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DES MOTS
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Musique : Beethoven - Sinfonia N.5 in Do minore Op.67 - I. Allegro con brio https://musopen.org/
Bruitages: http://www.universal-soundbank.com/
Texte ou Biographie de l'auteur
BAILLON, André (1875-1932) écrivain belge de langue française
DES MOTS, Tiré du recueil « Délires »
Drame cérébral
A Germaine LIEVENS
I
POUR autant qu’on puisse le savoir, cela commença comme ceci :
Ils tournoyaient dans la cuisine. Il comprit :
- Ardent lévier.
Il fit :
- Qu’est-ce que tu dis ?
- Ardent lévier.
- Qu’est-ce que tu dis ?
Elle répondit :
- Il ne faut pas jeter le marc dans l’évier.
Certes, il ne faut pas jeter le marc dans l’évier : le marc bouche l’évier. Ce sont des conversations de ménage. Il rit :
- Tu as raison. Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier. Il ne faut pas jeter de...
Tiens ! pourquoi, coup sur coup, répétait-il :
- Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier.
Il avait un peu mal, dans la tête, là par derrière, sous l’os.
C’était un long très maigre, avec une tête de bon chien triste. Il s’amusait parfois devant une glace : « Tiens Fox, un su-sucre. » Il souriait et dans la glace, avec sa tête de bon chien triste, Fox souriait aussi. D’autres ainsi se découvrent un bouton ou s’arrachent un poil dans le nez : petites manies quand on est seul avec soi. Pour le reste, son but était : des livres. Avec le même but, il y en a qui s’appellent : « Homme de lettres. » On dit de même : « Femme de ménage. » Il était plus modeste. Il avouait :
- Je vis mes histoires.
Le lendemain, il écrivait. Une petite chambre, une table, une chaise et, parce qu’il faisait froid, un poêle dans la fumée. Toujours son mal dans la tête. Sa plume traça :
- Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier.
Zut ! une bourde !... Écrire des bourdes, c’est qu’on est fatigué et même davantage. Oui, peut-être ! Les amis conseillaient :
- Mon cher, repose-toi. Tu t’es surmené.
Surmené comme surhomme ! Quel grand mot ! Mais non, il ne s’était pas surmené. Comment l’eût-il été ? Depuis des mois, il n’avait plus touché sa plume. Il avait soigné sa Germaine. Voyons ! se surmène-t-on à soigner sa Germaine ?... Allons ! sa phrase.
Il médita. Il commença :
- Il ne faut pas...
Ah ! non, alors ! Allait-il gâcher son temps à des enfantillages ? Des mois sans écrire. Toujours laborieuses, ces mises en train. Il pensait trop à Germaine. C’est vrai qu’elle avait été malade. Et fort ! Elle parlait tout le temps. Elle annonçait : « Je vais me taire » et recommençait à parler. Un esprit parlait en elle. Elle était son épouse en Dieu. Folle !... un si beau cerveau et lui : le cocu d’un Esprit ! Bah ! c’était fini. Plus folle, bien guérie, bien d’aplomb. L’usine, comme ils disaient, en pleine activité : elle, à son piano et ses notes ; lui, à sa table et ses phrases. Elle travaillait. Il l’entendait : Boum... boumboum ! Quelle poigne ! Une poigne pour Beethoven. Toujours grand ce Beethoven !
- Allons, vieux, travaille comme elle.
Il aligna des mots. Cela fit une phrase. Il l’essaya. A la bonne heure, elle marchait bien. Il aimait les phrases venues d’un coup et marchant bien. « Une phrase qui d’un pas égal pose les pieds où il faut pour arriver où elle doit, écoutez comme elle marche : elle marche avec rythme... » Il avait écrit cela un jour. La nouvelle phrase se campait. Avec son marc dans l’évier, ce qu’il était bête tantôt. En avant la suivante...
Quand même sa Germaine ! Il paraît, c’est toujours ainsi. Pendant qu’elle était malade, comme elle le détestait ! Un assassin ! elle le croyait un assassin : il avait tué une femme. « Assassin ! Maudit, va crever à la rue !... » Comme elle lançait ces mots ! Ils frappaient dur – la nuit surtout. Et quand, par pénitence, elle ne voulait pas avaler sa salive. Des deux mains, elle retenait sa langue : « Je n’avalerai pas ma salive ; je n’avalerai pas ma salive, je n’avalerai pas ma salive. » La langue prise, cela gargouillait ! Quel cauchemar !... Tatata ! Oublié tout cela. Les derniers temps, elle l’appelait : « Mon petit fieu du Bon Dieu. » C’était pénible, mais il aimait bien ce nom.
- Allons ! petit fieu du Bon Dieu, travaille !
Et les amis ! Ah ! s’il les avait écoutés ! Ils parlaient sur le seuil, sans entrer : « Mon cher, comment va-t-elle ? Et toi ? Sois prudent. On ne vit pas impunément dans une telle atmosphère. » A les entendre, sa Germaine, on l’eût enfermée. Ah ! non, n’est-ce pas ? Il se devait à sa Germaine. Son cerveau à lui, il l’eût sacrifié pour sauver celui de sa Germaine. D’ailleurs, il avait un cerveau solide, ayant fait déjà d’autres pirouettes et retombant toujours sur ses pattes. La preuve : après des mois, il le tenait entre ses doigts, devant sa table, à fabriquer des phrases...
Il écrivit :
- Marie était...
Mon Dieu ! écrire « Marie », quand on pense « Germaine », on n’y est pas. Marie était celle du roman en cours, une brave femme, une grosse maman de femme, dans le genre d’une Marie qu’il avait aimée autrefois... Eh ! oui, on se quitte, l’affection reste, il voyait encore cette Marie. Mais c’est loin « autrefois ». Plus volontiers, il eût écrit « Germaine ». Bah ! on a commencé, il faut bien qu’on achève... Voilà :
- Marie était...
Du diable ! qu’est-ce qu’elle était Marie ? Ce mot qu’il cherchait, ce sacré mot s’obstinait à s’enfuir. Sans doute à cause des boum... boum de Germaine. Quelle poigne ! Toujours grand ce Beethoven ! Tout de même, elle avait peut-être tort. C’est beau, le piano, mais quand on a eu le cerveau malade, il est bon de le ménager... S’il allait la distraire un instant :
Il alla :
- Eh bien ? Tu es contente ? Il marchait bien ton Beethoven.
Comment ? Elle ne jouait pas du Beethoven :
- J’ai cru cependant...
Elle dit :
- Tu t’es trompé.
Elle ne jouait même rien du tout. Le piano clos, elle feuilletait un livre :
- Tu vois, je lisais... Et toi, cela marche ? Tu es si rouge !
Rouge ! Quoi rouge ? Qu’est-ce que cela fait que l’on soit rouge ? Quand on travaille, on est toujours un peu rouge. Il dit :
- Ne t’inquiète pas. Repose-toi. Moi, je retourne à mon roman.
Comme c’est bizarre ! On entend des notes : elles ne vivent que dans la tête. D’où viennent-elles ? Et puis rouge ! Il se planta devant sa glace.
- Bonjour, Fox. Nous sommes rouges, paraît-il. Prends ton su-sucre. Et maintenant au travail.
Tiens ! que s’était-il passé ? Sa phrase, sa bonne phrase de tantôt, on la lui avait biffée !... Qui ? Qui donc lui avait biffé sa phrase ? Allons ! allons ! il n’allait pas s’énerver. Personne ne vous biffe une phrase. Il l’avait biffée lui-même sans y penser : une distraction. Il n’y avait qu’à la récrire. Voilà... Il prit sa plume, il réfléchit, il écrivit :
- Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier.
II
IL dormit mal. Ah ! ces nuits ! Il ne l’eût pas dit à Germaine, mais depuis quelques nuits, il dormait de plus en plus mal ; il ne voulait plus dormir. L’horreur déjà de se glisser dans ce lit où, des jours et des jours, elle avait crié : « Assassin ! Tueur de femmes ! Va crever dans la rue ! » Tous ces cris que l’on a entendus, que l’on recommence à entendre, dès qu’on s’oublie à fermer l’œil !
