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EN RIBOULDINGUANT
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illustration: dessin de J. Xaudaro
Texte ou Biographie de l'auteur
En ribouldinguant Édition de référence : Paris, Librairie Paul Ollendorff. Comme les autres La petite Madeleine Bastye eût été la plus exquise des jeunes femmes de son siècle, sans la fâcheuse tendance qu'elle avait à tromper ses amants avec d'autres hommes, pour un oui, pour un non, parfois même pour ni oui ni non. Au moment où commence ce récit, son amant était un excellent garçon nommé Jean Passe (de la maison Jean Passe et Desmeilleurs). Un brave coeur que ce Jean Passe et, disons-le tout de suite, l'honneur du commerce parisien. Et puis, il aimait tant sa petite Madeleine. La première fois que Madeleine trompa Jean, Jean dit à Madeleine : - Pourquoi m'as-tu trompé avec cet homme ? - Parce qu'il est beau ! répondit Madeleine. - Bon ! grommela Jean. Toute puissance de l'amour ! Irrésistibilité du vouloir ! Quand Jean rentra, le soir, il était transfiguré et si beau que l'archange saint Michel eût semblé, près de lui, un vilain pou. La deuxième fois que Madeleine trompa Jean, Jean dit à Madeleine : - Pourquoi m'as-tu trompé avec cet homme ? - Parce qu'il est riche ! répondit Madeleine. - Bon ! grommela Jean. Et dans la journée, Jean inventa un procédé permettant, avec une main-d'oeuvre insignifiante, de transformer le crottin de cheval en peluche mauve. Les Américains se disputèrent son brevet à coups de dollars, et même d'eagles (l'eagle est une pièce d'or américaine qui vaut 20 dollars. À l'heure qu'il est, l'eagle représente exactement 104 fr. 30 de notre monnaie). La troisième fois que Madeleine trompa Jean, Jean dit à Madeleine : - Pourquoi m'as-tu trompé avec cet homme ? - Parce qu'il est rigolo ! répondit Madeleine. - Bon ! grommela Jean. Et il se dirigea vers la librairie Ollendroff, où il acheta L'illustre Saint-Gratien, l'exquis volume de notre sympathique confrère Adrien Vély. Il lut, relut ce livre véritablement unique, et s'en imprégna tant et si bien que Madeleine faillit trépasser de rire dans la nuit. La quatrième fois que Madeleine trompa Jean, Jean dit à Madeleine : - Pourquoi m'as-tu trompé avec cet homme ? - Ah !... voilà ! répondit Madeleine. Et de drôles de lueurs s'allumaient dans les petits yeux de Madeleine. Jean comprit et grommela : Bon ! ............................................................ Je regrette vivement que cette histoire ne soit pas pornographique, car j'ai comme une idée que le lecteur ne s'ennuierait pas au récit de ce que fit Jean. ............................................................ La cinquième fois que Madeleine trompa Jean... Ah ! zut ! La onze cent quatorzième fois que Madeleine trompa Jean, Jean dit à Madeleine : - Pourquoi m'as-tu trompé avec cet homme ? - Parce que c'est un assassin ! répondit Madeleine. - Bon ! grommela Jean. Et Jean tua Madeleine. Ce fut à peu près vers cette époque que Madeleine perdit l'habitude de tromper Jean. Le tripoli C'était un homme de ma compagnie qui s'appelait Lapouille, mais que nous avions baptisé l'Homme, à cause d'une histoire à lui arrivée récemment. En manière de parenthèse, voici cette histoire : Puni de consigne - comme il lui advenait plus souvent qu'à son tour - l'excellent Lapouille avait, tout de même, jugé bon de faire en ville un petit tour hygiénique, lequel se prolongea jusque vers les onze heures du soir. Aussi, dès son retour à la caserne, fut-il invité par monsieur l'adjudant à terminer à la salle de police une nuit si bien commencée. Lapouille, sans murmurer, revêtit la tenue d'usage, empoigna sa paillasse et se dirigea, d'un pas philosophe, vers les salles de discipline. - Comment, encore un ! s'écria le sergent de garde. Mais, c'est complet, ici ! - Bon, fit tranquillement Lapouille, n'en parlons plus. Je vais aller coucher à l'hôtel. - La salle de police des hommes est pleine... On va vous mettre dans la salle des sousofficiers. Justement il n'y a personne. Mais Lapouille n'entendait pas de cette oreille. Il protesta froidement : - Pardon, sergent, je suis un homme, et j'entends subir ma peine dans la salle de police des hommes. - Puisque je vous dis que c'est plein, espèce d'andouille ! - Je m'en f... sergent, je suis un homme, je ne connais que ça ! - Mais bougre d'imbécile, vous serez bien mieux dans la salle des sous-offs. - Il ne s'agit pas de bien-être, là-dedans ! C'est une question de principe. Suis-je un homme ? Oui. Eh bien, on doit me mettre dans la salle des hommes. Quand je serai sergent, vous me mettrez dans la salle des sous-officiers, et je ne dirai rien. Mais d'ici là... je suis un homme. Arrivé, sur ces entrefaites, et impatienté de ce colloque, l'adjudant ne parlait de rien moins que de saisir Lapouille par les épaules, et de le pousser dans la boîte avec un coup de pied quelque part. Lapouille prit alors un air grave. - Monsieur l'adjudant, je suis dans mon droit. Si vous me violentez, j'écrirai à la République française. Pourquoi la République française de préférence à tout autre organe ? On n'en a jamais rien su. Mais, c'était le suprême argument de Lapouille ; pour peu qu'un