He ! filoutons, filoutons,
Le chat et le violon.
Depuis que le monde a commencé, il y a eu deux Jérémie. L'un a écrit
une Jérémiade sur l'usure, et s'appela Jérémie Bentham. Il a été fort
admiré de M. John Neal[54], et fut un grand homme dans un petit genre.
L'autre a donné son nom a la plus importante des sciences exactes et
fut un grand homme dans un grand genre — je puis dire : dans le plus
grand des genres. [ 139 ]
La filouterie — ou l'idée abstraite exprimée par le verbe filouter
est assez claire. Cependant le fait, l'action, la chose est quelque peu
difficile à définir. Nous pouvons toutefois arriver à une conception
passable du sujet, en définissant, non la chose elle-même, mais
l'homme, comme un animal qui filoute. Si Platon avait songé à cela, il
se fut épargné l'affront du poulet déplumé.
On demandait fort pertinemment à Platon pourquoi un poulet déplumé,
ou ce qui revient très clairement au même, « un bipède sans plumes » ne
serait pas, selon sa propre définition, un homme ? Mais je n'ai pas à
craindre de m'entendre poser une semblable question. L'homme est un
animal qui filoute, et il n'y a pas d'autre animal qui filoute que
l'homme. Une cage entière de poulets déplumés n'entamerait pas ma
définition.
Ce qui constitue l'essence, la nature, le principe de la filouterie
est, de fait, un caractère tout particulier à l'espèce de créatures qui
portent jaquettes et pantalons. Une corneille dérobe, un renard
escroque, une belette friponne ; un homme filoute. Filouter [ 140 ]
est sa destinée. « L'homme a été fait pour pleurer », dit le poète.
Mais non ; il a été fait pour filouter. C'est là son but, son objet, sa
fin. C'est pour cela, que lorsqu'un homme a été filouté, on dit qu'il est refait.
La filouterie, bien analysée, est un composé, dont les ingrédients
sont : la minutie, l'intérêt, la persévérance, l'ingéniosité, l'audace,
la nonchalance, l'originalité, l'impertinence et la grimace.
Minutie. — Notre filou est méticuleux. Il opère sur une
petite échelle. Son affaire, c'est le détail ; il lui faut de l'argent
comptant ou un papier bien en règle. Si par hasard il est tenté de se
lancer dans quelque grande spéculation, alors il perd aussitôt ses
traits distinctifs, et devient ce que l'on appelle « un financier. » Ce
dernier mot implique tout ce qui constitue la filouterie, excepté que
le financier travaille en grand. Un filou peut donc être regardé comme
un banquier in petto — et une opération financière, comme une
filouterie à Brobdignag. L'un est à l'autre ce qu'Homère est à Flaccus,
— un mastodonte à une souris, la [ 141 ] queue d'une comète à celle d'un cochon.
Intérêt. — Notre filou est uniquement guidé par l'intérêt. Il dédaigne la filouterie pour le pur amour
de la filouterie. Il a toujours un objet en vue ; — sa poche — et la
vôtre. Il est toujours à l'affût d'une chance décisive. Il ne voit que
le nombre un. Vous êtes le nombre deux, vous devez prendre garde à vous.
Persévérance. — Notre filou est persévérant. Il ne se laisse
pas facilement décourager. La terre lui manquât-elle sous les pieds, il
ne s'en inquiète pas, il poursuit imperturbablement son but, et
ainsi ne laissera-t-il jamais aller sa partie.
Ingéniosité. — Notre filou est ingénieux. Il a la bosse de la
constructivité. Il saisit bien un plan. Il sait inventer et
circonvenir. Si Alexandre n'avait pas été Alexandre, il eût voulu être
Diogène. S'il n'était pas un filou, il serait fabricant de [ 142 ] souricières brevetées, ou pêcheur de truites à la ligne.
Audace. — Notre filou est audacieux. C'est un homme hardi. Il
porte la guerre en pleine Afrique. Il emporte tout d'assaut. Il ne
craindrait pas les poignards de Frei-Herren. Avec, un peu plus de
prudence, Dick Turpin aurait fait un excellent filou ; Daniel O'Connel,
avec un peu moins de blague ; et Charles XII, avec une livre ou deux de
cervelle de plus dans la tête.
