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Madame de la Carlière
Rentrons-nous ? - C'est de bonne heure. - Voyez-vous ces nuées ? - Ne
craignez rien ; elles disparaîtront d'elles-mêmes, et sans le secours de la
moindre haleine de vent. - Vous croyez ? - J'en ai souvent fait l'observation
en été, dans les temps chauds. La partie basse de l'atmosphère, que la pluie
a dégagée de son humidité, va reprendre une portion de la vapeur épaisse
qui forme le voile obscur qui vous dérobe le ciel. La masse de cette vapeur
se distribuera à peu près également dans toute la masse de l'air ; et, par
cette exacte distribution ou combinaison, comme il vous plaira de dire,
l'atmosphère deviendra transparente et lucide. C'est une opération de nos
laboratoires, qui s'exécute en grand au-dessus de nos têtes. Dans quelques
heures, des points azurés commenceront à percer à travers les nuages
raréfiés ; les nuages se raréfieront de plus en plus. Les points azurés se
multiplieront et s'étendront ; bientôt vous ne saurez ce que sera devenu le
crêpe noir qui vous effrayait, et vous serez surpris et récréé de la limpidité
de l'air, de la pureté du ciel, et de la beauté du jour. - Mais cela est vrai, car
tandis que vous parliez, je regardais, et le phénomène semblait s'exécuter à
vos ordres. - Ce phénomène n'est qu'une espèce de dissolution de l'eau par
l'air. - Comme la vapeur, qui ternit la surface extérieure d'un verre que l'on
remplit d'eau glacée n'est qu'une espèce de précipitation. - Et ces énormes
ballons qui nagent ou restent suspendus dans l'atmosphère ne sont qu'une
surabondance d'eau que l'air saturé ne peut dissoudre. - Ils demeurent là
comme des morceaux de sucre au fond d'une tasse de café qui n'en saurait
plus prendre. - Fort bien. - Et vous me promettez donc à notre retour... Une
voûte aussi étoilée que vous l'ayez jamais vue.
-Puisque nous continuons notre promenade, pourriez-vous me dire, vous
qui connaissez tous ceux qui fréquentent ici, quel est ce personnage long,
sec et mélancolique, qui s'est assis, qui n'a pas dit un mot, et qu'on a laissé
seul dans le salon, lorsque le reste de la compagnie s'est dispersée ? - C'est
un homme dont je respecte vraiment la douleur. - Et vous le nommez ? Le
chevalier Desroches. - Ce Desroches qui, devenu possesseur d'une
fortune immense à la mort d'un père avare, s'est fait un nom par sa
dissipation, ses galanteries, et la diversité de ses états ? - Lui-même - Ce
fou qui a subi toutes sortes de métamorphoses, et qu'on a vu
successivement en petit collet, en robe de palais et en uniforme ? - Oui, ce
fou. - Qu'il est changé ! - Sa vie est un tissu d'événements singuliers. C'est
une des plus malheureuses victimes des caprices du sort et des jugements
inconsidérés des hommes. Lorsqu'il quitta l'Église pour la magistrature, sa
famille jeta les hauts cris ; et tout le sot public, qui ne manque jamais de
prendre le parti des pères contre les enfants, se mit à clabauder à l'unisson.
-Ce fut bien un autre vacarme, lorsqu'il se retira du tribunal pour entrer au
service. - Cependant que fit-il ? un trait de vigueur dont nous nous
glorifierions l'un et l'autre, et qui le qualifia la plus mauvaise tête qu'il y
eût ; et puis vous êtes étonné que l'effréné bavardage de ces gens-là
m'importune, m'impatiente, me blesse ! - Ma foi, je vous avoue que j'ai
jugé Desroches comme tout le monde. - Et c'est ainsi que de bouche en
bouche, échos ridicules les unes des autres, un galant homme est traduit
pour un plat homme, un homme d'esprit pour un sot, un homme honnête
pour un coquin, un homme de courage pour un insensé, et réciproquement.
Non, ces impertinents jaseurs ne valent pas la peine que l'on compte leur
approbation, leur improbation pour quelque chose dans la conduite de sa
vie. Écoutez, morbleu ! et mourez de honte. Desroches entre conseiller au
Parlement très jeune ; des circonstances favorables le conduisent
rapidement à la Grand'Chambre ; il est de Tournelle à son tour et l'un des
rapporteurs dans une affaire criminelle. D'après ses conclusions, le
malfaiteur est condamné au dernier supplice. Le jour de l'exécution, il est
d'usage que ceux qui ont décidé la sentence du tribunal se rendent à l'Hôtel
de Ville, afin d'y recevoir les dernières dispositions du malheureux, s'il en
a quelques-unes à faire, comme il arriva cette fois-là. C'était en hiver.
Desroches et son collègue étaient assis devant le feu lorsqu'on leur
annonça l'arrivée du patient. Cet homme que la torture avait disloqué était
étendu et porté sur un matelas. En entrant, il se relève, il tourne ses regards
vers le ciel, il s'écrie : Grand Dieu ! tes jugements sont justes... Le voilà sur
son matelas aux pieds de Desroches. Est-ce vous, Monsieur, qui m'avez
condamné ? lui dit-il en l'apostrophant d'une voix forte. Je suis coupable du
crime dont on m'accuse, oui, je le suis, je le confesse ; mais vous n'en
savez rien... Puis, reprenant toute la procédure, il démontra clair comme le
jour qu'il n'y avait ni solidité dans les preuves, ni justice dans la sentence.
Desroches, saisi d'un tremblement universel, se lève, déchire sur lui sa robe
magistrale et renonce pour jamais à la périlleuse fonction de prononcer sur
la vie des hommes. Et voilà ce qu'ils appellent un fou ! Un homme qui se
connaît et qui craint d'avilir l'habit ecclésiastique par de mauvaises moeurs,
ou de se trouver un jour souillé du sang de l'innocent.
