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Illustration: L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche-Tome1-Livre3-Chapitre23 - Miguel de Cervantes Saavedra

L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche-Tome1-Livre3-Chapitre23


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-11-04

Lu par Christophe
Livre audio de 35min
Fichier Mp3 de 31,7 Mo

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L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche

TOME 1

 
LIVRE TROISIÈME  - Chapitre XXIII - De ce qui arriva au fameux don Quichotte dans la Sierra Moréna, l'une des plus rares aventures que rapporte cette véridique histoire.
 
Don Quichotte, se voyant en si triste état, dit à son écuyer :
«Toujours, Sancho, j’ai entendu dire que faire du bien à de la canaille, c’est jeter de l’eau dans la mer. Si j’avais cru ce que tu m’as dit, j’aurais évité ce déboire ; mais la chose est faite, prenons patience pour le moment, et tirons expérience pour l’avenir.
- Vous tirerez expérience, répondit Sancho, tout comme je suis Turc. Mais, puisque vous dites que, si vous m’aviez cru, vous eussiez évité ce malheur, croyez-moi maintenant, et vous en éviterez un bien plus grand encore. Car je vous déclare qu’avec la Sainte-Hermandad il n’y a pas de chevalerie qui tienne, et qu’elle ne fait pas cas de tous les chevaliers errants du monde pour deux maravédis. Tenez, il me semble déjà que ses flèches me sifflent aux oreilles.
- Tu es naturellement poltron, Sancho, reprit don Quichotte ; mais, afin que tu ne dises pas que je suis entêté, et que je ne fais jamais ce que tu me conseilles, pour cette fois, je veux suivre ton avis, et me mettre à l’abri de ce courroux qui te fait si peur. Mais c’est à une condition : que jamais, en la vie ou en la mort, tu ne diras à personne que je me suis éloigné et retiré de ce péril par frayeur, mais bien pour complaire à tes supplications. Si tu dis autre chose, tu en auras menti, et dès à présent pour alors, comme alors pour dès à présent, je te donne un démenti, et dis que tu mens et mentiras toutes les fois que tu diras ou penseras pareille chose. Et ne me réplique rien, car, de penser seulement que je m’éloigne d’un péril, de celui-ci principalement, où il me semble que je montre je ne sais quelle ombre de peur, il me prend envie de rester là, et d’y attendre seul, non-seulement cette Sainte-Hermandad ou confrérie qui t’épouvante, mais encore les frères des douze tribus d’Israël, et les sept frères Macchabées, et les jumeaux Castor et Pollux, et tous les frères, confrères et confréries qu’il y ait au monde.

 
- Seigneur, répondit Sancho, se retirer n’est pas fuir, et attendre n’est pas sagesse quand le péril surpasse l’espérance et les forces. Il est d’un homme sage de se garder aujourd’hui pour demain, et de ne pas s’aventurer tout entier en un jour. Et sachez que, tout rustre et vilain que je suis, j’ai bien quelque idée pourtant de ce qu’on appelle se bien gouverner. Ainsi, ne vous repentez pas d’avoir suivi mon conseil ; montez plutôt sur Rossinante, si vous pouvez, ou sinon je vous aiderai ; et suivez-moi, car le cœur me dit que nous avons plus besoin maintenant de nos pieds que de nos mains.»
Don Quichotte monta sur sa bête, sans répliquer un mot ; et, Sancho prenant les devants sur son âne, ils entrèrent dans une gorge de la Sierra-Moréna, dont ils étaient proches. L’intention de Sancho était de traverser toute cette chaîne de montagnes, et d’aller déboucher au Viso ou bien à Almodovar del Campo, après s’être cachés quelques jours dans ces solitudes, pour échapper à la Sainte-Hermandad, si elle se mettait à leur piste. Ce qui l’encouragea dans ce dessein, ce fut de voir que le sac aux provisions qu’il portait sur son âne avait échappé au pillage des galériens, chose qu’il tint à miracle, tant ces honnêtes gens avaient bien fureté, et pris tout ce qui leur convenait.
Les deux voyageurs arrivèrent cette nuit même au cœur de la Sierra-Moréna, où Sancho trouva bon de faire halte, et même de passer quelques jours, au moins tant que dureraient les vivres. Ils s’arrangèrent donc pour la nuit entre deux roches et quantité de grands liéges. Mais la destinée, qui, selon l’opinion de ceux que n’éclaire point la vraie foi, ordonne et règle tout à sa fantaisie, voulut que Ginès de Passamont, cet insigne voleur qu’avaient délivré de la chaîne la vertu et la folie de don Quichotte, poussé par la crainte de la Sainte-Hermandad, qu’il redoutait avec juste raison, eût aussi songé à se cacher dans ces montagnes.

