cachaient sous la banalité de leurs paroles. Ils songeaient invinciblement à Camille. Leurs yeux se continuaient le récit du passé ; ils tenaient toujours du regard une conversation suivie et muette, sous leur conversation à haute voix qui se traînait au hasard. Les mots qu'ils jetaient çà et là ne signifiaient rien, ne se liaient pas entre eux, se démentaient ; tout leur être s'employait à l'échange silencieux de leurs souvenirs épouvantés. Lorsque Laurent parlait des roses ou du feu, d'une chose ou d'une autre, Thérèse entendait parfaitement qu'il lui rappelait la lutte dans la barque, la chute sourde de Camille ; et, lorsque Thérèse répondait un oui ou un non à une question insignifiante, Laurent comprenait qu'elle disait se souvenir ou ne pas se souvenir d'un détail du crime. Ils causaient ainsi, à cœur ouvert, sans avoir besoin de mots, parlant d'autre chose.


N'ayant d'ailleurs pas conscience des paroles qu'ils prononçaient, ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase à phrase ; ils auraient pu brusquement continuer leurs confidences à voix haute, sans cesser de se comprendre. Cette sorte de divination, cet entêtement de leur mémoire à leur présenter sans cesse l'image de Camille les affolaient peu à peu ; ils voyaient bien qu'ils se devinaient, et que, s'ils ne se taisaient pas, les mots allaient monter d'eux-mêmes à leur bouche, nommer le noyé, décrire l'assassinat. Alors ils serrèrent fortement les lèvres, ils cessèrent leur causerie.


Et dans le silence accablant qui se fit, les deux meurtriers s'entretinrent encore de leur victime. Il leur sembla que leurs regards pénétraient mutuellement leur chair et enfonçaient en eux des phrases nettes et aiguës. Par moment, ils croyait s'entendre parler à voix haute ; leur sens se faussaient, la vue devenait une sorte d'ouïe, étrange et délicate ; ils lisaient si nettement leurs pensées sur leurs visages, que ces pensées prenaient un son étrange, éclatant, qui secouait tout leur organisme. Ils ne se seraient pas mieux entendus s'ils s'étaient crié d'une voix déchirante : « Nous avons tué Camille, et son cadavre est là, étendu entre nous, glaçant nos membres. » Et les terribles confidences allaient toujours, plus visibles, plus retentissantes, dans l'air calme et moite de la chambre.


Laurent et Thérèse avaient commencé le récit muet au jour de leur première entrevue dans la boutique. Puis les souvenirs étaient venus un à un, en ordre ; ils s'étaient conté les heures de volupté, les moments d'hésitation et de colère, le terrible instant du meurtre. C'est alors qu'ils avaient serré les lèvres, cessant de causer de ceci et de cela, par crainte de nommer tout à coup Camille sans le vouloir. Et leurs pensées, ne s'arrêtant pas, les avaient promenés ensuite dans les angoisses, dans l'attente peureuse qui avait suivi l'assassinat. Ils arrivèrent ainsi à songer au cadavre du noyé étalé sur une dalle de la morgue. Laurent, dans un regard, dit toute son épouvante à Thérèse, et Thérèse poussée à bout, obligée par une main de fer de desserrer les lèvres, continua brusquement la conversation à voix haute :


« Tu l'as vu à la morgue ? » demanda-t-elle à Laurent, sans nommer Camille.


Laurent paraissait s'attendre à cette question. Il la lisait depuis un moment sur le visage blanc de la jeune femme.


« Oui », répondit-il d'une voix étranglée.


Les meurtriers eurent un frisson. Ils se rapprochèrent du feu ; ils étendirent leurs mains devant la flamme, comme si un souffle glacé eût subitement passé dans la chambre chaude. Ils gardèrent un instant le silence, pelotonnés, accroupis. Puis Thérèse reprit sourdement :


« Paraissait-il avoir beaucoup souffert ? »


Laurent ne put répondre. Il fit un geste d'effroi, comme pour écarter une vision ignoble. Il se leva, alla vers le lit, et revint avec violence, les bras ouverts, s'avançant vers Thérèse.


« Embrasse-moi », lui dit-il en tendant le cou.


