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L'OBSTINATION DE JOJO
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Illustration Claude Fee
Texte ou Biographie de l'auteur
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L’obstination de Jojo
Vous aimez vivre dans cette belle campagne tapissée
d’une herbe délicate sur laquelle court un vent parfumé
et vous appréciez les fleurs, la profusion des feuillages,
dans les petits bois, les champs, les haies… Je suis de
l’autre côté de ce paysage, dans un grand hangar de
tôle avec un sol en béton. Si je ne me décourage pas,
c’est grâce à Jojo. Un oiseau qui ne sait pas s’il est une
perruche ou un perroquet et revient toujours me voir
avec des histoires incroyables. Il m’assure qu’en vrai
métèque, il a voyagé depuis Barcelone, sur l’épaule
d’un touriste… vous imaginez que des humains
acceptent de rester aussi longtemps au contact d’un
animal ? Ici, les employés n’ont pas de chiens dans les
pattes ni de mouettes rieuses nichées sur la tête.
Quand, par les quelques plaques translucides du toit, la
lumière du jour paraît… on craint leur arrivée, car ils
s’activent méchamment. Certains hurlent, d’autres
gueulent avec la radio. C’est comme si tout était fait
pour rendre drôle et tranchante l’idée qu’on n’est pas
du même monde. Ils font peur à courir dans les allées,
cagoulés en combinaison blanche. Les veaux les
implorent en essayant de trouver une étincelle de
générosité, mais il ne se passe jamais rien. Ces
hominidés ne s’approchent pas de nos stalles, alors
qu’ils nettoient en cadence tout ce qu’il y a autour
d’eux avec un jet d’eau. Qu’est-ce que l’hygiène a
mission de faire disparaître ? Est-ce qu’il convient
d’effacer toutes traces de l’idée que les hommes sont,
comme nous, des animaux ? Parfois, je m’enrage et je
lâche le fil. Mes yeux impriment des images qui
survivent un temps, puis s’évanouissent dans des
fondus enchaînés. Il me manque une vraie vie pour
tenir mes pensées. Heureusement, j’ai un ami
extraordinaire, un oiseau multicolore qui vit une vie
d’oiseau multicolore. Mon rêve, c’est exactement ça,
jouer un rôle dans ma propre vie. Me servir de mes
sabots… Je le fais, par réflexe. La nuit, je gratte pour
partir et je m’écorche. Il n’y a que quelques centimètres
jusqu’à la mangeoire, je ne peux pas me tourner.
J’essaie de rester calme, mais des angoisses arrivent.
Alors, je pense à toutes les couleurs. J’ai besoin de cette
gaieté. Même quand il n’est pas là, je le vois devant moi
mon perroquet-perruche. Il fait du sur-place, bat des
ailes en gardant la tête immobile. Il me fait du bien,
mon Jojo, mon dingue du perchage et des points de
vue. Il peut aussi tracer des lignes en volant d’une
poutre en acier à une autre… J’espère qu’il ne fera pas
un nid. Il serait chassé et tué. La reproduction est
encadrée ici. Il ne faut pas improviser. Je sais beaucoup
de choses. Les récits de Jojo m’ont donné une vraie
carte mentale. On est au bord d’un village et d’une
rivière. De temps en temps, ça chauffe entre l’éleveur
et les habitants parce qu’on pollue l’eau avec nos
déjections. Nous, qu’est-ce qu’on n’y peut ? On est
beaucoup trop nombreux et on aimerait être dehors. Là,
Jojo se débrouille bien, on n’entend jamais parler de lui,
pourtant un gros oiseau coloré ne devrait pas passer
inaperçu ! Par prudence, il va dormir la nuit dans un
refuge, une sorte d’arche. Il y côtoie des êtres sensibles
qui essaient de l’imiter. C’est ce qu’il me dit. Il est
d’ailleurs déjà arrivé qu’ici, ça lui échappe et qu’il
claque un bonjour tellement fort que, même avec la
musique, les humains ont dû être surpris. Mais ils n’ont
pas réagi. Qu’est-ce qu’ils pourraient faire du langage
d’un oiseau ? Si ce n’est un lien avec la poésie qui les
mettrait mal à l’aise... Chez tous les éleveurs, ce qui
marche très fort, ce sont les statues en or dans les
églises, à ce que dit Jojo. Il y a une très belle dans une
chapelle à côté. Elle est en bois doré et représente
François d’Assise tendant ses mains vers des petits
moineaux. C’est une image de l’amour du monde. Oui !
