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MONSIEUR BOUILLOTTE
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Molly - Monsieur Bouillotte
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Monsieur Bouillotte - Claude Fée
Ils s’étaient rencontrés en août, sur l’autoroute. Alexandre rentrait en Bretagne et, pour se rafraîchir, faisait une halte sur un parking bondé. Au moment de remonter dans son véhicule, il remarqua un tout petit chaton absorbé dans un jeu, à quelques mètres de lui.
Il s’agissait de perdre et de retrouver une boulette de papier qui roulait sur le bitume. L’innocente et joyeuse énergie de l’animal associée à sa mort certaine, sous les roues des voitures, se présentait avec la simplicité d’une image. Ému, notre homme s’avança doucement. Dès qu’il le vit, le caïd à grosses pattes courut se cacher dans l’anfractuosité d’un fossé. Alexandre attendit sans bouger qu’il ressorte… et bondit sur ce poulain miniature pour le poser délicatement à la place du passager. Il pesait si peu. C’était une grâce tellement fragile. Il lui sembla, pour le dire vraiment, qu’il n’appartenait pas tout à fait à cette Terre. L’animal tout surpris enjamba le rebord d’une casquette qui était sur ce siège, la flaira puis se cala à l’intérieur. Bientôt, il s’endormit le menton posé sur une patte… Quelques heures de route plus tard, ils partageaient dans l’appartement un peu de nourriture. L’hôte, qui aimait créer des habitudes, installa consciencieusement le chaton au pied de son lit. Mais, le petit rebelle se mit debout et remonta, tel un funambule, une ligne imaginaire qu’il quitta pour aller pétrir le moelleux de l’oreiller. Enfin, après avoir tourné plusieurs fois sur lui-même, il colla tout son dos contre le torse d’Alexandre qui lui trouva un nom : Monsieur-Bouillotte.
Alexandre Gontran était un veuf qui vivait seul depuis le départ de ses enfants. Il offrait un habitat dans un vieil immeuble du centre-ville avec escalier en bois, cave et grenier. De temps en temps, il avait de la visite. Des gens venaient manger des gâteaux dans le grand salon. Des oiseaux de toutes sortes se posaient et se bécotaient sur le rebord de ses fenêtres. L’homme et le chat avaient chacun un style, des besoins et, pour les gestes quotidiens, une chorégraphie tout à fait différente. Tout naturellement, leur existence s’organisa autour de leurs intérêts respectifs. Cependant, c’était bien avec le même clignement de paupières qu’ils accordaient leurs contacts et savouraient leur proximité. On pourrait aller jusqu’à penser que s’ils étaient si bien tous les deux, c’était parce que la vie leur proposait ce pour quoi ils étaient doués : une complicité qui dépassait la barrière des espèces. Cette passion se faisait en dehors de tout langage articulé. Les messages étaient corporels. Tout était dit. Rien ne pesait.
Aussi, un 4 juillet, le soir, lorsque Monsieur-Bouillotte ne vint pas l’accueillir, assis près de la porte de l’entrée, Alexandre le chercha partout. Cette disparition créa une hémorragie. Au cours de la nuit, il fut pris de panique, il voulait absolument arrêter ce malheur et confectionna des affichettes, écrivant sur une photo tout ce que provoquait cette absence. Il le dit en phrases. Comment pouvait-il le faire autrement ? Il accrocha ces annonces sur son palier, à tous les étages, et même, jusque dans la rue. Il en glissa aussi dans les boîtes aux lettres, et sous les portes des commerces. Il espérait beaucoup, attendait tout de cet appel à témoins. Tôt le lendemain, dans le hall d’entrée de l’immeuble, il vit une réponse, écrite en rouge, sur une de ses affiches :
On est mal à l’aise à la lecture !
