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LA STATION BAUREGARD

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Note : Disciple d'Épicure s'il en est, Denis Nerincx est, avant tout, un grand amateur de la vie, gastronome et fin cuisinier à ses heures. C'est pourquoi, il se plaît à décrire des situations inattendues, où se mêlent adroitement le chaud et le froid, le suave et l'amer, toutes ces épices et condiments qui mettent en exergue la réalité, parfois acerbe, de notre vécu mais aussi la douceur irréelle de nos rêves. C'est par un style et un ton très directs qu'il vous met en présence de certains dilemmes et interdits. De son regard cynique sur les vicissitudes de la vie sont nés ses autres textes. Souvent déroutants, ils vous feront saliver comme le feraient des bonbons acidulés. Au gré de ses foisonnantes passions, il vous emmène dans son monde, situé aux confins du vôtre, où le réel frôle le rêve que d'aucuns réalisent parfois.

Illustration : http://commons.wikimedia.org/wiki/Image:Tile_Hill_train_727.jpg
http://commons.wikimedia.org/wiki/Image:NYC_subway_Pennsylvania_41.JPG





Texte ou Biographie de l'auteur

Denis Nerincx

La station Bauregard,


Le crachin, cette bruine qui pénétrait les os sans pour autant mouiller l'imperméable. C'était la triste météo de cette journée. Le ciel était bas, très bas. La bouche de métro n'était pas loin, son entrée s'esquissait au regard.

Pas de chance ! Le premier escalator était à l'arrêt. Un panneau annonçait au vent discret : « Avis aux voyageurs. Pour garantir votre sécurité cet escalator est momentanément hors service pour entretien. »

Les quelques marches descendues, des commerces égayaient la mezzanine de leurs couleurs, comme dans la plupart des stations. Une odeur de gaufre chaude y côtoyait habilement le fumet du quart de pizza réchauffée qui triturait les narines et soulevait l'estomac d'une pointe de désir ou de dégoût.

Le second escalator fonctionnait. Il permettait à l'usager, passager, client, voyageur de se rendre sur le quai sans se fatiguer. Celui-ci était noir de monde. Oh ! Non, pas des gens de couleur mais une affluence habituelle à l'heure où les bureaux s'endormaient. Les gens s'entremêlaient et se démêlaient au fur et à mesure des passages des multiples rames sur ce tronçon commun.

Deux mémères étaient tout excitées car le métropolitain avait du retard et elles risquaient de rater leur correspondance. Près d'elles, un groupe de blacks dansait au rythme assourdissant des sons diffusés par leurs MP3 qui, malgré les oreillettes, laissaient filtrer une musique avant-gardiste. Enfin, on n'entendait que les basses et les « tchic-boum, tchic-boum, tchic-boum » qui s'entrechoquaient en une symphonie immature.



« Communication de service. L'agent 80-13 est prié de contacter le dispatching au poste 60-12. »



Sur le quai, il fallait rejoindre l'endroit de la rame qui se présenterait exactement devant l'escalier de la station de destination, question de gagner du temps, deuxième voiture, troisième porte. Bon ! En avant, fendre la foule agglutinée le long de la voie, conquérir et défendre sa position. Ce n'était pas acquis ! Les places étaient chères à cette heure-ci. Une dame âgée ne prétendait pas bouger d'un iota, arguant qu'il y avait bien d'autres espaces sur le quai. Elle avait raison, mais se faufiler juste à l'endroit où la porte s'ouvrirait était un geste précis et calculé.



« Avis aux voyageurs. Des événements indépendants de notre bonne volonté perturbent le trafic de la ligne 3. Nous mettons tout en œuvre pour remédier à ces problèmes et vous prions de bien vouloir nous en excuser. »



C'était bien évidemment la ligne la plus fréquentée. La voix synthétique de l'hôtesse résonna encore dans tous les haut-parleurs et fit frémir d'impatience quelques passagers angoissés. Les usagers firent la moue. Ils savaient que leur délai d'attente serait compris dans une fourchette variant entre trois et vingt minutes selon qu'il s'agisse d'une panne légère ou d'un quidam qui se serait jeté sur les voies.

Un grand vent annonça l'arrivée du métro de la ligne 3. C'était comme s'il repoussait une grosse brassée d'air pollué devant lui. Les freins crissèrent et sifflèrent. Il s'arrêta, prêt à échanger sa cargaison pour une autre. Il oscilla de droite à gauche suivant imperceptiblement le mouvement imprimé par l'humaine transhumance.

La rame repartait moins remplie qu'à son arrivée. Se placer debout, appuyé sur le dos d'une rangée de sièges, profiter d'une vue imprenable sur les passagers et, se faire une idée des gens qui allaient faire partie du voyage. Mais une idée seulement, subjective, soumise aux caprices de la pensée du moment.

Ici, sous terre, à l'intérieur du boyau, il ne pleuvait pas et les gouttelettes étaient remplacées par des parfums aux senteurs étranges, trop connues. La nuit allait bientôt manger le jour. Les fragrances matinales avaient cédées leurs places aux relents nauséabonds de la proximité, de la transpiration corporelle, de toutes ces odeurs qui marquaient la fin de la journée et auguraient d'un repos bien mérité.