Il regarda Germaine. Elle dormait bien, elle. Plus agitée du tout, calme, au bout des doigts ces petites secousses comme toujours, parce qu’une main de pianiste, même en dormant, frappe encore sur les touches. Une belle artiste ! Un beau cerveau ! S’il l’embrassait ?
Il se pencha.
Eh ! qu’allait-il faire ? Caresser ce front, en avait-il le droit ? Ce sont des choses qu’on ne s’avoue pas : si elle avait été malade sous ce front, à qui la faute ? A qui ? Parbleu !... N’est-ce pas ? on est écrivain, on combine des histoires, on imagine des personnages, certains, on les aime si fort qu’on les devient. Par exemple ce Valère dont les pouces se serraient en amour autour du cou d’une vieille femme. Si, si. Il l’avait senti si fort que ses mots en écrivant s’étaient enfoncés comme des pouces dans ce cou de vieille femme. Il en avait même pris de la joie, une joie venue du diable, de réaliser sur le papier le mal qu’il n’eût osé dans la vie. Avec cela, on est lâche. Ce beau cerveau de Germaine que l’on aime, on le connaît depuis l’enfance, on le sait un peu naïf, on s’amuse à le chipoter : voir ce qui arrive. Un jour, n’avait-il pas essayé ? « Tu sais, quand Valère étranglait cette femme, c’est arrivé, c’est vrai ! » Un autre jour : « A toi, je l’avoue, ce Valère, c’est moi... » Ou plutôt non, ce n’était pas ainsi. Ce livre que l’on écrit, ce livre dont on parle, que l’on vit : on mêle le vrai et le faux. Elle, la première, avait dit : « Ce Valère, c’est toi » et lui, encore tout chaud : « Oui ! » Voir ce qui arrive ! Ce qui arrive ? Ah ! bien oui... Pendant des mois, une femme se replie dans la terreur, le dégoût parce que... et l’homme n’y pense plus. Puis folle !
« Assassin !... Tueur de femmes !... Va crever dans la rue ! » Encore ces mots, s’il les avait simplement entendus. Mais les voir ! Plein la chambre, sur les chaises, accrochés aux barreaux du lit, sur l’armoire. Comme elle quand elle les prononçait, ils avaient les joues de Germaine, le nez de Germaine, ce masque horriblement boursouflé, qui était le visage de Germaine et ne ressemblait plus en rien au visage de Germaine. Et ils roulaient des yeux, tordaient la bouche, se tenaient des deux mains la langue, parce qu’ils ne voulaient pas avaler leur salive. On a beau dire que de tels mots n’existent pas. Quand même il les voyait.
Et puis : « Assassin !... Tueur de femmes... Va crever dans la rue !... » Qui lui prouverait, après tout, qu’il n’avait pas tué une femme ? Hein ! sa joie quand, mot par mot, il écrasait sous les pouces le cou de cette vieille femme !
Et puis, il avait promis : « Mon cerveau, pour sauver le sien, je donne mon cerveau. » C’était justice. Maintenant, le cerveau était sauvé. Alors ces mots qu’il entendait, ces mots qu’il voyait, s’ils venaient réclamer ce qu’il avait promis.
Il dormit mal. Il se tenait sur ses gardes. Quelque chose allait se produire. Il sentait plus violent déjà dans la tête son mal : là par derrière, sous l’os...
Le lendemain, il ne pensait à rien. Il regardait Germaine. Il entendit :
- Il ne faut pas jeter le marc dans l’évier.
Zut ! On ne jette pas du marc dans l’évier. Qui est-ce qui jetait du marc dans l’évier ? Qu’est-ce que cela lui faisait que l’on jetât du marc dans l’évier. Elle n’allait pas recommencer, cette blague !
Germaine, devant son piano, ne jetait pas du marc dans l’évier. Elle étudiait son Beethoven : Pam... pam-pam ! Toujours grand ce Beethoven ! Il dit :
- Je vais faire comme toi. Je vais travailler.
Il s’enferma dans sa chambre. Il alla vers son miroir :
- Un su-sucre, Fox ? Nous avons les yeux tristes, un peu hagards. Qu’est-ce qu’il y a ? Bah ! Au travail, Fox.
Il reprit sa phrase de la veille.
- Marie était..
Qu’est-ce qu’elle était, Marie ? Tiens ! « Marie, » le mot sur le papier bougea, se souleva, prit un corps, puis deux ailes, s’envola et, droit par l’œil, lui entra dans le cerveau. Cela se mit aussitôt à ronger. Mais non ! Que les mots, la nuit, fissent des grimaces il le savait. Mais en plein jour, les mots ne prennent pas d’ailes, les mots sont des signes, les mots ne deviennent pas des mouches qui entrent par un œil pour vous ronger le cerveau. La preuve : il courait là, sur sa page. Du bout du doigt, il l’aplatit. Mort ! Cela fit une tache.
Certes, non, il n’avait pas peur ! Voir ce qui arrive ? Il essaya d’un autre mot :
- Était.
Vraiment oui, le mot vivait. Des pattes, une carapace, un bout de trompe, on aurait dit de ces bêtes qui percent le bois. Elle grimpa le long du porte-plume, puis droit par l’œil lui bondit dans le cerveau. Cela se mit aussitôt à ronger. Ah ! ah ! une bête. Elle se traînait d’ailleurs sur le papier :
- Tiens bête !
Sous l’ongle, il l’écrasa. Cela fit une deuxième tache.
Voir ce qui arrive ? Au hasard, il traça :
- Il ne faut pas jeter le marc dans l’évier.
Cela grouillait ! Ce n’était pas des vers, puisqu’ils agitaient des pinces et aussi des pattes comme des homards. Mais ils avaient un corps de ver. Il eut tout juste le temps. Il abattit le poing :
- Tenez vers !
Quelle bouillie ! Sa pagne en fut souillée. Le singulier roman qu’il écrivait là ! Il pensa :
- Je vais montrer mon ouvrage à Germaine.
Pam-pam-p... Beethoven resta une main en l’air. Elle regarda. Elle dit :
- Eh ! bien, c’est à cela que tu travailles ? Des pâtés d’encre !
Où voyait-elle des pâtés d’encre ? Il expliqua :
- C’est du jus de mots.
Elle fit :
- Évidemment ! L’encre, c’est du jus de mots.
Pauvre Germaine ! Elle ‘était guérie : quand même, il restait quelque chose. Il précisa :
- Comprends donc : ce n’est pas de l’encre. Ces mots vivaient. Je les ai tués. Tu vois ? Là et là.
Il montra les places. Puis il se fâcha parce qu’elle soutenait :
- Tu dis des bêtises.
Après, oui, il dut en convenir :
- En effet, c’est de l’encre.
Il en avait plein les doigts. Elle dit alors :
- A la bonne heure. D’ailleurs, tu le sais bien, on ne tue pas les mots.
On ne tue pas les mots ? Évidemment, on ne tue pas les mots. Mais si on ne tue pas les mots, ils vivent et s’ils vivent... Ils étaient dans son cerveau. Il les sentit. Sa pauvre tête, mon Dieu ! comme les mots y rongeaient.
Il comprit et tout aussitôt comprit autre chose. Il avait dit : « Je donne mon cerveau ». Les mots lui prenaient son cerveau. Il prononça :
- Ce qui arrive est juste.
Et ces mots comme les autres entrèrent et lui rongèrent le cerveau.
Il retourna dans sa chambre et miroir fut un mot avec un chien qui sourit et vous mord le cerveau. Il ne fut pas surpris : il fit quelques pas et, comme s’il avait marché dans une fourmilière, des mots coururent sur ses pieds, des mots coururent sur ses jambes, des mots coururent sur ses mains, des mots montèrent vers sa tête, des mots qui cherchaient et trouvaient son cerveau. Ils étaient comme ils sont quand les mots vous cherchent le cerveau : avec des dards d’abeille, avec des griffes de lion, avec des ailes comme des oiseaux, avec d’ignobles barbes d’homme, avec le masque boursouflé qui ne ressemblait plus au visage de Germaine : là un mot qu’elle avait lancé, là un mot qu’il avait écrit, là un mot qu’il avait pensé, là un mot qu’il avait dit. Mon Dieu ! pourquoi, dans sa vie, avait-il animé tant de mots ?