-C'est qu'on ignore ces choses-là. - C'est qu'il faut se taire, quand on
ignore. - Mais pour se taire, il faut se méfier. - Et quel inconvénient à se
méfier ? - De refuser de la croyance à vingt personnes qu'on estime, en
faveur d'un homme qu'on ne connaît pas. - Hé ! Monsieur, je ne vous
demande pas tant de garants quand il s'agira d'assurer le bien ; mais le
mal !... Laissons cela, vous m'écartez de mon récit et me donnez de
l'humeur... Cependant il fallait être quelque chose. Il acheta une
compagnie. - C'est-à-dire qu'il laissa le métier de condamner ses
semblables pour celui de les tuer sans aucune forme de procès. - Je
n'entends pas comment on plaisante en pareil cas. - Que voulez-vous !
vous êtes triste et je suis gai. - C'est la suite de son histoire qu'il faut savoir,
pour apprécier la valeur du caquet public. - Je la saurais, si vous vouliez. Cela
sera long. - Tant mieux. - Desroches fait la campagne de 1745 et se
montre bien. Échappé aux dangers de la guerre, à deux cent mille coups de
fusil, il vient se faire casser la jambe par un cheval ombrageux à douze ou
quinze lieues d'une maison de campagne, où il s'était proposé de passer son
quartier d'hiver ; et Dieu sait comment cet accident fut arrangé par nos
agréables. - C'est qu'il y a certains personnages dont on s'est fait une
habitude de rire et qu'on ne plaint de rien. - Un homme qui a la jambe
fracassée, cela est en effet très plaisant ! Eh bien, messieurs les rieurs
impertinents, riez bien ; mais sachez qu'il eût peut-être mieux valu pour
Desroches d'avoir été emporté par un boulet de canon ou d'être resté sur le
champ de bataille, le ventre crevé d'un coup de baïonnette. Cet accident lui
arriva dans un méchant petit village, où il n'y avait d'asile supportable que
le presbytère ou le château.
On le transporta au château qui appartenait à une jeune veuve appelée
Mme de La Carlière, la dame du lieu. - Qui n'a pas entendu parler de Mme
de La Carlière ? Qui n'a pas entendu parler de ses complaisances sans
bornes pour un vieux mari jaloux à qui la cupidité de ses parents l'avait
sacrifiée à l'âge de quatorze ans ? - À cet âge où l'on prend le plus sérieux
des engagements, parce qu'on mettra du rouge et qu'on aura de belles
boucles, Mme de La Carlière fut, avec son premier mari, la femme de la
conduite la plus réservée et la plus honnête. - Je le crois, puisque vous me
le dites. - Elle reçut et traita le chevalier Desroches avec toutes les
attentions imaginables. Ses affaires la rappelaient à la ville ; malgré ses
affaires et les pluies continuelles d'un vilain automne, qui, en gonflant les
eaux de la Marne qui coule dans son voisinage, l'exposait à ne sortir de
chez elle qu'en bateau, elle prolongea son séjour à sa terre jusqu'à l'entière
guérison de Desroches. Le voilà guéri ; le voilà à côté de Mme de La
Carlière dans une même voiture qui les ramène à Paris, et le chevalier, lié
de reconnaissance et attaché d'un sentiment plus doux à sa jeune, riche et
belle hospitalière. - Il est vrai que c'était une créature céleste ; elle ne parut
jamais au spectacle sans faire sensation. - Et c'est là que vous l'avez vue ?...
-Il est vrai. - Pendant la durée d'une intimité de plusieurs années,
l'amoureux chevalier, qui n'était pas indifférent à Mme de La Carlière, lui
avait proposé plusieurs fois de l'épouser ; mais la mémoire récente des
peines qu'elle avait endurées sous la tyrannie d'un premier époux, et plus
encore cette réputation de légèreté que le chevalier s'était faite par une
multitude d'aventures galantes, effrayaient Mme de La Carlière, qui ne
croyait pas à la conversion des hommes de ce caractère.
Elle était alors en procès avec les héritiers de son mari. - N'y eut-il pas
encore des propos à l'occasion de ce procès-là ? - Beaucoup et de toutes les
couleurs. Je vous laisse à penser si Desroches, qui avait conservé nombre
d'amis dans la magistrature, s'endormit sur les intérêts de Mme de La
Carlière. - Et si nous l'en supposions reconnaissante ? - Il était sans cesse à
la porte des juges. - Le plaisant, c'est que, parfaitement guéri de sa fracture,
il ne les visitait jamais sans un brodequin à la jambe : il prétendait que ses
sollicitations appuyées de son brodequin en devenaient plus touchantes. II
est vrai qu'il le plaçait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, et qu'on en faisait
quelquefois la remarque. - Et que pour le distinguer d'un parent du même
nom, on l'appela Desroches le Brodequin. Cependant, à l'aide du bon droit
et du brodequin pathétique du chevalier, Mme de La Carlière gagna son
procès. - Et devint Mme Desroches en titre. - Comme vous y allez ! Vous
n'aimez pas les détails communs, et je vous en fais grâce. Ils étaient
d'accord, ils touchaient au moment de leur union, lorsque Mme de La
Carlière, après un repas d'apparat, au milieu d'un cercle nombreux,
composé des deux familles et d'un certain nombre d'amis, prenant un
maintien auguste et un ton solennel, s'adressa au chevalier, et lui dit : «
Monsieur Desroches, écoutez-moi. Aujourd'hui nous sommes libres l'un et
l'autre ; demain nous ne le serons plus ; et je vais devenir maîtresse de
votre bonheur ou de votre malheur ; vous, du mien. J'y ai bien réfléchi.
Daignez y penser aussi sérieusement. Si vous vous sentez ce même
penchant à l'inconstance qui vous a dominé jusqu'à présent, si je ne
suffisais pas à toute l'étendue de vos désirs, ne vous engagez pas, je vous
en conjure par vous-même et par moi.
Songez que moins je me crois faite pour être négligée, plus je ressentirais
vivement une injure. J'ai de la vanité et beaucoup. Je ne sais pas haïr, mais
personne ne sait mieux mépriser, et je ne reviens point du mépris. Demain,
au pied des autels, vous jurerez de m'appartenir et de n'appartenir qu'à moi.
Sondez-vous ; interrogez votre coeur, tandis qu'il en est encore temps ;
songez qu'il y va de ma vie. Monsieur, on me blesse aisément ; et la
blessure de mon âme ne cicatrise point ; elle saigne toujours. Je ne me
plaindrai point, parce que la plainte importune d'abord, finit par aigrir le
mal, et parce que la pitié est un sentiment qui dégrade celui qui l'inspire. Je
renfermerai ma douleur et j'en périrai. Chevalier, je vais vous abandonner
ma personne et mon bien, vous résigner mes volontés et mes fantaisies,
vous serez tout au monde pour moi, mais il faut que je sois tout au monde
pour vous ; je ne puis être satisfaite à moins. Je suis, je crois, l'unique pour
vous dans ce moment, et vous l'êtes certainement pour moi ; mais il est très
possible que nous rencontrions, vous une femme qui soit plus aimable, moi
quelqu'un qui me le paraisse. Si la supériorité de mérite, réelle ou
présumée, justifiait l'inconstance, il n'y aurait plus de moeurs. J'ai des
moeurs, je veux en avoir, je veux que vous en ayez. C'est par tous les
sacrifices imaginables, que je prétends vous acquérir sans réserve. Voilà
mes droits, voilà mes titres, et je n'en rabattrai jamais rien. Je ferai tout
pour que vous ne soyez pas seulement un inconstant, mais pour qu'au
jugement des hommes sensés, au jugement de votre propre conscience,
vous soyez le dernier des ingrats. J'accepte le même reproche, si je ne
réponds pas à vos soins, à vos égards, à votre tendresse, au delà de vos
espérances.