Thérèse s'était levée, toute pâle dans sa toilette de nuit ; elle se renversait à demi, le coude posé sur le marbre de la cheminée. Elle regarda le cou de Laurent. Sur la blancheur de la peau, elle venait d'apercevoir une tache rose. Le flot de sang qui montait, agrandit cette tache, qui devint d'un rouge ardent.


« Embrasse-moi, embrasse-moi », répétait Laurent, le visage et le cou en feu.


La jeune femme renversa la tête davantage, pour éviter un baiser, et, appuyant le bout de son doigt sur la morsure de Camille, elle demanda à son mari :


« Qu'as-tu là ? Je ne te connaissais pas cette blessure. »


Il sembla à Laurent que le doigt de Thérèse lui trouait la gorge. Au contact de ce doigt, il eut un brusque mouvement de recul, en poussant un léger cri de douleur.


« Ça, dit-il en balbutiant, ça… »


Il hésita, mais il ne put mentir, il dit la vérité malgré lui.


« C'est Camille qui m'a mordu, tu sais, dans la barque. Ce n'est rien, c'est guéri… Embrasse-moi, embrasse-moi. »


Et le misérable tendait son cou qui le brûlait. Il désirait que Thérèse le baisât sur la cicatrice, il comptait que le baiser de cette femme apaiserait les mille piqûres qui lui déchiraient la chair. Le menton levé, le cou en avant, il s'offrait. Thérèse, presque couchée sur le marbre de la cheminée, fit un geste de suprême dégoût et s'écria d'une voix suppliante :


« Oh ! non, pas là… Il y a du sang. »


Elle retomba sur la chaise basse, frémissante, le front entre les mains. Laurent resta stupide. Il abaissa le menton, il regarda vaguement Thérèse. Puis, tout d'un coup, avec une étreinte de bête fauve, il lui prit la tête dans ses larges mains, et, de force, lui appliqua les lèvres sur son cou, sur la morsure de Camille. Il garda, il écrasa un instant cette tête de femme contre sa peau. Thérèse s'était abandonnée, elle poussait des plaintes sourdes, elle étouffait sur le cou de Laurent. Quand elle se fut dégagée de ses doigts, elle s'essuya violemment la bouche, elle cracha dans le foyer. Elle n'avait pas prononcé une parole.


Laurent, honteux de sa brutalité, se mit à marcher lentement, allant du lit à la fenêtre. La souffrance seule, l'horrible cuisson lui avait fait exiger un baiser de Thérèse, et, quand les lèvres de Thérèse s'étaient trouvées froides sur la cicatrice brûlante, il avait souffert davantage. Ce baiser obtenu par la violence venait de le briser. Pour rien au monde, il n'aurait voulu en recevoir un second, tant le choc avait été douloureux. Et il regardait la femme avec laquelle il devait vivre et qui frissonnait, pliée devant le feu, lui tournant le dos ; il se répétait qu'il n'aimait plus cette femme et que cette femme ne l'aimait plus. Pendant près d'une heure, Thérèse resta affaissée, Laurent se promena de long en large, silencieusement. Tous deux s'avouaient avec terreur que leur passion était morte, qu'ils avaient tué leurs désirs en tuant Camille. Le feu se mourait doucement ; un grand brasier rose luisait sur les cendres. Peu à peu la chaleur était devenue étouffante dans la chambre ; les fleurs se fanaient, alanguissant l'air épais de leurs senteurs lourdes.


Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il se tournait, revenant de la fenêtre au lit, il vit Camille dans un coin plein d'ombre, entre la cheminée et l'armoire à glace. La face de sa victime était verdâtre et convulsionnée, telle qu'il l'avait aperçue sur une dalle de la morgue. Il demeura cloué sur le tapis, défaillant, s'appuyant contre un meuble. Au râle sourd qu'il poussa, Thérèse leva la tête.


« Là, là », disait Laurent d'une voix terrifiée.


Le bras tendu, il montrait le coin d'ombre dans lequel il apercevait le visage sinistre de Camille. Thérèse, gagnée par l'épouvante, vint se serrer contre lui.


« C'est son portrait, murmura-t-elle à voix basse, comme si la figure peinte de son ancien mari eût pu l'entendre.


– Son portrait, répéta Laurent dont les cheveux se dressaient.


– Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante devait le prendre chez elle, à partir d'aujourd'hui. Elle aura oublié de le décrocher.


