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LE GRAND MEAULNES (CHAP32-33)

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Feuilleton audio (46 Chapitres) 3ème Partie - Chapitres 32 et 33 +++ Chapitres suivants +++ Chapitres précédents





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Une apparition.


Je n'avais jamais fait de longue course à bicyclette. Celle-ci était la première. Mais, depuis longtemps, malgré mon mauvais genou, en cachette, Jasmin m'avait appris à monter. Si déjà pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas sembler à un pauvre garçon comme moi, qui naguère encore traînais misérablement la jambe, trempé de sueur, dès le quatrième kilomètre !... Du haut des côtes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages ; découvrir comme à coups d'ailes les lointains de la route qui s'écartent et fleurissent à votre approche, traverser un village dans l'espace d'un instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En rêve seulement j'avais connu jusque-là course aussi charmante, aussi légère. Les côtes mêmes me trouvaient plein d'entrain. Car c'était, il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi...


"Un peu avant l'entrée du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il décrivait son village, on voit une grande roue à palettes que le vent fait tourner..." Il ne savait pas à quoi elle servait, ou peut-être feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosité davantage.


C'est seulement au déclin de cette journée de fin d'août que j'aperçus, tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait monter l'eau pour une métairie voisine. Derrière les peupliers du pré se découvraient déjà les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le grand détour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le paysage s'épanouissait et s'ouvrait... Arrivé sur le pont, je découvris enfin la grand'rue du village.

Des vaches paissaient, cachées dans les roseaux de la prairie et j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux mains sur mon guidon, je regardais le pays où j'allais porter une si grave nouvelle. Les maisons, où l'on entrait en passant sur un petit pont de bois, étaient toutes alignées au bord d'un fossé qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles carguées, amarrées dans le calme du soir. C'était l'heure où dans chaque cuisine on allume un feu.


Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant de paix commencèrent à m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait là, sur une petite place de La Ferté-d'Angillon.


C'était une de mes grand'tantes. Tous ses enfants étaient morts et j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garçon qui allait être instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l'avait suivi de près. Et ma tante était restée toute seule dans sa bizarre petite maison où les tapis étaient faits d'échantillons cousus, les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier ? mais où les murs étaient tapissés de vieux diplômes, de portraits de défunts, de médaillons en boucles de cheveux morts.


Avec tant de regrets et de deuil, elle était la bizarrerie et la bonne humeur mêmes. Lorsque j'eus découvert la petite place où se tenait sa maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je l'entendis tout au bout des trois pièces en enfilade pousser un petit cri suraigu :

"Eh là ! Mon Dieu !"


Elle renversa son café dans le feu ? à cette heure-là comment pouvait-elle faire du café ? ? et elle apparut... Très cambrée en arrière, elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faîte de la tête, tout en haut de son front immense et cabossé où il y avait de la femme mongole et de la Hottentote ; et elle riait à petits coups, montrant le reste de ses dents très fines.


Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement, hâtivement, une main que j'avais derrière le dos. Avec un mystère parfaitement inutile puisque nous étions tous les deux seuls, elle me glissa une petite pièce que je n'osai pas regarder et qui devait être de un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou de la remercier, elle me donna une bourrade en criant :


"Va donc ! Ah ! je sais bien ce que c'est !"


Elle avait toujours été pauvre, toujours empruntant, toujours dépensant.


"J'ai toujours été bête et toujours malheureuse", disait-elle sans amertume mais de sa voix de fausset.


Persuadée que les sous me préoccupaient comme elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse soufflé pour me cacher dans la main ses très minces économies de la journée. Et par la suite c'est toujours ainsi qu'elle m'accueillit.

Le dîner fut aussi étrange ? à la fois triste et bizarre ? que l'avait été la réception. Toujours une bougie à portée de la main, tantôt elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantôt la posait sur la petite table couverte de plats et de vases ébréchés ou fendus.


"Celui-là, disait-elle, les Prussiens lui ont cassé les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter".


Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase à la tragique histoire, que nous avions dîné et couché là jadis. Mon père m'emmenait dans l'Yonne, chez un spécialiste qui devait guérir mon genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me souvins du triste dîner de jadis, de toutes les histoires du vieux greffier accoudé devant sa bouteille de boisson rose.


Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Après le dîner, assise devant le feu, ma grand'tante avait pris mon père à part pour lui raconter une histoire de revenants : "Je me retourne... Ah ! mon pauvre Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise..." Elle passait pour avoir la tête farcie de ces sornettes terrifiantes.