J'ai appris ce dont j'étais capable, à côté d'un époux qui ne me rendait les
devoirs d'une femme ni faciles ni agréables.
Vous savez à présent ce que vous avez à attendre de moi. Voyez ce que
vous avez à craindre de vous. Parlez-moi, chevalier, parlez-moi nettement.
Ou je deviendrai votre épouse, ou je resterai votre amie : l'alternative n'est
pas cruelle. Mon ami, mon tendre ami, je vous en conjure, ne m'exposez
pas à détester, à fuir le père de mes enfants, et peut-être, dans un accès de
désespoir, à repousser leurs innocentes caresses. Que je puisse, toute ma
vie, avec un nouveau transport, vous retrouver en eux et me réjouir d'avoir
été leur mère. Donnez-moi la plus grande marque de confiance qu'une
femme honnête ait sollicitée d'un galant homme ; refusez-moi, si vous
croyez que je me mette à un trop haut prix. Loin d'en être offensée, je
jetterai mes bras autour de votre cou ; et l'amour de celles que vous avez
captivées et les fadeurs que vous leur avez débitées ne vous auront jamais
valu un baiser aussi sincère, aussi doux que celui que vous aurez obtenu de
votre franchise et de ma reconnaissance ! » - Je crois avoir entendu dans le
temps une parodie bien comique de ce discours. - Et par quelque bonne
amie de Mme de La Carlière ? - Ma foi, je me la rappelle, vous avez
deviné. - Et cela ne suffirait pas à rencogner un homme au fond d'une forêt,
loin de toute cette décente canaille, pour laquelle il n'y a rien de sacré ?
J'irai, cela finira par là, rien n'est plus sûr, j'irai. L'assemblée, qui avait
commencé par sourire, finit par verser des larmes. Desroches se précipita
aux genoux de Mme de La Carlière, se répandit en protestations honnêtes
et tendres, n'omit rien de ce qui pouvait aggraver ou excuser sa conduite
passée, compara Mme de La Carlière aux femmes qu'il avait connues et
délaissées, tira de ce parallèle juste et flatteur des motifs de la rassurer, de
se rassurer lui-même contre un penchant à la mode, une effervescence de
jeunesse, le vice des moeurs générales plutôt que le sien ; ne dit rien qu'il
ne pensât et qu'il ne se promît de faire.
Mme de La Carlière le regardait, l'écoutait, cherchait à le pénétrer dans ses
discours, dans ses mouvements, et interprétait tout à son avantage. Pourquoi
non, s'il était vrai ? - Elle lui avait abandonné une de ses mains,
qu'il baisait, qu'il pressait contre son coeur, qu'il baisait encore, qu'il
mouillait de ses larmes. Tout le monde partageait leur tendresse : toutes les
femmes sentaient comme Mme de La Carlière, tous les hommes comme le
chevalier. - C'est l'effet de ce qui est honnête, de ne laisser à une grande
assemblée qu'une pensée et qu'une âme. Comme on s'estime, comme on
s'aime tous dans ces moments ! Par exemple, que l'humanité est belle au
spectacle ! Pourquoi faut-il qu'on se sépare si vite ! Les hommes sont si
bons et si heureux lorsque l'honnête réunit leurs suffrages, les confond, les
rend uns ! - Nous jouissions de ce bonheur qui nous assimilait, lorsque
Mme de La Carlière, transportée d'un mouvement d'âme exaltée, se leva et
dit à Desroches : « Chevalier, je ne vous crois pas encore, mais tout à
l'heure je vous croirai... » - La petite comtesse jouait sublimement cet
enthousiasme de sa belle cousine. - Elle est bien plus faite pour le jouer
que pour le sentir. « Les serments prononcés au pied des autels... » Vous
riez ? - Ma foi, je vous en demande pardon, mais je vois encore la petite
comtesse hissée sur la pointe de ses pieds et j'entends son ton emphatique.
-Allez, vous êtes un scélérat, un corrompu comme tous ces gens-là, et je
me tais. - Je vous promets de ne plus rire. - Prenez-y garde. - Eh bien, les
serments prononcés au pied des autels... - « Ont été suivis de tant de
parjures, que je ne fais aucun compte de la promesse solennelle de demain.
La présence de Dieu est moins redoutable pour nous que le jugement de
nos semblables. Monsieur Desroches, approchez. Voilà ma main,
donnez-moi la vôtre, et jurez-moi une fidélité, une tendresse éternelle ;
attestez-en les hommes qui nous entourent. Permettez que, s'il arrive que
vous me donniez quelques sujets légitimes de me plaindre, je vous dénonce
à ce tribunal et vous livre à son indignation : consentez qu'ils se
rassemblent à ma voix et qu'ils vous appellent traître, ingrat, perfide,
homme faux, homme méchant. Ce sont mes amis et les vôtres : consentez
qu'au moment où je vous perdrais, il ne vous en reste aucun. Vous, mes
amis, jurez-moi de le laisser seul... » À l'instant le salon retentit des cris
mêlés : Je promets, je permets, je consens, nous le jurons... et au milieu de
ce tumulte délicieux, le chevalier qui avait jeté ses bras autour de Mme de
La Carlière, la baisait sur le front, sur les yeux, sur les joues. - Mais,
chevalier !... - Mais, madame, la cérémonie est faite ; je suis votre époux,
vous êtes ma femme. - Au fond des bois, assurément ; ici il manque une
petite formalité d'usage. En attendant mieux, tenez, voilà mon portrait,
faites-en ce qu'il vous plaira. N'avez-vous pas ordonné le vôtre ? si vous
l'avez, donnez-le-moi. - Desroches présenta son portrait à Mme de La
Carlière qui le mit à son bras et qui se fit appeler, le reste de la journée,
Mme Desroches. - Je suis bien pressé de savoir ce que cela deviendra. - Un
moment de patience ; je vous ai promis d'être long, et il faut que je tienne
parole. Mais... il est vrai : c'était dans le temps de votre grande tournée et
vous étiez alors absent du royaume.