Nonchalance. — Notre filou est nonchalant. Il n'est pas du tout nerveux. Il n'a jamais eu
de nerfs. Il ne sait pas ce que c'est que l'émoi. On peut le mettre
hors de la maison par la porte, mais non hors de lui-même. Il est froid
— froid comme un concombre. Il est calme — « calme comme un sourire de
Lady Bury ». Il est souple — souple comme un vieux gant, ou les
demoiselles de l'ancienne Baïes.
Originalité. — Notre filou est original — consciencieusement
original. Ses pensées sont bien à lui. Il dédaignerait d'employer
celles d'un autre. Il a en aversion les trucs éventés. Il rendrait
plutôt une [ 143 ] bourse, j'en suis sûr, s'il découvrait qu'il la doit à une filouterie qui ne soit pas originale.
Impertinence. — Notre filou est impertinent. Il fait le
crâne. Il met les poings sur les rognons. Il fourre ses mains dans les
poches de son pantalon. Il ricane à votre barbe. Il marche sur vos
cors. Il mange votre dîner, il boit votre vin, il vous emprunte votre
argent, il vous tire le nez, il donne des coups de pied à votre
chienne, et il embrasse vôtre femme.
Grimace. — Le vrai filou termine toutes ses opérations par
une grimace. Mais personne ne la voit que lui. Il grimace, lorsque sa
tâche du jour est remplie — quand ses divers travaux sont accomplis —
le soir dans sa chambre, et uniquement pour son amusement particulier.
Il arrive chez lui. Il ferme sa porte. Il se déshabille. Il éteint sa
chandelle. Il se met au lit. Il étend sa tête sur l'oreiller. Après
quoi, notre filou fait sa grimace. Ce n'est pas une hypothèse. Rien de plus naturel. Je raisonne à priori, et dis qu'un filou ne serait pas un filou sans sa grimace.
On peut faire remonter l'origine de la filouterie à [ 144 ]
l'enfance de la race humaine. Adam fut peut-être le premier filou. En
tout cas, nous pouvons suivre les traces de cette science jusqu'à une
très haute antiquité. Il est vrai que les modernes l'ont amenée à un
degré de perfection que n'auraient jamais rêvée les têtes dures de nos
ancêtres. Sans m'arrêter à parler des « vieilles scies », je me
contenterai de présenter un résumé de quelques-uns « des cas les plus
modernes. »
Voici une excellente filouterie. Une maîtresse de maison a besoin
d'un sofa. Elle va visiter plusieurs magasins de meubles. Elle arrive
enfin dans un magasin bien assorti. A la porte, un individu poli et
ayant la langue bien pendue l'accoste et l'invite à entrer. Elle trouve
un sofa qui fait parfaitement son affaire ; elle en demande le prix, et
se trouve surprise et enchantée à la fois d'entendre articuler une
somme de vingt pour cent au moins au dessous de son attente. Elle se
hâte de conclure le marché, prend une facture et un reçu, laisse son
adresse, en priant d'envoyer l'article à la maison le plus tôt
possible, et se retire pendant que le marchand se confond [ 145 ]
en révérences et en salutations. La nuit vient, et point de sofa. Le
jour suivant se passe, et toujours rien. Un domestique va s'enquérir
des causes de ce retard. On n'a connaissance d'aucun marché. Il n'y a
point eu de sofa de vendu, point d'argent de reçu — excepté par le
filou, qui a fort bien joué le rôle du marchand.
Nos magasins de meubles sont abandonnés sans surveillance à la merci
du premier venu ; ce qui donne toute facilité pour des tours de cette
espèce. Les passants entrent, regardent les marchandises, et partent
sans qu'on les ait remarqués ni vus. Si quelqu'un désire faire une
acquisition, ou s'enquérir du prix d'un article, une cloche est là sous
la main, et cette précaution paraît amplement suffisante.
