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LES CHASSES DU COMTE DE FOIX

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Photo: Le château de Foix vu de l'Espinet - Patrick Castay - Licence creative commons

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Les chasses du comte de Foix

Le comte Gaston Phœbus avait tué son fils bien-aimé, le seul héritier de son nom et de sa fortune.

Voilà pourquoi, à l’époque où commence cette histoire, il avait tant de cheveux blancs sur la tête et tant de rides au front ; voilà pourquoi il avait un retrait tout rempli d’oraisons, où il se renfermait une heure par jour pour y dire les heures de Notre-Dame, les litanies des saints et les vigiles des morts ; voilà pourquoi enfin il tressaillit si fortement lorsqu’on frappa à la porte du château d’Orthez, car tout en écrivant le soixante-troisième chapitre de son ouvrage sur la chasse des bêtes sauvages et des oiseaux de proie, il pensait à son pauvre petit garçon, qui reposait à cette heure dans la chapelle des frères mineurs à Orthez, tandis que son frère bâtard, Yvain, guerroyait avec les Castillans contre le roi Jean Ier de Portugal.

Or, six ans s’étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter. Le comte de Foix, après avoir fait comme d’habitude sa prière en son retrait, venait de descendre en sa salle à manger, où l’attendait messire Yvain, qui était devenu un grand et beau chevalier ; messire Ernanton d’Espagne et messire Jehan Froissard1 le chroniqueur, que le chevalier Espaires de Lyon avait rencontré à Carcassonne et avait amené en sa compagnie jusqu’au château d’Orthez, où il avait été merveilleusement reçu du comte de Foix.

On venait de se mettre à table, lorsqu’un valet entra dans la salle, et, se tenant près de la porte, attendit que son maître lui adressât la parole, quoiqu’on vît que bien évidemment il avait une nouvelle à annoncer ; au bout de quelques instants qu’il fut là le comte l’aperçut.

– Ah ! ah ! fit-il, c’est toi, Ramonet ; et bien, quelle nouvelle ? tu viens de loin, ce me semble.

– Du bois de Sauve-Terre, sur le chemin de Pampelune, en Navarre, monseigneur.

– Quelle nouvelle en apportes-tu ?

– On y a vu la laie, monseigneur.

– Ah ! dit le comte en se retournant vivement, et crois-tu qu’elle y soit restée ?

– Oui, je le crois, monseigneur, car elle y était depuis cinq jours, et si elle y reste cinq jours encore, vous aurez le temps d’y aller, de la joindre et de la pourchasser à loisir.

– Oui, certes, j’irai, dit le comte, et nous verrons cette fois si elle m’échappera encore.

– Qu’est-ce que cette laie ? dit Froissard.

– Messire clerc, lui répondit le comte de Foix, vous qui prenez grand plaisir aux aventures de guerre, d’amour et de chasse, peut-être trouverez-vous en celle-ci quelque chapitre merveilleux à ajouter à votre chronique ; pour le présent, tout ce que je puis vous dire, c’est que je commence à croire que cette laie est enchantée ; on la voit du jour au lendemain sur les points les plus opposés de mes comtés de Foix et de Béarn, et on a beau la pourchasser à outrance, jamais nul n’a pu la joindre ; au moment où l’on croit l’atteindre, elle disparaît comme si la terre manquait sous elle ; quelques-uns disent même l’avoir vue disparaître en fumée, et ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que tous ceux qui l’ont vue et poursuivie sont morts de malemort dans le courant de l’année.

– Vraiment ! s’écria Froissard, dont les yeux étincelaient de plaisir à l’idée d’une histoire de nécromancie. L’avez-vous vue, monseigneur ?

– Oui, certes, il y aura de cela demain un an : c’était en la forêt de Carcassonne, mais je ne fus pas plus heureux que les autres, je l’ai chassée toute une journée sans avoir pu la joindre ; le soir arriva, et je la perdis.

– Et comment est-elle ? dit Froissard.

– Oh ! pour cela c’est la truie la plus maigre que j’aie vue de ma vie, tant qu’elle n’a que la peau et les os, et avec cela le poil hérissé et de grandes tettes pendantes. Bref, j’ai bien chassé bêtes sauvages et carnassières depuis l’âge de quinze ans jusqu’à celui de cinquante-neuf où je suis arrivé, mais je n’ai jamais vu animal qui puisse lui être comparé.

– Croyez-moi, monseigneur et père, dit Yvain en secouant la tête ; n’y allez pas.

– Et pourquoi cela, beau fils ?