Mais, il n’était pas fou. Germaine avait été folle. Tandis qu’elle était folle, elle annonçait : « Je vais me taire » et ne cessait de parler. Lui, il pouvait se taire. Il dit :
- Il ne faut pas jeter de marc dans l’évier. Mais ce qui arrive est juste. Et d’abord, plus jamais je ne m’assoirai sur une chaise. Ma place n’est plus sur une chaise, ma place est par terre, humblement près du poêle.
Il s’assit près du poêle. Il était libre de se taire. Il continua de parler :
- ... et poêle est un mot qui porte dans son ventre des intestins de flamme, et flamme est un mot qui vous brûle le cerveau avec sa langue de flamme.
Ce qui arrivait était juste. Ces mots, puisqu’ils voulaient son cerveau, il ne repoussa pas ces mots. Il était toujours libre de se taire. Il dit :
- Je laisse entrer ces mots. Il y a les mots et mot est un mot avec trois pinces à me pincer le cerveau. Il y a les mots : on leur dit : « Viens ici, gentil petit mot. » Avec un peu d’encre, sur le papier on le colle : cela fait un mot. Avec un peu d’encre sur le papier, on colle d’autres mots : cela fait d’autres mots. Encore des mots : de mot en mot, cela fait des phrases en mots. Encore des mots : de mots en mots, cela fait des livres en mots. Des livres en mots avec des Valère en mots et leurs pouces en mots qui vous cherchent et vous étranglent le cerveau. Mais les mots dans des livres sont des mots qui vivent. Alors comme des mots qui vivent, ils sortent de votre livre, car on ne tue pas les mots. Pourquoi ces mots qui vivent sortent-ils de mes livres, pourquoi me rongent-ils le cerveau ? Parce qu’on ne tue pas les mots. Parce que j’ai dit : « Voilà, je donne mon cerveau. » Et ce qui arrive est juste.
Il pensa à Germaine. Il expliqua :
- Chère Germaine, tu m’as dit : « Ce mot vous saute aux yeux, » alors ce mot vous saute dans les yeux. Chère Germaine, tu m’as dit : « Ce style est vivant, » alors ce style est vivant, chacun des mots de ce style est vivant. Les mots ne sont morts que dans les dictionnaires. Mes livres ne sont pas des dictionnaires. Et ce qui arrive est juste, parce que j’ai dit : « Voilà, je donne mon cerveau. » Ainsi les mots me rongent le cerveau ; ils copulent dans mon cerveau ; ils piquent leurs œufs dans mon cerveau ; ils éclosent dans mon cerveau ; il y en a qui meurent dans mon cerveau. Pouah ! ceux qui meurent, comme ils puent dans mon cerveau ! Mais ce qui arrive est juste.
Il eut un souvenir et pour mieux y penser s’allongea par terre, là où c’était désormais sa place pour que les mots pussent plus vite ronger son cerveau.
Un jour avec un ami, il avait été à la chasse. Il n’eût pas tiré sur un lièvre, même étant Valère il n’eût pas tiré sur une femme. L’ami avait tiré sur le lièvre, il l’avait blessé, ils ne l’avaient pas trouvé. Plus tard seulement, lui, il l’avait trouvé. Il ne restait que des os. Les fourmis l’avaient rongé. Les fourmis sont des mots à vous ronger le cerveau. Ainsi comme le lièvre, ils rongeaient son cerveau. Il n’en resterait que des os. Mais cerveau est un mot. Il n’avait pas de cerveau. Il avait un mot comme cerveau.
Il alla trouver Germaine. Il dit :
- Je n’ai pas de cerveau. J’ai un mot et d’autres mots mangeront ce cerveau.
Elle ne pouvait pas comprendre.
- Ne blague pas. Tu dis des bêtises.
Il ne disait pas de bêtises. Et bêtises fut un mot qui rongea son cerveau.
Pourquoi discuter ? Elle était guérie, mais restait toujours un peu folle. Et ce qui arrivait était juste.
Il retourna dans sa chambre. Il y courait plus de mots. Il reconnut Valère et ses deux pouces en mot pour étrangler son cerveau. Il se remit par terre et c’était maintenant sa place. Il n’était pas fou. Il était libre de se taire. Il annonça :
- Je vais me taire.
Il dit :
- .....
III
ILS étaient au lit. Germaine dormait. Par une fente, sur le plancher, goutte à goutte, la pluie gouttait. C’était la pluie... Les autres nuits, oui, c’était la pluie. Mais aujourd’hui !...
Une goutte toquait... une goutte toquait... puis à la file – trois...
Une goutte toquait... une goutte toquait... puis à la file – trois...
Une goutte...
La première était pour l’œil, la deuxième était pour l’œil, puis à la file trois pour la tête, dans le trou qu’il avait.
Déjà très grand dans la tête le trou qu’il avait !.... Les mots rongeaient, c’était la nuit... Chut ! Germaine dormait.
Les mots rongeaient, c’était la nuit... Chut ! Germaine dormait.
Déjà très grand dans la tête, le trou qu’il avait. Un mot venait, une goutte toquait. Un mot venait, une goutte toquait. Puis à la file – trois... Germaine dormait... Plus grand dans la tête, le trou qu’il avait ;
- Germaine !
Chut ! Germaine dormait.
Une goutte toquait, un mot venait. Une goutte toquait, un œil pleurait. Puis à la file trois, dans le trou de la tête où les mots rongeaient, des mots tombaient.
- Germaine !... Germaine !
Chut ! Germaine dormait.
- Germaine !... Germaine !
Chut ! Germaine dormait.
La peur venait... Germaine dormait. Par une fente sur le plancher, goutte à goutte, la peur toquait... Les autres nuits, oui, c’était la pluie. Mais aujourd’hui !...
Une goutte toquait, un mot rongeait.
Une goutte toquait, un cœur tremblait.
Puis à la file trois ! Oh ! dans la tête le grand trou qui s’ouvrait.
- Germaine ! Germaine !! Germaine !!!
Chut ! Germaine dormait.
- Germaine !
Chut ! Germaine dormait.
IV
ET ce fut tout pour les mots.
Vint un jeudi. Quand Germaine était malade, elle se raidissait : « Je vais tout à fait bien, je vous l’assure. » Mais lui, sans se raidir, il allait tout à fait bien, je vous l’assure. Sa tête, soit, elle lui faisait mal, là par derrière, sous l’os. Mais il avait ce droit... Pour le reste : tout à fait bien, je vous l’assure.
Le jeudi, il passait une heure chez Marie, celle de ses livres, oui, pas une maîtresse, pas sa femme comme Germaine, une espèce de maman. Germaine le voulait bien – tout à fait bien, je vous l’assure.
Quand il entra, Marie cousait des chemises. Qu’eût-elle fait, Marie, sinon coudre des chemises ? Plus exactement dans la chemise, elle surfilait une boutonnière. Elle demanda :
- Comment vas-tu ? Mieux ?
Mieux ? Pourquoi mieux ? Il répondit :
- Mais oui, Marie, je vais tout à fait bien, je te l’assure.
Elle pensa à Germaine. Elle demanda :
- Et chez toi ? Cela va bien ?
- Tout à fait bien, je te l’assure.
Elle sourit :
- Alors, je suis contente. Moi, tu vois...
- Oui, Marie, je vois : tes chemises.
C’était parfait. Elle aussi, elle allait tout à fait bien, je vous l’assure.
Chez Marie, il aimait de venir, puis il aimait de s’en aller. Il regarda l’heure à une petite montre qui pendait au mur. Il avait oublié la sienne. Neuf heures. Il attendit un peu, il s’informa :
- C’est de la flanelle ?
- Non. Du coton.
- J’aurais juré de la flanelle.
Et de nouveau, il regarda l’heure. Toujours neuf heures. Ah ? Le temps ne passait pas vite. Il regarda autour de lui. Marie cousait dans sa cuisine : la table, le poêle, une cafetière, naïvement trop grande pour une Marie toute seule, l’évier. Il sentit un petit choc. Il dit :
- Tu sais ? Il ne faut pas jeter du marc dans l’évier.
- Bien entendu, fit Marie. Je boucherais l’évier. Pourquoi dis-tu cela ?
- Pour rien, Marie. J’ai dit cela, comme j’aurais dit autre chose. Cela crée des malentendus quelquefois : ardent l’évier. Tu comprends ?
- Non, dit Marie, je ne comprends pas.