Adossée à la porte, une jeune maman portait son bébé de quelques mois sur le ventre dans un kangourou. L'enfant dormait à poings fermés et ne bougeait pas. Elle le regardait, l'entourait d'amour et de tendresse, lui souriait, ajustait son bonnet. Visiblement heureuse, elle respirait la joie de vivre.

Un vieil homme tentait désespérément de s'accrocher à la main courante mais il tanguait comme s'il était en pleine mer. Il faut dire que le train roulait vite et amorçait ses virages frénétiquement.

Entre la maman et le vieillard, un adolescent enfonça ses oreillettes et brancha son I-pod. Les accords d'une guitare virtuelle se propagèrent aux oreilles de tous les voyageurs. Mais comment pouvait-il écouter une telle musique ? Et lui qui accompagnait de mouvements de la tête, rythmait ces vomissements métalliques qui se dispersaient en une cacophonie inaudible.

Sur la banquette, une jeune fille au regard doux, aux longs cheveux châtains, de longs doigts, caressait son havresac qu'elle venait de placer devant elle, sur son ventre, afin de pouvoir s'appuyer contre le dossier du siège en tissu aux couleurs de la société de transports. Le métro s'arrêta et le flux migratoire reprit de plus belle. Nouveau bercement de la rame en un roulis orchestré. Un sifflement criard prévint de la fermeture imminente des portes. Deux personnes sautèrent littéralement à l'intérieur, presque coincées par la fermeture de celles-ci.

La fille au sac à dos détourna ses jambes pour laisser passer un monsieur corpulent qui s'assit à sa droite. Il prit beaucoup de place et s'installa comme il pu. Dans son mouvement il coinça, en dessous de sa cuisse gauche, un cordon qui dépassait du sac de la jeune femme qui n'y prêta aucune attention. Elle était concentrée sur le plan du trajet qu'effectuera le convoi et s'en trouva manifestement rassurée.

Au départ de la rame, le petit vieux lâcha la main courante et se retrouva plaqué contre le dos de la banquette. Elle le regarda, attendrie et lui adressa un furtif clin d'œil assorti d'un large sourire. Le jeune homme augmenta le volume de son lecteur et partageait ainsi ses goûts musicaux à l'ensemble du wagon. La femme au bébé trouva une place assise en bout de voiture.

C'est alors que le convoi s'arrêta brutalement. Le frein d'urgence avait été actionné, automatiquement ou manuellement, personne ne le saurait. En quelques secondes, le train s'immobilisa, entraînant l'ensemble des passagers dans une chorégraphie de « vers l'avant tout le monde » inéluctable et parfaitement synchronisée.

La demoiselle au sac serra celui-ci contre son ventre des deux mains.

En quelques mètres, le temps se figea l'espace d'un instant. Les lumières s'éteignirent et le wagon fut plongé dans la pénombre. Seuls deux néons placés le long de la voie, éclairèrent, de leur lumière blafarde et diffuse, l'intérieur de la voiture.

La voix du conducteur se voulu rassurante et formelle :

« Avis aux passagers. Suite à une panne de signalisation, nous sommes obligés de suivre les procédures de sécurité avant de redémarrer. Nous repartons dans quelques instants. »

L'ado, assourdi par sa musique, jeta un regard hébété autour de lui, n'ayant pas entendu le message ; le petit vieux rajusta son trench-coat et son chapeau, il en avait vu d'autres. La jeune maman réconforta son bébé et lui caressa le visage. La fille au sac à dos commença à transpirer, croisa et décroisa ses jambes d'un air inquiet.

Dans le wagon, quelques personnes ouvrirent les vitres pour y faire entrer de l'air frais. Ce ne fut pas une bonne idée. Le freinage d'urgence avait dégagé une forte odeur de vieux cuir et de plastique brûlé intimement mélangés. Certains passagers furent incommodés et paniquèrent, pensant qu'il y avait le feu quelque part.

La fille au sac gris transpira de plus en plus. Elle concentra son regard sur le plan des stations. Le convoi était tout proche d'une « gare de jonction ». A l'extérieur, un feu rouge était bien visible, la station ne se trouvait qu'à quelques mètres, une cinquantaine tout au plus. Ses yeux parcouraient le couloir sombre qui entourait la rame et ses passagers. Elle semblait manquer d'air.

D'un coup, elle se leva pour se rapprocher de la vitre ouverte, le cordon de son sac resta accroché en dessous de la cuisse de son voisin. On perçu un « clic » subtil. Son regard fit le tour du wagon en une fraction de seconde et trahit sa pensée. « Non ! C'est trop tôt ! »



« Avis aux voyageurs. Des événements indépendants de notre bonne volonté perturbent le trafic de la ligne 3. Nous mettons tout en œuvre pour remédier à ces problèmes le plus rapidement possible et nous vous prions de bien vouloir nous en excuser. »



« Communication de service. Les agents de sécurité 20-15 et 60-18 sont instamment priés de contacter leur dispatching. »



« Avis à notre clientèle. Des événements indépendants de notre bonne volonté perturbent le trafic de la ligne 3. La station Bauregard est fermée par ordre de police. Nous vous prions de bien vouloir nous excuser pour ces désagréments et mettons tout en œuvre pour rétablir la circulation dès que possible. »



« Votre attention s'il vous plaît. Nous vous avisons que la circulation des trains est interrompue sur toute la partie Nord du réseau. Nous prions les passagers de rejoindre un véhicule en surface. »

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