– Bien sûr, c'est son portrait… »


Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble, il oubliait qu'il avait lui-même dessiné ces traits heurtés, étalé ces teintes sales qui l'épouvantaient. L'effroi lui faisait voir le tableau tel qu'il était, ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un fond noir une face grimaçante de cadavre. Son œuvre l'étonnait et l'écrasait par sa laideur atroce ; il y avait surtout les deux yeux blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres, qui lui rappelaient exactement les yeux pourris du noyé de la morgue. Il resta un moment haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer. Puis il distingua le cadre, il se calma peu à peu.


« Va le décrocher, dit-il tout bas à la jeune femme.


– Oh ! non, j'ai peur », répondit celle-ci avec un frisson.


Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre disparaissait, il ne voyait plus que les deux yeux blancs qui se fixaient sur lui longuement.


« Je t'en prie, reprit-il en suppliant sa compagne, va le décrocher.


– Non, non.


– Nous le tournerons contre le mur, nous n'aurons plus peur.


– Non, je ne puis pas. »


Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune femme vers la toile, se cachait derrière elle, pour se dérober aux regards du noyé. Elle s'échappa, et il voulut payer d'audace ; il s'approcha du tableau, levant la main, cherchant le clou. Mais le portrait eut un regard si écrasant, si ignoble, si long, que Laurent, après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu et recula, accablé, en murmurant :


« Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons pas… Ta tante le décrochera demain. »


Il reprit sa marche de long en large, baissant la tête, sentant que le portrait le regardait, le suivait des yeux. Il ne pouvait s'empêcher, par instants, de jeter un coup d'œil du côté de la toile ; alors, au fond de l'ombre, il apercevait toujours les regards ternes et morts du noyé. La pensée que Camille était là, dans un coin, le guettant, assistant à sa nuit de noces, les examinant, Thérèse et lui, acheva de rendre Laurent fou de terreur et de désespoir.


Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdre entièrement la tête. Comme il se trouvait devant la cheminée, il entendit une sorte de grattement. Il pâlit, il s'imagina que ce grattement venait du portrait, que Camille descendait de son cadre. Puis il comprit que le bruit avait lieu à la petite porte donnant sur l'escalier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait.


« Il y a quelqu'un dans l'escalier, murmura-t-il. Qui peut venir par-là ? »


La jeune femme ne répondit pas. Tous deux songeaient au noyé, une sueur glacée mouillait leurs tempes. Ils se réfugièrent au fond de la chambre, s'attendant à voir la porte s'ouvrir brusquement en laissant tomber sur le carreau le cadavre de Camille. Le bruit continuant plus sec, plus irrégulier, ils pensèrent que leur victime écorchait le bois avec ses ongles pour entrer. Pendant près de cinq minutes, ils n'osèrent bouger. Enfin un miaulement se fit entendre. Laurent, en s'approchant, reconnut le chat tigré de Mme Raquin, qui avait été enfermé par mégarde dans la chambre, et qui tentait d'en sortir en secouant la petite porte avec ses griffes. François eut peur de Laurent ; d'un bond, il sauta sur une chaise ; le poil hérissé, les pattes roidies, il regardait son nouveau maître en face, d'un air dur et cruel. Le jeune homme n'aimait pas les chats, François l'effrayait presque. Dans cette heure de fièvre et de crainte, il crut que le chat allait lui sauter au visage pour venger Camille. Cette bête devait tout savoir : il y avait des pensées dans ses yeux ronds, étrangement dilatés. Laurent baissa les paupières, devant la fixité de ces regards de brute. Comme il allait donner un coup de pied à François :


« Ne lui fais pas de mal », s'écria Thérèse.


Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée absurde lui emplit la tête.


« Camille est entré dans ce chat, pensa-t-il. Il faudra que je tue cette bête… Elle a l'air d'une personne. »


Il ne donna pas le coup de pied, craignant d'entendre François lui parler avec le son de voix de Camille. Puis il se rappela les plaisanteries de Thérèse, aux temps de leurs voluptés, lorsque le chat était témoin des baisers qu'ils échangeaient. Il se dit alors que cette bête en savait trop et qu'il fallait la jeter par la fenêtre. Mais il n'eut pas le courage d'accomplir son dessein. François gardait une attitude de guerre ; les griffes allongées, le dos soulevé par une irritation sourde, il suivait les moindres mouvements de son ennemi avec une tranquillité superbe. Laurent fut gêné par l'éclat métallique de ses yeux ; il se hâta de lui ouvrir la porte de la salle à manger, et le chat s'enfuit en poussant un miaulement aigu.