- Ne t’inquiète pas. Je dis cela pour...
Et pour la troisième fois, il regarda l’heure.
Tiens ! toujours neuf heures ! Il observa :
- Elle ne marche pas, ta montre.
- Non, dit Marie, elle est cassée.
Bon, cassée. A cela rien à répondre. Ce ne fut qu’un peu plus tard. Pourquoi Marie accrochait-elle au mur une montre qui ne pouvait indiquer l’heure puisqu’elle était cassée ? Et puis, on ne casse pas comme cela une montre. Il dit :
- Peut-être n’as-tu pas donné à manger à ta montre.
Donne-t-on à manger à une montre ? Non. Il savait bien comment on fait marcher une montre. Il avait dit cela pour rire, pour gagner du temps, et aussi parce qu’il avait faim. Marie aurait dû comprendre. Elle ne comprit pas : elle fit celle qui ne comprend pas. Elle achevait une boutonnière. Elle l’approcha de sa bouche et en coupa le fil avec ses dents. Il vit bien, elle mordit ce fil avec rage. Elle dit :
- On ne donne pas à manger à une montre.
Et aussitôt montre fut un mot avec des roues qui tournèrent pour ronger son cerveau. Ce qui arrivait était juste. Mais il ne voulait pas que cela se produisît ici. Il essaya de se défendre :
- Ne te fâche pas. Je ne te reproche rien : tu es libre. Simplement, je constate, tu as oublié de donner à manger à ta montre.
Cette explication aurait dû suffire. On donne ou ne donne pas à manger à une montre, puisqu’il donnait, lui, son cerveau à ronger à la montre.
A Marie, il ne pouvait le dire. Mais elle n’avait qu’à répondre un petit mot, par exemple : « Tu as raison, je vais donner à manger à ma montre. » Il n’eût plus été question de rien. Eh ! non : elle fit ce que faisaient les autres depuis quelques jours. Elle dit :
- Ne blague pas. Tu dis des bêtises.
Alors, il fut évident que l’on donne à manger à une montre. Et puis, il ne voulait pas que Marie dise qu’il disait des bêtises.
- Je jure, fit-il, je jure que tu te trompes, que vous vous trompez tous quand vous dites que je dis des bêtises. Toi, Marie, tu sais que je ne dis pas de bêtises, que quand je dis : « Tu as oublié de donner à manger à ta montre, » moins que jamais je ne dis des bêtises...
Il s’arrêta. Elle eut le geste de quelqu’un qui laisse là sa couture, parce que son lait se sauve. Le dé tomba, l’aiguille tomba et la chemise sur le tout. Pourquoi ces chutes l’une après l’autre ? et elle le regardait avec ses yeux comme autrefois quand il se plaignait : « J’ai mal à la tête. » Mal, oui il l’avait. Mais il ne se plaignait pas. Il fallait à tout prix qu’elle comprît que l’on donne à manger à une montre.
- Voyons, pourquoi dis-tu ?... Un canari, tu lui donnerais des graines. Ton poêle, tu le bourres... Alors ta montre... Peut-être ne t’en souviens-tu pas... Tu le fais sans y songer... Pourtant, réfléchis... Tous les jours tu donnes à manger à ta montre... Tu sais bien que tous les jours tu donnes à manger à ta montre. Tu sais bien que tous les jours tu donnes à manger à ta petite montre, que tu donnes tous les jours à manger à ta pauvre petite montre.
Il l’embrassa. Et vous voyez, Marie était bonne. Quand on l’embrassait, elle finissait toujours par comprendre. Elle se mit à pleurer sur les malheurs de cette pauvre petite montre. Elle dit :
- Eh bien soit ! Je vais donner à manger à ma montre.
A la bonne heure. Il fut content. Mais que donnerait-elle à manger à sa montre ? Il fit :
- Ne pleure plus... Dépêche-toi. Je suis curieux.
Et voici. Elle prit des œufs, elle en prit trois. Elle les cassa dans un poêlon, elle les fit cuire, puis elle le posa devant lui :
- Mange, mon petit.
Et elle ne pleurait plus.
Ainsi l’heure fut dépassée. Il sortit. Il allait tout à fait bien, je vous l’assure. Il allait comme on va quand on a mangé trois œufs. Il avait mangé trois œufs. Alors pourquoi ?... Pourquoi, quand il rentra, Germaine eut-elle ce mauvais regard ? Il souriait, il se disposait à lui dire : « Bonjour » ensuite il l’eût embrassée. Elle le tint à distance :
- Eh bien ! cela va ? Quelles nouvelles ?
Une telle question ! C’était clair : elle connaissait déjà l’histoire de la montre ; elle soupçonnait Dieu sait quoi à cause de l’histoire de la montre. Il expliqua :
- Elle ne marchait pas, sa montre... Nous nous sommes un peu chamaillés. J’ai dit : « Cela ne m’étonne pas : tu as oublié de donner à manger à ta montre. »
Ces mots devaient suffire. Il n’avait rien fait de mal. Germaine n’avait qu’à répondre : « C’est évident. » Il l’y invita :
- N’est-ce pas, Germaine ?
Eh non ! Elle n’avait pas sous la dent du fil à boutonnière où passer sa colère. Elle trancha :
- On ne donne pas à manger à une montre.
Pourquoi prolonger cette histoire de montre ? Il précisa :
- Mais si voyons. La preuve, elle a cuit trois œufs. Je les ai mangés.
Elle eut le mauvais sourire des femmes qui ont tort. Elle fit ce que font toutes les femmes qui ont tort. Elle parla d’autre chose. Elle dit :
- Trois œufs, après ton premier déjeuner, tu es un fameux gourmand.
Elle ne dit pas « gourmand », elle prononça un autre mot, mais par politesse, il interpréta gourmand.
Alors pourquoi ? Pourquoi disait-elle : « Tu dis des bêtises ? » Pourquoi niait-elle : « On ne donne pas à manger à une montre » ? Pourquoi prononcer un mot que par politesse il interpréta : « gourmand » ? Sa pauvre tête ! Il allait si bien, je vous l’assure. Sa pauvre tête ! les mots se remirent à ronger.
Et ce qui arrivait était juste.
L’après-midi, il sortit. Il avait annoncé à Germaine :
- Je vais voir mon ami.
L’ami, c’était l’Ami, le seul Ami, le cher Ami. Comme il était contente de revoir le seul Ami ! Il faisait beau. Il marcha vite. Chut ! on ne pense pas aux mots quand on va chez l’Ami ; on ne pense pas à la montre quand on va chez l’Ami. Pas un mot, il ne dirait pas un mot de la montre à l’Ami.
Quand il fut chez l’Ami, il dit :
- Je me suis querellé avec Marie.
L’Ami s’étonna :
- Ah ! Pourquoi ?
Il expliqua :
- A propos d’une montre. Elle n’avait pas donné à manger à sa montre.
Ainsi, sans le vouloir, il en revenait à parler de la montre. L’ami ne parut pas surpris. Sans doute, connaissait-il l’histoire ? Il s’informa :
- Et vous, que donnez-vous à manger à votre montre ?
Lui ? Ce qu’il... Depuis des années, il ne s’occupait plus de sa montre. Montre est un mot avec des roues qui tournent pour ronger le cerveau. Il ne pouvait le dire. Ils buvaient du café. Il supposa au hasard :
- On donne du café à manger à une montre.
Puis il rit, car c’eût été drôle de donner du café à manger à une montre. L’ami rit aussi :
- Farceur.
Pourquoi farceur ? Il ne précisa pas. Ils parlèrent d’autre chose. L’Ami disait des phrases pour voiler le problème de la montre, car ils pensaient, tous deux, au problème de la montre.
Il sortit. Il marchait à travers champs. Il allait tout à fait bien, je vous l’assure. Il ne pensait plus à la montre. Il ne pensait plus aux mots. Les mots sont peut-être des grenouilles qui sautent sans chemise comme des femmes nues dans un pré. Ah ! Ah ! Il traversait un pré, il vit ces grenouilles. Il en prit une. Elle avait sous la gorge quelque chose qui battait comme le tic-tac d’une montre. Ah ! oui, la montre. Il réfléchit :
- Mon Ami a dit : « Et vous, que donnez-vous à manger à votre montre ? » Il n’a pas dit : « Je ne crois pas qu’on donne à manger à une montre. » Donc il croit ou ne croit pas. Pourquoi ? Pourquoi comme Germaine, pourquoi comme Marie ne pas dire ce qu’on donne à manger à une montre ?
