L'île mystérieuse-Chap52-54
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Publication : 2009-09-18
Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 10
Harbert transporté à Granite-house. — Nab raconte ce qui s'est passé. — Visite de Cyrus Smith au plateau. — Ruine et dévastation. — Les colons désarmés devant la maladie. — L'écorce de saule. — Une fièvre mortelle. — Top aboie encore !
Des convicts, des dangers qui menaçaient Granite-house, des ruines dont le plateau était couvert, il ne fut plus question. L'état d'Harbert dominait tout. Le transport lui avait-il été funeste, en provoquant quelque lésion intérieure ? Le reporter ne pouvait le dire, mais ses compagnons et lui étaient désespérés.
Le chariot fut amené au coude de la rivière. Là, quelques branches, disposées en forme de civière, reçurent les matelas sur lesquels reposait Harbert évanoui. Dix minutes après, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient au pied de la muraille, laissant à Nab le soin de reconduire le chariot sur le plateau de Grande-Vue.
L'ascenseur fut mis en mouvement, et bientôt Harbert était étendu sur sa couchette de Granite-house.
Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. Il sourit un instant en se retrouvant dans sa chambre, mais il put à peine murmurer quelques paroles, tant sa faiblesse était grande.
Gédéon Spilett visita ses plaies. Il craignait qu'elles ne se fussent rouvertes, étant imparfaitement cicatrisées… il n'en était rien. D'où venait donc cette prostration ? Pourquoi l'état d'Harbert avait-il empiré ?
Le jeune garçon fut pris alors d'une sorte de sommeil fiévreux, et le reporter et Pencroff demeurèrent près de son lit.
Pendant ce temps, Cyrus Smith mettait Nab au courant de ce qui s'était passé au corral, et Nab racontait à son maître les événements dont le plateau venait d'être le théâtre.
C'était seulement pendant la nuit précédente que les convicts s'étaient montrés sur la lisière de la forêt, aux approches du creek Glycérine. Nab, qui veillait près de la basse-cour, n'avait pas hésité à faire feu sur l'un de ces pirates, qui se disposait à traverser le cours d'eau ; mais, dans cette nuit assez obscure, il n'avait pu savoir si ce misérable avait été atteint. En tout cas, cela n'avait pas suffi pour écarter la bande, et Nab n'eut que le temps de remonter à Granite-house, où il se trouva, du moins, en sûreté.
Mais que faire alors ? Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau ? Nab avait-il un moyen de prévenir son maître ? Et d'ailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral ?
Cyrus Smith et ses compagnons étaient partis depuis le 11 novembre, et l'on était au 29. Il y avait donc dix-neuf jours que Nab n'avait eu d'autres nouvelles que celles que Top lui avait apportées, nouvelles désastreuses : Ayrton disparu, Harbert grièvement blessé, l'ingénieur, le reporter, le marin, pour ainsi dire, emprisonnés dans le corral !
Que faire ? Se demandait le pauvre Nab. Pour lui personnellement, il n'avait rien à craindre, car les convicts ne pouvaient l'atteindre dans Granite-house. Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates ! Ne convenait-il pas de laisser Cyrus Smith juge de ce qu'il aurait à faire et de le prévenir, au moins, du danger qui le menaçait ?
Nab eut alors la pensée d'employer Jup et de lui confier un billet. Il connaissait l'extrême intelligence de l'orang, qui avait été souvent mise à l'épreuve. Jup comprenait ce mot de corral, qui avait été souvent prononcé devant lui, et l'on se rappelle même que bien souvent il y avait conduit le chariot en compagnie de Pencroff. Le jour n'avait pas encore paru. L'agile orang saurait bien passer inaperçu dans ces bois, dont les convicts, d'ailleurs, devraient le croire un des habitants naturels.
Nab n'hésita pas. Il écrivit le billet, il l'attacha au cou de Jup, il amena le singe à la porte de Granite-house, de laquelle il laissa dérouler une longue corde jusqu'à terre ; puis, à plusieurs reprises, il répéta ces mots :
« Jup ! Jup ! corral ! corral ! »
L'animal comprit, saisit la corde, se laissa glisser rapidement jusqu'à la grève et disparut dans l'ombre, sans que l'attention des convicts eût été aucunement éveillée.
« Tu as bien fait, Nab, répondit Cyrus Smith, mais, en ne nous prévenant pas, peut-être aurais-tu mieux fait encore ! »
Et, en parlant ainsi, Cyrus Smith songeait à Harbert, dont le transport semblait avoir si gravement compromis la convalescence.