– Rappelez-vous ce qui est arrivé à monseigneur Pierre de Béarn, mon oncle, pour avoir chassé et mis à mort un ours.

– Et que lui est-il arrivé ? dit Froissard, toujours à l’affût des nouvelles.

– Folies que tous ces récits, interrompit Gaston Phœbus, d’un accent dans lequel perçait cependant quelque inquiétude.

– Il lui est arrivé, continua Yvain, laissant un intervalle de silence entre les paroles de son père et les siennes, et cela est chose sûre, monseigneur, car elle m’a été racontée à moi-même en Espagne après la bataille d’Aljubarota par la comtesse Florence de Biscaïe, sa femme, laquelle était nièce de don Pierre-le-Cruel ; il lui est arrivé qu’un jour un de ses piqueurs est venu lui dire, comme cet homme vient de le faire pour vous, qu’il y avait dans une forêt des Pyrénées un ours merveilleusement grand, et qui, près d’être forcé, s’était retourné et avait parlé aux chasseurs, ce dont tout le pays avait eu si grand effroi que nul n’osait plus le relancer ni le poursuivre. Alors Pierre, qui était, comme monseigneur, trop aventureux de sa personne, attendu qu’il était du même sang paternel, dit : « Si personne ne le chasse, je le chasserai, moi. » Et telle chose qu’on put lui dire ne se départit point de sa résolution. À donc il partit avec sa meute et ses piqueurs, et chevaucha tant qu’il arriva devers la forêt désignée, et qu’à peine y fût-il entré il y trouva l’ours. Aussitôt les piqueurs découplèrent les chiens, et la chasse commença ; mais l’ours se lassa bientôt de faire cette course ; il s’accula contre un arbre et là joua si merveilleusement des pattes, qu’en moins d’un instant il étouffa et blessa le tiers de la meute, ce dont mon bel oncle entra dans une grande colère, et tirant une épée de Bordeaux qu’il portait ordinairement en bataille, car elle était de si fin acier qu’elle ouvrait les cuirasses les plus fortes, il s’en vint à l’ours et l’attaqua corps à corps, comme il eût fait d’un brigand : la lutte fut longue, car il avait recommandé à ses gens, sur leur âme, que pas un d’entre eux ne vînt à son aide, à moins qu’ils ne le vissent renversé sur le dos comme un lutteur vaincu et au moment d’être occis par son terrible adversaire. Mais il fit tant et si bien que ce fut lui qui renversa et occit l’ours ; de sorte qu’il s’en revint triomphant à son château, ramenant en triomphe l’animal mort, qu’il faisait porter devant lui. Or, il advint qu’à la première couchée et comme les valets et les chambellans du comte dormaient dans la chambre et dans l’antichambre, ils le virent tout à coup se lever au milieu de la nuit, et, quoiqu’il eût les yeux fermés, aller droit à son épée, qui était sur un fauteuil ; puis, la tirant du fourreau, marcher contre une figure qui était peinte en la tapisserie, et là la poignarder avec fureur, comme s’il eût affaire à un Sarrasin d’Égypte ou à un Maure d’Espagne ; et cependant tous les chambellans et les valets étaient tout tremblants craignant que cette fureur ne se tournât contre eux ; mais pour cette nuit ils en furent quittes ainsi. Lorsqu’il eut poignardé sa tapisserie, messire Pierre de Béarn remit son épée au fourreau et s’en retourna devers son lit, où il se coucha et dormit le reste de la nuit comme si rien n’était arrivé.

« Le lendemain les serviteurs du comte, qui lui étaient fort attachés, ne sonnèrent mot de ce qui s’était passé, espérant que l’événement qui venait d’arriver n’était rien autre chose qu’un rêve ou vapeur causée par l’agitation qu’avait causée à messire Pierre de Béarn son combat avec l’ours ; mais la nuit suivante ce fut bien pis : comme on était arrivé à une autre couchée, et que cette fois il n’y avait pas de tapisserie à figures dans la chambre, messire Pierre s’en prit à son chambellan, et il s’en allait l’occire malgré ses cris et ses prières, lorsque deux écuyers vinrent à son aide, et s’emparant du dormeur, le désarmèrent et le portèrent dans son lit, où ils le maintinrent de force et malgré lui une partie de la nuit, et pendant tout cela il parlait et agissait, les yeux fermés.

– Encore était-il bien heureux qu’il ne fût pas de votre force, messire Ernanton, interrompit Gaston Phœbus en se retournant vers le chevalier qui portait ce nom, car il faut que je vous conte mon histoire aussi, messire Jehan Froissard. Pardon, Yvain, tu reprendras la tienne après.

– Faites, monseigneur.