Il rentra. Germaine au piano travaillait son Beethoven. Chère Germaine. Pam... pam-pam ! Toujours grand ce Beethoven... Il dit :
- Je ne veux pas t’inquiéter. A toi je ne parlerai jamais de la montre.
Et ce qui arrivait était juste.
Il se réserva pour le samedi. Le samedi, il rencontrait d’autres amis, chez l’Ami. Quand Germaine était malade, ils avaient dit : « Méfie-toi. On ne vit pas impunément dans une telle atmosphère. Toi surtout ! » Ils savaient tout. Ils connaissaient l’histoire de Valère. Ils connaissaient probablement le problème de la montre. Ils connaissaient certainement le problème de la montre. Ils se réunissaient uniquement pour résoudre le problème de la montre. Alors, qu’en diraient-ils ?
D’abord ils ne parlèrent pas de la montre. Ils s’étaient réunis avant lui. Ils dirent :
- Vous allez-bien ?... Reposé ?... Avez-vous vu un médecin ?
Tout cela pour gagner du temps et ne parler que plus tard de la montre. D’ailleurs, attention ! Voir un médecin. Pour Germaine aussi, ils avaient parlé de voir un médecin et cet homme à peine entré : « Dangereuse pour elle, dangereuse pour les autres, il serait prudent de l’enf... » Ah ! non, il n’avait pas voulu. Il répondit :
- Je vais tout à fait bien, je vous assure. Pourquoi, parlez-vous d’un médecin ? Vous savez que je ne suis pas...
Il attendit, et comme on crie : feu :
- Fou.
Ils rirent tous ensemble :
- Mais oui, mais oui, nous le savons, vous n’êtes pas...
Puis, comme on crie : feu :
- Fou.
Gare ! A Germaine aussi on avait dit : « Mais oui, mais oui, nous le savons... » Donc ils le traitaient en fou. Il pensa que pour Germaine il avait livré son cerveau. Il fit :
- Vous dites que je ne suis pas fou, pour la simple raison que vous me croyez fou. Pourtant je ne suis pas fou. Mais si cela me plaisait, pour une autre simple raison, je vous dirais que je suis fou, que certainement plus tard et je sais pourquoi, je deviendrai tout à fait fou.
Et eux, tous ensemble :
- C’est évident, mon cher, vous êtes fou. Qui de nous n’est pas un peu...
- Et comme on crie : feu :
- Fou.
Fou et puis pas fou ? c’était clair. Ils plaisantaient. Ils voulaient éviter le problème de la montre. Il ne répondit plus. Il se mit dans un coin. Il écouta. Puisqu’ils parlaient, inévitablement ils en arriveraient au problème de la montre. C’étaient des écrivains : c’est entendu ! Ils lurent de leurs œuvres : c’est entendu. Il y avait des musiciens : c’est entendu. Ils firent de la musique : c’est entendu. Ils savaient tous qu’ils étaient réunis pour traiter le problème de la montre, et pas un ne se risqua à parler du problème de la montre.
On lui dit :
- Et vous, mon cher, vous nous lirez quelque chose ?
Il était écrivain, c’est entendu : il lut quelque chose, c’est entendu. Ils étaient là tous à savoir ce que l’on donne à manger à une montre et, quand il eut fini, pas un ne se résolut à parler de ce que l’on donne à manger à la montre. Quelqu’un lui dit :
- J’aime ce conte.
Il ne s’agissait pas de ce conte. Il s’agissait de la montre, et sans doute le pensait-il à haute voix, car tous éclatèrent :
- Sacré farceur.
Alors l’ami sortit. Il revint avec quelque chose. Il dit :
- Voilà du café. Voilà une montre.
Vous prétendez que l’on donne du café à une montre. Donnez donc ce grain de café à la montre.
Enfin ! On parlait de la montre. Mais il n’était pas un farceur, il n’était pas fou. On ne donne pas du café à manger à une montre ; surtout, on ne donne pas en public du café à manger à une montre. Il fit :
- Ce que vous demandez n’est pas sérieux.
Ils eurent l’air de comprendre.
- Alors parlons d’autre chose.
Mais ils pensaient à la montre. Il y avait là un Monsieur. Il se mit à parler de Taine. Était-il nécessaire que ce Monsieur parlât de Taine ?
- Vous, Monsieur, si je vous interrogeais, vous me diriez, n’est-ce pas, qu’il faut...
- Taine... continua le Monsieur qui parlait de Taine.
Il y avait là une dame. Elle jouait du piano. Était-il nécessaire que cette dame jouât du piano ?
- Vous, Madame, si je vous interrogeais, vous me diriez, n’est-ce pas qu’il faut...
- Pam-pam pam poursuivit la dame qui jouait du piano.
Il vit alors que la dame était Germaine, qu’à l’écouter, le front dans la main, le Monsieur de Taine secouait la tête, que les autres en cercle secouaient également la tête. Ils avaient l’air de battre la mesure, mais ils ne la battaient pas. Ils se faisaient des signes : « Attention ! Plus un mot, nous ne dirons plus un mot de la montre. »
Pourquoi ? Pourquoi conspiraient-ils ainsi ? Pourquoi s’obstiner à ne pas parler d’une chose si simple : ce que l’on donne à manger à une montre. Il eût suffi d’un mot, de quelques mots, de beaucoup de mots pour vider enfin la question. On était venu pour cela. Ah ! c’était clair. Avant son arrivée, ils s’étaient concertés : « Avec son Valère, il a rendu sa femme malade, nous le châtierons. » Ils suivaient un plan, un plan réglé par ce Monsieur qui s’obstinait à parler de Taine. Il fallait en finir. Il sauta debout :
- Vous parlez de Taine, Monsieur, mais vous savez bien que je ne suis pas...
Et comme on crie : feu :
- Fou.
Et voilà qu’en sautant debout fou fut un mot avec des pieds comme les siens, des mains qui prolongeaient les siennes, qui battaient l’air, frappaient sur la table, finirent par renverser une tasse de café, et sans doute cet ignoble café qu’ils prétendaient lui faire donner à manger à la montre. L’affaire était bête, mais elle devenait grave. Il se tourna vers Germaine.
- Avec ces gens, rien à faire. Sortons.
Il sortit. Il marchait sur une route. Il faisait nuit. Il allait tout à fait bien, je vous l’assure. Germaine le tenait par le bras. Attention ! Elle était lasse. Il l’avait rendue malade avec son histoire de Valère, il n’allait pas recommencer avec l’histoire de la montre. Il dit :
- Germaine, je t’en prie, rien qu’une fois, avoue qu’il faut donner à manger à une montre.
Elle eut l’air de ne pas comprendre. Elle répondit :
- Écoute, il y a là-bas une mare. On entend les grenouilles chanter. C’est parce que la nuit est tiède.
Il dit :
- Possible que l’on entende chanter les grenouilles, lorsque la nuit est tiède. Il ne s’agit pas de cela. Tu m’appelais : petit fieu du Bon Dieu. Il y a Dieu, il y a l’existence de Dieu. Les uns disent oui, les autres non. Si tu rejettes la question de la montre, comment savoir si Dieu existe oui ou non ?
Elle fit, très grave :
- Je sais : Dieu existe.
- Alors sois logique. Si Dieu existe, le problème de la montre importe. La montre n’est plus une montre : elle est un fait. Qu’elle mange ou ne mange pas, un autre fait. Que Dieu existe, un autre fait. Nie les premiers, tu nies le dernier. Regarde le ciel, regarde la terre : pour une montre, tu nies le ciel et la terre.
Alors, enfin, elle comprit. Elle regarda le ciel, elle regarda la terre ; elle eut le geste de Dieu qui va tirer du néant le ciel et la terre. Elle dit :
- N’y pense pas. Tu sais, entends-tu, tu sais qu’on ne donne pas du café à une montre, que l’on ne donne rien à manger à une montre. Quelquefois il arrive qu’on mette un rien d’huile dans une montre.
