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PARADOXE SUR LE COMéDIEN
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Le Paradoxe sur le comédien est un ouvrage de réflexions sur le théâtre rédigées par Denis Diderot entre 1773 et 1777.
Diderot s'oppose à l'opinion courante qui suppose que, pour être convaincant, le comédien doit ressentir les passions qu'il exprime. Diderot soutient au contraire qu'il ne s'agit que de manifestations des émotions : il faut donc faire preuve de sang froid afin d'étudier ces passions, pour ensuite les reproduire.
En effet, Diderot expose deux sortes de jeux d'acteurs:
Jouer d'âme, qui consiste à ressentir les émotions que l'on joue.
Jouer d'intelligence, qui repose sur le paraître. Les émotions jouées se lisent sur le visage de l'acteur, mais ce dernier ne les ressent absolument pas.
Source: Wikipedia
Texte ou Biographie de l'auteur
Le Paradoxe sur le comédien
Premier Extrait
- Je vous entends ; vous faites un récit en société ; vos entrailles s'émeuvent, votre voix s'entrecoupe, vous pleurez. Vous avez, dites-vous, senti et très vivement senti. J'en conviens ; mais vous y êtes-vous préparé ? Non. Parliez-vous en vers ? Non. Cependant vous entraîniez, vous étonniez, vous touchiez, vous produisiez un grand effet. Il est vrai. Mais portez au théâtre votre ton familier, votre expression simple, votre maintien domestique, votre geste naturel, et vous verrez combien vous serez pauvre et faible. Vous aurez beau verser des pleurs, vous serez ridicule, on rira. Ce ne sera pas une tragédie, ce sera une parade tragique que vous jouerez. Croyez-vous que les scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire, même de Shakespeare, puissent se débiter avec votre voix de conversation et le ton du coin de votre âtre ? Pas plus que l'histoire du coin de votre âtre avec l'emphase et l'ouverture de bouche du théâtre.
- C'est que peut-être Racine et Corneille, tout grands hommes qu'ils étaient, n'ont rien fait qui vaille.
- Quel blasphème ! Qui est-ce qui oserait le proférer ? Qui est-ce qui oserait y applaudir ? Les choses familières de Corneille ne peuvent pas même se dire d'un ton familier. Mais une expérience que vous aurez cent fois répétée, c'est qu'à la fin de votre récit, au milieu du trouble et de l'émotion que vous avez jetés dans votre petit auditoire de salon, il survient un nouveau personnage dont il faut satisfaire la curiosité. Vous ne le pouvez plus, votre âme est épuisée, il ne vous reste ni sensibilité, ni chaleur, ni larmes. Pourquoi l'acteur n'éprouve-t-il pas le même affaissement ? C'est qu'il y a bien de la différence de l'intérêt qu'il prend à un conte fait à plaisir et de l'intérêt que vous inspire le malheur de votre voisin. Etes-vous Cinna ? Avez-vous jamais été Cléopâtre, Mérope, Agrippine ? Que vous importent ces gens-là ? La Cléopâtre, la Mérope, l'Agrippine, le Cinna du théâtre, sont-ils même des personnages historiques ? Non. Ce sont les fantômes imaginaires de la poésie ; je dis trop : ce sont des spectres de la façon particulière de tel ou tel poète. Laissez ces espèces d'hippogriffes sur la scène avec leurs mouvements, leur allure et leurs cris ; ils figureraient mal dans l'histoire : ils feraient éclater de rire dans un cercle ou une autre assemblée de la société. On se demanderait à l'oreille : Est-ce qu'il est en délire ? D'où vient ce Don Quichotte-là ? Où fait-on de ces contes-là ! Quelle est la planète où l'on parle ainsi ?
- Mais pourquoi ne révoltent-ils pas au théâtre ?
- C'est qu'ils y sont de convention. C'est une formule donnée par le vieil Eschyle ; c'est un protocole de trois mille ans.
- Et ce protocole a-t-il encore longtemps à durer ?
- Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'on s'en écarte à mesure qu'on s'approche de son siècle et de son pays. Connaissez-vous une situation plus semblable à celle d'Agamemnon dans la première scène d'Iphigénie, que la situation de Henri IV, lorsque, obsédé de terreurs qui n'étaient que trop fondées, il disait à ses familiers : « Ils me tueront, rien n'est plus certain ; ils me tueront... » Supposez que cet excellent homme, ce grand et malheureux monarque, tourmenté la nuit de ce pressentiment funeste, se lève et s'en aille frapper à la porte de Sully, son ministre et son ami ; croyez-vous qu'il y eût un poète assez absurde pour faire dire à Henri : Oui, c'est Henri, c'est ton roi qui t'éveille, Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille... et faire répondre à Sully : C'est vous-même, seigneur ! Quel important besoin Vous a fait devancer l'aurore de si loin ? À peine un faible jour vous éclaire et me guide. Vos yeux seuls et les miens sont ouverts !...
- C'était peut-être là le vrai langage d'Agamemnon.
- Pas plus que celui de Henri IV. C'est celui d'Homère, c'est celui de Racine, c'est celui de la poésie ; et ce langage pompeux ne peut être employé que par des êtres inconnus, et parlé par des bouches poétiques avec un ton poétique. Réfléchissez un moment sur ce qu'on appelle au théâtre être vrai. Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement. Le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu'est-ce donc que le vrai de la scène ? C'est la conformité des actions, des discours, de la figure, de la voix, du mouvement, du geste, avec un modèle idéal imaginé par le poète, et souvent exagéré par le comédien. Voilà le merveilleux. Ce modèle n'influe pas seulement sur le ton ; il modifie jusqu'à la démarche, jusqu'au maintien. De là vient que le comédien dans la rue ou sur la scène sont deux personnages si différents, qu'on a peine à les reconnaître. La première fois que je vis Mlle Clairon chez elle, je m'écriai tout naturellement : « Ah ! mademoiselle, je vous croyais de toute la tête plus grande. » Une femme malheureuse, et vraiment malheureuse, pleure et ne vous touche point : il y a pis, c'est qu'un trait léger qui la défigure vous fait rire ; c'est qu'un accent qui lui est propre dissone à votre oreille et vous blesse, c'est qu'un mouvement qui lui est habituel vous montre sa douleur ignoble et maussade ; c'est que les passions outrées sont presque toutes sujettes à des grimaces que l'artiste sans goût copie servilement, mais que le grand artiste évite. Nous voulons qu'au plus fort des tourments l'homme garde le caractère d'homme, la dignité de son espèce. Quel est l'effet de cet effort héroïque ? De distraire de la douleur et de la tempérer. Nous voulons que cette femme tombe avec décence, avec mollesse, et que ce héros meure comme le gladiateur ancien, au milieu de l'arène, aux applaudissements du cirque, avec grâce, avec noblesse, dans une attitude élégante et pittoresque. Qui est-ce qui remplira notre attente ? Sera-ce l'athlète que la douleur subjugue et que la sensibilité décompose ? Ou l'athlète académisé qui se possède et pratique les leçons de la gymnastique en rendant le dernier soupir ? Le gladiateur ancien, comme un grand comédien, un grand comédien, ainsi que le gladiateur ancien, ne meurent pas comme on meurt sur un lit, mais sont tenus de nous jouer une autre mort pour nous plaire, et le spectateur délicat sentirait que la vérité nue, l'action dénuée de tout apprêt serait mesquine et contrasterait avec la poésie du reste.