 
Elle voulut de plus que sa frayeur et son étoile l’eussent conduit précisément où s’étaient arrêtés don Quichotte et Sancho Panza, qu’il reconnut aussitôt, et qu’il laissa paisiblement s’endormir. Comme les méchants sont toujours ingrats, comme la nécessité est l’occasion qui fait le larron, et que le présent fait oublier l’avenir, Ginès, qui n’avait pas plus de reconnaissance que de bonnes intentions, résolut de voler l’âne de Sancho Panza, se souciant peu de Rossinante, qui lui parut un aussi mauvais meuble à vendre qu’à mettre en gage. Sancho dormait ; Ginès lui vola son âne, et, avant que le jour vînt, il était trop loin pour qu’on pût le rattraper.
L’aurore parut, réjouissant la terre, et attristant le bon Sancho Panza ; car, ne trouvant plus son âne, et se voyant sans lui, il se mit à faire les plus tristes et les plus douloureuses lamentations, tellement que don Quichotte s’éveilla au bruit de ses plaintes, et l’entendit qui disait en pleurant :
«Ô fils de mes entrailles, né dans ma propre maison, jouet de mes enfants, délices de ma femme, envie de mes voisins, soulagement de mes charges, et finalement nourricier de la moitié de ma personne, car, avec vingt-six maravédis que tu gagnais par jour, tu fournissais à la moitié de ma dépense  !»
Don Quichotte, qui vit les pleurs de Sancho et en apprit la cause, le consola par les meilleurs raisonnements qu’il put trouver, et lui promit de lui donner une lettre de change de trois ânons sur cinq qu’il avait laissés dans son écurie. À cette promesse, Sancho se consola, sécha ses larmes, calma ses sanglots, et remercia son maître de la faveur qu’il lui faisait.
Celui-ci, dès qu’il eut pénétré dans ces montagnes, qui lui semblaient des lieux tout à fait propres aux aventures qu’il cherchait, s’était senti le cœur bondir de joie.

 
Il repassait en sa mémoire ces merveilleux événements qui, dans de semblables lieux, âpres et solitaires, étaient arrivés à des chevaliers errants, et ces pensées l’absorbaient et le transportaient au point qu’il oubliait toute autre chose. Quant à Sancho, il n’avait d’autre souci, depuis qu’il croyait cheminer en lieu sûr, que de restaurer son estomac avec les débris qui restaient du butin fait sur les prêtres du convoi. Il s’en allait donc derrière son maître, chargé de tout ce qu’aurait dû porter le grison, et tirant du sac pour mettre en son ventre ; et il se trouvait si bien de cette manière d’aller, qu’il n’aurait pas donné une obole pour rencontrer toute autre aventure. En ce moment il leva les yeux, et vit que son maître, s’étant arrêté, essayait de soulever avec la pointe de sa lance je ne sais quel paquet qui gisait par terre. Se hâtant alors d’aller lui aider, s’il en était besoin, il arriva au moment où don Quichotte soulevait sur le bout de sa pique un coussin et une valise attachés ensemble, tous deux en lambeaux et à demi pourris. Mais le paquet pesait tant que Sancho fut obligé de l’aller prendre à la main, et son maître lui dit de voir ce qu’il y avait dans la valise. Sancho s’empressa d’obéir, et, quoiqu’elle fût fermée avec une chaîne et son cadenas, il lui fut facile, par les trous qu’avait faits la pourriture, de voir ce qu’elle contenait. C’étaient quatre chemises de fine toile de Hollande, et d’autres hardes aussi élégantes que propres ; et de plus, Sancho trouva dans un mouchoir un bon petit tas d’écus d’or. Dès qu’il les vit :
«Béni soit le ciel tout entier, s’écria-t-il, qui nous envoie enfin une aventure à gagner quelque chose.»
Il se remit à chercher, et trouva un petit livre de poche richement relié.
«Donne-moi ce livre, lui dit don Quichotte ; quant à l’argent, garde-le, je t’en fais cadeau.»