– Or, je vous dirai donc qu’un jour de Noël, comme je tenais grande fête et assemblée nombreuse de chevaliers en ce même château où nous sommes, il arriva qu’en sortant de dîner, nous montâmes sur la galerie, dont l’escalier est large et où l’on arrive, comme vous avez pu voir, par vingt-cinq marches : or dans cette galerie il y a une cheminée où l’on fait du feu quand je suis au château, mais jamais autrement. Donc ce jour par hasard, quoique le Béarn soit un pays de bois, se trouvait la cheminée petitement chauffée, et m’en plaignis tout haut devant mes écuyers et pages, car il faisait grand froid ; par hasard en ce moment messire Ernanton regardait par une fenêtre une quantité d’ânes chargés de bûches : « Ah ! ah ! dit-il, monseigneur, vous manquez de bois : eh bien, attendez un instant et vous allez en avoir. » Alors il descendit et nous nous tournâmes tous vers la porte, car nous le savions jovial et bon compagnon, et nous nous attendions qu’il allait faire quelque jonglerie à sa manière. En effet, au bout d’un instant, nous le vîmes portant un âne tout chargé sur ses épaules. « Tenez, monseigneur, dit-il, voilà la chose que vous avez demandée ; seulement comme le bois était attaché sur l’âne, j’ai pris l’âne pour ne pas vous faire attendre. » Il ne faut pas demander si nous rîmes grandement et si nous nous émerveillâmes de sa force et comment tout seul il avait, chargé d’un si lourd fardeau, monté vingt-quatre degrés ; j’avais donc raison de dire, vous en conviendrez, messire Jehan, qu’il fut bien heureux que les chambellans et valets eussent affaire à mon frère Pierre de Béarn, et non à messire Ernanton d’Espagne.

– Monseigneur, répondit Froissard, puisque c’est vous qui me racontez ce fait, c’est la vérité, et je le consignerai dans mes chroniques, quoiqu’il soit étrange et incroyable ; mais à cette heure ne pourrions-nous pas revenir à l’aventure de Pierre de Béarn et de son ours, dont je ne suis pas moins curieux.

– Si fait, messire, et volontiers ; va donc, Yvain, je te donne congé de continuer.

– Donc, puisque vous le permettez, monseigneur et père, je vous dirai que le lendemain messire Pierre rentra dans son château, où l’attendait madame Florence de Biscaye, sa femme ; mais dès qu’elle vit l’ours elle s’évanouit et perdit la voix, car elle le reconnut pour être celui que son père avait chassé un jour dans le même bois où son mari avait tué celui-ci. Or, se trouvant pressé par le comte de Biscaye, qui le poursuivait seul, toute la chasse ayant tiré d’un autre côté, l’ours se retourna, et, prenant une voix humaine, il lui dit : « Tu me chasses, mais mal t’en arrivera, et tu mourras de mauvaise mort. » En effet, un an, jour pour jour, après cette menace, le comte de Biscaye étant tombé en la disgrâce de don Pierre-le-Cruel, celui-ci le fit décoller2, et cela sans cause apparente, et comme pour accomplir seulement la prédiction de l’ours maudit. Or, elle raconta la chose à son mari, qui en rit d’abord et voulut faire clouer à sa porte la tête et les pattes de l’ours ; mais lorsque les chambellans et les valets eurent raconté à leur tour ce qui s’était passé pendant les deux dernières nuits, et comment messire Pierre de Béarn avait été tourmenté par des rêves et visions, il commença à tenir moins ferme, et permit que l’on enterrât les pattes et la tête de l’ours au lieu de les clouer à sa porte, ce qui fut fait dans la journée.

« Le soir, messire Pierre de Béarn ordonna à ses chevaliers d’emporter son épée avec eux, et de ne laisser aucune arme dans sa chambre ; mais il n’en eut pas meilleure chance. La nuit, ses chambellans furent éveillés par de grands cris ; messire Pierre de Béarn étouffait la comtesse entre ses bras, et ce ne fut qu’à grand-peine qu’ils la lui retirèrent. Le lendemain elle partit comme si elle allait en pèlerinage à Saint-Jacques en Galice, emmenant Pierre, son fils, et Adrienne, sa fille ; mais, au lieu de se rendre où elle avait dit, elle s’achemina vers le roi de Castille pour lui demander asile et protection, et ne revint plus ni en Biscaye ni en Béarn.