Alexandre comptait sur autre chose. Déçu, il biffa ce commentaire et reconsidéra son texte dans lequel il reconnut un peu de maniérisme. Il avait tracé sous le profil du chat, photographié dans une lumière qui précisait parfaitement sa silhouette : “ le silence de sa démarche lui confère une autorité esthétique qu’on ne peut pas oublier”… C’est peut-être trop, mais c’est vrai ! se disait-il. Je dois parler de ce qu’il fait vivre, si je veux qu’on puisse m’aider à le revoir. Il n’y a donc rien à négocier ! Il remit une affiche semblable. Le soir, en rentrant du travail, il retrouva, en rouge, le même commentaire. Il remplaça encore l’affiche. Les petits drames vous laissent seul. Celui-ci ne pouvait pas échapper à cette règle. Perdre un animal, surtout en ville, vous autorise à placarder des annonces. Les voisins et les commerçants ne sont pas trop regardants sur les traces de scotch tolérables ici et là. Mais dans cette histoire, lui, le gentleman de la copropriété, était devenu un autre, un excentrique. Il n’entendait pas tout ce qui se disait dans son dos :
– Qu’est-ce que c’est que cette guéguerre par tracts interposées ?
– On n’a jamais vu ça…
– Pourquoi, maintenant lorsqu’il nous croise, nous raconte-t-il toutes ces choses sur la fourrière ?
– Si on réfléchissait à tout ça, mais…on n’en finirait jamais !
– Bouillotte, passe encore, mais pourquoi rajouter Monsieur ?
– Vous vous rendez compte ?
– Et puis franchement…Qu’est-ce que ça nous donne d’entendre parler d’empoisonnement à la mort-aux-rats ?
– Un chat est un chat ! Pas la peine d’en faire un plat…
Les gens qui s’arrêtaient poliment pour saluer Alexandre ne voulaient pas écouter ses propos abominables qui le rendaient étranger à tous. On disait aussi qu’il devait bien savoir qu’il y avait des choses plus graves dans le monde. D’autant que lui avait la chance d’être éduqué et d’avoir un bon job ! Une voisine tenait, de sources sûres qu’il avait eu une enfance heureuse. Quelques jours plus tard, alors qu’il revenait d’une tournée où il avait, en vain, secoué un paquet de croquettes, il trouva dans le hall ces mots sur une de ces affiches :
L’histoire piétine…
Alexandre se dit qu’il se devait de répondre. Mais comment écrire juste ? Il n’allait pas décrire les deux ans de bonheur aux côtés de cet être adorable, il n’y arriverait pas et puis cela ne ferait qu’aggraver sa peine. Qu’est-ce qui était le plus important ? Retrouver Monsieur-Bouillotte ! Alors au cas où quelqu’un aurait aperçu un beau chat avec un pelage rayé des nuances rousses, il voulait absolument être prévenu …Et c’est vrai, de nouveau, il insista sur les qualités existentielles de l’animal. Il s’emmêla les pinceaux à force tout dire. Il refit des phrases certainement beaucoup trop lourdes. Ainsi, il ne se contenta pas d’écrire : « La corde sensible qui s’enroule sur ses pattes est tigrée », il ajouta : « Sa grâce et sa sagesse mettent en berne notre supposée grandeur humaine ». Aucune chance d’avoir un langage commun avec les voisins, le savait-il ?
Le soir, c’est directement sur l’affiche qu’il trouva :
Le thème est manifestement la tyrannie !
Qui se moquait de sa peine ? Il s’en ouvrit aux habitants de l’immeuble, mais les gens, s’ils s’arrêtaient aimablement chaque jour, comme on l’a déjà dit, pour lui faire la conversation, ne souhaitaient pas être mêlés à des accusations imaginaires. Seule, Emma, la dame du second étage, faisait l’effort de le comprendre. Elle prit l’habitude de passer le voir pour donner des nouvelles du reste du monde et l’encourager à poursuivre ses recherches. Elle téléphona même au syndic. Ensuite, elle expliqua qu’il fallait faire beaucoup d’annonces dans les premières semaines, mais prévoir aussi une date à partir de laquelle ne plus en mettre.
