La Bête à Maît'Belhomme
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-03-15
Lu par Joane
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La Bête à Maît' Belhomme
La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tous les voyageurs attendaient l'appel de leur nom dans la cour de l'hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.
C'était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, mais rendues presque grises par l'accumulation des boues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles de derrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d'œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaient endormis déjà devant l'étrange véhicule.
Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l'habitude constante de grimper sur ses roues et d'escalader l'impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l'hôtel en s'essuyant la bouche d'un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l'un après l'autre et les posa sur le toit de sa voiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des œufs ; il y jeta ensuite, d'en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant :
– Monsieur le curé de Gorgeville.
Le prêtre s'avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d'air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.
– L'instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?
L'homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu'aux genoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.
– Maît' Poiret, deux places.
Poiret s'en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l'abstinence, osseux, la peau séchée par l'oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.
– Maît' Rabot, deux places.
Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C'est ben mé qu't'appelles ? »
Le cocher, qu'on avait surnommé « dégourdi », allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.
Et Rabot fila dans la voiture à la façon d'un rat qui rentre dans son trou.
– Maît' Caniveau.
Un gros paysan, plus lourd qu'un bœuf, fit plier les ressorts et s'engouffra à son tour dans l'intérieur du coffre jaune.
– Maît' Belhomme.
Belhomme, un grand maigre, s'approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l'oreille comme s'il souffrait d'un fort mal de dents.
Tous portaient la blouse bleue par-dessus d'antiques et singulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu'ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefs étaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la campagne normande.
Gésaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son siège et fit claquer son fouet.
Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent entendre un vague murmure de grelots.
Le cocher, alors, hurlant : « Hue ! » de toute sa poitrine, fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s'agitèrent, firent un effort, et se mirent en route d'un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.
On se tut d'abord, par respect pour le curé, qui gênait les épanchements. Il se mit à parler le premier, étant d'un caractère loquace et familier.
– Eh bien, maît' Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez ?
L'énorme campagnard, qu'une sympathie de taille, d'encolure et de ventre liait avec l'ecclésiastique, répondit en souriant :
– Tout d'même, m'sieu l'curé, tout d'même, et d'vote part ?
– Oh ! d'ma part, ça va toujours.
– Et vous, maît' Poiret ? demanda l'abbé.
– Oh ! mé, ça irait, n'étaient les cossards (colzas) qui n'donneront guère c't'année ; et, vu les affaires, c'est là-dessus qu'on s'rattrape.
– Que voulez-vous, les temps sont durs.
– Que oui, qu'i sont durs, affirma d'une voix de gendarme la grande femme de maît' Rabot.
Comme elle était d'un village voisin, le curé ne la connaissait que de nom.
– C'est vous, la Blondel ? dit-il.
– Oui, c'est mé, qu'a épousé Rabot.
Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant ; il salua d'une grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire : « C'est bien moi Rabot, qu'a épousé la Blondel. »
Soudain maît' Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son oreille, se mit à gémir d'une façon lamentable. Il faisait « gniau… gniau… gniau » en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.
– Vous avez donc bien mal aux dents ? demanda le curé.
Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre : – Non point… m'sieu le curé… C'est point des dents… c'est d'l'oreille, du fond d'l'oreille.
– Qu'est-ce que vous avez donc dans l'oreille. Un dépôt ?
– J'sais point si c'est un dépôt, mais j'sais ben qu'c'est eune bête, un'grosse bête, qui m'a entré d'dans, vu que j'dormais su l'foin dans l'grenier.
– Un'bête. Vous êtes sûr ?
– Si j'en suis sûr ? Comme du Paradis, m'sieu le curé, vu qu'a m'grignote l'fond d'l'oreille. À m'mange la tête, pour sûr ! a m'mange la tête ! Oh ! gniau… gniau… gniau… Et il se remit à taper du pied.
Un grand intérêt s'était éveillé dans l'assistance. Chacun donnait son avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l'instituteur que ce fût une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l'Orne, où il était resté six ans ; même la chenille était entrée dans la tête et sortie par le nez. Mais l'homme était demeuré sourd de cette oreille-là, puisqu'il avait le tympan crevé.