Et voici que ce soir-là, le dîner fini, lorsque, fatigué par la bicyclette, je fus couché dans la grande chambre avec une cheminée de nuit à carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir à mon chevet et commença de sa voix la plus mystérieuse et la plus pointue :

"Mon pauvre François, il faut que je te raconte à toi ce que je n'ai jamais dit à personne..."


Je pensai :


"Mon affaire est bonne, me voilà terrorisé pour toute la nuit, comme il y a dix ans !..."


Et j'écoutai. Elle hochait la tête, regardant droit devant soi comme si elle se fût raconté l'histoire à elle-même :


"Je revenais d'une fête avec Moinel. C'était le premier mariage où nous allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest ; et j'y avais rencontré ma soeur Adèle que je n'avais pas vue depuis quatre ans ! Un vieil ami de Moinel, très riche, l'avait invité à la noce de son fils, au domaine des Sablonnières. Nous avions loué une voiture. Cela nous avait coûté bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la route ? Un petit homme, un petit jeune homme arrêté, beau comme le jour, qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que cela faisait peur !...


"Je prends le bras de Moinel ; je tremblais comme la feuille ; je croyais que c'était le Bon Dieu !... Je lui dis :

"- Regarde ! C'est une apparition !


"Il me répond tout bas, furieux :


"- Je l'ai bien vu ! Tais-toi donc, vieille bavarde..."


"Il ne savait que faire ; lorsque le cheval s'est arrêté... De près, cela avait une figure pâle, le front en sueur, un béret sale et un pantalon long. Nous entendîmes sa voix, qui disait :


"- Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvée et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture, monsieur et madame ?"


"Aussitôt nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu à qui nous avions affaire ? C'était la fiancée du jeune homme des Sablonnières, Frantz de Galais, chez qui nous étions invités aux noces !

- Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancée s'est sauvée !

- Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu de noces. Puisque cette pauvre folle s'était mis dans la tête mille folies qu'elle nous a expliquées. C'était une des filles d'un pauvre tisserand. Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible, que le jeune homme était trop jeune pour elle ; que toutes les merveilles qu'il lui décrivait étaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa soeur dans le jardin de l'Archevêché à Bourges, malgré le froid et le grand vent. Le jeune homme, par délicatesse certainement en parce qu'il aimait la cadette, était plein d'attentions pour l'aînée. Alors ma folle s'est imaginé je ne sais quoi ; elle a dit qu'elle allait chercher un fichu à la maison ; et là, pour être sûre de n'être pas suivie, elle a revêtu des habits d'homme et s'est enfuie à pied sur la route de Paris.


"Son fiancé a reçu d'elle une lettre où elle lui déclarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'était pas vrai...


"- Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si j'étais sa femme". Oui, mon imbécile, mais en attendant, il n'avait pas du tout l'idée d'épouser sa soeur : il s'est tiré une balle de pistolet ; on a vu le sang dans le bois ; mais on n'a jamais retrouvé son corps.

- Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille ?

- Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons donné à manger et elle a dormi auprès du feu quand nous avons été de retour. Elle est restée chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui a recollé toute la tapisserie que tu vois là. Et depuis son passage les hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, à la tombée de la nuit, son ouvrage fini, elle trouvait toujours un prétexte pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, même quand il gelait à pierre fendre. Et on la découvrait là, debout, pleurant de tout son coeur.


"- Eh bien, qu'avez-vous encore ? Voyons ?


"- Rien, madame Moinel !"


"- Et elle rentrait.


"Les voisins disaient :


"- Vous avez trouvé un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel.


"Malgré nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, au mois de mars ; je lui ai donné des robes qu'elle a retaillées, Moinel lui a pris son billet à la gare et donné un peu d'argent.


"Elle ne nous a pas oubliés ; elle est couturière à Paris auprès de Notre-Dame ; elle nous écrit encore pour nous demander si nous ne savons rien des Sablonnières. Une bonne fois, pour la délivrer de cette idée, je lui ai répondu que le domaine était vendu, abattu, le jeune homme disparu pour toujours et la jeune fille mariée. Tout cela doit être vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine écrit bien moins souvent..."

Ce n'était pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'étais cependant au comble du malaise. C'est que nous avions juré à Frantz le bohémien de le servir comme des frères et voici que l'occasion m'en était donnée...