« Quant à messire Pierre, ses visions continuèrent ainsi chaque nuit, sans qu’il se souvînt jamais au matin de ce qui s’était passé pendant son sommeil : on voulut continuer de lui retirer son épée, mais alors c’était bien pis encore, car n’ayant plus rien avec quoi frapper, et croyant sans doute dans son rêve avoir besoin d’une arme pour se défendre, il faisait un tel sabbat que l’on eût cru que tous les diables d’enfer étaient avec lui.

« Il y avait déjà un an que les choses duraient ainsi lorsque messire Pierre, qui ne pouvait plus trouver ni chambellans ni valets pour rester à son service, envoya quérir au couvent des frères mineurs à Pampelune un moine très renommé sur le fait des possessions, et qui avait fait en exorcisme des choses tout à fait miraculeuses ; il se nommait frère Jean.

« Frère Jean se rendit à la requête de messire Pierre, et vint au château. Là il se fit raconter de point en point la chose, et comment elle s’était passée, tant autrefois pour le comte de Biscaye que pour messire Pierre de Béarn ; puis il demanda ce qu’on avait fait de l’ours, et lui fut répondu qu’on en avait abandonné le corps aux chiens pour en faire curée ; que, quant à la tête et aux pieds, messire Pierre les avait rapportés triomphalement pour les faire clouer à la porte de son château ; mais que, sur les instances de sa femme, il avait fini par les laisser enterrer au pied d’un arbre de la forêt. Frère Jean parut satisfait de ces explications, et ordonna à messire Pierre de se mettre en neuvaine. En effet messire Pierre, pendant neuf jours, pria et jeûna comme s’il était en carême, ne buvant que de l’eau, ne mangeant que du pain, et disant chaque jour cinq Pater et cinq Ave pour le soulagement des âmes du purgatoire, et frère Jean jeûna et pria tout ce temps avec lui, se mortifiant comme si c’était lui qui avait commis la faute ; enfin, la pénitence terminée, on fit venir l’homme qui avait enterré la tête et les pattes de l’ours, et on lui demanda s’il se rappelait bien la place où il avait fait l’inhumation ; il répondit que oui certainement ; alors on commanda tout ce qu’il y avait de prêtres et de chapelains au château et dans les environs ; puis, lorsque le cortège fut prêt, on se mit en marche, guidé par le paysan. Derrière lui venait messire Pierre, en chemise, pieds nus, et portant un cierge à la main. Arrivé à l’endroit désigné, on répéta en chœur les litanies des saints et les prières de la délivrance ; puis, les prières finies, frère Jean ordonna au paysan de creuser la terre, et, à la place où il avait mis la tête et les pattes d’un ours, il retrouva la tête, les mains et les pieds d’un homme.

« Or, il n’y avait pas à s’y tromper, car, pendant le combat, messire Pierre avait presque ouvert la tête de son adversaire d’un grand coup d’épée, et l’on retrouva la même blessure sur le crâne.

« Voyez bien, monseigneur et père, continua Yvain, que mieux serait, je crois, de laisser là cette laie enchantée, et de profiter de l’exemple de votre frère messire Pierre de Béarn.

– Que pensez-vous de cette histoire, notre hôte ? dit le comte de Foix à Froissard.

– Gentil comte, répondit Froissard, j’y crois sincèrement, et j’en ai entendu raconter, et plus d’une, qui avait ressemblance avec elle. Nous trouvons en l’Écriture qu’anciennement les dieux et déesses changeaient à leur plaisir et selon leur volonté les hommes en bêtes et en oiseaux, et ainsi faisaient à des femmes. Il n’est point, monseigneur, que vous, qui êtes savant plus que clerc qui soit au monde, n’ayez entendu parler de l’histoire du chevalier Actéon.

– Non pas, doux maître, répondit Gaston Phœbus, contez-m’en le conte, je vous en prie.

– Volontiers, reprit Froissard ; et ainsi ferai-je à l’instant, monseigneur, puisque tel est votre bon plaisir.