caporal le commandât un peu brusquement de corvée de quartier, Lapouille parlait, tout de suite, d'écrire à la République française. Devant cette menace, l'adjudant perdit contenance. Diable ! la République française... Et Lapouille continuait, infatigable : - Je suis un homme, moi. Je ne connais que ça ! Je suis un homme ! Je veux la salle de police des hommes ! Finalement, on l'envoya coucher dans son lit. Le nom lui en resta : on ne disait plus Lapouille, on disait l'Homme ; l'Homme par ci, l'Homme par là. Ce trait indique assez le caractère de mon ami Lapouille, le type du soldat qui arrive à toutes ses fins, celui qu'on désigne si bien dans l'armée : celui qui ne veut rien savoir. Non, Lapouille ne voulait rien savoir, ni pour les exercices, ni pour les corvées, ni pour la discipline. - Mais vous n'en f... pas un coup ! lui disait un jour le capitaine. - Non, mon capitaine, répondait poliment Lapouille, pas un coup. Et il développait, pour sa flemme et sa tranquillité, des trésors de force d'inertie, des airs d'idiot incurable, de géniales roublardises, et puis surtout une telle quiétude, un tel insouci des châtiments militaires, une si folle inconscience (apparente, du moins), qu'on n'osait le punir, et souvent il ramassait deux jours de consigne pour des faits qui auraient envoyé n'importe lequel de ses camarades à Biribi. Le damoclésisme de la fameuse République française lui rendait les plus vifs services auprès des caporaux et sergents, braves bougres pour qui la crainte de la presse est le commencement de la sagesse. Dans les environs de Noël, Lapouille fit comme les autres et sollicita une permission de huit jours pour aller à Paris, se retremper un peu dans le sein de sa famille. Lapouille ne vit pas son désir exaucé, sa conduite précédente ne le désignant nullement pour une telle faveur. Notre ami ne manifesta aucun désespoir, n'éleva aucune réclamation, mais je puis vous assurer que le jour de Noël, quand, à l'appel du soir, le caporal de chambrée nomma Lapouille, personne ne répondit, par cette excellente raison que Lapouille se trouvait à Paris, en train de sabler le vin chaud avec quelques-uns de ses amis. La petite fête dura six jours. Le jeune Lapouille semblait s'occuper de son régiment comme de ses premières galoches. Il avait retrouvé une petite bonne amie, de joyeux camarades, carotté quelque argent à sa famille. Le temps se tuait gaiement. Le soir du sixième jour, comme il dînait en joyeuse compagnie, un copain, qui avait servi, lui dit tranquillement, au dessert : - Tu n'as pas l'air de t'en douter, mon bonhomme, mais c'est ce soir que tu vas être porté déserteur ! Malgré son mépris des règlements militaires, Lapouille éprouva un petit tressaillement désagréable... Déserteur. Il eut une rapide et désenchanteresse vision de Bat d'Af, de silos, de cailloux cassés sur une route peu ombragée. En un mot, Lapouille ne rigolait plus. Il acheva de dîner, passa la soirée avec ses amis et se retira discrètement vers onze heures. Vingt minutes après, il était place Vendôme et abordait le factionnaire du gouvernement de Paris. - Bonsoir, mon vieux. Sale temps, hein ! Le factionnaire, un garçon sérieux, ne répondit point. Lapouille insista : - C'est là que demeure le gouverneur de Paris, dis ? - Oui, c'est là. - Eh bien, va lui dire que j'ai à lui parler. - Dis donc, t'es pas fou, toi, de vouloir parler au gouverneur de Paris, à c't'-heure-là ? - T'occupe pas de ça, mon vieux. Va lui dire que j'ai à lui parler, tout de suite. - Tu ferais mieux d'aller te coucher. T'es saoul, tu vas te faire f... dedans. - Tu ne veux pas aller chercher le gouverneur de Paris ? Une fois, deux fois... - M... ! - Bon, j'y vais moi-même. Et comme Lapouille se disposait à pénétrer, le factionnaire dut croiser la baïonnette et appeler à la garde. - Sergent, reprit Lapouille, allez dire au gouverneur de Paris qu'il y a quelqu'un en bas qui le demande. On essaya de parlementer avec Lapouille, de le raisonner, de l'envoyer se coucher. Rien n'y fit. Lapouille ne sortait pas de là, il tenait à voir le gouverneur de Paris. Un officier, attiré par le bruit, perdit patience : - F...-moi cet homme-là au bloc, on verra demain. Le lendemain, dès le petit matin, le poste retentissait des clameurs de Lapouille. - Le gouverneur de Paris ! le gouverneur de Paris ! J'ai quelque chose de très important à communiquer au gouverneur de Paris. C'était peut-être vrai, après tout. Et puis, qu'est-ce qu'on risquait ? Donc, le gouverneur de Paris fit venir Lapouille dans son bureau : - C'est vous qui tenez tant à me voir, mon ami ? De qui s'agit-il ? - Voici, mon gouverneur : Mon colonel m'a envoyé à Paris pour astiquer le dôme des Invalides. Or, j'ai oublié mon tripoli et je n'ai pas d'argent pour en acheter. Alors, je viens vous demander de me fournir du tripoli, ou alors de me renvoyer dans mon régiment chercher le mien. Ce petit discours fut débité sur un ton tellement sérieux, que Lapouille, avec tous les égards dus à son rang, était amené au Val-deGrâce, dans un assez bref délai. Là, il ne se démentit pas d'une semelle. Il répéta aux médecins son histoire de l'astiquage du dôme des Invalides, sa pénurie de tripoli, et la crainte