– C'est plutôt un ver, déclara le curé.
Maît' Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière, car il était monté le dernier, gémissait toujours.
– Oh ! gniau… gniau… gniau… j'crairais ben qu'c'est eune frémi, eune grosse frémi, tant qu'a mord… T'nez, m'sieu le curé… a galope… a galope… Oh ! gniau… gniau… gniau… que misère ! !…
– T'as point vu l'médecin ? demanda Caniveau.
– Pour sûr, non.
– D'où vient ça ?
La peur du médecin sembla guérir Belhomme.
Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.
– D'où vient ça ! T'as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là ? Y s'rait v'nu eune fois, deux fois, trois fois, quat'fois, cinq fois ! Ça fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr… Et qu'est-ce qu'il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu'est-ce qu'il aurait fait ? Sais-tu, té ?
Caniveau riait.
– Non j'sais point ! Ousquè tu vas, comme ça ?
– J'vas t'au Havre vé Chambrelan.
– Qué Chambrelan ?
– L'guérisseux, donc.
– Qué guérisseux ?
– L'guérisseux qu'a guéri mon pé.
– Ton pé ?
– Oui, mon pé, dans l'temps.
– Que qu'il avait, ton pé ?
– Un vent dans l'dos, qui n'en pouvait pu r'muer pied ni gambe.
– Qué qui li a fait ton Chambrelan ?
– Il y a manié l'dos comm'pou'fé du pain, avec les deux mains donc ! Et ça y a passé en une couple d'heures !
Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles, mais il n'osait pas dire ça devant le curé.
Caniveau reprit en riant :
– C'est-il point quéque lapin qu'tas dans l'oreille. Il aura pris çu trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j'vas l'fé sauver.
Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait, aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même l'instituteur qui ne riait jamais.
Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu'on se moquât de lui, le curé détourna la conversation et, s'adressant à la grande femme de Rabot :
– Est-ce que vous n'avez pas une nombreuse famille ?
– Que oui, m'sieu le curé… Que c'est dur à élever !
Rabot opinait de la tête, comme pour dire : « Oh ! oui, c'est dur à élever. »
– Combien d'enfants ?
Elle déclara avec autorité, d'une voix forte et sûre :
– Seize enfants, m'sieu l'curé ! Quinze de mon homme !
Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot ! Sa femme l'avouait ! Donc, on n'en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu !
De qui le seizième ? Elle ne le dit pas. C'était le premier, sans doute ? On le savait peut-être, car on ne s'étonna point. Caniveau lui-même demeura impassible.
Mais Belhomme se mit à gémir :
– Oh ! gniau… gniau… gniau… a me trifouille dans l'fond… Oh ! misère !…
La voiture s'arrêtait au café Polyte. Le curé dit : « Si on vous coulait un peu d'eau dans l'oreille, on la ferait peut-être sortir. Voulez-vous essayer ? »
– Pour sûr ! J'veux ben.
Et tout le monde descendit pour assister à l'opération.
Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d'eau ; et il chargea l'instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient ; puis, dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser brusquement.
Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l'oreille de Belhomme pour voir s'il ne découvrirait pas la bête à l'œil nu, s'écria : – Cré nom d'un nom, qué marmelade ! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais ton lapin sortira dans c'te confiture-là. Il s'y collerait les quat'pattes.
Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop embourbé pour tenter l'expulsion de la bête. Ce fut l'instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d'une allumette et d'une loque. Alors, au milieu de l'anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d'eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme. Puis l'instituteur retourna vivement la tôle sur la cuvette, comme s'il eut voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vase blanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n'était sortie.
Cependant Belhomme déclarant : « Je sens pu rien », le curé, triomphant, s'écria : « Certainement elle est noyée. » Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.
Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris terribles. La bête s'était réveillée et était devenue furieuse. Il affirmait même qu'elle était entrée dans la tête maintenant, qu'elle lui dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta qu'elle faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard : « Tenez, v'la qu'a r'monte… gniau… gniau… gniau… qué misère ! »
Caniveau s'impatientait : « C'est l'iau qui la rend enragée, c'te bête. All'est p't-être ben accoutumée au vin. »
On se remit à rire. Il reprit : « Quand j'allons arriver au café Bourbeux, donne-li du fil en six et all'n'bougera pu, j'te le jure. »
Mais Belhomme n'y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on lui arrachait l'âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria Césaire Horlaville d'arrêter à la première maison rencontrée.
C'était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté ; puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l'opération. Caniveau conseillait toujours de mêler de l'eau-de-vie à l'eau, afin de griser et d'endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra du vinaigre.
On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu'il pénétrât jusqu'au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l'organe habité.
Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme fut retournée tout d'une pièce par le curé et Caniveau, ces deux colosses, tandis que l'instituteur tapait avec ses doigts sur l'oreille saine, afin de bien vider l'autre.
Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet à la main.
Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas plus gros qu'un grain d'oignon. Cela remuait, pourtant. C'était une puce ! Des cris d'étonnement s'élevèrent, puis des rires éclatants. Une puce ! Ah ! elle était bien bonne, bien bonne ! Caniveau se tapait sur la cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet ; le curé s'esclaffait à la façon des ânes qui braient, l'instituteur riait comme on éternue, et les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au gloussement des poules.
Belhomme s'était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse dans l'œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d'eau.
Il grogna : « Te v'là, charogne », et cracha dessus.
Le cocher, fou de gaieté, répétait : « Eune puce, eune puce, ah ! te v'là, sacré puçot, sacré puçot, sacré puçot ! »
Puis, s'étant un peu calmé, il cria : « Allons, en route ! V'là assez de temps perdu. »
Et les voyageurs, riant toujours, s'en allèrent vers la voiture.
Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara : « Mé, j'm'en r'tourne à Criquetot. J'ai pu que fé au Havre à cette heure. »
Le cocher lui dit : – N'importe, paye ta place !
– Je t'en dé que la moitié pisque j'ai point passé mi-chemin.
– Tu dois tout pisque t'as r'tenu jusqu'au bout.
Et une dispute commença qui devint bientôt une querelle furieuse : Belhomme jurait qu'il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville affirmait qu'il en recevrait quarante.
Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.
Caniveau redescendit.
– D'abord, tu dés quarante sous au curé, t'entends, et pi une tournée à tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t'en donneras vingt à Césaire. Ça va-t-il, dégourdi ?
Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et quinze, répondit : – Ça va !
– Allons, paye.
– J'payerai point. L'curé n'est pas médecin d'abord.
– Si tu n'payes point, j'te r'mets dans la voiture à Césaire et j't'emporte au Havre.
Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l'enleva comme un enfant.
L'autre vit bien qu'il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya.
Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent, regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur ses longues jambes.
22 septembre 1885
Source: Wikisource
La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tous les voyageurs attendaient l'appel de leur nom dans la cour de l'hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.
C'était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, mais rendues presque grises par l'accumulation des boues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles de derrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d'œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaient endormis déjà devant l'étrange véhicule.
Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l'habitude constante de grimper sur ses roues et d'escalader l'impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l'hôtel en s'essuyant la bouche d'un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l'un après l'autre et les posa sur le toit de sa voiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des œufs ; il y jeta ensuite, d'en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant :
– Monsieur le curé de Gorgeville.
Le prêtre s'avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d'air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.
– L'instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?
L'homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu'aux genoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.
– Maît' Poiret, deux places.
Poiret s'en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l'abstinence, osseux, la peau séchée par l'oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.
– Maît' Rabot, deux places.
Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C'est ben mé qu't'appelles ? »
Le cocher, qu'on avait surnommé « dégourdi », allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.
Et Rabot fila dans la voiture à la façon d'un rat qui rentre dans son trou.
– Maît' Caniveau.
Un gros paysan, plus lourd qu'un bœuf, fit plier les ressorts et s'engouffra à son tour dans l'intérieur du coffre jaune.
– Maît' Belhomme.
Belhomme, un grand maigre, s'approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l'oreille comme s'il souffrait d'un fort mal de dents.