Deux ans, deux ans entiers, Desroches et sa femme furent les époux les
plus unis, les plus heureux. On crut Desroches vraiment corrigé et il l'était
en effet. Ses amis de libertinage, qui avaient entendu parler de la scène
précédente et qui en avaient plaisanté, disaient que c'était réellement le
prêtre qui portait malheur et que Mme de La Carlière avait découvert, au
bout de deux mille ans, le secret d'esquiver la malédiction du sacrement.
Desroches eut un enfant de Mme de La Carlière, que j'appellerai Mme
Desroches, jusqu'à ce qu'il me convienne d'en user autrement ; elle voulut
absolument le nourrir. Ce fut un long et périlleux intervalle pour un jeune
homme d'un tempérament ardent, et peu fait à cette espèce de régime.
Tandis que Mme Desroches était à ses fonctions... - Son mari se répandait
dans la société, et il eut le malheur de trouver un jour sur son chemin une
de ces femmes séduisantes, artificieuses, secrètement irritées de voir
ailleurs une concorde qu'elles ont exclue de chez elles, et dont il semble
que l'étude et la consolation soient de plonger les autres dans la misère
qu'elles éprouvent. - C'est votre histoire, mais ce n'est pas la sienne.
Desroches, qui se connaissait, qui connaissait sa femme, qui la respectait,
qui la redoutait... - C'est presque la même chose... - Passait ses journées à
côté d'elle. Son enfant, dont il était fou, était presque aussi souvent entre
ses bras qu'entre ceux de la mère, dont il s'occupait, avec quelques amis
communs, à soulager la tâche honnête, mais pénible, par la variété des
amusements domestiques. - Cela est fort beau. - Certainement. Un de ses
amis s'était engagé dans les opérations du gouvernement. Le ministère lui
redevait une somme considérable, qui faisait presque toute sa fortune, et
dont il sollicitait inutilement la rentrée.
Il s'en ouvrit à Desroches. Celui-ci se rappela qu'il avait été autrefois fort
bien avec une femme assez puissante par ses liaisons pour finir cette
affaire. Il se tut, mais dès le lendemain il vit cette femme et lui parla. On
fut enchanté de retrouver et de servir un galant homme qu'on avait
tendrement aimé et sacrifié à des vues ambitieuses. Cette première
entrevue fut suivie de plusieurs autres. Cette femme était charmante ; elle
avait des torts, et la manière dont elle s'en expliquait n'était point
équivoque. Desroches fut quelque temps incertain de ce qu'il ferait. - Ma
foi, je ne sais pas pourquoi. - Mais moitié goût, désoeuvrement ou
faiblesse, moitié crainte qu'un misérable scrupule... - Sur un amusement
assez indifférent à sa femme. - Ne ralentît la vivacité de la protectrice de
son ami et n'arrêtât le succès de sa négociation, il oublia un moment Mme
Desroches et s'engagea dans une intrigue que sa complice avait le plus
grand intérêt de tenir secrète, et dans une correspondance nécessaire et
suivie. On se voyait peu, mais on s'écrivait souvent. J'ai dit cent fois aux
amants : N'écrivez point, les lettres vous perdront : tôt ou tard le hasard en
détournera une de son adresse. Le hasard combine tous les cas possibles, et
il ne lui faut que du temps pour amener la chance fatale. - Aucuns ne vous
ont cru ? - Et tous se sont perdus, et Desroches, comme cent mille qui l'ont
précédé, et cent mille qui le suivront. Celui-ci gardait les siennes dans un
de ces petits coffrets cerclés en dessus et par les côtés de lames d'acier. À
la ville, à la campagne, le coffret était sous la clef d'un secrétaire. En
voyage, il était déposé dans une des malles de Desroches, sur le devant de
la voiture. Cette fois-ci il était sur le devant.
Ils partent, ils arrivent. En mettant pied à terre, Desroches donne à un
domestique le coffret à porter dans son appartement où l'on n'arrivait qu'en
traversant celui de sa femme. Là, l'anneau casse, le coffret tombe, le dessus
se sépare du reste, et voilà une multitude de lettres éparses aux pieds de
Mme Desroches. Elle en ramasse quelques-unes et se convainc de la
perfidie de son époux. Elle ne se rappela jamais cet instant sans frisson.
Elle me disait qu'une sueur froide s'était échappée de toutes les parties de
son corps, et qu'il lui avait semblé qu'une griffe de fer lui serrait le coeur et
tiraillait ses entrailles. Que va-t-elle devenir ? Que fera-t-elle ? Elle se
recueillit, elle rappela ce qui lui restait de raison et de force : entre ces
lettres, elle fit choix de quelques-unes des plus significatives ; elle rajusta
le fond du coffret, et ordonna au domestique de le placer dans
l'appartement de son maître, sans parler de ce qui venait d'arriver, sous
peine d'être chassé sur-le-champ. Elle avait promis à Desroches qu'il
n'entendrait jamais une plainte de sa bouche ; elle tint parole. Cependant la
tristesse s'empara d'elle ; elle pleurait quelquefois ; elle voulait être seule,
chez elle ou à la promenade ; elle se faisait servir dans son appartement ;
elle gardait un silence continu ; il ne lui échappait que quelques soupirs
involontaires. L'affligé mais tranquille Desroches traitait cet état de
vapeurs, quoique les femmes qui nourrissent n'y soient pas sujettes. En très
peu de temps la santé de sa femme s'affaiblit, au point qu'il fallut quitter la
campagne et s'en revenir à la ville. Elle obtint de son mari de faire la route
dans une voiture séparée. De retour, ici, elle mit dans ses procédés tant de
réserve et d'adresse, que Desroches, qui ne s'était point aperçu de la
soustraction des lettres, ne vit dans les légers dédains de sa femme, son
indifférence, ses soupirs échappés, ses larmes retenues, son goût pour la
solitude, que les symptômes accoutumés de l'indisposition qu'il lui croyait.
Quelquefois il lui conseillait d'interrompre la nourriture de son enfant ;
c'était précisément le seul moyen d'éloigner, tant qu'il lui plairait, un
éclaircissement entre elle et son mari. Desroches continuait donc de vivre à
côté de sa femme, dans la plus entière sécurité sur le mystère de sa
conduite, lorsqu'un matin elle lui apparut grande, noble, digne, vêtue du
même habit et parée des mêmes ajustements qu'elle avait portés dans la
cérémonie domestique de la veille de son mariage. Ce qu'elle avait perdu
de fraîcheur et d'embonpoint, ce que la peine secrète dont elle était
consumée lui avait ôté de charmes, était réparé avec avantage par la
noblesse de son maintien. Desroches écrivait à son amie lorsque sa femme
entra. Le trouble les saisit l'un et l'autre ; mais, tous les deux également
habiles et intéressés à dissimuler, ce trouble ne fit que passer. Ô ma
femme ! s'écria Desroches en la voyant et en chiffonnant, comme de
distraction, le papier qu'il avait écrit, que vous êtes belle ! Quels sont donc
vos projets du jour ? -Mon projet, monsieur, est de rassembler les deux
familles. Nos amis, nos parents sont invités, et je compte sur vous. Certainement.