qu'il éprouvait d'être attrapé par son colonel. Il fut mis en observation. Un mois après, il était réformé. De temps en temps, je le rencontre, ce brave Lapouille, et il ne manque jamais de me dire : - Crois-tu qu'ils en ont une couche, hein ? Doux souvenir Au temps où j'étais étudiant, et que je n'avais pas d'argent pour aller au café, c'est au Louvre ou au Bon-Marché que je passais le plus clair de mes après-midi. Nul, plus que moi, n'était preste à se faufiler au meilleur de la cohue. Nul ne savait se faire coudoyer - je dis coudoyer rapport aux convenances - par des personnes plus accortes, plus dodues et d'une consistance plus ferme. Et encore maintenant, malgré la haute situation que j'occupe à Paris, malgré les responsabilités qui m'incombent comme la lune, malgré les incessantes commandes de la province et de l'étranger, je ne dédaigne point d'aller passer, en quelque Calicopolis, une petite demiheure ou deux. Et puis, les souvenirs s'en mêlent. Laissez-moi vous raconter une histoire (j'en meurs d'envie). C'était voilà pas mal de temps, ce qui n'est pas fait pour me rajeunir. J'avais contracté une ardente passion pour une jeune employée du Louvre. Ce n'est pas qu'elle fût extraordinairement jolie, mais ses yeux noirs, où, des fois, se pailletait de l'or, avec, au fond, l'Énigme accroupie ; ses cheveux crépus encombrant son jeune front ; son petit nez rigouillard et bon bougre ; sa bouche trop grande, mais si somptueusement meublée, lui faisaient un si drôle d'air ! Un observateur superficiel n'aurait pas pu dire si elle était de Bénarès ou de la rue Lepic (dixhuitième arrondissement). Chaque jour, je me présentais à son rayon ; et, pour avoir l'occasion de causer un peu, j'acquérais quelques objets dans les prix doux. Lesquels objets, d'ailleurs, je me faisais froidement rembourser, le lendemain, comme s'ils avaient brusquement cessé de me plaire. Les choses n'allaient pas trop mal, quand un vieux monsieur, très allumé sur mon aimée de Montmartre, détermina une baisse subite sur mes actions. Cet homme âgé était riche, aimable, copieux en promesses. Bref, je résolus de lui faire une de ces petites plaisanteries qui engagent un monsieur à ne plus remettre les pieds dans une maison. Un beau jour, je glissai dans la poche de son paletot un petit ivoire japonais préalablement dérobé par moi, et je le dénonçai à un inspecteur. Le pauvre homme fut invité à se rendre dans le local ad hoc. Il dut signer des papiers compromettants et verser des sommes énormes. Je ne le revis jamais au Louvre, mais, hélas ! je ne revis plus jamais non plus la jeune personne pour qui battait mon coeur. Le lendemain même de son histoire le monsieur l'avait fait mander par un tiers chargé d'or. Cette aventure me servit de leçon, et depuis ce moment, je n'ai plus jamais fourré le moindre ivoire japonais dans la poche des vieux gentlemen. L'enfant de la balle Je commence par déclarer à la face du monde que l'histoire ci-dessous n'est pas sortie toute tressaillante de ma torride imagination. Je n'en garantis aucunement l'authenticité, et même, à vous dire vrai, elle me paraît plutôt dure à avaler. Mais je cite mes sources : le fait en question fut publié dans un numéro de la Gazette des hôpitaux, laquelle affirme le tenir de The Lancet, de Londres, laquelle Lancet l'aurait emprunté à The American Medical Weekly. Maintenant que ma responsabilité est dégagée (rien ne m'attriste comme de ne pas être pris au sérieux), narrons l'aventure : C'était pendant la guerre de sécession, en Amérique. Le 12 mai 1863, deux corps ennemis se trouvaient en présence et se livraient une bataille acharnée dans les environs d'une riche villa habitée par une dame et ses deux demoiselles. Au plus fort de l'action, un jeune combattant, posté à 150 mètres de l'habitation, eut la jambe gauche fracturée par une balle de carabine Minié, qui, détail important, lui emporta du même coup un fragment d'organe difficile à désigner plus clairement, un organe qui compte sérieusement dans la vie d'un homme. Au même instant, un cri perçant retentissait dans la riche villa habitée par la dame et ses demoiselles. Une de ces dernières, venait de recevoir un coup de feu dans l'abdomen. L'orifice d'entrée du projectile se trouvait à une distance à peu près égale de l'ombilic et de l'épine iliaque antérieure. Pas d'orifice de sortie et la plaie est pénétrante. Après diverses péripéties trop longues pour être contées ici, les deux blessés guérissent : la jeune fille, chez elle, dans sa chambre ; le militaire à l'ambulance, à quelques lieues de la riche villa. Notez bien que ce gentleman et que cette miss ne se connaissaient ni des lèvres ni des dents, comme dit ma brave femme de concierge. La jeune miss a eu une péritonite qui lui a laissé un ballonnement du ventre qui l'inquiète assez. Deux cent soixante-dix-huit jours juste à partir de la date de la blessure, de vives douleurs se font sentir, et l'intéressante blessée met au monde un beau garçon du poids de huit livres. La famille fait une tête assez compréhensible. Quant à la miss, elle trouve à cette aventure ce que, nous autres Français, nous appelons un cheveu. Trois semaines après l'accouchement, le nouveau-né est