Autre filouterie fort respectable. Un individu bien mis entre dans
une boutique ; il y fait une emplette de la valeur d'un dollar. Mais à
son grand regret, il s'aperçoit qu'il a laissé son portefeuille dans la
poche d'un autre habit. Il dit donc au boutiquier : « Cela ne fait
rien, mon cher monsieur ; vous m'obligerez en envoyant le paquet à la
maison. Mais attendez. Je crois [ 146 ]
bien qu'il n'y a pas à la maison de monnaie inférieure à une pièce de
cinq dollars. Vous pouvez donc envoyer avec le paquet quatre dollars
pour le change. » — « Très bien, monsieur, » répond le boutiquier,
concevant aussitôt une grande idée de la haute délicatesse de sa
pratique. « J'en connais, » se dit-il à lui-même, « qui auraient mis la
marchandise sous leur bras, et seraient partis en promettant de revenir
payer le dollar en passant dans l'après-midi. »
Il envoie un garçon avec le paquet et la monnaie. En chemin, tout à
fait accidentellement, celui-ci est rencontré par l'acheteur, qui
s'écrie :
« Ah ! c'est mon paquet, n'est-ce pas ? — Je croyais qu'il était
depuis longtemps à la maison. Allez, allez ! Ma femme, mistress
Trotter, vous donnera les cinq dollars — je lui ai laissé des
instructions à cet effet. Mais vous pourriez aussi bien me donner la
monnaie — j'aurai besoin de quelque argent pour la poste. Très bien !
Un, deux... cette pièce est-elle bonne ? — trois, quatre — Parfaitement
bien ! Dites à Mme Trotter que vous m'avez rencontré et maintenant
allez [ 147 ] et ne vous amusez pas en chemin. »
Le garçon ne s'amuse pas du tout — mais il perd beaucoup de temps
avant de revenir de sa commission. Pas plus de Mme Trotter que sur la
main. Il se console toutefois en se disant qu'après tout il n'a pas été
assez sot pour laisser les marchandises sans l'argent ; il rentre à la
boutique l'air fort satisfait de lui-même, et ne peut s'empêcher de se
sentir blessé et indigné quand son maître lui demande ce qu'il a fait
de la monnaie.
Voici une filouterie tout à fait simple. Un vaisseau est sur le
point de mettre à la voile. Un individu à l'air officiel se présente au
capitaine avec une facture des frais de ville extraordinairement
modérée. Enchanté de s'en tirer à si bon compte, et ne sachant auquel
entendre, le capitaine s'acquitte en toute hâte. Au bout d'un quart
d'heure, une seconde facture, et celle-ci moins raisonnable, lui est
présentée par un autre individu qui lui a bientôt fait comprendre que
le premier receveur était un filou, et la première recette une
filouterie.
En voici une autre à peu près semblable. [ 148 ]
Un bateau à vapeur est sur le point de larguer. Un voyageur, son
porte-manteau à la main, accourt de toutes ses forces du côté de
l'embarcadère. Tout à coup, il s'arrête tout court, et ramasse avec une
grande agitation quelque chose sur le sol. C'est un portefeuille. « Qui
a perdu un portefeuille ? » se met-il à crier. Personne ne peut assurer
avoir perdu son portefeuille ; mais l'émotion est vive, quand on
apprend que la trouvaille est de valeur. Le bateau, cependant, ne peut
attendre.
« Le temps et la marée n'attendent personne, » crie le capitaine.
« Pour l'amour de Dieu, encore quelques minutes ! » dit l'auteur de la trouvaille ; « le vrai propriétaire va se présenter. »
« On ne peut attendre ! » réplique le capitaine ; « larguez, entendez vous ! »
« Que vais-je donc faire ? » demande l'homme, en grande peine. « Je
vais quitter le pays pour quelques années, et je ne puis en conscience
garder cette somme énorme en ma possession. — Pardon, monsieur,
(s'adressant à un gentilhomme sur la rive) mais vous m'avez l'air d'un
honnête homme. Voulez-vous me rendre le [ 149 ]
service de vous charger de ce portefeuille — je vois que je puis me
fier à vous — et de le faire publier ? Les billets, vous le voyez,
montent à une somme fort considérable. Le propriétaire, sans aucun
doute, tiendra à vous récompenser de votre peine. »
« Moi ? — non, vous ! C'est vous qui l'avez trouvé. »
« Oui, si vous y tenez. — Je veux bien accepter un léger retour —
uniquement pour faire taire vos scrupules. Voyons — ces billets sont
tous des billets de mille — Dieu me bénisse ! un millier de dollars
serait trop — cinquante seulement, c'est bien assez ! »
« Larguez ! » dit le capitaine.
« Mais je n'ai pas la monnaie de cent, et en somme, vous feriez mieux.... »
« Larguez ! » dit le capitaine.
