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L'ENFANT PERDU
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Illustration : Jean-François Millet. L'homme à la houe
Texte ou Biographie de l'auteur
Émile Bergerat : poète, auteur dramatique et chroniqueur français (1845 – 1923)
L’enfant perdu ;Contes féeriques et rustiques
L’ENFANT PERDU
A une portée de fusil du hameau breton que j’habite, il y a une ferme importante, appelée la Ville-Eyrnaud, du nom de son fermier, ou plutôt de sa fermière, Jacquemine Eyrnaud, car Pierre Eyrnaud est mort l’an dernier. Dieu ait son âme !
Établie dans une espèce de manoir, d’ailleurs sans caractère et d’un style hybride, la métairie se relie par de hautes futaies de châtaigniers et des allées magnifiques à cette forêt de Ponthual, sombre et légendaire, qui fut et redeviendrait, au besoin, un repaire de chouans. Un « doué », ou ruisseau aux eaux intermittentes, sépare le corps d’habitation de ses dépendances, potagers, vergers, étables et prairies ; il aboutit à un vivier devenu une canarderie tumultueuse, comique, toujours en batailles d’ailes ou de becs. Un radeau, vert de graminées, y flotte et se déplace, et c’est sur le pont rustique qui la traverse que, le soir, au soleil tombant, la mère Eyrnaud préside à la rentrée de ses vaches. Les enfants qui les mènent, avec des baguettes de coudrier, ont l’air de les pousser avec des rayons.
Puis, c’est le tour des chevaux, reconduits à l’écurie par les gars de la fermière. Elle les voit venir, blancs sur le vert bruni des sentes, écartant du garrot les éventails des fougères, et quand ils ont bu au « dormoir », chacun à leur tour, elle est contente et s’en va à la soupe.
Au loin, l’orchestre de la mer enfle ses rumeurs, et les lignes violettes des bois tremblent à l’horizon.
La mère Eyrnaud a sept enfants. Elle les a tous allaités, élevés et gardés. Elle les aime profondément. Ils l’aiment également.
— Ah vère dam, oui, par exemple !
Et, cependant, elle est toujours triste.
Nul ne peut se vanter de l’avoir vue une seule fois rire ou chanter au rouet, et non seulement depuis la mort d’Eyrnaud, mais même auparavant. Une ride, creuse comme une ornière, lui fait deux fronts sous un seul bonnet. Et ils ne savent pas, les gars, ils n’ont jamais su la cause de sa mélancolie. Eyrnaud non plus, ne l’a pas sue, le pauvre cher homme ! Quand, de son vivant, il la surprenait les yeux perdus, l’ouïe tendue au bruit des chemins et l’âme toute hors du corps, il soupirait et lui disait :
— A la fin des fins, Jacquemine, tu n’es donc pas heureuse ?
— Très heureuse, Pierre, tout va bien.
Mais elle repartait à rêver. Alors, il branlait de la tête et s’en allait fumer sa pipe au bord de la canarderie.
Une seule chose la tirait de son brouillard. Régulièrement, aux temps de la moisson, quand on embauche des gars pour les travaux de la récolte, elle s’activait. C’était elle qui recevait ceux qui venaient se proposer à la ferme, qui traitait avec eux et leur versait la bolée de cidre. Elle les examinait longuement, anxieusement, les tâtait et les faisait causer. Ceux qui avaient vingt ans étaient tous pris et acceptés, fussent-ils ivrognes avérés et fainéants reconnus. S’ils n’avaient pas d’outils, elle leur en procurait, et s’ils prolongeaient plus que de raison la sieste de quatre heures, elle empêchait Eyrnaud de les malmener.
Un jour, il en vint un qui était faible et contrefait, un pauvre « diot » comme on dit ici, plus propre à mendier son pain qu’à le gagner.
— D’où es-tu ? lui demanda Jacquemine.
— De Saint-Brieuc.
— Ton nom ?
— Je n’en ai pas. Je sommes enfant trouvé.
— Sors-tu de l’asile ?
— Da, j’en sortions, comme vous me voyez.
L’infortuné avait les vingt ans requis. La fermière devint pâle et s’accrocha à la table pour ne pas défaillir.