Moi, le taurillon, je peux me figurer ce que c’est qu’un
saint et ce qu’est une église ! Comment est-ce
possible ? La religion est faite d’un lien qu’on cherche
quand on a peur de la mort. À votre avis, ici, qu’est-ce
qu’on ressent ? Cet affolement on le connaît. L’angoisse
qui vous serre la gorge n’a pas besoin d’une forme de
gorge spéciale. C’est pire quand même pour certains.
C’est ce que Jojo raconte des oies gavées dans le
hangar d’à côté. Les gros tubes qui forcent leurs
oesophages provoquent un martyr. Ce n’est pas qu’une
idée. Il ne veut plus y aller et il ne m’en a parlé qu’une
fois. Moi non plus, je ne peux pas y penser. Je me
concentre sur son vol gracieux et son don des langues,
avec ça on s’échappe. Pour Jojo tout est intéressant. Il
est venu dans l’élevage par curiosité, pariant que dans
un si beau pré, ce bâtiment clos devait abriter un trésor.
L’odeur lui a aussitôt provoqué la nausée, mais avant
de ressortir, heureusement, je lui ai tapé dans l’oeil !
Dans cette masse parce que nous sommes des
centaines, il m’a vu ! C’est ma chance. Avoir été
reconnu comme unique. Les autres aussi le sont.
J’aurais pu, comme eux, malgré tous mes efforts, ne
jamais croiser un seul regard. Qu’est-ce que je serais
devenu ? Dès que je pense à mon perroquet, je ressens
un pincement d’angoisse et de bonheur. Je lui dis
souvent : Jojo, tu es mon Saint-Esprit ! Je vois bien que
ça le flatte. Je l’admire sincèrement, c’est si beau et si
intense quand il me parle de tout cet amour qui se
chante à l’église ! C’est notre dada à tous les deux et un
sacré départ d’imagination pour moi. Pourtant, je n’ai
pas d’optimisme, je suis figé. Je voudrais qu’elles
tombent ces barrières qui m’empêchent de me
retourner et d’exister. Cette obsession me fait gratter
par terre jusqu’à saigner. Je suis privé du geste juste. Je
le cherche. Mais, il revient en criant et glisse les ailes
étendues, son cou plongeant vers moi :
_ J’ai vu ton éleveur à l’église, il chante encore l’amour !
Tout va s’arranger. Je repars...
Quel panache ! Est-ce qu’il invente son besoin de me
retrouver ? L’idée de ne plus être en contact avec lui,
c’est affreux, ce serait comme si ma cage se resserrait
un peu plus pour m’étouffer davantage. L’amour, c’est
ce qui nous sauvera tous. Je le sais, mais mon Jojo
affirme que dans les églises c’est beaucoup plus grand,
on touche à l’universel. Donc, comme l’éleveur y prie
souvent, les barrières vont bien finir par se tordre, me
laisser sortir et je vais connaître ce que c’est que
l’herbe. La prochaine fois que mon ami revient, il faut
que je lui dise que des types nouveaux ont couru dans
les allées. J’espère que ce n’est pas lui qu’ils
cherchaient. Un oiseau qui vient rencontrer un taurillon,
ce n’est pas si méchant, mais bon rapport à l’hygiène…
Ici, ils font très attention à nous pour qu’on ne soit pas
contaminé et Jojo ne se douche pas avant ses visites.
On doit être précieux, toute cette peur des maladies,
mais alors... un peu d’aise ! Qu’est-ce que je fais ? Si je
me couche, mes jarrets se coincent sous la barrière, à
ma droite mon voisin a gangréné comme ça, il a pourri
vivant. Si je reste debout, je m’ankylose. Il me faudrait
une paillée et que je puisse me retourner. Je ne
demande pas plus. Si ! j’aimerais sentir la force dans
mes cornes et pas seulement la douleur.
_ Eh ! Taurillon ! ramène-toi, j’ai du nouveau.
_ Tu en as de bonnes, je moisis sur place. Comment
voudrais-tu que je me ramène… Pose-toi et parle-moi.
_ Ce n’est pas le moment de se plaindre, les nouvelles
sont... Comment te dire ça ? Est-ce que tu sais ce qu’est
une fête taurine ?
_ Non, je n’en ai pas entendu parler.
_ Tu m’as bien dit qu’on ne te sort jamais. L’éleveur ne
t’embête pas à faire l’important devant toi, en se
cabrant avec un chiffon rouge…
_ Je ne connais pas l’éleveur. Je pourrais ? Il veut me
voir ? J’irai avec lui dans l’église rencontrer saint
François d’Assise ?