 
Sancho lui baisa les mains pour le remercier de cette faveur, et, dévalisant la valise, il mit la lingerie dans le sac aux provisions. À la vue de toutes ces circonstances, don Quichotte dit à son écuyer :
«Il me semble, Sancho, et ce ne peut être autre chose, que quelque voyageur égaré aura voulu traverser ces montagnes, et que des brigands, l’ayant surpris au passage, l’auront assassiné, et seront venus l’enterrer dans cet endroit désert.
- Cela ne peut pas être, répondit Sancho ; car des voleurs n’auraient point laissé l’argent.
- Tu as raison, reprit don Quichotte, et je ne devine vraiment pas ce que ce peut être. Mais attends, nous allons voir s’il n’y a pas dans ces tablettes quelque note d’où nous puissions dépister et découvrir ce que nous désirons savoir.»
Il ouvrit le petit livre, et la première chose qu’il vit écrite, comme en brouillon, quoique d’une belle écriture, fut un sonnet qu’il lut à haute voix pour que Sancho l’entendît. Ce sonnet disait :
«Ou l’amour n’a point assez de discernement, ou il a trop de cruauté, ou bien ma peine n’est point en rapport avec la faute qui me condamne à la plus dure espèce de tourment.
«Mais, si l’amour est un dieu, personne n’ignore, et la raison le veut ainsi, qu’un dieu ne peut être cruel. Qui donc ordonne l’amère douleur que j’endure et que j’adore ?
«Si je dis que c’est vous, Philis, je me trompe ; car tant de mal ne peut sortir de tant de bien, et ce n’est pas du ciel que me vient cet enfer.
«Il faut donc mourir, voilà le plus certain : car au mal dont la cause est inconnue, ce serait miracle de trouver le remède.»

 
«Cette chanson-là ne nous apprend rien, dit Sancho ; à moins pourtant que, par ce fil dont il y est question, nous ne tirions le peloton de toute l’aventure.
- De quel fil parles-tu ? demanda don Quichotte.
- Il me semble, répondit Sancho, que Votre Grâce a parlé de fil.
- De Philis j’ai parlé, reprit don Quichotte, et c’est sans doute le nom de la dame dont se plaint l’auteur de ce sonnet ; et, par ma foi ! ce doit être un poëte passable, ou je n’entends rien au métier.
- Comment donc ! s’écria Sancho ; est-ce que Votre Grâce s’entend aussi à composer des vers ?
- Et plus que tu ne penses, répondit don Quichotte. C’est ce que tu verras bientôt, quand tu porteras à madame Dulcinée du Toboso une lettre écrite en vers du haut en bas. Il faut que tu saches, Sancho, que tous, ou du moins la plupart des chevaliers errants des temps passés, étaient de grands troubadours, c’est-à-dire de grands poëtes et de grands musiciens : car ces deux talents, ou ces deux grâces, pour les mieux nommer, sont essentielles aux amoureux errants. Il est vrai que les strophes des anciens chevaliers ont plus de vigueur que de délicatesse.
- Lisez autre chose, dit Sancho ; peut-être trouverez-vous de quoi nous satisfaire.»
Don Quichotte tourna la page.
«Ceci est de la prose, dit-il, et ressemble à une lettre.
- À une lettre missive ? demanda Sancho.
- Elle ne me semble, au commencement, qu’une lettre d’amour, répondit don Quichotte.
- Eh bien ! que Votre Grâce ait la bonté de lire tout haut, reprit Sancho ; j’aime infiniment ces histoires d’amour.