Or, était-ce le moment de gâter la joie que j'allais porter à Meaulnes le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre ? A quoi bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible ? Nous avions en effet l'adresse de la jeune fille ; mais où chercher le bohémien qui courait le monde ?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque ! Et je résolus de ne rien dire tant que je n'aurais pas vu mariés Augustin Meaulnes et Mlle de Galais.


Cette résolution prise, il me restait encore l'impression pénible d'un mauvais présage ? impression absurde que je chassai bien vite.


La chandelle était presque au bout ; un moustique vibrait ; mais la tante Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours qu'elle ne quittait que pour dormir, les coudes appuyés sur ses genoux, recommençait son histoire... Par moments elle relevait brusquement la tête et me regardait pour connaître mes impressions, ou peut-être pour voir si je ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tête sur l'oreiller, je fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir.

"Allons ! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu déçu.


J'eus pitié d'elle et je protestai :


"Mais non, ma tante, je vous assure...

- Mais si ! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne t'intéresse guère. Je te parle là de gens que tu n'as pas connus..."


Et lâchement, cette fois, je ne répondis pas.


La grande nouvelle.


Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouvé toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle...


Augustin et sa mère habitaient l'ancienne maison d'école. A la mort de son père, retraité depuis longtemps, et qu'un héritage avait enrichi, Meaulnes avait voulu qu'on achetât l'école où le vieil instituteur avait enseigné pendant vingt années, où lui-même avait appris à lire. Non pas qu'elle fût d'aspect fort aimable : c'était une grosse maison carrée comme une mairie qu'elle avait été ; les fenêtres du rez-de-chaussée qui donnaient sur la rue étaient si hautes que personne n'y regardait jamais ; et la cour de derrière, où il n'y avait pas un arbre et dont un haut préau barrait la vue sur la campagne, était bien la plus sèche et la plus désolée cour d'école abandonnée que j'aie jamais vue...


Dans le couloir compliqué où se trouvaient quatre portes, je trouvai la mère de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait dû mettre sécher dès la première heure de cette longue matinée de vacances. Ses cheveux gris étaient à demi défaits ; des mèches lui battaient la figure ; son visage régulier sous sa coiffure ancienne était bouffi et fatigué, comme par une nuit de veille ; et elle baissait tristement la tête d'un air songeur.

Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit :


"Vous arrivez à temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait sécher pour le départ d'Augustin. J'ai passé la nuit à régler ses comptes et à préparer ses affaires. Le train part à cinq heures, mais nous arriverons à tout apprêter..."


On eût dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-même avait pris cette décision. Or, sans doute ignorait-elle même où Meaulnes devait aller.


"Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'écrire".


En hâte je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite où l'on avait laissé l'écriteau Mairie, et me trouvait dans une grande salle à quatre fenêtres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornée aux murs des portraits jaunis des présidents Grévy et Carnot. Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table à tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis sur un vieux fauteuil qui était celui du maire, Meaulnes écrivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de faïence démodé, en forme de coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contrée, durant les longues vacances...

Il se leva, dès qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la précipitation que j'avais imaginée :


"Seurel !" dit-il seulement, d'un air de profond étonnement.


C'était le même grand gars au visage osseux, à la tête rasée. Une moustache inculte commençait à lui traîner sur les lèvres. Toujours ce même regard loyal... Mais sur l'ardeur des années passées on croyait voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de jadis dissipait...


Il paraissait très troublé de me voir. D'un bond j'étais monté sur l'estrade. Mais, chose étrange à dire, il ne songea pas même à me tendre la main. Il s'était tourné vers moi, les mains derrière le dos, appuyé contre la table, renversé en arrière, et l'air profondément gêné. Déjà, me regardant sans me voir, il était absorbé par ce qu'il allait me dire. Comme autrefois et comme toujours, homme lent à commencer de parler, ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures, il avait pris une décision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour l'expliquer. Et maintenant que j'étais devant lui, il commençait seulement à ruminer péniblement les paroles nécessaires.


Cependant, je lui racontais avec gaieté comment j'étais venu, où j'avais passé la nuit et que j'avais été bien surpris de voir Mme Meaulnes préparer le départ de son fils...

"Ah ! elle t'a dit ?... demanda-t-il.

- Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage ?

- Si, un très long voyage".


Un instant décontenancé, sentant que j'allais tout à l'heure, d'un mot, réduire à néant cette décision que je ne comprenais pas, je n'osais plus rien dire et ne savais pas par où commencer ma mission.