Nab acheva son récit. Les convicts ne s'étaient point montrés sur la grève. Ne connaissant pas le nombre des habitants de l'île, ils pouvaient supposer que Granite-house était défendu par une troupe importante. Ils devaient se rappeler que, pendant l'attaque du brick, de nombreux coups de feu les avaient accueillis, tant des roches inférieures que des roches supérieures, et, sans doute, ils ne voulurent pas s'exposer. Mais le plateau de Grande-Vue leur était ouvert et n'était point enfilé par les feux de Granite-house. Ils s'y livrèrent donc à leur instinct de déprédation, saccageant, brûlant, faisant le mal pour le mal, et ils ne se retirèrent qu'une demi-heure avant l'arrivée des colons, qu'ils devaient croire encore confinés au corral.
Nab s'était précipité hors de sa retraite. Il était remonté sur le plateau, au risque d'y recevoir quelque balle, il avait essayé d'éteindre l'incendie qui consumait les bâtiments de la basse-cour, et il avait lutté, mais inutilement, contre le feu, jusqu'au moment où le chariot parut sur la lisière du bois.
Tels avaient été ces graves événements. La présence des convicts constituait une menace permanente pour les colons de l'île Lincoln, jusque-là si heureux, et qui pouvaient s'attendre à de plus grands malheurs encore !
Gédéon Spilett demeura à Granite-house près d'Harbert et de Pencroff, tandis que Cyrus Smith, accompagné de Nab, allait juger par lui-même de l'étendue du désastre.
Il était heureux que les convicts ne se fussent pas avancés jusqu'au pied de Granite-house. Les ateliers des Cheminées n'auraient pas échappé à la dévastation. Mais, après tout, ce mal eût été peut-être plus facilement réparable que les ruines accumulées sur le plateau de Grande-Vue !
Cyrus Smith et Nab se dirigèrent vers la Mercy et en remontèrent la rive gauche, sans rencontrer aucune trace du passage des convicts. De l'autre côté de la rivière, dans l'épaisseur du bois, ils n'aperçurent non plus aucun indice suspect.
D'ailleurs, voici ce qu'on pouvait admettre, suivant toute probabilité : ou les convicts connaissaient le retour des colons à Granite-house, car ils avaient pu les voir passer sur la route du corral ; ou, après la dévastation du plateau, ils s'étaient enfoncés dans le bois de Jacamar, en suivant le cours de la Mercy, et ils ignoraient ce retour.
Dans le premier cas, ils avaient dû retourner vers le corral, maintenant sans défenseurs, et qui renfermait des ressources précieuses pour eux.
Dans le second, ils avaient dû regagner leur campement, et attendre là quelque occasion de recommencer l'attaque.
Il y aurait donc lieu de les prévenir ; mais toute entreprise destinée à en débarrasser l'île était encore subordonnée à la situation d'Harbert. En effet, Cyrus Smith n'aurait pas trop de toutes ses forces, et personne ne pouvait, en ce moment, quitter Granite-house.
L'ingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. C'était une désolation. Les champs avaient été piétinés. Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. Les autres plantations n'avaient pas moins souffert. Le potager était bouleversé. Heureusement, Granite-house possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages.
Quant au moulin et aux bâtiments de la basse-cour, à l'étable des onaggas, le feu avait tout détruit.
Quelques animaux effarés rôdaient à travers le plateau. Les volatiles, qui s'étaient réfugiés pendant l'incendie sur les eaux du lac, revenaient déjà à leur emplacement habituel et barbotaient sur les rives. Là, tout serait à refaire.
La figure de Cyrus Smith, plus pâle que d'ordinaire, dénotait une colère intérieure qu'il ne dominait pas sans peine, mais il ne prononça pas une parole. Une dernière fois il regarda ses champs dévastés, la fumée qui s'élevait encore des ruines, puis il revint à Granite-house.
Les jours qui suivirent furent les plus tristes que les colons eussent jusqu'alors passés dans l'île ! La faiblesse d'Harbert s'accroissait visiblement. Il semblait qu'une maladie plus grave, conséquence du profond trouble physiologique qu'il avait subi, menaçât de se déclarer, et Gédéon Spilett pressentait une telle aggravation dans son état, qu'il serait impuissant à la combattre !
En effet, Harbert demeurait dans une sorte d'assoupissement presque continu, et quelques symptômes de délire commencèrent à se manifester. Des tisanes rafraîchissantes, voilà les seuls remèdes qui fussent à la disposition des colons. La fièvre n'était pas encore très-forte, mais bientôt elle parut vouloir s'établir par accès réguliers.
Gédéon Spilett le reconnut le 6 décembre. Le pauvre enfant, dont les doigts, le nez, les oreilles devinrent extrêmement pâles, fut d'abord pris de frissons légers, d'horripilations, de tremblements. Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. À cette période succéda bientôt une période de chaleur ; le visage s'anima, la peau rougit, le pouls s'accéléra ; puis une sueur abondante se manifesta, à la suite de laquelle la fièvre parut diminuer. L'accès avait duré cinq heures environ.