_ Non, non tu pars dans tous les sens… écoute-moi,
demain, il est possible qu’on te fasse sortir, mais pour
t’emmener vers des gens qui ne t’aimeront pas comme
moi.
_ Du moment que je sors…
_ Tu sais quoi ? Je reste là sur ta corne, ça ne te gêne
pas ? On verra ce qu’on fait à l’aube.
_ Ma corne ou plutôt ce qu’il en reste. C’est toujours
douloureux, dors juste à côté, je préfère.
Voilà, le temps a passé comme ça. C’était un très drôle
de temps, car je ne voulais pas alerter les autres et
j’avais besoin de partage. Il n’était pas question de
réveiller Jojo, pour une fois qu’il dormait près de moi.
D’habitude, comme je vous l’ai déjà dit, il va le soir
dans un refuge. Ce fut vraiment une nuit étrange.
J’étais tendu comme à l’annonce d’une catastrophe ou
d’un miracle. D’ailleurs, pour la suite de cette histoire, il
faut imaginer cette angoisse mêlée d’espoir pour bien
comprendre ce qui est arrivé. C’est essentiel.
Nous sommes demain. L’usine-élevage est encore
sombre, au loin, les cloches sonnent à toute volée et
réveillent mon ami. Moi, le taurillon anonyme, coincé
dans son troupeau immobile, j’hallucine le pré, je pense
à l’éleveur qui veut que je sorte, je ressens aussi
l’amour et je suis ému. Jojo, lui, est comme un chiffon,
je le sens dans ses pattes et je lui demande :
_ T’as peur de quoi ? L’église sonne... le message de
paix universelle se répand, non ? Ça va s’ouvrir partout,
les barrières…
_ Admettons… me répond mon Jojo, avec une voix
étouffée, ne bouge pas la tête. J’ai accroché à ton bout
de corne un déguisement.
_ Un déguisement ?
_ Oui, c’est toi qui m’en as donné l’idée avec le Saint-
Esprit !
_ Regarde, je l’étends sur ton dos, parce que le sol c’est
plein de… c’est vraiment dégueulasse... La farine sur
ton dos… donc... me permet de devenir immaculé et j’ai
une énorme branche d’olivier que je vais tenir dans mes
pattes.
_ Pourquoi pas dans le bec ?
_ Il faut que je lance un message !
_ Lequel ?
_ Je ne sais pas encore, mais je parle ! C’est ma chance !
Je ne vais pas faire comme le corbeau je vais… donc je
vais… Oh je ne sais plus !
_ Puisque l’amour arrive, pourquoi s’inquiéter autant ?
_ Tu entends le bruit ? Ils viennent vous chercher. Je
t’explique, tu vas te retrouver dans un endroit en pleine
lumière. Des gens vont venir te faire la corrida. Ils
auront des tiges en fer à la main, comme des
brochettes, qu’ils voudront planter.
_ Des brochettes ?
– Si tu fonces sur eux pour te défendre, ils seront
contents, ils te blesseront encore plus. Alors on va leur
jouer un tour…
- On n’attend pas l’amour ? La clameur ce n’est pas
le bruit de l’amour ?
- On pensera que tu fonces devant. Un taureau, ça
baisse la tête et ça va droit, pile devant. Je volerai
à tes oreilles et je ferai diversion. Quand je te le
dirai, tu essaieras de forcer sur un côté.
- Je vais arriver à marcher, tu crois ?
- C’est à ce point-là ?
- J’avance vers la gouttière pour manger les
granulés, je recule, mais tourner je ne l’ai jamais
fait et puis comme le sol est dur, je suis écorché.
- Ah… pour toi ce n’est pas la fête taurine alors, si on
te fait sortir d’ici ce sera plutôt… voyage en
camion. J’aurais dû te poser la question plus tôt.
- Ce qui veut dire ?
- L’évasion n’est pas la même, si tu ne peux pas
marcher…
- C’est toi qui sais.
- Regarde, je fais colombe de la paix comme ça ? La
farine est bien mise ? Mon gros bec, ça ne choque
pas ?
Alors que j’étais en train de l’admirer, il y eut des bruits
secs et précis, un éclairage comme jamais, des
hurlements… Juste après l’éblouissement, une douleur
m’a fait faire deux pas en arrière. C’était possible. J’en
ai même fait trois, quatre, cinq… Plus de barrières !