« Or, selon les anciennes écritures, nous trouvons écrit que le seigneur Actéon était un noble, brave et gentil chevalier de Grèce, qui, comme vous, monseigneur, aimait avant tout le plaisir de la chasse. Donc il advint qu’une fois qu’il chassait dans les bois de la Thessalie, il se leva devant ses chiens un cerf merveilleusement grand et beau qu’il chassa tout le jour. Piqueurs, écuyers et chiens l’avaient perdu, et lui seul suivait encore la trace, lorsqu’il arriva à une clairière tout enclose de bois et environnée de grands arbres. Dans cette clairière le chevalier Actéon, ayant entendu des cris et des voix de femmes, descendit de son cheval et entrouvrit doucement les buissons : il aperçut alors une grande fontaine dans laquelle se baignait à la vesprée une dame merveilleusement belle et entourée de ses suivantes. Or, cette dame était Diane, la déesse de la chasteté, et ces femmes qui s’ébattaient à l’entour de leur reine, les nymphes et les naïades habitantes de la forêt où chassait le gentil chevalier. Bien vous pensez, monseigneur, qu’Actéon, à cette vue, ne s’en retourna point en arrière. Il fut tout à coup aperçu de la déesse Diane, qui tout aussitôt poussa un cri. À ce cri toutes les nymphes et naïades se retournèrent, et, voyant un homme qui les regardait ainsi, se pressèrent vergogneuses et rougissantes tout autour de leur maîtresse, cachant les beautés d’une seule avec toutes leurs beautés. Alors, au milieu de ce gentil groupe, la déesse Diane éleva la tête et la voix, disant :

« – Actéon, celui qui t’a envoyé ici ne t’aime guère, car, attendu que je ne veux pas que la bouche d’un homme se puisse vanter de m’avoir vue ainsi, moi et mes femmes, je veux qu’à l’instant tu prennes la forme du cerf que tu as chassé aujourd’hui.

« Et aussitôt Actéon fut changé en l’animal qu’avait dit la déesse Diane, et se mit à courir par les bois, où ses chiens, qui avaient perdu la chasse de l’autre cerf, le retrouvèrent, et depuis lors le chassent jour et nuit sans qu’ils parviennent à le joindre, ni que lui se puisse délivrer de leur poursuite. Or, monseigneur, sans doute l’animal que tua messire Pierre de Béarn était quelque chevalier qui, ayant courroucé, comme l’avait fait Actéon, un dieu ou une déesse de son pays, avait été changé en ours, et accomplissait sa pénitence lorsqu’il fut tué. Voilà pourquoi le temps de sa pénitence étant fini, ou les prières du frère Jean ayant obtenu sa délivrance, on trouva la tête, les mains et les pieds d’un homme, au lieu de la tête et des pattes d’un ours.

– Messire, répondit le comte, votre explication est bonne et valable ; mais, avec votre permission et celle d’Yvain, cela ne nous empêchera pas de chasser demain la laie, si Dieu nous donne vie d’ici là ; à donc nous partirons demain ; par ainsi, que chacun se tienne prêt pour l’heure de l’angélus.


Or, comme on savait que lorsque monseigneur Gaston Phœbus avait pris une résolution, il ne s’en départait en aucune manière, chacun se trouva à l’heure dite au rendez-vous qu’il avait donné, moins messire Jehan Froissard, qui, se plaisant peu au plaisir de la chasse, resta au château, afin d’écrire les différentes histoires qu’on lui avait racontées, tant sur la route de Carcassonne à Pamiers que depuis qu’il était arrivé à Orthez.

La cavalcade se mit en route, suivie des piqueurs qui menaient la meute. La cavalcade se composait de toute la maison du comte : chevaliers, écuyers, chambellans et valets ; la meute se montait à seize cents chiens, car le comte était très luxueux sur l’article de la vénerie. À huit heures du matin on aperçut le bois de Sauve-Terre, qui était situé sur la route de Pampelune. Arrivé à la lisière on fit halte ; alors Gaston Phœbus, voulant essayer les chiens que lui avait envoyés le comte de Blois, ordonna à quatre piqueurs de prendre Tristan, Hector, Brux et Roland, et de se mettre en quête de la laie. Au bout d’un quart d’heure, Hector l’avait rencontrée. Les quatre piqueurs se réunirent, tracèrent une enceinte et renvoyèrent l’un d’eux annoncer au comte que la laie était détournée. À cette bonne nouvelle le comte ordonna aussitôt de se mettre en route ; arrivé à la place où la trace s’enfonçait dans le bois, on mit les chiens sur les fumées3 : aussitôt toute la meute donna de la voix, et au bout d’un instant la laie déboucha furieuse et le poil hérissé. À sa vue le comte hua et sonna ; puis, mettant son cheval au galop, il s’emporta derrière les chiens, suivi de toute la chasse.

Pendant cinq heures tout alla au mieux, la laie allait au souhait de ceux qui la poursuivaient, se faisant battre merveilleusement et dans une circonférence de quatre ou cinq lieues ; mais vers Basse-Nonne elle prit un parti désespéré, cessant de ruser et piquant droit devant elle. Le comte, voyant que la chasse n’était point près de finir et que les chiens et les chevaux commençaient à se fatiguer, prit un cheval frais et ordonna de lâcher tous les autres jusqu’aux limiers qui avaient détourné. Les piqueurs obéirent, et la poursuite reprit à grand renfort de voix et de bruit de cors. Au bout de trois heures il ne restait plus sur la voie qu’une centaine de chiens, parmi lesquels Brux, Tristan, Hector et Roland faisaient merveille ; et derrière eux le comte Gaston Phœbus, suivi à grande peine des trois ou quatre chasseurs les mieux montés, parmi lesquels étaient messire Yvain, tout le reste, chiens et cavaliers, avait perdu la voie ou était demeuré en route par cause de fatigue.