Tous portaient la blouse bleue par-dessus d'antiques et singulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu'ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefs étaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la campagne normande.
Gésaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son siège et fit claquer son fouet.
Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent entendre un vague murmure de grelots.
Le cocher, alors, hurlant : « Hue ! » de toute sa poitrine, fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s'agitèrent, firent un effort, et se mirent en route d'un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.
On se tut d'abord, par respect pour le curé, qui gênait les épanchements. Il se mit à parler le premier, étant d'un caractère loquace et familier.
– Eh bien, maît' Caniveau, dit-il, ça va-t-il comme vous voulez ?
L'énorme campagnard, qu'une sympathie de taille, d'encolure et de ventre liait avec l'ecclésiastique, répondit en souriant :
– Tout d'même, m'sieu l'curé, tout d'même, et d'vote part ?
– Oh ! d'ma part, ça va toujours.
– Et vous, maît' Poiret ? demanda l'abbé.
– Oh ! mé, ça irait, n'étaient les cossards (colzas) qui n'donneront guère c't'année ; et, vu les affaires, c'est là-dessus qu'on s'rattrape.
– Que voulez-vous, les temps sont durs.
– Que oui, qu'i sont durs, affirma d'une voix de gendarme la grande femme de maît' Rabot.
Comme elle était d'un village voisin, le curé ne la connaissait que de nom.
– C'est vous, la Blondel ? dit-il.
– Oui, c'est mé, qu'a épousé Rabot.
Rabot, fluet, timide et satisfait, salua en souriant ; il salua d'une grande inclinaison de tête en avant, comme pour dire : « C'est bien moi Rabot, qu'a épousé la Blondel. »
Soudain maît' Belhomme, qui tenait toujours son mouchoir sur son oreille, se mit à gémir d'une façon lamentable. Il faisait « gniau… gniau… gniau » en tapant du pied pour exprimer son affreuse souffrance.
– Vous avez donc bien mal aux dents ? demanda le curé.
Le paysan cessa un instant de geindre pour répondre : – Non point… m'sieu le curé… C'est point des dents… c'est d'l'oreille, du fond d'l'oreille.
– Qu'est-ce que vous avez donc dans l'oreille. Un dépôt ?
– J'sais point si c'est un dépôt, mais j'sais ben qu'c'est eune bête, un'grosse bête, qui m'a entré d'dans, vu que j'dormais su l'foin dans l'grenier.
– Un'bête. Vous êtes sûr ?
– Si j'en suis sûr ? Comme du Paradis, m'sieu le curé, vu qu'a m'grignote l'fond d'l'oreille. À m'mange la tête, pour sûr ! a m'mange la tête ! Oh ! gniau… gniau… gniau… Et il se remit à taper du pied.
Un grand intérêt s'était éveillé dans l'assistance. Chacun donnait son avis. Poiret voulait que ce fût une araignée, l'instituteur que ce fût une chenille. Il avait vu ça une fois déjà à Campemuret, dans l'Orne, où il était resté six ans ; même la chenille était entrée dans la tête et sortie par le nez. Mais l'homme était demeuré sourd de cette oreille-là, puisqu'il avait le tympan crevé.
– C'est plutôt un ver, déclara le curé.
Maît' Belhomme, la tête renversée de côté et appuyée contre la portière, car il était monté le dernier, gémissait toujours.
– Oh ! gniau… gniau… gniau… j'crairais ben qu'c'est eune frémi, eune grosse frémi, tant qu'a mord… T'nez, m'sieu le curé… a galope… a galope… Oh ! gniau… gniau… gniau… que misère ! !…
– T'as point vu l'médecin ? demanda Caniveau.
– Pour sûr, non.
– D'où vient ça ?
La peur du médecin sembla guérir Belhomme.
Il se redressa, sans toutefois lâcher son mouchoir.
– D'où vient ça ! T'as des sous pour eusse, té, pour ces fainéants-là ? Y s'rait v'nu eune fois, deux fois, trois fois, quat'fois, cinq fois ! Ça fait, deusse écus de cent sous, deusse écus, pour sûr… Et qu'est-ce qu'il aurait fait, dis, çu fainéant, dis, qu'est-ce qu'il aurait fait ? Sais-tu, té ?