Thérèse s'était assise de nouveau devant le foyer éteint. Laurent reprit sa marche du lit à la fenêtre. C'est ainsi qu'ils attendirent le jour. Ils ne songèrent pas à se coucher ; leur chair et leur cœur étaient bien morts. Un seul désir les tenait, le désir de sortir de cette chambre où ils étouffaient. Ils éprouvaient un véritable malaise à être enfermés ensemble, à respirer le même air ; ils auraient voulu qu'il y eût là quelqu'un pour rompre leur tête-à-tête, pour les tirer de l'embarras cruel où ils étaient, en restant l'un devant l'autre sans parler, sans pouvoir ressusciter leur passion. Leurs longs silences les torturaient ; ces silences étaient lourds de plaintes amères et désespérées, de reproches muets, qu'ils entendaient distinctement dans l'air tranquille.


Le jour vint enfin, sale et blanchâtre, amenant avec lui un froid pénétrant.


Lorsqu'une clarté pâle eut empli la chambre, Laurent qui grelottait se sentit plus calme. Il regarda en face le portrait de Camille, et le vit tel qu'il était, banal et puéril ; il le décrocha en haussant les épaules, en se traitant de bête. Thérèse s'était levée et défaisait le lit pour tromper sa tante, pour faire croire à une nuit heureuse.


« Ah ça, lui dit brutalement Laurent, j'espère que nous dormirons ce soir ?… Ces enfantillages-là ne peuvent durer. »


Thérèse lui jeta un coup d'œil grave et profond.


« Tu comprends, continua-t-il, je ne me suis pas marié pour passer des nuits blanches… Nous sommes des enfants… C'est toi qui m'as troublé, avec tes airs de l'autre monde. Ce soir, tu tâcheras d'être gaie et de ne pas m'effrayer. »


Il se força à rire, sans savoir pourquoi il riait.


« Je tâcherai », reprit sourdement la jeune femme.


Telle fut la nuit de noces de Thérèse et de Laurent.


Chapitre 22


Les nuits suivantes furent encore plus cruelles. Les meurtriers avaient voulu être deux, la nuit, pour se défendre contre le noyé, et, par un étrange effet, depuis qu'ils se trouvaient ensemble, ils frissonnaient davantage. Ils s'exaspéraient, ils irritaient leurs nerfs, ils subissaient des crises atroces de souffrance et de terreur, en échangeant une simple parole, un simple regard. À la moindre conversation qui s'établissait entre eux, au moindre tête-à-tête qu'ils avaient, ils voyaient rouge, ils déliraient.


La nature sèche et nerveuse de Thérèse avait agi d'une façon bizarre sur la nature épaisse et sanguine de Laurent. Jadis, aux jours de passion, leur différence de tempérament avait fait de cet homme et de cette femme un couple puissamment lié, en établissant entre eux une sorte d'équilibre, en complétant pour ainsi dire leur organisme. L'amant donnait de son sang, l'amante de ses nerfs, et ils vivaient l'un dans l'autre, ayant besoin de leurs baisers pour régulariser le mécanisme de leur être. Mais un détraquement venait de se produire ; les nerfs surexcités de Thérèse avaient dominé. Laurent s'était trouvé tout d'un coup jeté en plein éréthisme nerveux ; sous l'influence ardente de la jeune femme, son tempérament était devenu peu à peu celui d'une fille secouée par une névrose aiguë. Il serait curieux d'étudier les changements qui se produisent parfois dans certains organismes, à la suite de circonstances déterminées. Ces changements, qui partent de la chair, ne tardent pas à se communiquer au cerveau, à tout l'individu.