À quelle heure me désirez-vous ? - À quelle heure je vous
désire ? mais... à l'heure accoutumée. - Vous avez un éventail et des gants,
est-ce que vous sortez ? - Si vous le permettez. - Et pourrait-on savoir où
vous allez ? - Chez ma mère. - Je vous prie de lui présenter mon respect. Votre
respect ? - Assurément... Mme Desroches ne rentra qu'à l'heure de se
mettre à table. Les convives étaient arrivés. On l'attendait. Aussitôt qu'elle
parut, ce fut la même exclamation que celle de son mari ; les hommes, les
femmes l'entourèrent en disant tous à la fois : Mais voyez donc qu'elle est
belle !...
Les femmes rajustaient quelque chose qui s'était dérangé à la coiffure. Les
hommes, placés à distance et immobiles d'admiration, répétaient entre
eux : Non, Dieu ni la Nature n'ont rien fait, n'ont rien pu faire de plus
imposant, de plus grand, de plus beau, de plus noble, de plus parfait. Mais,
ma femme, lui disait Desroches, vous ne me paraissez pas sensible à
l'impression que vous faites sur nous. De grâce, ne souriez pas, un souris,
accompagné de tant de charmes, nous ravirait à tous le sens commun...
Mme Desroches répondit d'un léger mouvement d'indignation, détourna la
tête et porta son mouchoir à ses yeux qui commençaient à s'humecter. Les
femmes, qui remarquent tout, se demandaient tout bas : Qu'a-t-elle donc ?
On dirait qu'elle a envie de pleurer... Desroches, qui les devinait, portait la
main à son front et leur faisait signe que la tête de madame était un peu
dérangée. - En effet, on m'écrivit au loin qu'il se répandait un bruit sourd
que la belle Mme Desroches, ci-devant la belle Mme de La Carlière, était
devenue folle. - On servit. La gaieté se montrait sur tous les visages,
excepté sur celui de Mme de La Carlière. Desroches la plaisanta
légèrement sur son air de dignité. Il ne faisait pas assez de cas de sa raison
ni de celle de ses amis pour craindre le danger d'un de ses souris : Ma
femme, si tu voulais sourire... Mme de La Carlière affecta de ne pas
entendre et garda son air grave. Les femmes dirent que toutes les
physionomies lui allaient si bien qu'on pouvait lui en laisser le choix. Le
repas est achevé ; on rentre dans le salon ; le cercle est formé. Mme de La
Carlière... - Vous voulez dire Mme Desroches ? - Non, il ne me plaît plus
de l'appeler ainsi. Mme de La Carlière sonne ; elle fait signe, on lui apporte
son enfant.
Elle le reçoit en tremblant, elle découvre son sein, lui donne à téter et le
rend à la gouvernante, après l'avoir regardé tristement et mouillé d'une
larme qui tomba sur le visage de l'enfant. Elle dit, en essuyant cette larme :
Ce ne sera pas la dernière... Mais ces mots furent prononcés si bas, qu'on
les entendit à peine. Ce spectacle attendrit tous les assistants et établit dans
le salon un silence profond. Ce fut alors que Mme de La Carlière se leva
et, s'adressant à la compagnie, dit ce qui suit ou l'équivalent : « Mes
parents, mes amis, vous y étiez tous le jour que j'engageai ma foi à M.
Desroches et qu'il m'engagea la sienne. Les conditions auxquelles je reçus
sa main et lui donnai la mienne, vous vous les rappelez sans doute.
Monsieur Desroches, parlez, ai-je été fidèle à mes promesses ?... - Jusqu'au
scrupule. - Et vous, monsieur, vous m'avez trompée, vous m'avez trahie... Moi,
madame !... - Vous, monsieur. - Qui sont les malheureux, les
indignes... - Il n'y a de malheureux ici que moi, et d'indigne que vous... Madame...
ma femme... - Je ne la suis plus. - Madame !... - Monsieur,
n'ajoutez pas le mensonge et l'arrogance à la perfidie. Plus vous vous
défendrez, plus vous serez confus. Épargnez-vous vous-même... » En
achevant ces mots elle tira les lettres de sa poche, en présenta de côté
quelques-unes à Desroches, et distribua les autres aux assistants. On les
prit, mais on ne les lisait pas. « Messieurs, mesdames, disait Mme de La
Carlière, lisez et jugez-nous. Vous ne sortirez point d'ici sans avoir
prononcé... » Puis, s'adressant à Desroches : « Vous, monsieur, vous devez
connaître l'écriture. » On hésita encore ; mais, sur les instances réitérées de
Mme de La Carlière, on lut. Cependant Desroches, tremblant, immobile,
s'était appuyé la tête contre une glace, le dos tourné à la compagnie, qu'il
n'osait regarder.
Un de ses amis en eut pitié, le prit par la main, et l'entraîna hors du salon. Dans
les détails qu'on me fit de cette scène, on me disait qu'il avait été bien
plat et sa femme honnêtement ridicule. - L'absence de Desroches mit à
l'aise : on convint de sa faute, on approuva le ressentiment de Mme de La
Carlière, pourvu qu'elle ne le poussât pas trop loin ; on s'attroupa autour
d'elle, on la pressa, on la supplia, on la conjura ; l'ami qui avait entraîné
Desroches entrait et sortait, l'instruisant de ce qui se passait. Mme de La
Carlière resta ferme dans une résolution dont elle ne s'était point encore
expliquée. Elle ne répondait que le même mot à tout ce qu'on lui
représentait ; elle disait aux femmes : Mesdames, je ne blâme point votre
indulgence... aux hommes : Messieurs, cela ne se peut ; la confiance est
perdue, et il n'y a point de ressource... On ramena le mari ; il était plus
mort que vif, il tomba plutôt qu'il ne se jeta aux pieds de sa femme, il y
restait sans parler. Mme de La Carlière lui dit : Monsieur, relevez-vous. Il
se releva, et elle ajouta : « Vous êtes un mauvais époux ; êtes-vous,
n'êtes-vous pas un galant homme ? C'est ce que je vais savoir. Je ne puis ni
vous aimer ni vous estimer, c'est vous déclarer que nous ne sommes pas
faits pour vivre ensemble. Je vous abandonne ma fortune, je n'en réclame
qu'une partie suffisante pour ma subsistance étroite et celle de mon enfant.