opéré d'une tumeur au scrotum qui existait depuis la naissance. Le docteur Capers, qui me fait pourtant l'effet d'un drille assez difficile à épater, fut alors stupéfait de constater que la tumeur du gosse était produite par une balle Minié, écrasée, déformée, comme si, dans son trajet, elle avait heurté quelque corps dur. Tout à coup, la lumière se fait dans son esprit ! Laissons-le causer, quitte à lui retirer la parole quand il deviendra trop précisément technique : - Qu'est-ce à dire ? La balle que j'avais retirée du scrotum de l'enfant était identiquement la même que celle qui, le 12 mai, avait fracassé le tibia de mon jeune ami, lui enlevant... etc., etc. Parfaitement ! Quoi qu'il en soit, l'intrépide soldat yankee, mis au courant de la situation, épousa la jeune fille, et lui occasionna, depuis, trois enfants dont aucun, dit le docteur Capers, ne lui ressemble autant que le premier. En Amérique, quand il n'y en a plus, il y en a encore ! Il serait excessif de tirer comme moralité de ce récit que les vieux procédés de reproduction doivent céder le pas au système américain. Le cas que je cite a réussi, mais il aurait pu rater, et dame ! rater pour rater, n'est-ce pas ?... Le réveil du 22 Lundi matin, j'ai bien ri, mais là, bien ri ! Et quand j'y repense, j'en ris encore. J'avais passé la journée de dimanche à Versailles avec quelques débauchés de mes amis. La journée fut calme, mais la soirée ne se passa point sans les plus fangeuses orgies. Intempérance et luxure mêlées ! Tant et si bien que je manquai froidement le dernier train de Paris. Une grande incertitude me prit : devais-je retourner dans les mauvaises maisons d'où je sortais, ou si j'allais me coucher bourgeoisement en quelque bon petit hôtel bien tranquille ? Mon ange gardien me souffla sur le front, dissipant les vilaines inspirations du démon, et me voilà dans le chemin de la vertu. Le garçon de l'hôtel, réveillé sans doute d'un rêve d'or, me fit un accueil où ne reluisait pas l'enthousiasme. Il m'annonça néanmoins, que j'occuperais le vingt et un. J'ai oublié de vous dire que je tenais énormément à me trouver à Paris, le lendemain, de très bonne heure. Mais cet oubli n'a aucune importance, et il est temps encore de vous aviser de ce détail. Dans le bureau de l'hôtel était accrochée une ardoise sur laquelle les voyageurs inscrivent l'heure à laquelle ils désirent être réveillés. J'eus toujours l'horreur des réveils en sursaut. Aussi ai-je, depuis longtemps, contracté la coutume d'inscrire, non pas le numéro de ma chambre, mais celui des deux collatérales. Exemple : j'habite le 21 ; j'inscris, pour être réveillé à telle heure, le 20 et le 22. De la sorte, le réveil est moins brusque. (Truc spécialement recommandé à MM. les voyageurs un peu nerveux.) La nuit que je passai dans cette auberge fut calme et peuplée de songes bleus. Au petit jour, des grognements épouvantables m'extirpèrent de mon sommeil. Une grosse voix, tenant de l'organe de l'ours et du chant du putois, ronchonnait : - Ah çà ! est-ce que vous n'allez pas me f... la paix ? Qu'est-ce que ça peut me f... à moi, qu'il soit six heures et demie ? Espèce de brute ! C'était le 20 qui tenait rigueur au garçon de le réveiller contre son gré. Moi, je riais tellement que j'avais peine à me tenir les côtes. Quant au 22, la chose fut encore plus épique. Le garçon frappa à la porte : pan, pan, pan. - Hein ? fit le 22, qui est là ? - Il est six heures et demie, monsieur. - Ah ! Le garçon s'éloigna. Je collai mon oreille sur la cloison qui me séparait du 22, et j'entendis ce dernier murmurant d'une voix délabrée : « Six heures et demie ! six heures et demie ! Qu'est-ce que j'ai donc à faire, ce matin ? » Puis, l'infortuné se leva, fit sa toilette, s'habilla, toujours en mâchonnant à part lui : « Six heures et demie ! six heures et demie ! Que diable ai-je donc à faire, ce matin ? » Il sortit de l'hôtel en même temps que moi. C'était un homme d'aspect tranquille, mais dont l'évidente mansuétude se teintait, pour l'instant, d'un rien d'effarement. Je gagnai ma gare hâtivement, mais non sans me retourner, parfois, vers mon pauvre 22. Maintenant, il fixait le firmament d'un regard découragé, et je devinai, au mouvement de ses lèvres, qu'il disait : « Que diable pouvais-je bien avoir à faire, ce matin ? Six heures et demie ! » Pauvre 22 ! Poème morne Sans être surannée, celle que j'aimerais aura un certain âge. Elle serait revenue de tout et ne croirait à rien. Point jolie, mais persuadée qu'elle ensorcelle tous les hommes, sans en excepter un seul. On ne l'aurait jamais vue rire. Sa bouche pâlie arborerait infréquemment le sourire navrant de ses désabus. Ancienne maîtresse d'un peintre anglais, ivrogne et cruel, qui aurait bleui son corps, tout son corps, à coups de poing, elle aurait conçu la vive haine de tous les hommes. Elle me tromperait avec un jeune poète inédit, dont la chevelure nombreuse, longue et pas très bien tenue ferait retourner les passants et les passantes. Je le saurais, mais, lâche, je ne voudrais rien savoir. Rien ! Seulement, je prendrais mes précautions. Le jeune poète me dédierait ses productions, ironiquement. Cette chose-là durerait des mois et des mois. Puis, voilà