Gédéon Spilett n'avait pas quitté Harbert, qui était pris maintenant d'une fièvre intermittente, ce n'était que trop certain, et cette fièvre, il fallait à tout prix la couper avant qu'elle devînt plus grave.
« Et pour la couper, dit Gédéon Spilett à Cyrus Smith, il faut un fébrifuge.
— Un fébrifuge !… répondit l'ingénieur. Nous n'avons ni quinquina, ni sulfate de quinine !
— Non, dit Gédéon Spilett, mais il y a des saules sur le bord du lac, et l'écorce de saule peut quelquefois remplacer la quinine.
— Essayons donc sans perdre un instant ! » répondit Cyrus Smith.
L'écorce de saule, en effet, a été justement considérée comme un succédané du quinquina, aussi bien que le marronnier de l'Inde, la feuille de houx, la serpentaire, etc. Il fallait évidemment essayer de cette substance, bien qu'elle ne valût pas le quinquina, et l'employer à l'état naturel, puisque les moyens manquaient pour en extraire l'alcaloïde, c'est-à-dire le salicine.
Cyrus Smith alla lui-même couper sur le tronc d'une espèce de saule noir quelques morceaux d'écorce ; il les rapporta à Granite-house, il les réduisit en poudre, et cette poudre fut administrée le soir même à Harbert.
La nuit se passa sans incidents graves. Harbert eut quelque délire, mais la fièvre ne reparut pas dans la nuit, et elle ne revint pas davantage le jour suivant.
Pencroff reprit quelque espoir. Gédéon Spilett ne disait rien. Il pouvait se faire que les intermittences ne fussent pas quotidiennes, que la fièvre fût tierce, en un mot, et qu'elle revînt le lendemain. Aussi, ce lendemain, l'attendit-on avec la plus vive anxiété.
On pouvait remarquer, en outre, que, pendant la période apyrexique, Harbert demeurait comme brisé, ayant la tête lourde et facile aux étourdissements. Autre symptôme qui effraya au dernier point le reporter : le foie d'Harbert commençait à se congestionner, et bientôt un délire plus intense démontra que son cerveau se prenait aussi.
Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. Il emmena l'ingénieur à part.
« C'est une fièvre pernicieuse ! Lui dit-il.
— Une fièvre pernicieuse ! s'écria Cyrus Smith. Vous vous trompez, Spilett. Une fièvre pernicieuse ne se déclare pas spontanément. Il faut en avoir eu le germe !…
— Je ne me trompe pas, répondit le reporter. Harbert aura sans doute contracté ce germe dans les marais de l'île, et cela suffit. Il a déjà éprouvé un premier accès. Si un second accès survient, et si nous ne parvenons pas à empêcher le troisième… il est perdu !…
— Mais cette écorce de saule ?…
— Elle est insuffisante, répondit le reporter, et un troisième accès de fièvre pernicieuse qu'on ne coupe pas au moyen de la quinine est toujours mortel ! »
Heureusement, Pencroff n'avait rien entendu de cette conversation. Il fût devenu fou.
On comprend dans quelles inquiétudes furent l'ingénieur et le reporter pendant cette journée du 7 novembre et pendant la nuit qui la suivit.
Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. La crise fut terrible. Harbert se sentait perdu ! Il tendait ses bras vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff ! Il ne voulait pas mourir !… cette scène fut déchirante. Il fallut éloigner Pencroff.
L'accès dura cinq heures. Il était évident qu'Harbert n'en supporterait pas un troisième.
La nuit fut affreuse. Dans son délire, Harbert disait des choses qui fendaient le cœur de ses compagnons ! Il divaguait, il luttait contre les convicts, il appelait Ayrton ! Il suppliait cet être mystérieux, ce protecteur, disparu maintenant, et dont l'image l'obsédait… puis il retombait dans une prostration profonde qui l'anéantissait tout entier… plusieurs fois, Gédéon Spilett crut que le pauvre garçon était mort !
La journée du lendemain, 8 décembre, ne fut qu'une succession de faiblesses. Les mains amaigries d'Harbert se crispaient à ses draps. On lui avait administré de nouvelles doses d'écorce pilée, mais le reporter n'en attendait plus aucun résultat.
« Si avant demain matin nous ne lui avons pas donné un fébrifuge plus énergique, dit le reporter, Harbert sera mort ! »
La nuit arriva, — la dernière nuit sans doute de cet enfant courageux, bon, intelligent, si supérieur à son âge, et que tous aimaient comme leur fils ! Le seul remède qui existât contre cette terrible fièvre pernicieuse, le seul spécifique qui pût la vaincre, ne se trouvait pas dans l'île Lincoln !