« Attendez donc ! » crie le gentilhomme qui vient d'examiner pendant
la dernière minute son propre portefeuille. « Attendez donc ! J'ai
votre affaire. Voici un billet de cinquante sur la banque du North
America. — donnez-moi le portefeuille. »
Le toujours très consciencieux auteur de la trouvaille prend le billet de cinquante [ 150 ]
avec une répugnance marquée, et jette au gentilhomme le portefeuille,
pendant que le steamboat fume et siffle en s'ébranlant. Une demi-heure
après son départ, le gentilhomme s'aperçoit que « les valeurs
considérables » ne sont que des billets faux, et toute l'histoire une
pure filouterie.
Voici une filouterie hardie. Un champ de foire, ou quelque chose
d'analogue doit se tenir dans un endroit où l'on n'a accès que par un
pont libre. Un filou s'installe sur ce pont, et informe
respectueusement tous les passants de la nouvelle loi qui vient
d'établir un droit de péage d'un centime par tête d'homme, de deux
centimes par tête de cheval ou d'âne, et ainsi de suite... Quelques-uns
grondent, mais tous se soumettent, et le filou rentre chez lui plus
riche de quelque cinquante ou soixante dollars bien gagnés. Il n'y a
rien de plus fatigant que de percevoir un droit de péage sur une grande
foule.
Une habile filouterie est celle-ci. L'ami d'un filou garde une
promesse de paiement, remplie et signée en due forme sur billet
ordinaire imprimé à l'encre rouge. Le filou se procure une ou deux
douzaines [ 151 ]
de ces billets en blanc, et chaque jour en trempe un dans sa soupe, le
présente à son chien qui saute après, et finit par le lui donner en bonne bouche. Le temps de l'échéance arrivant, le filou et son chien vont
trouver l'ami, et l'engagement devient le sujet de la discussion. L'ami
tire le billet de son secrétaire, et fait le geste de le présenter au
filou, quand le chien saute sur le billet et le dévore. Le filou est
non seulement surpris, mais vexé et furieux de la conduite absurde de
son chien, et proteste qu'il est prêt à faire honneur à son obligation
— aussitôt qu'on pourra en fournir une preuve évidente.
Voici une filouterie assez mesquine. Une dame est insultée dans la
rue par le compère d'un filou. Le filou lui-même vole au secours de la
dame, et, après avoir rossé son ami d'importance, insiste pour
accompagner la dame jusqu'à sa porte. Il s'incline, la main sur son
coeur, et lui dit très respectueusement adieu. La dame invite son
sauveur à la suivre, disant qu'elle va le présenter à son grand frère
et à son papa. Le sauveur soupire et décline l'invitation. « N'y a-t-il
donc aucun moyen, [ 152 ] murmure-t-elle, de vous prouver ma reconnaissance ? »
« Si, madame, il y en a un. Veuillez être assez bonne pour me prêter une couple de shillings. »
Dans la première émotion du moment, la dame songe à disparaître
sur-le-champ. Après y avoir pensé deux fois, cependant, elle ouvre sa
bourse et s'exécute. C'est là, dis-je, une filouterie mesquine — car il
faut que la moitié de la somme empruntée soit payée au monsieur qui a
eu la peine d'insulter la dame, et d'être rossé par dessus le marché
pour l'avoir insultée.
Autre filouterie mesquine, mais toujours scientifique. Le filou
s'approche du comptoir d'une taverne et demande deux cordes de tabac.
On les lui donne, quand tout à coup après les avoir rapidement
examinées, il se met à dire :
« Ce tabac n'est pas de mon goût. Reprenez-le et donnez-moi à la place un verre de grog. »
Le grog servi et avalé, le filou gagne la porte pour s'en aller. Mais la voix du tavernier l'arrête : [ 153 ]
« Je crois, monsieur, que vous avez oublié de payer votre grog. »
« Payer mon grog ! — Ne vous ai-je pas donné le tabac en retour ? Que vous faut-il de plus ? »
« Mais, s'il vous plaît, monsieur je ne me souviens pas que vous ayez payé le tabac. »
« Que voulez-vous dire par là, coquin ? — Ne vous ai-je pas rendu
votre tabac ? Attendez-vous que je vous paie ce que je n'ai pas pris ?