qu'un beau jour Éloa s'adonnerait à la morphine. Car c'est Éloa qu'elle s'appellerait. La morphine accomplirait son oeuvre néfaste. Les joues d'Éloa deviendraient blanches, bouffies, si bouffies qu'on ne lui verrait plus les yeux, et piquetées de petites tannes. Elle ne mangerait plus. Des heures entières, elle demeurerait sur son canapé, comme une grande bête lasse. Et des relents fétides se mêleraient aux buées de son haleine. Un jour que le pharmacien d'Éloa serait saoul, il se tromperait, et, au lieu de morphine, livrerait je ne sais quel redoutable alcaloïde. Éloa tomberait malade, comme un cheval. Ses extrémités deviendraient froides comme celles d'un serpent, et toutes les angoisses de la constriction, se donneraient rendez-vous dans sa gorge. L'agonie commencerait. Ma main dans la main d'Éloa, Éloa me ferait jurer, qu'elle morte, je me tuerais. Nos deux corps, enfermés dans la même bière, se décomposeraient en de communes purulences. Le jus confondu de nos chairs putréfiées passerait dans la même sève, produirait le même bois des mêmes arbustes, s'étalerait, viride, en les mêmes feuilles, s'épanouirait, radieux, vers les mêmes fleurs. Et, dans le cimetière, au printemps, quand une jeune femme dirait : Quelle bonne odeur ! cette odeur-là, se serait, confondues, nos deux âmes sublimées. Voilà les dernières volontés d'Éloa. Je lui promettrais tout ce qu'elle voudrait, et même d'autres choses. Éloa mourrait. Je ferais à Eloa des obsèques convenables, et, le lendemain, je prendrais une autre maîtresse plus drôle. L'excès en tout est un défaut Hier, dans le courant de l'après-midi, je suis allé voir les Dahoméens au Champ-de-Mars. M'accompagnait un ancien capitaine au long cours que je n'avais pas vu depuis pas mal de temps et que je rencontrai, le matin, à l'enterrement d'une de mes cousines. Les Dahoméens et les Dahoméennes me laissèrent ravi. Dans le tas, quelques-uns, certainement, n'auraient pas dégoté le truc pour faire détonner le picrate d'ammoniaque, mais cependant, il s'en trouve dans les yeux desquels s'allument des lueurs intelligentes, sournoises, et animées du plus mauvais esprit. - Avez-vous navigué dans ces parages, capitaine ? demandai-je à mon compaing. - Étant novice, oui, un peu, mais rarement débarqué. Ce que je connais le mieux, ce sont les Canaques. En voilà des rosses, les Canaques ! Et des roublards ! - Ah ! - On n'a pas idée de ces chameaux-là ! Et ce qu'ils se f... de nous autres, Européens, au fond ! - Ah ! - Je me rappelle un jour... Ah ! ce qu'ils m'ont fait rire ! - Contez-moi ça, capitaine. - Mon bateau était au radoub. Une grande semaine à rien faire. Je me promenais dans l'île, tout seul, avec un toupet infernal ; quand on sait s'y prendre, ils ne sont pas trop dangereux, ces bougres-là. Il faisait un temps épouvantable, une vraie tempête ! Un jour, j'aperçus, installés sur une grosse roche, une douzaine de Canaques qui semblaient énormément s'amuser. Voici en quoi consistait le divertissement de mes gentlemen : un pauvre bougre d'Européen était à l'eau, nageant désespérément vers la côte, et les Canaques employaient, à son égard, le procédé de sauvetage un peu spécial qui consiste à projeter violemment des galets à la tête du naufragé. Le pauvre bougre semblait à bout de force. J'intervins brutalement : à l'aide de coups de poing sur la figure et de coups de pied au derrière, judicieusement distribués, je fis entrer dans le coeur de ces brutes quelques sentiments de charité chrétienne. Se tenant par la main, ils formèrent la chaîne et tirèrent le malheureux de la limonade. C'était un pauvre diable de matelot anglais qu'un coup de mer avait balayé du pont de sa goélette et qui, à force d'énergie, venait de réussir à gagner la côte à la nage. Je recommandai aux Canaques de soigner cet homme, de le sécher, de le réchauffer, etc., et je continuai ma route. Quelques heures plus tard, en repassant par cet endroit, mon odorat fut délicieusement affecté par un exquis fumet de rôti. - Tiens, pensai-je, il y a, par là, des drilles qui se préparent un bon petit frichti. Je fis quelques pas et j'aperçus, dans les rochers, mes Canaques autour d'un grand feu sur lequel grillait... devinez quoi ! mon pauvre Angliche de tout à l'heure. Comme vous pensez bien, je me mis à égrener tous les jurons de mon répertoire ! Alors, un des Canaques se détacha du groupe, et me dit, sur un ton que je n'oublierai jamais : « Dame c'est toi qui nous as dit de le faire sécher !... » Une vraie perle Vers le commencement de ce mois environ, le jeune vicomte Guy de Neucoulant vit sa pauvre âme envahie par le vague. Sa maitresse l'avait planté là. Pourquoi sa maîtresse l'avait-elle planté là ? Désirez-vous le savoir ? Vous vous en fichez ! Eh bien ! et moi, donc ! Je vais tout de même, bien que la chose ne comporte pas un intérêt excessif, vous la narrer. Ce n'est pas que ce soit sale, mais ça tiendra de la place. Hortense - ai-je besoin de dire qu'elle s'appelle Hortense - est une délicieuse personne, belle comme le jour, mais niaise comme la lune. L'aisance avec laquelle cette jeune femme digère les plus démesurées bourdes, tient réellement du prodige. Ah ! ce n'est pas elle qui inventa la mélinite (regrettons-le pour M. Turpin, en passant). Seulement, quand elle s'aperçoit qu'on s'est fichu d'elle, Hortense en conçoit un vif ressentiment, et cette dinde se transforme en hyène, dès lors. C'est cette susceptibilité qui amena la rupture annoncée plus haut. Un jour qu'elle se trouvait avec Guy dans je ne sais plus quel bar américain (celui de la rue Volney, peut-être), un journal abandonné sur une table frappa ses regards. Ce journal s'appelait The Shipping Gazette. Elle demanda à Guy la signification de ce titre. - Comment, fit Guy d'un air étonné, tu ne comprends pas ? - Ma foi, non. - C'est le journal des pick-pockets. En anglais,pick-pocket se dit shipping. C'est même de là que vient le mot français chiper. - Allons donc ! - Puisque je te le dis. - Eh bien, ils en ont du toupet, les pickpockets, d'avoir un journal à eux ! Et la police, qu'est-ce qu'elle dit de ça ? - La police le sait, mais elle n'y peut rien. Le soir, comme Hortense dînait dans une maison amie, elle n'eut rien de plus pressé que de raconter son histoire du moniteur des filous. Les gens n'avaient pas assez de mains pour se tenir les côtes. Hortense comprit, et le lendemain matin elle cinglait sur Menton, accompagnée d'un riche sucrier américain, M. Gabriell Bonnett, directeur de la Oxnard Beet Sugar Company, Grand Island, Nebraska (U. S. A.), lequel la poursuivait depuis longtemps de ses assiduités. Le pauvre vicomte Guy de Neucoulant fut malheureux comme les pierres, mais avouez qu'il ne l'avait pas volé. Pour comble d'ironie, Hortense lui laissait ce simple mot, pas trop bête pour elle :« Mon cher ami, « Si vous voulez savoir pourquoi je vous ai lâché, lisez le prochain numéro du The Plaking Gazette. » Mais assez de s'occuper de cette Hortense qui n'est qu'une grue, en somme, et passons à d'autres exercices. Guy était depuis longtemps sollicité par sa tante, la marquise de Pertuissec, d'aller chasser sur ce domaine qui devait lui revenir plus tard. Sans plus tarder, il prit le train de 10 h. 57 (je précise) et arriva le soir chez sa digne parente. Réception cordiale, bonjour mon neveu, bonsoir ma tante, tu as l'air un peu fatigué, comme vous avez bonne mine, quoi de nouveau à Paris, etc. La marquise, qui dans son temps ne crachait pas sur l'amour, était devenue, avec l'âge, d'une extrême sévérité. Volontiers, elle oubliait les années disparues en lesquelles ce pauvre gringalet de marquis ressemblait à ces petits boeufs sénégalais, gros comme deux liards de beurre et dont les cornes ont l'air de poignarder les cieux. Le château de Pertuissec s'était transformé en une véritable caserne de vertu. C'est à qui y serait le plus vertueux, depuis les garçons d'écurie jusqu'à l'austère maître d'hôtel. La domesticité femelle surtout était remarquable sous ce rapport, et c'était bien fâcheux, pensa Guy, car, mâtin ! les belles filles ! Au déjeuner, Guy ne put s'empêcher d'en faire la remarque. - Tous mes compliments, ma tante, vous avez une petite femme de chambre qui n'est vraiment pas dans une potiche. - Pourquoi donc serait-elle dans une potiche ? demanda la marquise, non sans une nuance d'effarement. Quand elle eut compris, la marquise s'étendit en louanges sur les beautés morales de la camériste, et ajouta : - Une perle, mon ami, une vraie perle ! Dans le grand parc solitaire et glacé, Deux formes ont tout à l'heure passé. .......................................................... J'arrête la citation des beaux vers de Paul Verlaine, car la suite ne serait pas conforme à l'esprit de ce récit. Ces formes, en effet, n'ont pas les yeux morts ; leurs lèvres ne sont pas molles, et si l'on entend à peine leurs paroles, c'est uniquement parce qu'ils remplacent la conversation par une pantomime vive et animée. De ces deux formes, l'une - vous l'avez deviné, à moins d'être rudement bête - s'appelle Guy de Neucoulant. Quant à l'autre, elle est constituée par la jolie petite femme de chambre, une perle, une vraie perle ! C'est vers la serre que le couple se dirige. La pâle Phoebé, indignée de ce spectacle, se bouche les yeux avec de gros nuages gris. Faisons comme elle. Guy n'avait pas tout à fait terminé de démontrer à sa partenaire qu'il ne la jugeait décidément pas dans une potiche, quand la porte de la serre s'ouvrit. Un spectre figuré par la marquise de Pertuissec s'avançait : Nul doute permis. Le vicomte était rouge comme un coq (un coq rouge naturellement). La camériste jouissait à peu près de la même nuance, - en plus clair, pourtant. En outre, elle était décoiffée jusqu'aux moelles. D'une prunelle sévère la marquise contemplait cette scène de carnage. Tout penaud, Guy s'essuyait les genoux - geste assez coutumier en telles occurrences - et balbutiait de vagues mots d'excuse, bêtes : - Mais enfin, ma tante, je ne suis pas venu ici pour enfiler des perles. La marquise répondit froidement : - On ne le dirait pas, mon garçon. Un nouvel éclairage - Tiens, ce vieux Lafoucade ! Comment vastu ? - Le mieux du monde. - Et que fais-tu à Paris ? - Je suis venu dans le but de me procurer des capitaux pour lancer une grosse affaire. - Ah bah ! Et de quelle nature ton affaire ? - Une idée qui m'est venue, il y a quelques années au Tonkin. Un