Caniveau riait.
– Non j'sais point ! Ousquè tu vas, comme ça ?
– J'vas t'au Havre vé Chambrelan.
– Qué Chambrelan ?
– L'guérisseux, donc.
– Qué guérisseux ?
– L'guérisseux qu'a guéri mon pé.
– Ton pé ?
– Oui, mon pé, dans l'temps.
– Que qu'il avait, ton pé ?
– Un vent dans l'dos, qui n'en pouvait pu r'muer pied ni gambe.
– Qué qui li a fait ton Chambrelan ?
– Il y a manié l'dos comm'pou'fé du pain, avec les deux mains donc ! Et ça y a passé en une couple d'heures !
Belhomme pensait bien aussi que Chambrelan avait prononcé des paroles, mais il n'osait pas dire ça devant le curé.
Caniveau reprit en riant :
– C'est-il point quéque lapin qu'tas dans l'oreille. Il aura pris çu trou-là pour son terrier, vu la ronce. Attends, j'vas l'fé sauver.
Et Caniveau, formant un porte-voix de ses mains, commença à imiter les aboiements des chiens courants en chasse. Il jappait, hurlait, piaulait, aboyait. Et tout le monde se mit à rire dans la voiture, même l'instituteur qui ne riait jamais.
Cependant, comme Belhomme paraissait fâché qu'on se moquât de lui, le curé détourna la conversation et, s'adressant à la grande femme de Rabot :
– Est-ce que vous n'avez pas une nombreuse famille ?
– Que oui, m'sieu le curé… Que c'est dur à élever !
Rabot opinait de la tête, comme pour dire : « Oh ! oui, c'est dur à élever. »
– Combien d'enfants ?
Elle déclara avec autorité, d'une voix forte et sûre :
– Seize enfants, m'sieu l'curé ! Quinze de mon homme !
Et Rabot se mit à sourire plus fort, en saluant du front. Il en avait fait quinze, lui, lui tout seul, Rabot ! Sa femme l'avouait ! Donc, on n'en pouvait point douter. Il en était fier, parbleu !
De qui le seizième ? Elle ne le dit pas. C'était le premier, sans doute ? On le savait peut-être, car on ne s'étonna point. Caniveau lui-même demeura impassible.
Mais Belhomme se mit à gémir :
– Oh ! gniau… gniau… gniau… a me trifouille dans l'fond… Oh ! misère !…
La voiture s'arrêtait au café Polyte. Le curé dit : « Si on vous coulait un peu d'eau dans l'oreille, on la ferait peut-être sortir. Voulez-vous essayer ? »
– Pour sûr ! J'veux ben.
Et tout le monde descendit pour assister à l'opération.
Le prêtre demanda une cuvette, une serviette et un verre d'eau ; et il chargea l'instituteur de tenir bien inclinée la tête du patient ; puis, dès que le liquide aurait pénétré dans le canal, de la renverser brusquement.
Mais Caniveau, qui regardait déjà dans l'oreille de Belhomme pour voir s'il ne découvrirait pas la bête à l'œil nu, s'écria : – Cré nom d'un nom, qué marmelade ! Faut déboucher ça, mon vieux. Jamais ton lapin sortira dans c'te confiture-là. Il s'y collerait les quat'pattes.
Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop embourbé pour tenter l'expulsion de la bête. Ce fut l'instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d'une allumette et d'une loque. Alors, au milieu de l'anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d'eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme. Puis l'instituteur retourna vivement la tôle sur la cuvette, comme s'il eut voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vase blanc. Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n'était sortie.
Cependant Belhomme déclarant : « Je sens pu rien », le curé, triomphant, s'écria : « Certainement elle est noyée. » Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.
Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris terribles. La bête s'était réveillée et était devenue furieuse. Il affirmait même qu'elle était entrée dans la tête maintenant, qu'elle lui dévorait la cervelle. Il hurlait avec de telles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix. Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta qu'elle faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard : « Tenez, v'la qu'a r'monte… gniau… gniau… gniau… qué misère ! »
Caniveau s'impatientait : « C'est l'iau qui la rend enragée, c'te bête. All'est p't-être ben accoutumée au vin. »
On se remit à rire. Il reprit : « Quand j'allons arriver au café Bourbeux, donne-li du fil en six et all'n'bougera pu, j'te le jure. »
Mais Belhomme n'y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on lui arrachait l'âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria Césaire Horlaville d'arrêter à la première maison rencontrée.
C'était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté ; puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l'opération. Caniveau conseillait toujours de mêler de l'eau-de-vie à l'eau, afin de griser et d'endormir la bête, de la tuer peut-être. Mais le curé préféra du vinaigre.
On fit couler le mélange goutte à goutte, cette fois, afin qu'il pénétrât jusqu'au fond, puis on le laissa quelques minutes dans l'organe habité.
Une cuvette ayant été de nouveau apportée, Belhomme fut retournée tout d'une pièce par le curé et Caniveau, ces deux colosses, tandis que l'instituteur tapait avec ses doigts sur l'oreille saine, afin de bien vider l'autre.
Césaire Horlaville, lui-même, était entré pour voir, son fouet à la main.
Et soudain, on aperçut au fond de la cuvette un petit point brun, pas plus gros qu'un grain d'oignon. Cela remuait, pourtant. C'était une puce ! Des cris d'étonnement s'élevèrent, puis des rires éclatants. Une puce ! Ah ! elle était bien bonne, bien bonne ! Caniveau se tapait sur la cuisse, Césaire Horlaville fit claquer son fouet ; le curé s'esclaffait à la façon des ânes qui braient, l'instituteur riait comme on éternue, et les deux femmes poussaient de petits cris de gaieté pareils au gloussement des poules.
Belhomme s'était assis sur la table, et ayant pris sur ses genoux la cuvette, il contemplait avec une attention grave et une colère joyeuse dans l'œil la bestiole vaincue qui tournait dans sa goutte d'eau.
Il grogna : « Te v'là, charogne », et cracha dessus.
Le cocher, fou de gaieté, répétait : « Eune puce, eune puce, ah ! te v'là, sacré puçot, sacré puçot, sacré puçot ! »
Puis, s'étant un peu calmé, il cria : « Allons, en route ! V'là assez de temps perdu. »
Et les voyageurs, riant toujours, s'en allèrent vers la voiture.
Cependant Belhomme, venu le dernier, déclara : « Mé, j'm'en r'tourne à Criquetot. J'ai pu que fé au Havre à cette heure. »
Le cocher lui dit : – N'importe, paye ta place !
– Je t'en dé que la moitié pisque j'ai point passé mi-chemin.
– Tu dois tout pisque t'as r'tenu jusqu'au bout.
Et une dispute commença qui devint bientôt une querelle furieuse : Belhomme jurait qu'il ne donnerait que vingt sous, Césaire Horlaville affirmait qu'il en recevrait quarante.
Et ils criaient, nez contre nez, les yeux dans les yeux.
Caniveau redescendit.
– D'abord, tu dés quarante sous au curé, t'entends, et pi une tournée à tout le monde, ça fait chiquante-chinq, et pi t'en donneras vingt à Césaire. Ça va-t-il, dégourdi ?
Le cocher, enchanté de voir Belhomme débourser trois francs soixante et quinze, répondit : – Ça va !
– Allons, paye.
– J'payerai point. L'curé n'est pas médecin d'abord.
– Si tu n'payes point, j'te r'mets dans la voiture à Césaire et j't'emporte au Havre.
Et le colosse, ayant saisi Belhomme par les reins, l'enleva comme un enfant.
L'autre vit bien qu'il faudrait céder. Il tira sa bourse, et paya.
Puis la voiture se remit en marche vers le Havre, tandis que Belhomme retournait à Criquetot, et tous les voyageurs, muets à présent, regardaient sur la route blanche la blouse bleue du paysan, balancée sur ses longues jambes.
22 septembre 1885
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