De l’huile comme pour une salade, quand on a invoqué le ciel et la terre ! Il éclata de rire. Mais il n’était pas fou. On ne jette pas le marc dans l’évier, pas le café dans la montre, pas d’huile dans une montre. On ne donne pas à manger à une montre. Il savait bien : on remonte une montre. Alors pourquoi s’obstinait-on ? Pourquoi le blaguer ? « On donne de l’huile à une montre. » Il y avait là de quoi réfléchir. Mon Dieu, comme il y avait là de quoi réfléchir...
Un peu plus tard, il pensa au Monsieur qui parlait de Taine. Il dit :
- Il m’en veut à cause de l’histoire de Valère. Toi aussi, tu m’en veux. Je t’ai rendue malade, mais j’ai donné mon cerveau et Valère est un mot. Autour de ce mot, j’ai groupé d’autres mots, de mots en mots cela a fait un Valère et ses pouces en folie autour du cou d’une vieille femme. Je te jure que Valère, qui n’existait pas, n’a pas tué une vieille femme ; que moi qui existe, je n’ai pas tué de vieille femme. Mais si tu veux, avec des mots, de mot en mot, je tuerai Valère.
Elle dit :
- Oui, avec des mots, tu peux tuer Valère. Tu écriras un conte. Auparavant, tu te reposeras. Tu verras un docteur. En attendant sois calme. Pense à moi avec sérénité.
- Avec sérénité ? Ah ?...
V
BONJOUR, Docteur.
Merci il ne s’asseyerait pas. On l’avait envoyé. Il ne venait pas en malade. Il allait tout à fait bien, je vous l’assure. Sa femme ? Oh ! Sa femme aussi : tout à fait bien, je vous l’assure. Il en aurait d’ailleurs fini tout de suite : simplement le temps de lui exposer la chose.
Mais d’abord :
- Que penseriez-vous, Docteur,... d’une femme qui serait votre femme et vous dirait : « Courage, mon petit, pense à moi avec sérénité ? » Si elle avait di cela ? Peut-être pas exactement ; en tout cas, elle avait parlé de « penser à moi avec sérénité ». Hem ! Inquiétant, n’est-ce pas ? Si elle dit : « Pense à moi avec sérénité », c’est qu’on pourrait penser à elle autrement. Et alors gare ! Surtout quand cette femme n’est pas une femme comme beaucoup, mais une lumière pour laquelle on a sacrifié son cerveau, et qu’il ne faut pas se laisser enlever, de crainte de ne plus voir clair dans son propre cerveau.
Du reste, il ne s’agissait pas de cela. Il y avait autre chose. Chez lui, quand il en parlait, on lui répondait : « Tu te trompes » ou bien : « Tu dis des bêtises. » Des bêtises ! Sa femme elle-même ce matin l’avait rabroué : « Tatata. » Pourtant, il avait le droit de savoir, si, si, Docteur, strictement le droit.
Mais avant tout, qu’est-ce qu’il était ? Écrivain. Oui ou non, puisqu’il était écrivain, sa tâche se résumait-elle en ce mot : écrire ? Alors, si telle était sa tâche, il était libre d’écrire tant qu’il lui plairait. Et lorsqu’il tenait sa plume, même fatigué, même torturé dans la tête, il n’y avait ni la Vie, ni Dieu, ni les mots, eussent-ils des pinces, ni même vous, Docteur, pour lui dire : « Cher Monsieur, vous travaillez trop, ménagez-vous... » Donc comme les autres jours, il avait travaillé. Il était libre aussi de traiter tel sujet qu’il lui plaisait, de passer de tel sujet à tel autre et si le matin, puis l’après-midi, il avait délaissé, vous savez bien, Docteur ? le sujet Marie, pour travailler à son conte que, pour certaines raisons, il appelait : La Mort de Valère, ni le Docteur, ni la Vie, ni Dieu n’y pouvaient rien redire. S’il lui plaisait dans ce conte de parler d’un type qui lui ressemblait un peu, qui, ma foi, lui ressemblait beaucoup et, pour tout dire, lui ressemblait absolument, encore libre à lui. S’il lui plaisait de raconter que, pour certaines raisons, ce type avait mal agi, qu’il se pouvait par exemple qu’il eût étranglé une vieille femme, encore une fois, il était libre. Si ce type, après ce crime probable et pour les mêmes raisons, avait mal dans son cœur, et même mal dans sa tête, ne sourcillez pas, Docteur, encore une fois il était libre. Si ce type, pris de remords, finissait par avouer à sa femme qu’il n’avait pas commis ce crime, qu’il l’avait rêvé, qu’il s’y était délecté et si, malgré cela, pour les mêmes raisons, il avait de plus en plus mal dans la tête et aussi dans le cœur, c’était pour de nouvelles raisons et, encore une fois, les amis auraient beau dire : « Ménagez-vous » ou faire semblant de parler de Taine, personne ne pouvait contester à lui, l’auteur, le droit de raconter cette histoire. Si, en fin de compte, toujours, pour les mêmes raisons, ce type finissait par se jeter sous une automobile et s’il était mort, le docteur avait beau jouer l’indifférent et se regarder les ongles, lui, l’auteur, il avait le droit d’en faire un mort.
D’ailleurs, vous le savez bien, Docteur, à une lettre près, mort est un mot, un mot qui peut entrer dans la tête pour ronger le cerveau, mais un mot également qui a un sens. Si, bourgeoisement parlant, on enfermait cet homme dans un cercueil, si on le fourrait sous terre, si on se lamentait : « Voilà, il est mort ! » cela ne prouvait pas que cette force qu’il portait en lui, qui était peut-être de l’amour, un suicide par automobile eût pu la mettre à néant. Cela ne prouvait pas que cette force d’amour fût perdue, qu’elle ne pût plus être utile à celle qui lui avait donné naissance. Mais enfin, bourgeoisement parlant et la chose, hi ! hi ! dûment constatée par un médecin, Docteur, ce type ayant roulé sous une automobile était mort.
Notez, Docteur, que ce type lui ressemblait un peu, que, ma foi, il lui ressemblait beaucoup, et pour tout dire, lui ressemblait absolument. Alors, si le docteur voulait se donner la peine de le suivre, voici la chose : Comment savoir qui, du type ou de lui, était mort ? Que ce fût lui n’était pas probable, puisqu’il vivait et, à première vue tout au moins, vivre pouvait sembler une preuve relativement convaincante. Mais enfin, mort ou vivant, puisqu’il ressemblait à ce type, il s’était jeté, comme lui, sous une automobile. A quel moment, Docteur ? Ma foi, il n’en savait rien. Les siens soutenaient qu’il n’avait pu se jeter sous la voiture, puisqu’il n’avait pas été dans la rue. Et pourtant si. La preuve : il avait vu cette voiture arrêtée, mais après ? Il avait senti contre la joue la chaleur du moteur, il avait senti le choc, il avait entendu un agent : « Rien à faire, il est mort » et maintenant encore, quand il se regardait marcher, il avait le corps tout raide du côté du cœur. La preuve encore, si mesquine qu’elle pût paraître, c’est que le jour de sa mort, par une miraculeuse exception, Docteur, il portait sa montre et, entre nous, vous qui vous occupez du cerveau, vous savez ce que l’on donne à manger à une montre. La preuve donc, c’est qu’il portait cette montre, que le verre sous le choc avait été brisé, tué si l’on veut, et que, s’il se trompait comme on le prétendait, il eût été simple de lui montrer ce verre de montre non pas brisé, mais entier. Comment, Docteur, il était entier ? Mais précisément, s’il était entier, cela prouvait qu’il avait été cassé et remplacé par un autre qui ne l’était pas.
Alors, voilà ! la démonstration était faite. Bonsoir, Docteur.
VI
ASSEZ ! assez ! Il ne penserait plus aux mots ; il ne penserait plus à la montre. Il voulait la paix. PAX : deux lettres, et deux os en croix sur une tête de mort. Il tenait le remède. Chut ! Ce ne serait pas Germaine et ses « Repose-toi » ; ce ne serait pas le docteur et ses... Dans quelques instants, il se retiendrait de bouger ; il fermerait les yeux, il aurait l’air de dormir. Et alors...