Avant de connaître Thérèse, Laurent avait la lourdeur, le calme prudent, la vie sanguine d'un fils de paysan. Il dormait, mangeait, buvait en brute. À toute heure, dans tous les faits de l'existence journalière, il respirait d'un souffle large et épais, content de lui, un peu abêti par sa graisse. À peine, au fond de sa chair alourdie, sentait-il parfois des chatouillements. C'étaient ces chatouillements que Thérèse avait développés en horribles secousses. Elle avait fait pousser dans ce grand corps gras et mou, un système nerveux d'une sensibilité étonnante. Laurent qui, auparavant, jouissait de la vie plus par le sang que par les nerfs eut des sens moins grossiers. Une existence nerveuse, poignante et nouvelle pour lui, lui fut brusquement révélée, aux premiers baisers de sa maîtresse. Cette existence décupla ses voluptés, donna un caractère si aigu à ses joies, qu'il en fut d'abord comme affolé ; il s'abandonna éperdument à ses crises d'ivresse que jamais son sang ne lui avait procurées. Alors eut lieu en lui un étrange travail ; les nerfs se développèrent, l'emportèrent sur l'élément sanguin, et ce fait seul modifia sa nature. Il perdit son calme, sa lourdeur, il ne vécut plus une vie endormie. Un moment arriva où les nerfs et le sang se tinrent en équilibre ; ce fut là un moment de jouissance profonde, d'existence parfaite. Puis les nerfs dominèrent et il tomba dans les angoisses qui secouent les corps et les esprits détraqués.


C'est ainsi que Laurent s'était mis à trembler devant un coin d'ombre, comme un enfant poltron. L'être frissonnant et hagard, le nouvel individu qui venait de se dégager en lui du paysan épais et abruti, éprouvait les peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux. Toutes les circonstances, les caresses fauves de Thérèse, la fièvre du meurtre, l'attente épouvantée de la volupté, l'avaient rendu comme fou, en exaltant ses sens, en frappant à coups brusques et répétés sur ses nerfs. Enfin l'insomnie était venue fatalement, apportant avec elle l'hallucination. Dès lors, Laurent avait roulé dans la vie intolérable, dans l'effroi éternel où il se débattait.


Ses remords étaient purement physiques. Son corps, ses nerfs irrités et sa chair tremblante avaient seuls peur du noyé. Sa conscience n'entrait pour rien dans ses terreurs, il n'avait pas le moindre regret d'avoir tué Camille ; lorsqu'il était calme, lorsque le spectre ne se trouvait pas là, il aurait commis de nouveau le meurtre, s'il avait pensé que son intérêt l'exigeât. Pendant le jour, il se raillait de ses effrois, il se promettait d'être fort, il gourmandait Thérèse, qu'il accusait de le troubler ; selon lui, c'était Thérèse qui frissonnait, c'était Thérèse seule qui amenait des scènes épouvantables, le soir, dans la chambre. Et, dès que la nuit tombait, dès qu'il était enfermé avec sa femme, des sueurs glacées montaient à sa peau, des effrois d'enfant le secouaient. Il subissait ainsi des crises périodiques, des crises de nerfs qui revenaient tous les soirs, qui détraquaient ses sens, en lui montrant la face verte et ignoble de sa victime. On eût dit les accès d'une effrayante maladie, d'une sorte d'hystérie du meurtre. Le nom de maladie, d'affection nerveuse était réellement le seul qui convînt aux épouvantes de Laurent. Sa face se convulsionnait, ses membres se raidissaient ; on voyait que les nerfs se nouaient en lui. Le corps souffrait horriblement, l'âme restait absente. Le misérable n'éprouvait pas un repentir ; la passion de Thérèse lui avait communiqué un mal effroyable, et c'était tout.


Thérèse se trouvait, elle aussi, en proie à des secousses profondes. Mais, chez elle, la nature première n'avait fait que s'exalter outre mesure. Depuis l'âge de dix ans, cette femme était troublée par des désordres nerveux, dus en partie à la façon dont elle grandissait dans l'air tiède et nauséabond de la chambre où râlait le petit Camille. Il s'amassait en elle des orages, des fluides puissants qui devaient éclater plus tard en véritables tempêtes. Laurent avait été pour elle ce qu'elle avait été pour Laurent, une sorte de choc brutal. Dès la première étreinte d'amour, son tempérament sec et voluptueux s'était développé avec une énergie sauvage ; elle n'avait plus vécu que pour la passion. S'abandonnant de plus en plus aux fièvres qui la brûlaient, elle en était arrivée à une sorte de stupeur maladive. Les faits l'écrasaient, tout la poussait à la folie. Dans ses effrois, elle se montrait plus femme que son nouveau mari ; elle avait de vagues remords, des regrets inavoués ; il lui prenait des envies de se jeter à genoux et d'implorer le spectre de Camille, de lui demander grâce en lui jurant de l'apaiser par son repentir. Peut-être Laurent s'apercevait-il de ces lâchetés de Thérèse. Lorsqu'une épouvante commune les agitait, il s'en prenait à elle, il la traitait avec brutalité.