 
- Volontiers,» dit don Quichotte ; et, lisant à haute voix, comme Sancho l’en avait prié, il trouva ce qui suit :
«La fausseté de tes promesses et la certitude de mon malheur me conduisent en un lieu d’où arriveront plus tôt à tes oreilles les nouvelles de ma mort que les expressions de mes plaintes. Tu m’as trahi, ingrate, pour un homme qui a plus, mais qui ne vaut pas plus que moi. Si la vertu était estimée une richesse, je n’envierais pas le bonheur d’autrui, je ne pleurerais pas mon propre malheur. Ce qu’avait édifié ta beauté, tes actions l’ont détruit. Par l’une, je te crus un ange ; par les autres, j’ai reconnu que tu étais une femme. Reste en paix, toi qui me fais la guerre ; et fasse le ciel que les perfidies de ton époux demeurent toujours cachées, afin que tu ne te repentes point de ce que tu as fait, et que je ne tire pas vengeance de ce que je ne désire plus.»
Quand don Quichotte eut achevé de lire cette lettre :
«Elle nous en apprend encore moins que les vers, dit-il, si ce n’est pourtant que celui qui l’a écrite est quelque amant rebuté.»
Feuilletant ensuite le livre entier, il y trouva d’autres poésies et d’autres lettres, tantôt lisibles, tantôt effacées. Mais elles ne contenaient autre chose que des plaintes, des lamentations, des reproches, des plaisirs et des peines, des faveurs et des mépris, célébrant les unes et déplorant les autres.
Pendant que don Quichotte faisait l’examen des tablettes, Sancho faisait celui de la valise, sans y laisser, non plus que dans le coussin, un coin qu’il ne visitât, un repli qu’il ne furetât, une couture qu’il ne rompît, un flocon de laine qu’il ne triât soigneusement, pour que rien ne se perdît faute de diligence et d’attention : tant lui avaient éveillé l’appétit les écus d’or déjà trouvés, et dont le nombre passait la centaine !


 
Bien qu’il ne rencontrât rien de plus que cette trouvaille, il donna pour bien employés les sauts sur la couverture, les vomissements du baume de Fierabras, les caresses des gourdins, les coups de poing du muletier, l’enlèvement du bissac, le vol du manteau, et toute la faim, la soif et la fatigue qu’il avait souffertes au service de son bon seigneur, trouvant qu’il en était plus que payé et récompensé par l’abandon du trésor découvert.
Le chevalier de la Triste-Figure conservait un grand désir de savoir quel était le maître de la valise, conjecturant par le sonnet et la lettre, par la monnaie d’or et par les chemises fines, qu’elle devait avoir appartenu à quelque amoureux de haut étage, que les dédains et les perfidies de sa dame avaient conduit à quelque fin désespérée. Mais, comme en cet endroit âpre et sauvage il ne se trouvait personne dont il pût recueillir des informations, il ne pensa qu’à passer outre, sans prendre d’autre chemin que celui qui convenait à Rossinante, c’est-à-dire où la pauvre bête pouvait mettre un pied devant l’autre, et s’imaginant toujours qu’au travers de ces broussailles devait enfin s’offrir quelque étrange aventure. Tandis qu’il cheminait dans ces pensées, il aperçut tout à coup, à la cime d’un monticule qui se trouvait en face de lui, un homme qui allait sautant de roche en roche et de buisson en buisson avec une étonnante légèreté. Il crut reconnaître qu’il était à demi-nu, la barbe noire et touffue, les cheveux longs et en désordre, la tête découverte, les pieds sans chaussures, et les jambes sans aucun vêtement. Des chausses, qui semblaient de velours jaune, lui couvraient les cuisses, mais tellement en lambeaux, qu’elles laissaient voir la chair en plusieurs endroits. Bien qu’il eût passé avec la rapidité de l’éclair, cependant tous ces détails furent remarqués et retenus par le chevalier de la Triste-Figure.

 
Celui-ci aurait bien voulu le suivre ; mais il n’était pas donné aux faibles jarrets de Rossinante de courir à travers ces pierrailles, ayant d’ailleurs de sa nature le pas court et l’humeur flegmatique. Don Quichotte s’imagina aussitôt que ce devait être le maître de la valise, et il résolut à part soi de se mettre à sa poursuite, dû-t-il, pour le trouver, courir toute une année par ces montagnes. Il ordonna donc à Sancho de prendre par un côté du monticule, tandis qu’il prendrait par l’autre, espérant, à la faveur d’une telle manœuvre, rencontrer cet homme qui avait disparu si vite à leurs yeux.
«Je ne puis faire ce que vous commandez, répondit Sancho ; car, dès que je quitte Votre Grâce, la peur est avec moi, qui m’assaille de mille espèces d’alarmes et de visions. Et ce que je dis là doit vous servir d’avis pour que dorénavant vous ne m’éloigniez pas d’un doigt de votre présence.
- J’y consens, reprit le chevalier de la Triste-Figure, et je suis ravi que tu aies ainsi confiance en mon courage, qui ne te manquera pas, quand même l’âme te manquerait au corps. Viens donc derrière moi, pas à pas, ou comme tu pourras, et fais de tes yeux des lanternes. Nous ferons le tour de ces collines, et peut-être tomberons-nous sur cet homme que nous venons d’entrevoir, et qui sans aucun doute n’est autre que le maître de notre trouvaille.
- En ce cas, répondit Sancho, il vaut bien mieux ne pas le chercher ; car si nous le trouvons, et s’il est par hasard le maître de l’argent, il est clair que me voilà contraint de le lui restituer. Mieux vaut, dis-je, sans faire ces inutiles démarches, que je reste en possession de bonne foi, jusqu’à ce que, sans tant de curiosité et de diligence, le véritable propriétaire vienne à se découvrir.