Ah ! une cloche. Un.. deux... trois... quatre... cinq... Parfait ! Cinq heures. C’est à cinq heures que l’on se met en route pour conquérir la paix. Mais pas tout de suite. D’abord, il compterait jusque... Du diable ! jusqu’à combien compterait-il ? Jusque mille ? Ce serait trop. Jusque cent ? Encore trop. Jusque cinq simplement, mais sans se presser, un deux, trois, comme les coups de la cloche.
- Un... deux... trois... quatre... cinq. Et maintenant attention, ne bougeons plus.
Je ne bouge plus, je ne bouge plus. Cela prend très bien. Ma femme se lève déjà. Chère Germaine ! Comme elle s’efforçait de marcher en douceur ! Et cette façon de lui ramener la main. Et cette sollicitude :
- Tu dors ?
- Eh ! oui, je dors. Va ; va donc !...
Ouf ! partie... Ce qu’elles sont peu clairvoyantes les femmes. Fermer une fenêtre ! Comme si cela ne s’ouvrait pas. Et sans bruit encore bien. Tiens ! comme il était haut ce mur et la rue comme elle s’allongeait. Tant pis ! on connaît sa gymnastique. Une escalade, un saut de chat, et maintenant au trot jusqu’à l’église.
Ah ! vous voyez bien ! C’est Dieu qui lui avait donné son idée. Dieu lui-même avait envoyé ce prêtre dans l’église.
- Bonjour, mon père.
Quoi ? Ce n’était pas la peine de sursauter, mon père. Ce qu’il voulait ? La paix, mon père. S’entendre dire : « Allez en paix. » Pour cela se confesser, se confesser tout de suite, là dans le... dans votre... oui, vous dites le mot, dans votre tribunal de la pénitence.
- Mon père, je m’accuse...
S’accuser de quoi ? Depuis le temps ? Mon Dieu, il s’accusait de tout, mon père ; péchés véniels, péchés mortels, péchés en action, péchés en pensées. En pensée, surtout mon père. Par exemple, en pensée, il avait tuée une femme. Mais il ne s’agissait pas de cela. A la bonne heure, c’était un brave homme, ce prêtre. Pas de ces tâtillons qui vous tourmentent : « Combien de fois ? ». « Bien mon enfant... Bien, mon enfant... Bien mon enfant... » Tout était bien. Et avec cela, indulgent :
- Comme pénitence, vous réciterez trois Ave.
Comment, rien que trois ? Eh ! oui, il les réciterait avec recueillement, mon père.
- Et maintenant, allez en paix.
Enfin ! la paix, la paix, il tenait la paix. Le prêtre l’avait dit. Était-il bien certain que le prêtre l’eût dit ?
- Vous l’avez dit, n’est-ce pas mon père : « Allez en paix » ?
- Oui, mon enfant. Trois Ave et puis allez en paix.
- Merci, mon père.
Cette fois, il la tenait. Il... ou plutôt non, il ne la tenait pas. Il ne la tenait pas tout à fait. Le prêtre avait dit : « Trois Ave, et puis allez en paix. » Il avait donc d’abord à réciter ses trois Ave. Bast ! trois Ave, ce ne serait pas long.
Attention ! N’y avait-il personne ? Un homme qui sort d’un confessionnal a toujours un peu l’air d’une bigote. Que dirait Germaine ? Que penseraient les amis ? Lui une bigote ! Parce qu’il avait mal dans la tête,... Parce qu’il s’était fait dire : « Allez en paix ! »
La paix, entendez-vous ! Les autres seraient bien surpris. Hier, il avait épié Germaine. Elle se touchait le front, elle disait : « Ce pauvre petit, je crains bien que... » Non, Madame, on ne se touche pas le front ; on ne craint pas que... » Votre petit cherche la paix ; votre petit déraillait à droite, puis à gauche. Mais maintenant, Dieu, Madame, Dieu lui-même avait montré la voie.
Hein ? Il était dans une église. N’avait-il pas crié trop haut ? Et pourquoi n’eût-il pas crié ? Il en avait le droit : il parlait de Dieu.
- Parfaitement ! Dieu, Madame, Dieu, lui-même.
Comme cela sonne, quand on invoque le saint nom de Dieu dans une église. Mais il ne s’agissait pas de cela : d’abord ses trois Ave.
Là... sur cette chaise, il serait bien. Bien, mais si l’on entrait, trop en vue. S’il prenait plutôt celle-ci ?... Ou cette autre plus loin ? A la bonne heure. Un petit coin tranquille, quelques bougies, et là devant soi, pas trop haut, pour accueillir vos Ave, la statue de la Vierge. Heuh ! pas très belle cette statue. Trop de rouge, trop de vert et quels yeux ! Vraiment des yeux de poupée et son Jésus comme une autre poupée dans ses bras de Saint-Vierge en poupée. Eh ! s’arrête-t-on à ces balivernes ? Trop rouge, trop verte, poupée si cela vous plaît, cher Monsieur, elle n’en représente pas moins la Vierge, l’Immaculée, Celle qui recevra vos trois Ave et vous donnera en retour la paix. En attendant, dites-les...
- Au nom du P...
Ah ! mais, à quoi donc pensait-il ? Assis, il était assis : se pavane-t-on sur une chaise, quand on récite les trois Ave de sa pénitence ? « Allez en paix ! » C’est bel et bon. Cette paix on la mérite. On la mérite à genoux. A genoux, pécheur ! Sur les dalles ? Non, ce serait ridicule. A genoux quand même.
- Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T’ainsi soit-il !
Si ce n’était pas stupide ! Petit, il disait déjà : « t’ainsi soit-il. » On avait beau le reprendre. Et après ? Qu’est-ce que cela pouvait faire ? Dieu était-il un professeur de diction ? Non ? Alors tant qu’il lui plairait, il dirait : T’ainsi soit-il... T’ainsi soit-il... et encore : T’ainsi soit-il.
Et maintenant, en route :
Je vous alumaripleine de graceleseign...
Hélà ! hélà ! que bafouillait-il là ? Il priait sapristi ! Prier ce n’est pas courir la poste. On pense à ce que l’on dit. Y pensait-il ? Non. Il le devait, sinon sa prière ne valait rien et au diable sa bonne paix. Ainsi en s’exprimant : « Je vous salue, Marie... » que faisait-il ? Comme l’ange, il... Quel ange ? N’importe : comme l’Ange Machin, Raphaël, Gabriel, c’est cela, comme l’Ange Gabriel, il arrivait en visite chez Marie. Il saluait Marie. On montre qu’on la salue que diable ! Par exemple, en inclinant la tête, comme ceci : « Je vous salue, Marie... » Bon. De même il aurait à prononcer plus loin le nom de Jésus. Que font les prêtres, quand ils prononcent le nom de Jésus ? Ils baissent un peu la tête. Eh bien ! lui aussi il baisserait la tête, légèrement, moins que pour le salut de la visite, mais avec le respect que mérite le nom de Jésus. A la bonne heure, avec ces deux points de repère, sa pensée ne courrait plus le risque de se fourvoyer en route.
D’abord sa croix :
- Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T’ainsi soit-il.
T’ainsi soit-il, évidemment. N’importe.
- Je vous salue, Marie.
Saluait-il ? Oui, il saluait. La preuve : son front était encore penché. Mais cher Monsieur, qui saluait-il ? Marie, mais quelle Marie ? Pas une Marie quelconque, pas la Marie de son livre, pas cette grosse dame à genoux devant lui et qui peut-être s’appelait aussi Marie. Il saluait la vraie Marie, la Vierge Marie, celle de la statue. On le précise que diable, par exemple en donnant un coup d’œil à la statue. Comme ceci : le front penché pour le salut, les yeux levés vers la statue : « Je vous salue Marie... » Parfait. Et pourtant non. Le salut était bien indiqué, mais « Je vous... », ces deux mots aussi avaient un sens. Il fallait y penser. Ainsi : « Je », c’était lui, « vous » représentait la Vierge. Comment le savoir, s’il ne se donnait pas la peine de préciser ? Par exemple, pour « Je », en se touchant du bout de l’index la poitrine, il indiquerait ce « Je ». Puis « vous », cet index, il le tournerait vers la Vierge. Discrètement, bien entendu, pour ne pas avoir l’air de la montrer du doigt. Comme ceci : « Je » l’index sur la poitrine ; « vous » l’index vers la statue ; puis la tête et les yeux pour « salue Marie. » Oh ! cela se compliquait. Évidemment le prêtre aurait pu le dispenser. Mais enfin voulait-il, oui ou non, la paix ? Oui ? Alors on fait le nécessaire. D’ailleurs, trois Ave seraient vite dits. Allons, en route ! D’abord la croix, sans s’inquiéter du t’ainsi soit-il.