Deux heures encore la chasse se continua avec la même vigueur. Pendant ces deux heures quatre-vingt-seize chiens faillirent et deux chasseurs s’égarèrent, de sorte qu’il ne resta que les quatre limiers qu’avait amenés Froissard, et messire Yvain qui, ayant comme son père un cheval de rechange, avait pu le suivre ; mais la compagnie ne fut pas longtemps si nombreuse ; au bout de deux heures de course le cheval de messire Yvain s’abattit et ne voulut plus se relever. Commençant alors à se douter qu’il y avait peut-être magie en cette vitesse infernale, il cria à son père de ne pas aller plus loin et de revenir avec lui ; mais le comte était tellement emporté que, soit qu’il n’entendît pas les cris de son fils, soit que le vent emportât la réponse, messire Yvain n’entendit rien et le vit disparaître au détour d’une route, ce dont il fut bien angoisseux et bien dolent.

Quant au comte, il continua de poursuivre seul la laie maudite, que les chiens suivaient toujours à la même distance, sans paraître se fatiguer plus qu’elle. Pour le cheval, il semblait doué d’un instinct merveilleux, si bien que la laie avait beau prendre à travers bois et fourrés, lui, par des chemins et des sentiers, coupait toujours au plus court, de sorte que de dix minutes en dix minutes, le comte la voyait traverser quelque route et quelque clairière, et se remettait à sonner et à huer pour prévenir le reste de la chasse ; mais tout était égaré, chevaliers, piqueurs et chiens, de sorte que personne ne répondait, et c’était une chose bien triste, je vous le dis, que ces chiens qui chassaient sans donner de la voix, et ces fanfares et ces cris qui mouraient dans les bois, sans que l’écho même leur répondît.

Le crépuscule vint ; le comte était si acharné à la poursuite, que l’obscurité qui commençait à se répandre ne put l’arrêter ; d’ailleurs, les yeux de la laie brillaient comme des flammes, de sorte que, malgré sa couleur sombre, il la voyait passer dans la nuit, et derrière elle, pareils à des ombres, les quatre limiers qui la suivaient toujours. Bientôt il n’en vit plus que trois, puis plus que deux, enfin plus qu’un seul. Tristan, Brux et Roland l’avaient abandonnée tour à tour. Restait Hector seulement, qui la suivait toujours à la même distance, et le comte, que son cheval emportait incessamment d’une égale ardeur.

Enfin la laie parut se fatiguer, si bien qu’Hector sembla gagner sur elle ; cela donna une nouvelle ardeur au noble animal et un nouveau courage au comte, qui hua et corna une dernière fois ; puis, laissant retomber son cor de ses lèvres, reprit sa course fantastique au travers des bruyères et des halliers ; enfin on arriva à une grande clairière au milieu de laquelle poussait un arbre solitaire et isolé. Hector gagnait toujours sur la laie, le cheval suivait toujours Hector, le comte pressait toujours son cheval ; enfin la laie ne pouvant plus aller plus loin s’accula contre l’arbre. Hector se précipita courageusement dessus ; mais au moment où il ouvrait la gueule pour faire sa prise la laie jeta un grand cri et s’évanouit en fumée ; en même temps le cheval du comte s’abattit pour ne plus se relever : il était au bout de ses forces et de sa vie. Le comte se dégagea des étriers, tira son couteau de chasse et courut vers l’endroit où s’était arrêtée la laie, ne pouvant croire à sa disparition ; mais, arrivé au pied de l’arbre, il chercha vainement et ne vit rien qu’Hector, qui, désappointé d’avoir perdu la piste, levait la tête et hurlait piteusement.