 
Ce sera peut-être après que j’aurai dépensé l’argent, et alors le roi m’en fera quitte.
- Tu te trompes en cela, Sancho, répondit don Quichotte. Dès que nous soupçonnons que c’est le maître de cet argent que nous avons eu devant les yeux, nous sommes obligés de le chercher et de lui faire restitution ; et si nous ne le cherchions pas, la seule puissante présomption qu’il en est le maître nous mettrait dans la même faute que s’il l’était réellement. Ainsi donc, ami Sancho, n’aie pas de peine de le chercher, car ce sera m’en ôter une grande si je le trouve.»
Cela dit, il donna de l’éperon à Rossinante, et Sancho le suivit à pied, portant la charge de l’âne, grâce à Ginès de Passamont.
Quand ils eurent presque achevé le tour de la montagne, ils trouvèrent, au bord d’un ruisseau, le cadavre d’une mule portant encore la selle et la bride, à demi dévoré par les loups et les corbeaux : ce qui confirma davantage leur soupçon que ce fuyard était le maître de la valise et de la mule. Pendant qu’ils la considéraient, ils entendirent un coup de sifflet, comme ceux des pâtres qui appellent leurs troupeaux ; puis tout à coup, à leur main gauche, ils virent paraître une grande quantité de chèvres, et derrière elles parut, sur le haut de la montagne, le chevrier qui les gardait, lequel était un homme d’âge. Don Quichotte l’appela aussitôt à grands cris, et le pria de descendre auprès d’eux. L’autre répondit en criant de même, et leur demanda comment ils étaient venus dans un lieu qui n’était guère foulé que par le pied des chèvres, ou des loups et d’autres bêtes sauvages. Sancho lui répliqua qu’il n’avait qu’à descendre, et qu’on lui rendrait bon compte de toute chose.

 
Le chevrier descendit donc, et en arrivant auprès de don Quichotte, il lui dit :
«Je parie que vous êtes à regarder la mule de louage qui est morte dans ce ravin. Eh bien ! de bonne foi, il y a bien six mois qu’elle est à la même place. Mais, dites-moi, avez-vous rencontré par là son maître ?
- Nous n’avons rencontré personne, répondit don Quichotte, mais seulement un coussin et une valise que nous avons trouvés près d’ici.
- Je l’ai bien aussi trouvée, moi, cette valise, repartit le chevrier ; mais je n’ai voulu ni la relever ni m’en approcher tant seulement, craignant quelque malheur, et qu’on ne m’accusât de l’avoir eue par vol, car le diable est fin, et il jette aux jambes de l’homme de quoi le faire trébucher et tomber, sans savoir pourquoi ni comment.
- C’est justement ce que je disais, répondit Sancho ; moi aussi, je l’ai trouvée, mais je n’ai pas voulu m’en approcher d’un jet de pierre. Je l’ai laissée là-bas, où elle est comme elle était, car je n’aime pas attacher des grelots aux chiens.
- Dites-moi, bonhomme, reprit don Quichotte, savez-vous, par hasard, quel est le maître de ces objets ?
- Ce que je saurai vous dire, répondit le chevrier, c’est qu’il y a au pied de six mois environ qu’à des huttes de bergers, qui sont comme à trois lieues d’ici, arriva un jeune homme de belle taille et de bonne façon, monté sur cette même mule qui est morte par là, et avec cette même valise que vous dites avoir trouvée et n’avoir pas touchée. Il nous demanda quel était l’endroit de la montagne le plus âpre et le plus désert. Nous lui dîmes que c’était celui où nous sommes à présent ; et c’est bien la vérité, car si vous entriez une demi-lieue plus avant, peut-être ne trouveriez-vous plus moyen d’en sortir, et je m’émerveille que vous ayez pu pénétrer jusqu’ici, car il n’y a ni chemin ni sentier qui conduise en cet endroit.