Les premières nuits, ils ne purent se coucher. Ils attendirent le jour, assis devant le feu, se promenant de long en large, comme le jour des noces. La pensée de s'étendre côte à côte sur le lit leur causait une sorte de répugnance effrayée. D'un accord tacite, ils évitèrent de s'embrasser, ils ne regardèrent même pas la couche que Thérèse défaisait le matin. Quand la fatigue les accablait, ils s'endormaient pendant une ou deux heures dans des fauteuils, pour s'éveiller en sursaut, sous le coup du dénouement sinistre de quelque cauchemar. Au réveil, les membres roidis et brisés, le visage marbré de taches livides, tout grelottants de malaise et de froid, ils se contemplaient avec stupeur, étonnés de se voir là, ayant vis-à-vis l'un de l'autre des pudeurs étranges, des hontes de montrer leur écœurement et leur terreur.


Ils luttaient d'ailleurs contre le sommeil autant qu'ils pouvaient. Ils s'asseyaient aux deux coins de la cheminée et causaient de mille riens, ayant grand soin de ne pas laisser tomber la conversation. Il y avait un large espace entre eux, en face du foyer. Quand ils tournaient la tête, ils s'imaginaient que Camille avait approché un siège et qu'il occupait cet espace, se chauffant les pieds d'une façon lugubrement goguenarde. Cette vision qu'ils avaient eue le soir des noces revenait chaque nuit. Ce cadavre qui assistait, muet et railleur, à leurs entretiens, ce corps horriblement défiguré qui se tenait toujours là, les accablait d'une continuelle anxiété. Ils n'osaient bouger, ils s'aveuglaient à regarder les flammes ardentes, et, lorsque invinciblement ils jetaient un coup d'œil craintif à côté d'eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents, créaient la vision et lui donnaient des reflets rougeâtres.


Laurent finit par ne plus vouloir s'asseoir, sans avouer à Thérèse la cause de ce caprice. Thérèse comprit que Laurent devait voir Camille, comme elle le voyait ; elle déclara à son tour que la chaleur lui faisait mal, qu'elle serait mieux à quelques pas de la cheminée. Elle poussa son fauteuil au pied du lit et y resta affaissée, tandis que son mari reprenait ses promenades dans la chambre. Par moments, il ouvrait la fenêtre, il laissait les nuits froides de janvier emplir la pièce de leur souffle glacial. Cela calmait sa fièvre.


Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent ainsi les nuits entières. Ils s'assoupissaient, ils se reposaient un peu dans la journée, Thérèse derrière le comptoir de la boutique, Laurent à son bureau. La nuit, ils appartenaient à la douleur et à la crainte. Et le fait le plus étrange était encore l'attitude qu'ils gardaient vis-à-vis l'un de l'autre. Ils ne prononçaient pas un mot d'amour, ils feignaient d'avoir oublié le passé ; ils semblaient s'accepter, se tolérer, comme des malades éprouvant une pitié secrète pour leurs souffrances communes.


Tous les deux avaient l'espérance de cacher leurs dégoûts et leurs peurs, et aucun des deux ne paraissait songer à l'étrangeté des nuits qu'ils passaient, et qui devaient les éclairer mutuellement sur l'état véritable de leur être. Lorsqu'ils restaient debout jusqu'au matin, se parlant à peine, pâlissant au moindre bruit, ils avaient l'air de croire que tous les nouveaux époux se conduisent ainsi, les premiers jours de leur mariage. C'était l'hypocrisie maladroite de deux fous.