Quel que fût son courage bien éprouvé, le comte ne put s’empêcher de ressentir un mouvement de crainte ; un frisson courut par tout son corps, et comme Hector continuait de se plaindre, il lui imposa silence ; puis, regardant tout autour de lui pour chercher à s’orienter, et voyant qu’il se trouvait dans une partie de la forêt qui lui était entièrement inconnue, il monta sur l’arbre pour voir s’il n’apercevait pas aux environs quelque château, quelque maison ou quelque chaumière. En effet, arrivé au faîte, il vit parmi les arbres une lumière qui brillait comme une étoile ; cela lui fit grand plaisir, car il avait craint d’abord de n’avoir que la terre pour lit et le ciel pour dais. Ayant donc pris la direction de la lumière le plus exactement qu’il lui fut possible, il descendit de l’arbre et s’achemina vers elle, suivi d’Hector, qui, ayant perdu toute ardeur cette fois, n’allait plus devant, mais le suivait par-derrière, la tête inclinée et la queue pendante.

Au bout de cent pas, le comte quitta la clairière et s’engagea de nouveau dans la forêt ; mais il avait si bien pris sa mesure qu’il ne s’égara ni à droite ni à gauche, mais piqua directement vers la lumière. Après une demi-heure de marche, il aperçut son étoile à travers le feuillage des arbres : il en continua son chemin avec une nouvelle ardeur, puis ayant fait cinq cents pas encore à peu près, il se trouva devant un château dont une seule fenêtre était éclairée : c’était tout ce qu’il fallait pour indiquer qu’il était habité, et le comte n’en demandait pas davantage, car partout en la marche d’Orthez où allait frapper monseigneur Gaston Phœbus, il était certain qu’à son nom la porte s’ouvrirait avec joie et avec honneur.

Néanmoins, une chose qui étonnait le comte, c’est que, quoique éloigné à peine de trente lieues d’Orthez, en supposant même que la laie eût suivi une ligne droite, il ne connaissait point ce château, lequel cependant, autant qu’il en pouvait juger au clair de la lune qui commençait de se lever, paraissait parfaitement fort et merveilleusement beau. Il n’était pas non plus bâti si nouvellement que le comte n’eût point encore eu le temps d’en entendre parler, car son architecture, qui datait de la première partie du XIIe siècle, lui assignait au moins cent soixante ans d’existence.

Cependant, quel que fût l’étonnement du comte, il n’allait pas jusqu’à l’irrésolution : aussi, sans chercher à approfondir plus longtemps ce mystère, comme le pont était levé, sonna-t-il de toute sa force, pour avertir le châtelain qu’un voyageur demandait l’hospitalité. Le cor retentit tristement, mais n’en eut pas moins son effet. Le pont-levis s’abaissa sans que l’on vît quelles mains le faisaient mouvoir. Au reste, peu importait au comte ; il était sûr d’un souper et d’un gîte, c’était tout ce qu’il lui fallait.

Monseigneur Gaston Phœbus s’engagea donc sur le pont. Arrivé de l’autre côté il s’aperçut que son chien ne l’avait pas suivi ; il se retourna et l’aperçut de l’autre côté du fossé assis et hésitant. Il le siffla alors deux fois sans qu’il vînt ; à la troisième cependant il se décida, et traversa le pont à son tour.

Le comte ne vit à l’entrée ni serviteurs, ni valets, ni pages ; il écouta, mais n’entendit aucun bruit ; cependant, comme la porte était ouverte, il s’engagea sous une galerie qu’éclairait à son extrémité une lampe dont la lumière venait jusqu’à lui, s’affaiblissant et tremblant le long des murailles. Le comte s’engagea sous la voûte, remarquant avec étonnement que, contre l’habitude, ses pas n’avaient point d’écho, et qu’il marchait sans bruit comme l’eût fait une ombre. Tout étrange qu’était cette circonstance, elle ne l’arrêta point un instant. Arrivé à la lampe, il vit qu’elle éclairait un grand escalier. Cet escalier conduisait à la chambre dont il avait aperçu la lumière ; il espéra enfin y trouver quelqu’un et monta sans hésitation. Quant à Hector, il s’arrêta une seconde fois, mais une seconde fois son maître l’appela à voix basse, et, quoiqu’il parût combattre entre une terreur instinctive et l’affection qu’il portait au comte, le sentiment noble l’emporta, et il se mit à son tour à monter l’escalier, mais lentement et comme à regret.

Arrivé à la porte de la chambre, monseigneur Gaston Phœbus vit un souper servi : cela lui annonça les intentions hospitalières du châtelain, et écarta de son esprit toutes les craintes qu’il avait pu concevoir. Au reste, la salle était immense, et comme elle n’était éclairée que par un lustre suspendu au-dessus de la table, toutes les profondeurs étaient plongées dans l’obscurité.