 
Je dis donc qu’en écoutant notre réponse, le jeune homme tourna bride et s’achemina vers le lieu que nous lui avions indiqué, nous laissant tous ravis de sa bonne mine et de la hâte qu’il se donnait à s’enfoncer dans le plus profond de la montagne. Et depuis lors nous ne le vîmes plus jamais, jusqu’à ce que, quelques jours après, il coupa le chemin à un de nos pâtres ; et, sans lui rien dire, il s’approcha de lui, et lui donna une quantité de coups de pied et de coups de poing. Ensuite, il s’en fut à la bourrique aux provisions, prit tout le pain et le fromage qu’elle portait, et, cela fait, il s’enfuit et rentra dans la montagne plus vite qu’un cerf. Quand nous apprîmes cette aventure, nous nous mîmes, quelques chevriers et moi, à le chercher, presque pendant deux jours, dans le plus épais des bois de la montagne, au bout desquels nous le trouvâmes blotti dans le creux d’un gros liège. Il vint à nous avec beaucoup de douceur, mais les habits déjà en pièces, et le visage si défiguré, si brûlé du soleil, qu’à peine nous le reconnaissions ; si bien que ce furent ses habits, tout déchirés qu’ils étaient, qui, par le souvenir que nous en avions gardé, nous firent entendre que c’était bien là celui que nous cherchions. Il nous salua très-poliment ; puis, en de courtes mais bonnes raisons, il nous dit de ne pas nous étonner de le voir aller et vivre de la sorte, que c’était pour accomplir certaine pénitence que lui avaient fait imposer ses nombreux péchés. Nous le priâmes de nous dire qui il était ; mais nous ne pûmes jamais l’y décider. Nous lui dîmes aussi, quand il aurait besoin de nourriture et de provisions, de nous indiquer où nous le trouverions, parce que nous lui en porterions de bon cœur et très-exactement ; et, si cela n’était pas plus de son goût, qu’il vînt les demander, mais non les prendre de force aux bergers.

 
Il nous remercia beaucoup de nos offres, nous demanda pardon des violences passées, et nous promit de demander dorénavant sa nourriture pour l’amour de Dieu, sans faire aucun mal à personne. Quant à son habitation, il nous dit qu’il n’en avait pas d’autre que celle qu’il pouvait rencontrer où la nuit le surprenait ; enfin, après ces demandes et ces réponses, il se mit à pleurer si tendrement, que nous aurions été de pierre, nous tous qui étions à l’écouter, si nous n’eussions fondu en larmes. Il suffisait de considérer comment nous l’avions vu la première fois, et comment nous le voyions alors ; car, ainsi que je vous l’ai dit, c’était un gentil et gracieux jeune homme, et qui montrait bien, dans la politesse de ses propos, qu’il était de bonne naissance et richement élevé, si bien que nous étions tous des rustres, et que, pourtant, sa gentillesse était si grande, qu’elle se faisait reconnaître même par la rusticité. Et tout à coup pendant qu’il était au milieu de sa conversation, le voilà qui s’arrête, qui devient muet, qui cloue ses yeux en terre un bon morceau de temps, et nous voilà tous étonnés, inquiets, attendant comment allait finir cette extase, et prenant de lui grande pitié ; en effet, comme tantôt il ouvrait de grands yeux, tantôt les fermait, tantôt regardait à terre sans ciller, puis serrait les lèvres et fronçait les sourcils, nous reconnûmes facilement qu’il était pris de quelque accident de folie. Mais il nous fit bien vite voir que nous pensions vrai ; car il se releva tout à coup, furieux, de la terre où il s’était couché, et se jeta sur le premier qu’il trouva près de lui, avec tant de vigueur et de rage, que si nous ne le lui eussions arraché des mains, il le tuait à coups de poing et à coups de dents.