Ma mère est prévenue, j'ai un logement préparé chez elle, et vous
permettrez que je l'aille occuper sur-le-champ. La seule grâce que je
demande et que je suis en droit d'obtenir, c'est de m'épargner un éclat qui
ne changerait pas mes desseins, et dont le seul effet serait d'accélérer la
cruelle sentence que vous avez prononcée contre moi.
Soufrez que j'emporte mon enfant, et que j'attende à côté de ma mère
qu'elle me ferme les yeux ou que je ferme les siens. Si vous avez de la
peine, soyez sûr que ma douleur et le grand âge de ma mère la finiront
bientôt... » Cependant les pleurs coulaient de tous les yeux ; les femmes lui
tenaient les mains, les hommes s'étaient prosternés. Mais ce fut lorsque
Mme de La Carlière s'avança vers la porte, tenant son enfant entre ses bras,
qu'on entendit des sanglots et des cris. Le mari criait : Ma femme ! ma
femme ! écoutez-moi. Vous ne savez pas... Les hommes criaient, les
femmes criaient : Madame Desroches ! Madame !.. Le mari criait : Mes
amis, la laisserez-vous aller ! Arrêtez-la, arrêtez-la donc ! Qu'elle
m'entende, que je lui parle... Comme on le pressait de se jeter au-devant
d'elle : Non, disait-il, je ne saurais, je n'oserais ; moi, porter une main sur
elle ! la toucher ! je n'en suis pas digne... Mme de La Carlière partit. J'étais
chez sa mère lorsqu'elle y arriva, brisée des efforts qu'elle s'était faits.
Trois de ses domestiques l'avaient descendue de sa voiture et la portaient
par la tête et par les pieds ; suivait la gouvernante, pâle comme la mort,
avec l'enfant endormi sur son sein. On déposa cette malheureuse femme
sur un lit de repos, où elle resta longtemps sans mouvement, sous les yeux
de sa vieille et respectable mère, qui ouvrait la bouche sans crier, qui
s'agitait autour d'elle, qui voulait secourir sa fille, et qui ne le pouvait.
Enfin la connaissance lui revint ; et ses premiers mots, en levant les
paupières, furent : Je ne suis donc pas morte ? C'est une chose bien douce
que d'être morte. Ma mère, mettez-vous là, à côté de moi, et mourons
toutes deux. Mais, si nous mourons, qui aura soin de ce pauvre enfant ?...
Alors elle prit les deux mains sèches et tremblantes de sa mère dans une
des siennes, elle posa l'autre sur son enfant ; elle se mit à répandre un
torrent de larmes : elle sanglotait, elle voulait se plaindre ; mais sa plainte
et ses sanglots étaient interrompus d'un hoquet violent. Lorsqu'elle put
articuler quelques paroles, elle dit : serait-il possible qu'il souffrît autant
que moi !
Cependant on s'occupait à consoler Desroches et à lui persuader que le
ressentiment d'une faute aussi légère que la sienne ne pourrait durer, mais
qu'il fallait accorder quelques instants à l'orgueil d'une femme fière,
sensible et blessée, et que la solennité d'une cérémonie extraordinaire
engageait presque d'honneur à une démarche violente. C'est un peu notre
faute, disaient les hommes... Vraiment oui, disaient les femmes, si nous
eussions vu sa sublime momerie du même oeil que le public et la comtesse,
rien de ce qui nous désole à présent ne serait arrivé... C'est que les choses
d'un certain appareil nous en imposent, et que nous nous laissons aller à
une sotte admiration lorsqu'il n'y aurait qu'à hausser les épaules et rire...
Vous verrez, vous verrez le beau train que cette dernière scène va faire, et
comme on nous y tympanisera tous... Entre nous cela prêtait...
De ce jour, Mme de La Carlière reprit son nom de veuve et ne souffrit
jamais qu'on l'appelât Mme Desroches. Sa porte, longtemps fermée à tout
le monde, le fut pour toujours à son mari. Il écrivit, on brûla ses lettres sans
les ouvrir. Mme de La Carlière déclara à ses parents et à ses amis qu'elle
cesserait de voir le premier qui intercéderait pour lui. Les prêtres s'en
mêlèrent sans fruit ; pour les grands, elle rejeta leur médiation avec tant de
hauteur qu'elle en fut bientôt délivrée.
- Ils dirent sans doute que c'était une impertinente, une prude renforcée. Et
les autres le répétèrent tous d'après eux. Cependant elle était absorbée
dans la mélancolie ; sa santé s'était détruite avec une rapidité inconcevable.
Tant de personnes étaient confidentes de cette séparation inattendue et du
motif singulier qui l'avait amenée, que ce fut bientôt l'entretien général.
C'est ici que je vous prie de détourner vos yeux, s'il se peut, de Mme de La
Carlière pour les fixer sur le public, sur cette foule imbécile qui nous juge,
qui dispose de notre honneur, qui nous porte aux nues ou qui nous traîne
dans la fange, et qu'on respecte d'autant plus qu'on a moins d'énergie et de
vertu. Esclaves du public, vous pourrez être les fils adoptifs du tyran, mais
vous ne verrez jamais le quatrième jour des Ides. Il n'y avait qu'un avis sur
la conduite de Mme de La Carlière, c'était une folle à enfermer... Le bel
exemple à donner et à suivre !... C'est à séparer les trois quarts des maris de
leurs femmes... Les trois quarts, dites-vous ? Est-ce qu'il y en a deux sur
cent qui soient fidèles à la rigueur ?... Mme de La Carlière est très aimable
sans contredit ; elle avait fait ses conditions, d'accord ; c'est la beauté, la
vertu, l'honnêteté même ; ajoutez que le chevalier lui doit tout ; mais aussi
vouloir dans tout un royaume être l'unique à qui son mari s'en tienne
strictement, la prétention est par trop ridicule... Et puis l'on continuait : Si
le Desroches en est si féru, que ne s'adresse-t-il aux lois et que ne met-il
cette femme à la raison ?... Jugez de ce qu'ils auraient dit, si Desroches ou
son ami avait pu s'expliquer ; mais tout les réduisait au silence. Ces
derniers propos furent inutilement rebattus aux oreilles du chevalier ; il eût
tout mis en oeuvre pour recouvrer sa femme, excepté la violence.