Quoique le comte s’étonnât encore quelque peu de cette solitude continue, il n’en marcha pas moins vers le repas, qui paraissait d’autant mieux être préparé pour lui que, quoique le service fût abondant, il n’y avait qu’un couvert à la table. Arrivé près d’elle, il jeta un dernier regard autour de lui pour voir si personne ne s’approcherait enfin. Personne ne paraissant, monseigneur Gaston Phœbus s’assit, et, voyant que son chien ne l’avait pas suivi et était demeuré à la porte, il lui fit signe de venir à lui, en frappant avec sa main sur son genou. L’animal, toujours dévoué, obéit et vint rejoindre le comte et se coucha à ses pieds, mais cette fois avec tous les signes d’une répugnance manifeste et en rampant comme une couleuvre.

Si résolu que fût monseigneur Gaston Phœbus, cette solitude et ce silence prolongé prenaient un caractère si étrange, qu’il ne put se défendre d’un frissonnement intérieur, et qu’il porta la main à la courte épée qui lui servait de couteau de chasse, pour s’assurer qu’elle était toujours à son côté ; mais, voyant que sa compagne fidèle ne l’avait point abandonné, et n’apercevant dans les dispositions faites pour le recevoir que des préparatifs amis, il se raffermit avec la rapidité du courage, et, s’apercevant qu’un sifflet d’argent avait été posé près de lui, il le prit résolument, et comme, dans les habitudes de cette époque, on ne commençait jamais de souper sans se laver les mains, il porta le sifflet à sa bouche, et siffla pour appeler un écuyer, un valet ou un page, qui lui apportât l’aiguière et le bassin.

Ce son pénétra si triste et si aigu dans les profondeurs de la salle, que le comte se retourna en tressaillant malgré lui, et en désirant dans son cœur que personne ne l’entendît et ne vînt, tant il lui semblait que ce bruit lugubre ne devait appeler qu’un serviteur en harmonie avec lui. Ce fut sans doute ce que pensa Hector, car, lorsque l’on vit se soulever dans l’ombre la tapisserie qui retombait devant la porte du fond, il hurla doucement avec un accent si triste que le comte mit le pied sur son dos pour lui imposer silence ; mais, pour cette fois, moins obéissant que d’habitude, Hector n’en continua pas moins à gémir.

Cependant, du moment où le comte avait vu se soulever la tapisserie, ses yeux n’avaient plus quitté le point de la chambre où les avait attirés ce mouvement : il vit d’abord une forme humaine s’agiter dans l’ombre ; mais, quoiqu’il fût évident qu’elle marchait et s’avançait vers lui, il n’entendit sur les dalles de pierre aucun retentissement pareil à celui que fait le bruit des pas ; en même temps Hector cessa de gémir, mais il sentit qu’il commençait à trembler.

Néanmoins, celui qu’avait attiré le bruit du sifflet s’avançait toujours ; il était facile pour le comte de reconnaître que c’était un jeune page vêtu avec élégance, portant un bassin et une aiguière d’argent et sur son bras la toile à essuyer ; cependant, à mesure qu’il approchait, un frisson involontaire s’emparait du comte : il lui semblait dans la démarche et dans la tournure du page, reconnaître celles du pauvre enfant que, six ans auparavant, il avait tué et qu’il pleurait encore. Bientôt le jeune homme entra dans le cercle de lumière projeté par le lustre, et, alors il n’y eut plus de doute, celui qui s’approchait c’était Gaston.

Le comte resta les yeux fixés sur cette apparition terrible, et sentant ses cheveux se dresser sur son front mouillé de sueur. L’enfant s’avançait toujours du même pas lent et silencieux. Maintenant le comte pouvait distinguer ses traits tristes et pâles, ses yeux fixes et atones, et à son cou cette petite blessure béante et livide par laquelle sa jeune âme s’était en allée. Enfin il fit le tour de la table, s’approcha de monseigneur Gaston Phœbus, et, sans dire une parole à celui qu’il avait tant aimé, sans que ses yeux reprissent vie pour regarder son père, il souleva l’aiguière et tendit le bassin. Le comte, immobile et muet lui-même comme le spectre qu’il avait devant les yeux, étendit machinalement les deux mains. L’enfant souleva l’aiguière, le comte sentit une impression glacée et mortelle, voulut jeter un cri, mais sentant que sa voix mourait étouffée dans sa poitrine, il se renversa en arrière et s’évanouit. L’enfant avait obtenu de Dieu la grâce de venir laver son propre sang aux mains de son père.

Le lendemain, la chasse inquiète, et conduite par Yvain, trouva monseigneur Gaston Phœbus mort au pied d’un arbre de la clairière, et près de lui Hector, qui lui léchait le visage. Quant au château, il avait disparu.

Dieu fasse miséricorde à tout pécheur qui s’est repenti !




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