Second Extrait
Ce que je vais vous raconter, je l'ai vu. Garrick passe sa tête entre les deux battants d'une porte, et, dans l'intervalle de quatre à cinq secondes, son visage passe successivement de la joie folle à la joie modérée, de cette joie à la tranquillité, de la tranquillité à la surprise, de la surprise à l'étonnement, de l'étonnement à la tristesse, de la tristesse à l'abattement, de l'abattement à l'effroi, de l'effroi à l'horreur, de l'horreur au désespoir, et remonte de ce dernier degré à celui d'où il était descendu. Est-ce que son âme a pu éprouver toutes ces sensations et exécuter, de concert avec son visage, cette espèce de gamme ? Je n'en crois rien, ni vous non plus. si vous demandiez à cet homme célèbre, qui lui seul méritait autant qu'on fît le voyage d'Angleterre que tous les restes de Rome méritent qu'on fasse le voyage d'Italie ; si vous lui demandiez, dis-je, la scène du petit Garçon pâtissier, il vous la jouait, si vous lui demandiez tout de suite la scène d'Hamlet, il vous la jouait, également prêt à pleurer la chute de ses petits pâtés et à suivre dans l'air le chemin d'un poignard. Est-ce qu'on rit, est-ce qu'on pleure à discrétion ? On en fait la grimace plus ou moins fidèle, plus ou moins trompeuse, selon qu'on est ou qu'on n'est pas Garrick. Je persifle quelquefois, et même avec assez de vérité, pour en imposer aux hommes du monde les plus déliés. Lorsque je me désole de la mort simulée de ma sœur dans la scène avec l'avocat bas-normand ; lorsque, dans la scène avec le prmeier commis de la marine, je m'accuse d'avoir fait un enfant à la femme d'un capitaine de vaisseau, j'ai tout à fait l'air d'éprouver de la douleur et de la honte ; mais suis-je affligé ? suis-je honteux ? Pas plus dans ma petite comédie que dans la société, où j'avais fait ces deux rôles avant de les introduire dans un ouvrage de théâtre. Qu'est-ce donc qu'un grand comédien ?
Troisième Extrait
Le commis Billard est un tartuffe, l'abbé Grizel est un tartuffe, mais il n'est pas le Tartuffe. Le financier Toinard était un avare, mais il n'était pas l'Avare. L'Avare et le Tartuffe ont été faits d'après tous les Toinards et tous les Grizel, du monde ; ce sont leurs traits les plus généraux et les plus marqués, et ce n'est le portrait exact d'aucun ; aussi personne ne s'y reconnaît-il. Les comédies de verve et même de caractères sont exagérées. La plaisanterie de société est une mousse légère qui s'évapore sur la scène ; la plaisanterie de théâtre est une arme tranchante qui blesserait dans la société. On n'a pas pour des êtres imaginaires le ménagement qu'on doit à des êtres réels. La satire est d'un tartuffe, et la comédie est du Tartuffe. La satire poursuit un vicieux, la comédie poursuit un vice. S'il n'y avait eu qu'une ou deux Précieuses ridicules, on en aurait pu faire une satire, mais non pas une comédie. Allez-vous-en chez La Grenée, demandez-lui la Peinture, et il croira avoir satisfait à votre demande, lorsqu'il aura placé sur sa toile une femme devant un chevalet, la palette passée dans le pouce et le pinceau à la main. Demandez-lui la Philosophie, et il croira l'avoir faite, lorsque, devant un bureau, la nuit, à la lueur d'une lampe, il aura appuyé sur le coude une femme en négligé, échevelée et pensive, qui lit ou qui médite. Demandez-lui la Poésie, et il peindra la même femme dont il ceindra la tête d'un laurier, et à la main de laquelle il placera un rouleau. La Musique, ce sera encore la même femme avec une lyre au lieu de rouleau. Demandez-lui la Beauté, demandez même cette figure à un plus habile que lui, ou je me trompe fort, ou ce dernier se persuadera que vous n'exigez de son art que la figure d'une belle femme. Votre acteur et ce peintre tombent tous deux dans un même défaut, et je leur dirai : « Votre tableau, votre jeu, ne sont que des portraits d'individus fort au-dessous de l'idée générale que le poète a tracée, et du modèle idéal dont je me promettais la copie, Votre voisine est belle, très belle ; d'accord : mais ce n'est pas la Beauté.
Source: Wikisource
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