Cependant Mme de La Carlière était une femme vénérée, et du centre de
ces voix qui la blâmaient il s'en élevait quelques-unes qui hasardaient un
mot de défense, mais un mot bien timide, bien faible, bien réservé, moins
de conviction que d'honnêteté. - Dans les circonstances les plus
équivoques, le parti de l'honnêteté se grossit sans cesse de transfuges. C'est
bien vu. - Le malheur qui dure réconcilie avec tous les hommes, et la
perte des charmes d'une belle femme la réconcilie avec toutes les autres. Encore
mieux. En effet, lorsque la belle Mme de La Carlière ne présenta
plus que son squelette, le propos de la commisération se mêla à celui du
blâme : S'éteindre à la fleur de son âge, passer ainsi, et cela par la trahison
d'un homme qu'elle avait bien averti, qui devait la connaître, et qui n'avait
qu'un seul moyen d'acquitter tout ce qu'elle avait fait pour lui ; car, entre
nous, lorsque Desroches l'épousa, c'était un cadet de Bretagne qui n'avait
que la cape et l'épée... La pauvre Mme de La Carlière ! cela est pourtant
bien triste... Mais aussi pourquoi ne pas retourner avec lui ?... Ah !
pourquoi ? c'est que chacun a son caractère, et qu'il serait peut-être à
souhaiter que celui-là fût plus commun ; nos seigneurs et maîtres y
regarderaient à deux fois.
Tandis qu'on s'amusait ainsi pour et contre, en faisant du filet ou en
brodant une veste, et que la balance penchait insensiblement en faveur de
Mme de La Carlière, Desroches était tombé dans un état déplorable d'esprit
et de corps, mais on ne le voyait pas ; il s'était retiré à la campagne, où il
attendait dans la douleur et dans l'ennui un sentiment de pitié qu'il avait
inutilement sollicité par toutes les voies de la soumission.
De son côté réduite au dernier degré d'appauvrissement et de faiblesse,
Mme de La Carlière fut obligée de remettre à une mercenaire la nourriture
de son enfant. L'accident qu'elle redoutait d'un changement de lait arriva ;
de jour en jour l'enfant dépérit et mourut. Ce fut alors qu'on dit :
Savez-vous ? cette pauvre Mme de La Carlière a perdu son enfant... Elle
doit en être inconsolable... Qu'appelez-vous inconsolable ? c'est un chagrin
qui ne se conçoit pas. Je l'ai vue, cela fait pitié ! on n'y tient pas... Et
Desroches ?... Ne me parlez pas des hommes, ce sont des tigres. Si cette
femme lui était un peu chère, est-ce qu'il serait à sa campagne ? est-ce qu'il
n'aurait pas accouru ? est-ce qu'il ne l'obséderait pas dans les rues, dans les
églises, à sa porte ? C'est qu'on se fait ouvrir une porte quand on le veut
bien ; c'est qu'on y reste, qu'on y couche, qu'on y meurt... C'est que
Desroches n'avait omis aucune de ces choses et qu'on l'ignorait ; car le
point important n'est pas de savoir, mais de parler. On parlait donc :
L'enfant est mort ; qui sait si ce n'aurait pas été un monstre comme son
père ?... La mère se meurt... Et le mari que fait-il pendant ce temps-là ?...
Belle question ! Le jour, il court la forêt à la suite de ses chiens, et il passe
la nuit à crapuler avec des espèces comme lui. - Fort bien. - Autre
événement. Desroches avait obtenu les honneurs de son état. Lorsqu'il
épousa, Mme de La Carlière avait exigé qu'il quittât le service et qu'il cédât
son régiment à son frère cadet. - Est-ce que Desroches avait un cadet ? Non,
mais bien Mme de La Carlière. - Eh bien ? - Eh bien, le jeune homme
est tué à la première bataille, et voilà qu'on s'écrie de tous côtés : Le
malheur est entré dans cette maison avec ce Desroches...
À les entendre, on eût cru que le coup dont le jeune officier avait été tué
était parti de la main de Desroches. C'était un déchaînement, un
déraisonnement aussi général qu'inconcevable. À mesure que les peines de
Mme de La Carlière se succédaient, le caractère de Desroches se
noircissait, sa trahison s'exagérait, et sans en être ni plus ni moins
coupable, il en devenait de jour en jour plus odieux. Vous croyez que c'est
tout ? non, non. La mère de Mme de La Carlière avait ses soixante et seize
ans passés. Je conçois que la mort de son petit-fils et le spectacle assidu de
la douleur de sa fille suffisaient pour abréger ses jours ; mais elle était
décrépite, mais elle était infirme ; n'importe : on oublia sa vieillesse et ses
infirmités, et Desroches fut encore responsable de sa mort. Pour le coup on
trancha le mot, ce fut un misérable dont Mme de La Carlière ne pouvait se
rapprocher sans fouler aux pieds toute pudeur ; le meurtrier de sa mère, de
son frère, de son fils ! - Mais d'après cette belle logique si Mme de La
Carlière fût morte, surtout après une maladie longue et douloureuse qui eût
permis à l'injustice et à la haine publique de faire tous leurs progrès, ils
auraient dû le regarder comme l'exécrable assassin de toute une famille. C'est
ce qui arriva et ce qu'ils firent. - Bon ! - Si vous ne m'en croyez pas,
adressez-vous à quelques-uns de ceux qui sont ici, et vous verrez comment
ils s'en expliqueront. S'il est resté seul dans le salon, c'est qu'au moment où
il s'est présenté chacun lui a tourné le dos. - Pourquoi donc ? On sait qu'un
homme est un coquin, mais cela n'empêche pas qu'on ne l'accueille. L'affaire
est un peu récente, et tous ces gens-là sont les parents ou les amis
de la défunte.
Mme de La Carlière mourut la seconde fête de la Pentecôte dernière, et
savez-vous où ? à Saint Eustache, à la messe de la paroisse, au milieu d'un
peuple nombreux. - Mais quelle folie ! on meurt dans son lit. Qui est-ce qui
s'est jamais avisé de mourir à l'église ? Cette femme avait projeté d'être
bizarre jusqu'au bout. - Oui, bizarre, c'est le mot. Elle se trouvait un peu
mieux ; elle s'était confessée la veille ; elle se croyait assez de force pour
aller recevoir le sacrement à l'église, au lieu de l'appeler chez elle. On la
porte dans une chaise. Elle entend l'office sans se plaindre et sans paraître
souffrir. Le moment de la communion arrive ; ses femmes lui donnent le
bras et la conduisent à la sainte table ; le prêtre la communie, elle s'incline
comme pour se recueillir, et elle expire. - Elle expire ! - Oui, elle expire
bizarrement, comme vous l'avez dit. - Et Dieu sait le tumulte !... - Laissons
cela, on le conçoit de reste, et venons à la suite. - C'est que cette femme en
devint cent fois plus intéressante et son mari cent fois plus abominable. Cela
va sans dire. - Et ce n'est pas tout ? - Non. Le hasard voulut que
Desroches se trouvât sur le passage de Mme de La Carlière lorsqu'on la
transférait morte de l'église dans sa maison. - Tout semble conspirer contre
ce pauvre diable. - Il approche, il reconnaît sa femme, il pousse des cris.