– On ne vous en voudra pas, si on sait quand vous retirerez les affiches. Faites-moi confiance !
Il lui était très reconnaissant de s’occuper de la diplomatie. Pendant ce temps, lui placardait chaque jour de nouveaux messages, espérant toujours la solidarité des habitants de son immeuble et du quartier. Et c’est encore un soir, en rentrant du travail, qu’Alexandre vit que la même main avait écrit :
On s’y attend trop !
Cette fois, il pleura la moitié de la nuit.
L’absence de Monsieur-Bouillotte était devenue intolérable, les commentaires aussi. Au matin, c’était le neuvième jour, il décida de rester chez lui. Il téléphona aux collaborateurs de son entreprise et exposa ses raisons. Après quoi, il monta à nouveau le grand escalier de son immeuble. Dans l’espace qui menait aux différents greniers, il appelait son chat tout en s’accroupissant pour voir, par le dess ous des portes, s’il n’y avait pas de nouveaux indices à récolter. Il aurait tellement voulu entendre le si léger froufrou des pattes de son compagnon. Il avait maintes fois décrit ce bruissement dans ces affiches. Allongé maintenant dans la poussière, il scrutait chaque point de vue, se figeant à chaque craquement de la charpente, humant toutes les odeurs. Il lui était impossible de s’identifier à Monsieur-Bouillotte sans craindre le pire. Emma le trouva en larmes. Ensemble, ils écoutèrent à toutes les portes ! Elle faisait discrètement le guet. Mais là aussi, aucune piste, même avec le tintement des croquettes. Ils passèrent ensuite dans les caves. Cette journée fut lamentable. Le soir, il découvrit un nouveau message, toujours sur une affichette :
Aucune surprise !
Alexandre rentra chez lui. Mais, juste avant, il confia à sa voisine qu’il n’avait plus de force. Elle se rendit compte qu’il était très amaigri et prit peur. Il finit par accepter qu’elle prévienne ses enfants. Dans les jours qui suivirent, un repos strict fut ordonné et un de ses fils vint le chercher. Il consentit à s’absenter quelque temps, uniquement parce qu’Emma lui jura qu’elle poursuivrait et le tiendrait au courant. Heureusement, il se remit vite et se sentit à nouveau capable de se gouverner. Lorsque son amie annonça, à tous les habitants de l’immeuble, que leur voisin allait bientôt revenir, les réactions furent encourageantes. Il faut dire qu’elle avait ajouté qu’il avait fini par oublier un peu ses soucis. Cependant, le lendemain de son retour, qu’il fit pourtant discrètement, Alexandre trouva, dans sa boîte aux lettres, une carte postale représentant un chat au corps tigré dans des teintes fauves, orangées. Il reconnut l’écriture :
Pas de dissonance, de dissymétrie, de contraste !
De quoi ça parlait ? Où venait-on le chercher ? Logiquement, il avait deux préoccupations : retrouver Monsieur-Bouillotte et savoir qui accablait le style des affiches. Mais, la douleur de la disparition prédominait et Alexandre voulait séduire les lecteurs pour en faire des alliés. Il s’adressait à eux avec la mise en avant des mouvements de son cœur. Cette volonté supplantait totalement le souhait de démasquer qui le piquait de ces remarques acerbes. Aussi, tout naturellement, il détourna la carte postale en tract et fabriqua un nouveau texte d’appel à témoins. À côté de son numéro de téléphone, et du montant de la récompense, il écrivit tout simplement : “Pour ce gros Mimi, comme pour tous les autres, quel est l’avenir ?” La réponse ne tarda pas, dès le lendemain, ce commentaire :
C’est le bouquet !