Mais lui-même parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier.


"Seurel ! dit-il, tu sais ce qu'était pour moi mon étrange aventure de Sainte-Agathe. C'était ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet espoir-là perdu, que pouvais-je devenir ?... Comment vivre à la façon de tout le monde !


"Eh bien j'ai essayé de vivre là-bas, à Paris, quand j'ai vu que tout était fini et qu'il ne valait plus même la peine de chercher le Domaine perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde ? Ce qui est le bonheur des autres m'a paru dérision. Et lorsque, sincèrement, délibérément, j'ai décidé un jour de faire comme les autres, ce jour-là j'ai amassé du remords pour longtemps..."

Assis sur une chaise de l'estrade, la tête basse, l'écoutant sans le regarder je ne savais que penser de ces explications obscures :


"Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux ! Pourquoi ce long voyage ? As-tu quelque faute à réparer ? Une promesse à tenir ?

- Eh bien, oui, répondit-il. Tu te souviens de cette promesse que j'avais faite à Frantz ?...

- Ah ! fis-je soulagé, il ne s'agit que de cela ?...

- De cela. Et peut-être aussi d'une faute à réparer. Les deux en même temps..."


Suivit un moment de silence pendant lequel je décidai de commencer à parler et préparai mes mots.


"Il n'y a qu'une explication à laquelle je croie, dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir une fois mademoiselle de Galais, seulement la revoir... Mais, j'en suis persuadé maintenant, lorsque j'avais découvert le Domaine sans nom, j'étais à une hauteur, à un degré de perfection et de pureté que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te l'écrivais un jour, je retrouverai peut-être la beauté de ce temps-là..."


Il changea de ton pour reprendre avec une animation étrange, en se rapprochant de moi :

"Mais, écoute, Seurel ! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette faute que j'ai commise et qu'il faut réparer, c'est, en un sens, mon ancienne aventure qui se poursuit..."


Un temps, pendant lequel péniblement il essaya de ressaisir ses souvenirs. J'avais manqué l'occasion précédente. Je ne voulais pour rien au monde laisser passer celle-ci ; et, cette fois, je parlai ? trop vite, car je regrettai amèrement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux.


Je prononçai donc ma phrase, qui était préparée pour l'instant d'avant, mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, à peine en soulevant un peu la tête :


"Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu ?..."


Il me regarda, puis, détournant brusquement les yeux, rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un rougir : une montée de sang qui devait lui cogner à grands coups dans les tempes...


"Que veux-tu dire ?" demanda-t-il enfin, à peine distinctement.


Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais fait, et comment, la face des choses ayant tourné, il semblait presque que ce fût Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui.

Il était maintenant affreusement pâle.


Durant tout ce récit, qu'il écoutait en silence, la tête un peu rentrée, dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se défendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle, qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les Sablonnières avaient été démolies et que le Domaine d'autrefois n'existait plus :


"Ah ! dit-il, tu vois... (comme s'il eût guetté une occasion de justifier sa conduite et le désespoir où il avait sombré) tu vois : il n'y a plus rien..."


Pour terminer, persuadé qu'enfin l'assurance de tant de facilité emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de campagne était organisée par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais devait y venir à cheval et que lui-même était invité... Mais il paraissait complètement désemparé et continuait à ne rien répondre.


"Il faut tout de suite décommander ton voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta mère..."


"Cette partie de campagne ?... me demanda-t-il avec hésitation. Alors, vraiment, il faut que j'y aille ?...

- Mais voyons, répliquai-je, cela ne se demande pas".

Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les épaules.


En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je déjeunerais avec eux, dînerais, coucherais là et que, le lendemain, lui-même louerait une bicyclette et me suivrait au Vieux-Nançay.


"Ah ! très bien", fit-elle, en hochant la tête, comme si ces nouvelles eussent confirmé toutes ses prévisions.


Je m'assis dans la petite salle à manger, sous les calendriers illustrés, les poignards ornementés et les outres soudanaises qu'un frère de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait rapportés de ses lointains voyages.


Augustin me laissa là un instant, avant le repas, et, dans la chambre voisine, où sa mère avait préparé ses bagages, je l'entendis qui lui disait, en baissant un peu la voix, de ne pas défaire sa malle, ? car son voyage pouvait être seulement retardé...




Source: InLibroVeritas


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