— Je te garde, lui dit-elle, tu vas rester ici, et je te nourrirai.
Elle s’empara du « diot », le décrassa, l’habilla et le fit coucher dans sa chambre. Il resta un mois entier à la Ville-Eyrnaud, inutile et béat ; il y serait encore si Eyrnaud ne l’avait, un soir, remis sur le chemin de Saint-Brieuc. Il retourna à l’asile, et il conta son aventure aux Enfants-Trouvés.
De telle sorte qu’à l’août suivant, il amenait quatre camarades à l’embauchage. Mais comme, sur le nombre, il n’y en avait que deux qui eussent vingt et un ans, elle envoya les deux plus jeunes à la fauche et ne garda dans la ferme que les deux autres. Quinze jours, ils y vécurent comme coqs en pâte. Jacquemine, silencieuse à l’ordinaire, les harcelait de questions bizarres, leur écartait les cheveux sur le front, leur prenait les mains et les gardait entre les siennes, allait les écouter dormir, veillait à ce que leurs vêtements fussent en bon état ; enfin, elle semblait quelque vieille poule soignant les poussins d’une autre. Quand ils partirent, elle pleura.
Pour le coup, ses sept enfants se fâchèrent, et ils lui adressèrent des reproches. Ils étaient jaloux :
— Sont-ils donc du même sang que nous, pour que tu te lamentes du départ de ces « hossouères » ? (étrangers), que tes sept enfants ne te suffisent plus ? Tu n’en as que pour eux, et les voilà dételés sans qu’ils t’aient tant seulement payée d’un « merci, madame » !
Eyrnaud mourut à la Saint-Michel dernière, et dans un mois on embauchera à la ferme, pour les moissons d’août.
Il en viendra de Pleurtruit, de Ploubalay et de Plouher, de Saint-Caast et de Saint-Jacut, des solides et des malingres, des paresseux et des braves, et Jacquemine entre eux choisira. Mais pour ce qui est de ceux de Saint-Brieuc, où est l’asile des Enfants-Trouvés, elle ne choisira pas, elle les engagera tous, et s’ils ont vingt-deux ans, ni plus ni moins, et au prix qu’ils y mettront encore. Eyrnaud n’est plus là pour parer à ce vertigo de charité. Et si les sept enfants se fâchent, les sept enfants se fâcheront, il n’en ira ni mieux ni pis, et ce sera tout comme. Voici pourquoi :
Il y a vingt-deux ans, Jacquemine n’était pas encore mariée, ni veuve. Elle s’appelait Morizot, du nom de ses père et mère, et elle était jeune fille, belle jeune fille voire : les anciens se la rappellent et ils l’ont encore dans les yeux. Sans compter qu’elle était aussi vive et chansonnière, en ce temps-là, qu’elle est, aujourd’hui, triste et taciturne. Un voyageur de commerce, qui vendait des rubans et des fanfreluches, la rencontra, une vesprée, au détour d’une sente. Il l’enjôla, lui donna des cravates de couleur et, finalement, la poussa sur une botte de paille. Ce qu’il est devenu, nul ne le sait et personne n’en a cure. Il faut que jeunesse se passe. Papa Morizot, d’ailleurs, n’en fit que rire, et la mère de même. Seulement, quand l’enfant arriva, neuf mois après, au jour requis, ils sellèrent l’âne, mirent l’enfant dans une manne et allèrent le porter à Saint-Brieuc, où il y a un hospice pour les malvenus. Au retour, ils embrassèrent leur chère Jacquemine, la soignèrent, la guérirent, et quand elle fut sur pied, fraîche comme une rose et svelte comme un jonc, ils la marièrent à Pierre Eyrnaud qui en était féru et proprement en dépérissait.
Mariage heureux s’il en fut, et fameux dans tout le pays pour la suite de ses prospérités. Ils eurent sept enfants l’un de l’autre, tous forts, bien portants et avisés, comme pas un.
Mais Jacquemine ne pense qu’à L’AUTRE, l’enfant perdu et le premier ! O terre immense, où est-il ? l’aîné, l’enfant de l’amour ?
Source: https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99enfant_perdu
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