soir, des espions viennent nous apprendre qu'une bande de pirates s'est réfugiée dans un village distant de quelques kilomètres. À la hâte, on forme une colonne dont le lieutenant Cornuel prend le commandement et nous voilà partis. Une nuit noire, mon cher ami, mais d'un noir ! On se serait cru dans une mine de houille à Taupin. Pas de lune, pas d'étoiles au ciel, et pas de becs de gaz dans les rizières ! - Allons donc ! - Tout à coup, nous nous sentons éclairés, aux flancs de la colonne, par une lumière douce, étrange, fantastique. On croyait marcher dans de l'or gazeux. Nous regardons autour de nous et nous apercevons... devine quoi ? - Ne me fais pas languir ! - Des tigres, mon vieux ! Une bande de tigres. Les yeux de ces fauves brillaient, telles des braises, et tous les regards de ces fauves réunis constituaient une lumière superbe. - Épatant ! - Depuis cette époque, l'idée me tourmentait de mettre en pratique un éclairage splendide. J'ai beaucoup travaillé la question et je vais lancer la Société d'éclairage par les yeux de Tigres. D'abord ce sera plus pittoresque que le gaz ou l'électricité. Sur d'élégantes colonnes de fonte, on installera des cages contenant des tigres adultes. Des cages solides, bien entendu, car une fuite de tigres offrirait des inconvénients beaucoup plus dangereux qu'une fuite de gaz. - Oh ! on s'en apercevrait tout de suite. - Probablement. Quand on sentirait quelques crocs pointus pénétrer indiscrètement dans sa cuisse, on dirait : Tiens, il doit y avoir une fuite de tigre dans le quartier ! - Les gaziers seraient remplacés par des dompteurs : ce serait bien plus drôle. - Ce serait charmant, je te dis ! - Est-ce que tu ne crois pas que pour le prix de revient ?... - Pas tant que tu crois, car la Société générale d'éclairage par les yeux de Tigres ferait comme la Compagnie du Gaz qui réalise d'énormes bénéfices avec ses résidus. Sais-tu, par exemple, comme le fumier de tigre est excellent pour les rhododendrons et les pétunias ? - Bonne idée, cela ! - Le temps me manque pour te développer mon affaire. Je t'enverrai le prospectus. Au revoir, mon vieux. - À un de ces jours, Lafoucade. ........................................................ J'ai eu l'occasion, il y a quelques jours, de faire la connaissance du susnommé Cornuel (un excellent garçon). - Dites-moi, fis-je un peu défiant, avez-vous rencontré beaucoup de tigres au Tonkin ? - Pas un seul ? Le seul tigre que j'ai vu en Indochine, c'est un vieux tigre dans une ménagerie de Saïgon, un pauvre vieux tigre aveugle qui ressemblait bien plus à une descente de lit qu'à un dangereux carnassier. Cruelle énigme La vie parisienne pullule de mystères, gros ou petits, souvent inextricables, dont les héros emportent le secret avec eux dans la tombe. Beaucoup de Parisiens, et des meilleurs, sont arrivés à de précoces calvities par l'arracher constant de leurs cheveux, en cherchant le mot de l'énigme. Cruelle énigme ! Je connais, moi qui vous parle, des tas d'histoires ténébreuses qui ne peuvent s'expliquer que par la magie noire, l'astralisme, ou les influences démoniaques. Une, entre autres : Je ne vous présenterai pas M. Flanchard, un insignifiant cocu, dénué d'intérêt. Autre paire de manches, Mme Flanchard. Tout bêtement exquise. Très tempéramenteuse, Mme Flanchard avait depuis longtemps contracté l'habitude d'alléger les lourdes chaînes de l'hymen avec les bouées roses de l'adultère. (Je suppose bien entendu que la vie est un océan.) Elle avait, au moment où commence cette histoire, pour bon ami, un joli petit homme pas plus gros que ça, mais vaillant, en dépit de sa courte taille, et gentil comme tout. Les bons onguents ne se rencontrent-ils pas toujours dans les petits pots ? Un petit verre de bon bourgogne ne vaut-il pas mieux, dites-moi, que les plus spacieux hanaps remplis d'abondance ? Madame Flanchard adorait son petit amant et ne le lui envoyait pas dire. Et il lui semblait - les femmes sont si drôles ! - que le péché fût moins capital avec un complice si menu, et puis, c'est moins voyant qu'un tambour-major de la garde républicaine, surtout en grande tenue. Sur le dernier point, madame Flanchard faisait preuve de grand sens. Sur le premier, elle se trompait grossièrement. La dimension des amants ne fait rien à la faute. Que les épouses le sachent bien ! Une femme mariée qui couche avec Édouard Philippe est aussi coupable que telle autre qui consent à avoir des relations adultérines avec Pascalis. Fermons cette parenthèse, à cause du courant d'air, et revenons à nos moutons. Madame Flanchard habitait le faubourg SaintGermain, et l'amant exigu la rue des Martyrs (presque en face de chez moi). Il arrivait souvent à la dame d'aller quérir son amoureux. Les deux fautifs montaient en voiture et s'en allaient où il leur plaisait d'aller (cela n'est pas notre affaire). Or, un jour de la semaine dernière - vous voyez que je ne vous raconte pas du moyen âge - madame Flanchard et son ami prirent une voiture de l'Urbaine - je précise - et ordonnèrent au cocher de descendre rue des Martyrs et le faubourg Montmartre. Après on verrait. La conversation s'engagea bientôt, tendre,ardente, pressante. - Non, Alfred, disait mollement la