 
Et tout en le frappant il disait :
«Ah ! traître de Fernand ! c’est ici, c’est ici que tu me payeras le tour infâme que tu m’as joué ; ces mains vont t’arracher le cœur où logent et trouvent asile toutes les perversités réunies, principalement la fraude et la trahison ; » et il ajoutait à cela d’autres propos qui tendaient tous à mal parler de ce Fernand, et à l’appeler traître et perfide. Enfin, nous lui ôtâmes, non sans peine, notre pauvre camarade, et alors, sans dire un mot, il s’éloigna de nous à toutes jambes, et disparut si vite entre les roches et les broussailles qu’il nous fut impossible de le suivre. Nous avons de là conjecturé que la folie le prenait par accès, et qu’un particulier nommé Fernand a dû lui faire quelque méchant tour, aussi cruel que le montre l’état où il l’a réduit. Et tout cela s’est confirmé depuis par le nombre de fois qu’il est venu à notre rencontre, tantôt pour demander aux bergers de lui donner une part de leurs provisions, tantôt pour la leur prendre de force ; car, quand il est dans ses accidents de folie, les bergers ont beau lui offrir de bon cœur ce qu’ils ont, il ne veut rien recevoir, mais il prend à coups de poing. Au contraire, quand il est dans son bon sens, il demande pour l’amour de Dieu, avec beaucoup de politesse ; et quand il a reçu, il fait tout plein de remerciements, sans manquer de pleurer aussi. Et je puis vous dire, en toute vérité, seigneurs, continua le chevrier, qu’hier nous avons résolu, moi et quatre bergers, dont deux sont mes pâtres et deux mes amis, de le chercher jusqu’à ce que nous le trouvions, et, quand nous l’aurons trouvé, de le conduire, de gré ou de force, à la ville d’Almodovar, qui est à huit lieues d’ici ; et là nous le ferons guérir si son mal peut être guéri, ou du moins nous saurons qui il est, quand il aura son bon sens, et s’il a des parents auxquels nous puissions donner avis de son malheur.

 
Voilà, seigneurs, tout ce que je puis vous dire touchant ce que vous m’avez demandé, et comptez bien que le maître des effets que vous avez trouvés est justement le même homme que vous avez vu passer avec d’autant plus de légèreté que ses habits ne le gênent guère.»
Don Quichotte, qui avait dit, en effet, au chevrier comment il avait vu courir cet homme à travers les broussailles, resta tout surpris de ce qu’il venait d’entendre ; et, sentant s’accroître son désir de savoir qui était ce malheureux fou, il résolut de poursuivre sa première pensée, et de le chercher par toute la montagne, sans y laisser une caverne, une fente, un trou qu’il ne visitât jusqu’à ce qu’il l’eût trouvé. Mais la fortune arrangea mieux les choses qu’il ne l’espérait ; car, en ce même instant, parut dans une gorge de la montagne qui débouchait sur eux, le jeune homme qu’il voulait chercher. Celui-ci s’avançait en marmottant dans ses lèvres des paroles qu’il n’eût pas même été possible d’entendre de près. Son costume était tel qu’on l’a dépeint ; seulement, lorsqu’il fut proche, don Quichotte s’aperçut qu’un pourpoint en lambeaux qu’il portait sur les épaules était de peau de daim parfumée d’ambre : ce qui acheva de le convaincre qu’une personne qui portait de tels habits ne pouvait être de basse condition. Quand le jeune homme arriva près d’eux, il les salua d’une voix rauque et brusque, mais avec beaucoup de courtoisie. Don Quichotte lui rendit ses saluts avec non moins de civilité, et, mettant pied à terre, il alla l’embrasser avec une grâce affectueuse, et le tint quelques minutes étroitement serré sur sa poitrine, comme s’il l’eût connu depuis longues années.

 
L’autre, que nous pouvons appeler le Déguenillé de la mauvaise mine, comme don Quichotte le chevalier de la Triste-Figure, après s’être laissé donner l’embrassade, l’écarta un peu de lui, et, posant ses deux mains sur les épaules de don Quichotte, il se mit à le regarder comme s’il eût voulu chercher à le reconnaître, n’étant peut-être pas moins surpris de voir la figure, l’air et les armes de don Quichotte, que don Quichotte ne l’était de le voir lui-même en cet état. Finalement le premier qui parla, après leur longue accolade, ce fut le Déguenillé, qui dit ce que nous rapporterons plus loin.

 
 
Source: Inlibroveritas

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