Pourtant, mettre toute son énergie à collecter des informations dans l’espoir de revoir son compagnon, ne l’empêchait pas de s’interroger. Il se disait : ce chagrin a manifestement trop de présence. Mais pour qui ? Qui se sent dérangé ? Est-ce que quelqu’un croit que je ne suis plus capable de comprendre la nécessité de la civilisation simplement parce que je veux retrouver à tout prix mon animal ? Parce que je m’inquiète pour lui ? Est-ce que cet attachement fait peur et que forcément ça se transforme en volonté de me faire mal ? Tout ça tournait en boucle. En imagination, il finit par donner à cette hostilité la forme d’une faille dont il n’osait plus s’approcher. Le rythme des affiches diminua. Les voisins étaient soulagés. La disparition de Monsieur-Bouillotte pouvait devenir un événement secondaire. Ouf ! L’ordre des choses allait revenir. Mais, Alexandre était toujours très malheureux. Quelques semaines plus tard, un midi, Emma apostropha son ami alors qu’il se trouvait à quelques pas de chez lui :
– Venez !
Ils entrèrent dans une toute petite rue moyenâgeuse. Elle le prévint :
– Soyez courageux !
Ses forces le quittèrent immédiatement et il faillit faire demi-tour. Elle lui tapa dans le dos :
– Par ici !
D’un geste décidé, elle ouvrit la porte d’un restaurant, puis demanda s’il était possible de déjeuner dans la cour. L’endroit était accueillant avec quelques arbres. C’est alors que d’une chaise posée au soleil, prestement descendit le chat qui, en toute hâte, vint frotter son menton sur les jambes d’Alexandre.
Notre homme s’accroupit pour lui présenter le plat de sa main et lui parler tout doucement. Monsieur-Bouillotte se jeta sur le côté, offrit son ventre et releva sa tête pour se faire gratter entre les oreilles, les yeux mi-clos, en ronronnant. Leurs retrouvailles étaient si simples ! Quelle fête ! La serveuse s’exclama :
– L’autre ne doit pas être loin. Ils sont inséparables !
– J’ai vécu presque deux ans avec lui ! bafouilla, gêné, Alexandre, une larme sur la joue.
– Ça fait peut-être deux mois qu’il est chez nous. Il est toujours avec Grisette. On a l’impression que c’est elle qui nous l’a ramené. Ah, mais dites donc, qu’est-ce qu’il est content de vous voir !
– Vous servez des repas tous les midis ?
– Oui bien sûr…
– Je reviendrai !
Il la remercia chaleureusement et apprit quelques détails amusants sur ce duo adorable. En prenant congé de tous, il embrassa fort Emma. Marcher était nécessaire. Sa joie intense avait besoin d’exulter et il ne voulait pas imposer son agitation. Il avait déjà l’impression d’avoir tellement abusé de l’attention des autres. Étant donné le malheur du monde, l’idée de pouvoir se ressourcer, comme bon lui semblerait, dans ce petit jardin avec Monsieur-Bouillotte… C’était un ravissement. Il était si ému. Ainsi donc, c’était ça ! Le chat était allé vivre avec un sujet de son espèce ! Quel bonheur ! Il rentra chez lui transformé par la joie et, aussitôt, rechercha un support adéquat. Le mieux lui parut de reprendre une de ses photos, pour une ultime annonce :
Il est heureux !
Le soir, il trouva en lettres rouges :
Il ne vous appartient plus !
Depuis, l’affiche est toujours là. Personne n’a songé à l’enlever. Alexandre n’a jamais su qui écrivait contre lui. Était-ce, d’ailleurs, contre lui ? S’il faut reconnaître que cette issue banalement joyeuse agaçait son adversaire, il faut aussi admettre que ce dernier coup n’abîmait rien. Monsieur-Bouillotte était bien un compagnon. Il ne pouvait pas avoir le statut d’un simple bien ou d’une chose corporelle appartenant à son propriétaire. Pour s’en persuader, il n’y avait qu’à voir avec quelle tranquillité ces deux-là se retrouvaient. Les rencontres avaient souvent lieu sous les arbres, maintenant que le territoire avait évolué. Chacun se laissait aller, dans ses manières et sa chorégraphie, à goûter le plaisir pris de la présence de l’autre, en toute liberté.
Source: https://www.claude-fee.com/monsieur-bouillotte/
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