La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu'ils se décidèrent, un soir, à se coucher sur le lit. Ils ne se déshabillèrent pas, ils se jetèrent tout vêtus sur le couvre-pied, craignant que leur peau ne vînt à se toucher. Il leur semblait qu'ils recevraient une secousse douloureuse au moindre contact. Puis, lorsqu'ils eurent sommeillé ainsi, pendant deux nuits, d'un sommeil inquiet, ils se hasardèrent à quitter leurs vêtements et à se couler entre les draps. Mais ils restèrent écartés l'un de l'autre, ils prirent des précautions pour ne point se heurter. Thérèse montait la première et allait se mettre au fond, contre le mur. Laurent attendait qu'elle se fût bien étendue ; alors il se risquait à s'étendre lui-même sur le devant du lit, tout au bord. Il y avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre de Camille.


Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap, et qu'ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps de leur victime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair. C'était comme un obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, le délire les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux ; ils touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil à un lambeau verdâtre et dissous, ils respiraient l'odeur infecte de ce tas de pourriture humaine ; tous leurs sens s'hallucinaient, donnant une acuité intolérable à leurs sensations. La présence de cet immonde compagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éperdus d'angoisse. Laurent songeait parfois à prendre violemment Thérèse dans ses bras ; mais il n'osait bouger, il se disait qu'il ne pouvait allonger la main sans saisir une poignée de la chair molle de Camille. Il pensait alors que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher de s'étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux.


Parfois, cependant, ils cherchaient à échanger un baiser timide pour voir ce qui arriverait. Le jeune homme raillait sa femme en lui ordonnant de l'embrasser. Mais leurs lèvres étaient si froides, que la mort semblait s'être placée entre leurs bouches. Des nausées leur venaient, Thérèse avait un frisson d'horreur, et Laurent, qui entendait ses dents claquer, s'emportait contre elle.


« Pourquoi trembles-tu ? lui criait-il. Aurais-tu peur de Camille ?… Va, le pauvre homme ne sent plus ses os, à cette heure. »


Ils évitaient tous deux de se confier la cause de leurs frissons. Quand une hallucination dressait devant l'un d'eux le masque blafard du noyé, il fermait les yeux, il se renfermait dans sa terreur, n'osant parler à l'autre de sa vision, par crainte de déterminer une crise encore plus terrible. Lorsque Laurent, poussé à bout, dans une rage de désespoir, accusait Thérèse d'avoir peur de Camille, ce nom, prononcé tout haut, amenait un redoublement d'angoisse. Le meurtrier délirait.


« Oui, oui, balbutiait-il en s'adressant à la jeune femme, tu as peur de Camille… Je le vois bien, parbleu !… Tu es une sotte, tu n'as pas pour deux sous de courage. Eh ! dors tranquillement. Crois-tu que ton premier mari va venir te tirer par les pieds, parce que je suis couché avec toi… »


Cette pensée, cette supposition que le noyé pouvait venir leur tirer les pieds, faisait dresser les cheveux de Laurent. Il continuait, avec plus de violence, en se déchirant lui-même :


« Il faudra que je te mène une nuit au cimetière… Nous ouvrirons la bière de Camille, et tu verras quel tas de pourriture ! Alors tu n'auras plus peur, peut-être… Va, il ne sait pas que nous l'avons jeté à l'eau. »


Thérèse, la tête dans les draps, poussait des plaintes étouffées.


« Nous l'avons jeté à l'eau parce qu'il nous gênait, reprenait son mari… Nous l'y jetterions encore, n'est-ce pas ?… Ne fais donc pas l'enfant comme ça. Sois forte. C'est bête de troubler notre bonheur… Vois-tu, ma bonne, quand nous serons morts, nous ne nous trouverons ni plus ni moins heureux dans la terre, parce que nous avons lancé un imbécile à la Seine, et nous aurons joui librement de notre amour, ce qui est un avantage… Voyons, embrasse-moi ! »


La jeune femme l'embrassait, glacée, folle, et il était tout aussi frémissant qu'elle.


Laurent, pendant plus de quinze jours, se demanda comment il pourrait bien faire pour tuer de nouveau Camille. Il l'avait jeté à l'eau, et voilà qu'il n'était pas assez mort, qu'il revenait toutes les nuits se coucher dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtriers croyaient avoir achevé l'assassinat et pouvoir se livrer en paix aux douceurs de leurs tendresses, leur victime ressuscitait pour glacer leur couche. Thérèse n'était pas veuve, Laurent se trouvait être l'époux d'une femme qui avait déjà pour mari un noyé.



Source: Wikisource

Retour à la rubrique feuilletons
Retour au menu