Imaginez ! Nous... les bêtes maintenues dans une
entrave hypnotique, tout à coup on nous pousse à coup
de trique. Quelle panique ! Jojo… plus là ! Où le trouver ?
Nous sommes emportés. Même si mon sens de
l’équilibre n’était pas totalement détruit par mes
conditions d’élevage, je savais que je risquai de tomber
et d’être piétiné. Jojo m’avait prévenu. Sans doute le
camion ! C’était ça le bruit. Mes voisins pleuraient et
disaient qu’on allait tous nous tuer. Je crois qu’ils
étaient si désespérés qu’ils le souhaitaient. Mais d’un
coup, je l’entends. Jojo nous suit, comme par chance, je
suis sur un côté, je le vois arriver à ma hauteur, autour
ce ne sont que des gémissements, mais lui crie :
- Je vais parler au chauffeur !
- Oui, mais reviens vite ! Je t’en supplie…
- Je vais parler affaire avec l’humain... ne perds pas
espoir, on ne va pas aller jusqu’à l’outil !
- L’outil ?
- Je repars ! Oui, peut-être que lui non plus n’a pas
envie d’aller jusqu’à l’abattoir.
- Mais de quoi tu parles ? l’abattoir c’est quoi ? Je ne
connais rien !
– Je vais négocier, ne t’emballe pas…
- Je n’ai pas peur, dis-je courageusement, j’y suis
déjà allé là-bas…
Jojo ne releva pas ce mensonge et s’en alla
négocier avec l’humain. Je me murmurai à moimême
que je racontai vraiment n’importe quoi…
dans l’affolement, j’imaginais m’être déjà déplacé à
l’endroit où je ne savais pas qu’on m’emmenait !
C’est exactement là, à ce point précis, que je
voudrais que vous vous mettiez à ma place.
Imaginez-vous que j’ai gardé cet élan, celui qui
jaillit quand on n’a plus rien à perdre, et lorsque
mon ami est revenu, j’ai osé poser une vraie
question :
- Est-ce que tu crois à un nouvel espace-temps ?
- Arrête ! Tu fais peur ! m’assena-t-il mécontent.
Il y a eu une grosse secousse, comme si on tournait
brusquement, et puis le chauffeur a hurlé à la façon
d’une bête :
- Vers l’infini et l’au-delà !
Je n’ai pas pu me retenir, j’ai braillé et Jojo lui,
aussi, comme moi. Ensemble on a articulé de toutes
nos forces :
- On n’est pas dans un dessin animé !
Jojo a dit ensuite comme s’il se parlait à lui-même :
- Si le chauffeur est un idéaliste ! il risque de tout
faire capoter…
Mais non… on n’a pas eu à souffrir d’un
mouvement d’abandon, immédiat ou progressif, de
l’engagement… Il n’y a pas eu non plus d’impasses
rhétoriques puisque la porte du camion s’est
vraiment ouverte et que ce type en riant a mis des
planches pour qu’on descende. Aucun de nous ne
pouvait marcher facilement. Ça a pris du temps,
beaucoup, beaucoup de temps et il ne nous a pas
frappés. Voilà comment j’ai enfin connu ce que
c’est qu’une prairie !
Jojo, depuis, revient dans notre clairière. Il aime
raconter comment s’est arrivé. Comment le routier s’est
transformé en fou heureux se cramponnant à son
volant comme s’il pilotait une idée aussi vivante que le
printemps. Il aurait même dit : « Pour une fois, je sais ce
que je fais ! »
Jojo répète qu’on avait seulement une chance sur un
million que ça se passe comme ça. Depuis l’évasion, il
regarde le monde autrement. Grâce à sa capacité de
numération, il peut visualiser ce qui nous est arrivé.
Cette chance sur un million, c’est vraiment incroyable !
Il faut survoler la forêt longtemps pour se la
représenter. Moi, il me reste de l’endroit d’où je viens
une peur viscérale des capitalistes excités par les
chiffres. Mais, on n’en a jamais revu de ces types qui
vous grillent la peau pour mettre un numéro. Ici, mes
sabots sont à moi. Je les sens toucher la terre. Ils la
grattent. J’aime vivre dans cette campagne tapissée
d’une herbe délicate sur laquelle court un vent
parfumé. C’est à Jojo que je le dois. Lui me dit qu’on
doit ce salut à l’humain qui a choisi une autre
destination pour le camion. Je veux bien le croire. Je
veux bien dire merci aussi.
Source: https://www.claude-fee.com/lobstination-de-jojo/
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