« Mais, monsieur, » dit le marchand, ne sachant plus que dire, « mais, monsieur... »
« Il n'y a pas de mais qui tienne, monsieur, » interrompt le filou,
faisant semblant d'entrer dans une grande colère, et fermant la porte
avec violence derrière lui, « il n'y a pas de mais qui tienne, nous
connaissons vos tours d'escamotage. »
Voici encore une très habile filouterie, qui se recommande surtout
par sa simplicité. Une bourse a été perdue ; et celui qui l'a perdue
fait insérer dans les journaux du jour un avertissement accompagné
d'une description très détaillée. [ 154 ]
Aussitôt notre filou de copier les détails de l'avertissement, en
changeant l'en-tête, la phraséologie générale, et l'adresse. Par
exemple, l'original, long et verbeux, porte cet en-tête : « Un
portefeuille perdu ! » et invite à déposer l'argent, quand on l'aura
trouvé, au n° 1 de Tom Street.
La copie est brève ; elle porte en tête ce seul mot « perdu » et
indique le n° 2 ou le n° 3 de Harry ou Dick Street, comme l'endroit où
l'on peut voir le propriétaire. Cette copie est insérée au moins dans
cinq ou six journaux du jour, de telle sorte qu'elle ne paraisse que
peu d'heures après l'original. Dût-elle tomber sous les yeux de celui
qui a perdu la bourse, c'est à peine s'il pourrait se douter qu'elle a
quelque rapport avec son infortune. Mais naturellement, il y a cinq ou
six chances contre une que celui qui l'aura trouvée se présente à
l'adresse donnée par le filou plutôt qu'à celle du légitime
propriétaire. Le filou paie la récompense, met l'argent dans sa poche
et file.
Voici une filouterie qui a beaucoup d'analogie avec la précédente. Une dame du grand ton a laissé glisser dans la rue [ 155 ]
une bague de diamant d'un prix exceptionnel. Elle offre à celui qui la
retrouvera quarante ou cinquante dollars de récompense — elle fait dans
son annonce une description détaillée de la pierre et de sa monture, et
déclare qu'elle paiera instantanément la récompense promise à
celui qui la rapportera au n° tant, dans telle avenue, sans lui poser
la moindre question. Un jour ou deux après, la dame étant absente de
son logis, on sonne au n° tant dans l'avenue indiquée. Une servante
paraît ; l'inconnu demande la dame de la maison ; en apprenant qu'elle
est absente, il s'étonne et manifeste le plus poignant regret. C'est
une affaire d'importance qui concerne personnellement la maîtresse du
logis. En effet il a eu la bonne fortune de trouver sa bague de
diamant. Mais peut-être fera-t-il bien de revenir une autrefois. « Pas
du tout ! » dit la servante : « pas du tout ! » disent en choeur la
soeur et la belle-soeur de la dame qu'on a appelées sur les
entrefaites. L'identité de la bague est bruyamment constatée, la
récompense payée, et l'homme de détaler au plus vite. La dame rentre,
et manifeste à sa soeur [ 156 ]
et à sa belle-soeur quelque mécontentement de ce qu'elles aient payé
quarante ou cinquante dollars un fac-simile de sa bague — un fac-simile
fait de vrai similor et d'un infâme strass.
Mais comme les filouteries n'ont pas de fin, cet essai ne finirait
jamais, si je voulais seulement indiquer les variétés et les formes
infinies dont cette science est susceptible. Il faut cependant
conclure, et je ne saurais mieux le faire, qu'en racontant sommairement
une filouterie fort décente et assez bien étudiée dont notre ville a
été dernièrement le théâtre, et qui s'est reproduite depuis avec succès
dans d'autres localités de plus en plus florissantes de l'Union.
Un homme entre deux âges arrive dans une ville, venant on ne sait
d'où. Il paraît remarquablement précis, cauteleux, posé, réfléchi dans
ses démarches. Sa tenue est scrupuleusement irréprochable, mais simple
et sans ostentation. Il porte une cravate blanche, une ample redingote,
qui ne vise qu'au confort, de sérieuses chaussures à épaisses semelles,
et des pantalons sans sous-pied. Il a tout l'air, en réalité, [ 157 ] d'un aisé, économe, exact et respectable homme d'affaires — l'homme d'affaires par excellence, un de ces hommes durs et âpres à l'extérieur, mais doux à l'intérieur, tels que nous en voyons dans la haute comédie
— personnages dont les paroles sont autant d'engagements, et qui sont
connus pour répandre d'une main les guinées en charités, tandis que
de l'autre, quand il s'agit de transaction commerciale, ils se font
escompter jusqu'à la dernière fraction d'un farthing.