dame, pas ici, il y a trop de monde dans la rue. - Qu'est-ce que ça fait ? insistait Alfred. Nous nous fichons du monde ! - Tout à l'heure. - Non, tout de suite. Ce dernier mot fut dit sur un tel ton d'autorité que madame Flanchard crut ne pas devoir résister davantage à la proposition - laquelle ? je l'ignore - du petit homme. C'est ici même que commence le mystère. Aux angles des rues de Maubeuge, de Châteaudun et Faubourg-Monmartre, s'étale un des plus meurtriers carrefours de Paris. Les piétons, les sapins, les omnibus, les enterrements semblent s'y donner rendez-vous. Ce sont, à chaque instant des encombrements sans nom, et il n'est pas rare d'assister là à quelque joyeuse écrabouillade de gens à pied. (Avant-hier, mon coupé a passé sur le dos d'une dame âgée, et cela m'a produit un bien déplaisant soubresaut.) Le fiacre qui trimballait les amours de madame Flanchard dut faire comme les autres et prendre la file, au pas. Justement, sur le trottoir en face, se trouvait M. Flanchard. Tâchez d'expliquer ce phénomène, ô grossiers matérialistes : Tout à coup, M. Flanchard ressentit à la poitrine le choc affreux du pressentiment. Avec l'assurance inconsciente des somnambules, il se dirigea tout droit, sans une seconde d'hésitation, vers le sapin coupable. Il ne s'était pas trompé : sa femme y était, mais ELLE Y ÉTAIT SEULE. Personne, vous entendez bien, n'était descendu de la voiture, et pourtant elle y était seule ! Tout à la joie de son erreur, Flanchard se retira, radieux d'avoir une tant fidèle épouse. C'est là où se corse cette action ténébreuse. Quelques minutes plus tard, ILS ÉTAIENT DEUX dans le fiacre. Personne, vous entendez bien n'était monté dans le fiacre, et pourtant, ils étaient deux ! Ils étaient même deux qui s'amusaient joliment. Toute rose, madame Flanchard racontait son trac de la rencontre. Et, sur le ton de la remontrance doucement triomphante, le petit homme disait : - Tu vois, hein ?... Toi qui ne voulais pas ! ........................................................... La vie parisienne pullule de mystères gros ou petits, souvent inextricables, et dont les héros emportent le secret avec eux dans la tombe. La fausse blasphématrice La pluie m'avait surpris au bas de la rue de Rennes, en face de la burlesque statue du regretté Diderot. Une averse triste, grise, obstinée. Si je vous disais que j'avais oublié mon parapluie, je mentirais : je n'ai pas de parapluie. (Ça va bien quand il fait beau, mais quand il tombe de la pluie, je suis trempé jusqu'aux os, comme dit la chanson.) Alors quoi ? me réfugier sous une porte cochère ? Tel n'est point mon apanage. Entrer dans un café et y attendre la fin de l'averse ? Je n'ai jamais mis les pieds dans un café et je ne commencerai pas à mon âge. L'église Saint-Germain-des-Prés me tendait son porche. Je m'y ruai littéralement. Du haut du ciel, sa demeure dernière, feu Germain des Prés devait être enchanté, car son saint lieu était plein, comme aux meilleurs temps de la foi chrétienne. Des femmes surtout, et des jeunes filles, et des enfants. Et aussi des messieurs. Certaines dames, d'esprit probablement très pratique, ne tenaient point à perdre leur temps. On les voyait utiliser leur séjour forcé dans l'église en signes de croix et prières, comme elles auraient pu faire du crochet, si la situation y eût prêté. Et la pluie tombait toujours. Un jour gris passait par les vitraux violets et mettait dans l'air je ne sais quelle vague angoisse planante. Dehors, les tramways passaient, et leurs cornes jetaient de rauques clameurs, comme de mort. Les petits lustres allumés sempiternellement devant le tabernacle clignotaient, ainsi que des yeux tristes et fatigués. Je m'étais assis près de l'autel de la Vierge. Et je vis une chose inouïe. Par la porte latérale du boulevard SaintGermain, entra une petite vieille, sordide, ratatinée à faire peur, une pauvresse mauvaise à qui je donne des sous, par trac. Ses guenilles étaient absolument saturées d'eau. Toute grelottante, elle s'avança dans l'allée de la Vierge. À une quinzaine de mètres de l'autel, elle s'arrêta net au beau milieu du passage et s'y tint debout. Sur le fond, or sur bleu, luisait, autour de la Reine des Anges, l'inscription :Consolatrix afflictorum. La mendiante esquissa un humble signe de croix et demeura ainsi, les mains passées dans son vieux caraco, toute recroquevillée. Un peu étonné de découvrir des sentiments religieux chez cette mauvaise petite vieille, je ne me lassais pas de la contempler. D'abord, elle avait eu l'air d'implorer. Et puis, petit à petit, voilà que son attitude changeait. Elle avait redressé, autant qu'elle pouvait, sa maigre taille. Ses bras étaient croisés haut sur sa poitrine, et elle semblait, la misérable, défier la Mère de Notre-Seigneur. Je dois à la vérité de déclarer que l'épouse de saint Joseph paraissait assez peu se préoccuper de cette impertinence. La pluie cessa ; l'église se vida. Il ne restait plus, près de la Vierge, que deux ou trois dévotes, la pauvresse et moi. Et j'eus l'explication. Pauvre vieille ! Elle s'était installée sur la bouche d'un calorifère. Elle ne blasphémait pas : elle séchait.
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