- Je
Se touchait-il la poitrine ? Oui : son index s’y trouvait.
- Vous
Que devait-il faire ? Ah ! oui : tourner l’index vers la Vierge.
- Salue
Attention : passage dangereux ! La tête en bas pour « salue », les yeux en l’air vers la Vierge. Ça y était-il ? Incontestablement : son front était presque à terre, les yeux lui faisaient mal à force de se lever pour regarder la Vierge.
- Salue Marie pleine de...
Halte ! Encore des mots ! Cher Monsieur, il ne suffit pas de s’en tenir à quelques points de repère, il faut réfléchir au sens de tous les mots. Ainsi « pleine ». Évidemment pour la Vierge, « pleine » ne signifiait pas « pleine » comme on l’eût dit d’un... par exemple : d’un tonneau. Mais enfin, il prouverait mieux son attention si, en prononçant le mot, il se figurait un tonneau. Oh ! très vite, en sachant bien qu’il ne s’agissait pas d’un tonneau ; et aussitôt après, il compléterait : « de grâces, » pour que Marie ne s’offensât pas et comprît que ce dont il la proclamait pleine, ce n’était d’aucun de ces produits vulgaires dont on remplit un tonneau, mais de ces bénédictions, venues de Dieu qu’on appelle des grâces. Ainsi, du même coup, il définissait le mot « grâce ». De même, quand il arriverait à : « bénie entre toutes les femmes », il penserait « bénie et pas bénite », en remarquant que si Marie était bénie, ce n’était pas entre deux, trois ou cinq femmes, mais entre toutes, toutes, toutes. Plus loin, pour « le fruit de vos entrailles », il savait pertinemment que ce fruit n’était pas une pomme, mais l’idée se fixerait mieux en pensant à une pomme, – légèrement, sans insister, et pour « entrailles », il préciserait en lançant un coup d’œil discret et bien entendu chaste, vers ce qui, dans cette statue, décidément trop verte, représentait les entrailles de Marie. Par la suite, il rencontrerait encore d’autres mots. Ils auraient leur tour. Il verrait bien.
Alors voilà : Un bon signe de croix pour commencer :
- Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. T’ainsi soit-il !
Et en route :
- Je vous....
Non.
- Je
Montrait-il « je » ? Oui, son doigt y était.
- Vous
Vite le doigt vers la Vierge. Ce qu’elle était verte ! Pensait-il qu’elle était verte. Non, il ne le pensait pas ; il se refusait d’y penser. D’ailleurs elle était rouge aussi.
- Marie
Marie ? Marie ? Elle venait trop vite Marie. Il avait oublié « salue ». Tant pis ! c’était à refaire.
- Je
Eh ! non, puisqu’il recommençait, d’abord un signe de croix :
- Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, t’ainsi soit-il.
T’ainsi soit-il ! évidemment : ça ne faisait rien.
- Je
Là ! là ! l’index vers la poitrine, deux bons coups pour bien montrer le « Je ».
- Vous
Que devait-il faire ? Bon Dieu de Bon Dieu ! ce n’était pas si simple que cela. Et dire qu’au bout de cet Ave, il devait en mettre un autre, puis un autre. Enfin, tant pis. Recommençons.
- Au nom du père du fils et du saint-espritainsisoit-il... Je
La poitrine, parfait.
Vous...
Disait-il « vous » ? Voyons, disait-il « vous » ? Oui, vous, vous, vous.
- Salue
Zut, il n’avait pas tourné le doigt pour « vous ». A refaire...
- Je...
Non
- Je
Bien : la poitrine.
- Vous
Très bien, la statue.
- Salue... salue.
Aïe ! La grosse dame avait bougé. Juste au moment où cela marchait si bien. Fallait-il recommencer ? Non. Où en était-il ? Ah ! oui.
- Salue...
Se touchait-il la poitrine ? Oui. La preuve : son doigt y était. Eh bien ! il avait tort. Il ne devait pas se toucher la poitrine. Il devait saluer. Raté : à refaire.
- Je vous salue,
Non, trop vite.
- Je vous salue, Marie,
Encore trop vite.
- Je vous sa...
Non !
- Je vous...
Non !!
- Je
Que devait-il faire ? Les doigts ? les yeux ? la Vierge ? « Je » qui ça ? « Je » ? Bon Dieu de bon Dieu, qui ?
- Je... Je... Je...
VII
JE... je...
Il quitta l’église. Il rentra dans sa chambre. Germaine était inquiète :
- Ce n’est rien, Germaine. Pense à « Je » avec sérénité. Je veux travailler dans ma chambre.
Je... je... Qui je ? Ah ! ces mots ! Ce n’était pas Germaine avec son inquiétude, ce n’était pas le médecin avec ses drogues, ce n’était pas le prêtre et son « Allez en paix » qui empêcheraient ces mots de ronger son cerveau.
- Et paix est un mot avec deux os en croix sur la mort de mon cerveau et paix est un mot qui ronge jusqu’aux os les os de mon cerveau.
Et ce qui arrivait était juste. Il se mit par terre où c’était désormais sa place quand ce qui arrive est juste. Et juste fut un mot et « je » fut un mot et Marie fut un mot qui se mettaient un doigt sur la poitrine et saluaient son cerveau. Mais il était content. Il avait dit à Germaine : « Tu joueras du Beethoven. » Elle jouait du Beethoven. Il avait livré son cerveau pour qu’elle pût jouer ce Beethoven. Alors il n’avait qu’à la rejoindre et lui dire :
- Je vous salue, Germaine. Comme c’est grand, ce Beethoven.
Il alla. Et voilà : elle ne jouait pas du Beethoven. Elle causait avec un ami. Pourquoi, au lieu de jouer du Beethoven, causait-elle avec un ami ? Quand elle était malade, on causait aussi avec des amis qui n’étaient pas tous des amis. Certains voulaient qu’on l’enferme.
Il dit :
- Tu as mal agi. Tu as appelé un médecin, parce que tu veux qu’on m’enferme.
Elle soutint :
- Non, je n’ai pas appelé de médecin.
Mais il savait bien : elle avait appelé un médecin. Il fallait à tout prix éviter qu’on l’enferme. Il appela l’homme dans un coin. Il cligna vers Germaine :
- Quand elle était malade, elle ne pouvait pas avaler sa salive et je ne voulais pas qu’on l’enferme. Moi, vous allez voir...
Avec la gorge, il fit ce qu’il faut quand on veut avaler sa salive. Mais il y avait un mot, il y avait Valère et ses pouces sur sa gorge : il ne parvint pas à faire passer sa salive. Il ne voulait pas montrer au médecin qu’il craignait qu’on l’enferme. Il rit.
- Docteur, je plaisante. Patientez. Vous verrez comme je vais avaler ma salive.
Il refit ce qu’il faut. Il y eut un mot. Il ne put faire passer sa salive. Il dit :
- Cela ne fait rien. Je vous laisse. Je m’en retourne dans ma chambre.
Il n’avait pas pu avaler sa salive. C’étaient les mots qui l’empêchaient d’avaler sa salive ; c’étaient les mots parce qu’ils voulaient qu’on l’enferme. Il fallait à tout prix enfermer ces mots qui voulaient qu’on l’enferme. Comment enfermer les mots qui voulaient qu’on l’enferme ? Il fut content quand il eut trouvé. Il était écrivain : c’est avec de l’encre qu’on enferme les mots qui voulaient qu’on l’enferme. Il se mit à écrire. Il écrivait. Il vit entrer Germaine, il dit :
- Tu vois, j’écris.
Il vit entrer le soir ; il dit :
- Tu vois, j’écris.
Il vit entrer la nuit ; il dit :
- Tu vois, j’écris.
Il écrivait des mots, des mots, avec des ailes, des mots avec des dards, des mots avec des pinces qui entraient dans sa tête et voulaient qu’on l’enferme...
Source: http://www.bmlisieux.com/archives/abaillon.htm
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