Il fait beaucoup de bruit pour découvrir une pension à son gré. Il
déteste les enfants. Il est accoutumé à la tranquillité. Ses habitudes
sont méthodiques — il s'établirait de préférence dans une petite
famille respectable, et ayant de pieuses inclinations. Les conditions
ne sont pas une question — il n'insiste que sur un point : c'est qu'on
lui présentera sa quittance le premier de chaque mois (on est alors au
deux du mois), et lorsqu'enfin il a trouvé ce qu'il lui faut, il prie
sa propriétaire de ne pas oublier ses instructions sur ce point, de lui
envoyer sa facture et son reçu à dix heures précises le premier jour de chaque [ 158 ] mois, et jamais le second sous aucun prétexte.
Ces arrangements pris, notre homme d'affaires loue un bureau dans un
quartier plutôt respectable que fashionable de la ville. Il ne méprise
rien tant que les prétentions. « Quand il y a tant de montre, » dit-il,
« il est rare qu'il y ait quelque chose de solide dessous, » —
observation qui fait une si profonde impression sur l'esprit de sa
propriétaire, qu'elle l'écrit au crayon en guise de memorandum dans sa
grande Bible de famille, sur la large marge des Proverbes de Salomon.
Puis il fait faire des annonces dans le genre de celle qui suit,
dans les principales maisons de publicité à six pennies — celles à un
sou, il les dédaigne comme peu respectables, et comme se faisant payer
leurs annonces à l'avance. Un des points de la profession de foi de
notre homme d'affaires, c'est que rien ne doit se payer avant d'être
fait.
DEMANDE. — Les soussignés, sur le point de commencer des opérations
d'affaires très étendues dans cette ville, réclament les services de
trois ou quatre secrétaires intelligents [ 159 ]
et compétents, à qui il sera fait de larges appointements. On exige les
meilleures recommandations, plus encore pour l'honnêteté que pour la
capacité. Comme les affaires en question impliquent de hautes
responsabilités, et que des sommes considérables doivent nécessairement
passer par les mains de ces employés, il a semblé opportun de demander
à chacun des secrétaires engagés un dépôt de cinquante dollars. Inutile
donc de se présenter, si l'on ne peut verser cette somme entre les
mains des soussignés, ni fournir les témoignages de moralité les plus
satisfaisants. On préférerait des jeunes gens ayant de pieuses
inclinations. On pourra se présenter entre dix et onze heures du matin,
et entre quatre et cinq de l'après-midi, chez Messieurs
Au 31 du mois, cette annonce avait amené à l'office de MM. Bogs,
Hogs, Logs, Frogs et Compagnie, quinze ou vingt jeunes gens ayant de
pieuses inclinations. [ 160 ]
Mais notre homme d'affaires n'est pas pressé de conclure avec l'un ou
avec l'autre — un homme d'affaires ne se presse jamais — et ce n'est
qu'après le plus sévère examen des pieuses inclinations de chacun des
postulants que ses services sont agréés, et les cinquante dollars
reçus, uniquement à titre de sage précaution, sous la respectable
signature de MM. Bogs, Logs, Frogs et Compagnie. Le matin du premier
jour du mois suivant, la propriétaire ne présente pas sa quittance
selon sa promesse — grave négligence pour laquelle le respectable chef
de la maison qui finit en Ogs l'aurait sans doute sévèrement
réprimandée, s'il avait pu se laisser entraîner à rester dans la ville
un ou deux jours de plus dans ce dessein.
Quoi qu'il en soit, les constables ont un mauvais quart d'heure à
passer, bien des pas à faire en tout sens, et tout ce qu'ils peuvent
faire, c'est de déclarer que l'homme d'affaires, était dans toute la
force du terme, un « hen knee high, » locution que quelques personnes
traduisent par N.E.I. initiales sous lesquelles il faudrait lire la
phrase [ 161 ] classique Non Est Inventus[56].
En attendant, les jeunes secrétaires se sentent un peu peu moins
inclinés à la piété qu'auparavant, pendant que la propriétaire achète
un morceau de la meilleure gomme élastique Indienne de la valeur d'un
shilling, et met tous ses soins à effacer le mémorandum au crayon écrit
par quelque folle dans sa grande Bible de famille, sur la large marge
des Proverbes de Salomon.