On demande qui est cet homme. Du milieu de la foule il s'élève une voix
indiscrète (c'était celle d'un prêtre de la paroisse), qui dit : C'est l'assassin
de cette femme... Desroches ajoute, en se tordant les bras, en s'arrachant
les cheveux : Oui, oui, je le suis... À l'instant, on s'attroupe autour de lui,
on le charge d'imprécations, on ramasse des pierres, et c'était un homme
assommé sur la place, si quelques honnêtes gens ne l'avaient sauvé de la
fureur de la populace irritée.
-Et quelle avait été sa conduite pendant la maladie de sa femme ? - Aussi
bonne qu'elle pouvait l'être. Trompé, comme nous tous, par Mme de La
Carlière qui dérobait aux autres et qui peut-être se dissimulait à elle-même
sa fin prochaine... - J'entends, il n'en fut pas moins un barbare, un
inhumain. - Une bête féroce qui avait enfoncé peu à peu un poignard dans
le sein d'une femme divine, son épouse et sa bienfaitrice, et qu'il avait
laissé périr, sans se montrer, sans donner le moindre signe d'intérêt et de
sensibilité. - Et cela pour n'avoir pas su ce qu'on lui cachait. - Et ce qui
était ignoré de ceux-mêmes qui vivaient autour d'elle. - Et qui étaient à
portée de la voir tous les jours. - Précisément, et voilà ce que c'est que le
jugement public de nos actions particulières. Voilà comme une faute
légère... - Ô très légère. - S'aggrave à leurs yeux par une suite
d'événements qu'il était de toute impossibilité de prévoir et d'empêcher. Même
par des circonstances tout à fait étrangères à la première origine,
telles que la mort du frère de Mme de La Carlière par la cession du
régiment de Desroches. - C'est qu'ils sont en bien comme en mal
alternativement panégyristes ridicules ou censeurs absurdes ; l'événement
est toujours la mesure de leur éloge et de leur blâme. Mon ami,
écoutez-les, s'ils ne vous ennuient pas, mais ne les croyez point et ne les
répétez jamais, sous peine d'appuyer une impertinence de la vôtre. À quoi
pensez-vous donc ? vous rêvez. - Je change la thèse, en supposant un
procédé plus ordinaire à Mme de La Carlière. Elle trouve les lettres ; elle
boude. Au bout de quelques jours l'humeur amène une explication et
l'oreiller un raccommodement, comme c'est l'usage. Malgré les excuses, les
protestations et les serments renouvelés, le caractère léger de Desroches le
rentraîne dans une seconde erreur ; autre bouderie, autre explication, autre
raccommodement, autres serments, autres parjures, et ainsi de suite
pendant une trentaine d'années, comme c'est l'usage.
Cependant Desroches est un galant homme, qui s'occupe à réparer, par des
égards multipliés, par une complaisance sans bornes, une assez petite
injure. - Comme il n'est pas toujours d'usage. - Point de séparation, point
d'éclat ; ils vivent ensemble comme nous vivons tous ; et la belle-mère, et
la mère, et le frère, et l'enfant, seraient morts qu'on n'en aurait pas sonné le
mot. - Ou qu'on n'en aurait parlé que pour plaindre un infortuné poursuivi
par le sort et accablé de malheurs. - Il est vrai. - D'où je conclus que vous
n'êtes pas loin d'accorder à cette vilaine bête, à cent mille mauvaises têtes
et à autant de mauvaises langues, tout le mépris qu'elles méritent. Mais tôt
ou tard le sens commun lui revient, et le discours de l'avenir rectifie le
bavardage du présent. - Ainsi vous croyez qu'il y aura un moment où la
chose sera vue telle qu'elle est, Mme de La Carlière accusée et Desroches
absous ? - Je ne pense pas même que ce moment soit éloigné.
Premièrement, parce que les absents ont tort et qu'il n'y a pas d'absent plus
absent qu'un mort. Secondement, c'est qu'on parle, on dispute, les
aventures les plus usées reparaissent en conversation et sont pesées avec
moins de partialité. C'est qu'on verra peut-être encore dix ans ce pauvre
Desroches, comme vous l'avez vu, traînant de maison en maison sa
malheureuse existence ; qu'on se rapprochera de lui, qu'on l'interrogera,
qu'on l'écoutera, qu'il n'aura plus aucune raison de se taire, qu'on saura le
fond de son histoire, qu'on réduira sa première sottise à rien. - À ce qu'elle
vaut. - Et que nous sommes assez jeunes tous deux pour entendre traiter la
belle, la grande, la vertueuse, la digne Mme de La Carlière d'inflexible et
hautaine bégueule ; car ils se poussent tous les uns les autres, et comme ils
n'ont point de règles dans leurs jugements, ils n'ont pas plus de mesure
dans leur expression.
- Mais si vous aviez une fille à marier, la donneriez-vous à Desroches ? Sans
délibérer ; parce que le hasard l'avait engagé dans un de ces pas
glissants dont ni vous, ni moi, ni personne ne peut se promettre de se tirer ;
parce que l'amitié, l'honnêteté, la bienfaisance, toutes les circonstances
possibles, avaient préparé sa faute et son excuse ; parce que la conduite
qu'il a tenue, depuis sa séparation volontaire d'avec sa femme, a été
irrépréhensible, et que, sans approuver les maris infidèles, je ne prise pas
autrement les femmes qui mettent tant d'importance à cette rare qualité. Et
puis j'ai mes idées, peut-être justes, à coup sûr bizarres, sur certaines
actions, que je regarde moins comme des vices de l'homme que comme des
conséquences de nos législations absurdes, sources de moeurs aussi
absurdes qu'elles, et d'une dépravation que j'appellerais volontiers
artificielle. Cela n'est pas trop clair, mais cela s'éclaircira peut-être une
autre fois. Et regagnons notre gîte ; j'entends d'ici les cris enroués de deux
ou trois de nos vieilles brelandières qui vous appellent, sans compter que
voilà le jour qui tombe et la nuit qui s'avance avec ce nombreux cortège
d'étoiles que je vous avais promis. - Il est vrai.
Madame de la Carlière