Pendant cette nuit du 8 au 9 décembre, Harbert fut repris d'un délire plus intense. Son foie était horriblement congestionné, son cerveau attaqué, et déjà il était impossible qu'il reconnût personne.
Vivrait-il jusqu'au lendemain, jusqu'à ce troisième accès qui devait immanquablement l'emporter ? Ce n'était plus probable. Ses forces étaient épuisées, et, dans l'intervalle des crises, il était comme inanimé.
Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. Il sembla se tordre dans une suprême convulsion. Nab, qui était près de lui, épouvanté, se précipita dans la chambre voisine, où veillaient ses compagnons !
Top, en ce moment, aboya d'une façon étrange…
Tous rentrèrent aussitôt et parvinrent à maintenir l'enfant mourant, qui voulait se jeter hors de son lit, pendant que Gédéon Spilett, lui prenant le bras, sentait son pouls remonter peu à peu…
Il était cinq heures du matin. Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-house. Une belle journée s'annonçait, et cette journée allait être la dernière du pauvre Harbert !…
Un rayon se glissa jusqu'à la table qui était placée près du lit.
Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placé sur cette table…
C'était une petite boîte oblongue, dont le couvercle portait ces mots :
Sulfate de quinine.
Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 11
Inexplicable mystère. — La convalescence d'Harbert. — les parties de l'île à explorer. — Préparatifs de départ. — Première journée. — La nuit. — Deuxième journée. — Les kauris. — Le couple de casoars. — Empreintes de pas dans la forêt.
Gédéon Spilett prit la boîte, il l'ouvrit. Elle contenait environ deux cents grains d'une poudre blanche dont il porta quelques particules à ses lèvres. L'extrême amertume de cette substance ne pouvait le tromper. C'était bien le précieux alcaloïde du quinquina, l'anti-périodique par excellence.
Il fallait sans hésiter administrer cette poudre à Harbert. Comment elle se trouvait là, on le discuterait plus tard.
« Du café, » demanda Gédéon Spilett.
Quelques instants après, Nab apportait une tasse de l'infusion tiède. Gédéon Spilett y jeta environ dix-huit grains? de la quinine, et on parvint à faire boire cette mixture à Harbert.
Il était temps encore, car le troisième accès de la fièvre pernicieuse ne s'était pas manifesté !
Et, qu'il soit permis d'ajouter, il ne devait pas revenir !
D'ailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir. L'influence mystérieuse s'était de nouveau exercée, et dans un moment suprême, quand on désespérait d'elle !…
Au bout de quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. Les colons purent causer alors de cet incident. L'intervention de l'inconnu était plus évidente que jamais. Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-house ? C'était absolument inexplicable, et, en vérité, la façon dont procédait le « génie de l'île » était non moins étrange que le génie lui-même.
Durant cette journée, et de trois heures en trois heures environ, le sulfate de quinine fut administré à Harbert.
Harbert, dès le lendemain, éprouvait une certaine amélioration. Certes, il n'était pas guéri, et les fièvres intermittentes sont sujettes à de fréquentes et dangereuses récidives, mais les soins ne lui manquèrent pas. Et puis, le spécifique était là, et non loin, sans doute, celui qu'il l'avait apporté ! Enfin, un immense espoir revint au cœur de tous.
Cet espoir ne fut pas trompé. Dix jours après, le 20 décembre, Harbert entrait en convalescence. Il était faible encore, et une diète sévère lui avait été imposée, mais aucun accès n'était revenu. Et puis, le docile enfant se soumettait si volontiers à toutes les prescriptions qu'on lui imposait ! Il avait tant envie de guérir !
Pencroff était comme un homme qu'on a retiré du fond d'un abîme. Il avait des crises de joie qui tenaient du délire. Après que le moment du troisième accès eut été passé, il avait serré le reporter dans ses bras à l'étouffer. Depuis lors, il ne l'appela plus que le docteur Spilett.
Restait à découvrir le vrai docteur.
« On le découvrira ! » répétait le marin.
Et certes, cet homme, quel qu'il fût, devait s'attendre à quelque rude embrassade du digne Pencroff !
Le mois de décembre se termina, et avec lui cette année 1867, pendant laquelle les colons de l'île Lincoln venaient d'être si durement éprouvés. Ils entrèrent dans l'année 1868 avec un temps magnifique, une chaleur superbe, une température tropicale, que la brise de mer venait heureusement rafraîchir. Harbert renaissait, et de son lit, placé près d'une des fenêtres de Granite-house, il humait cet air salubre, chargé d'émanations salines, qui lui rendait la santé. Il commençait à manger, et dieu sait quels bons petits plats, légers et savoureux, lui préparait Nab !
« C'était à donner envie d'avoir été mourant ! » disait Pencroff.
Pendant toute cette période, les convicts ne s'étaient pas montrés une seule fois aux environs de Granite-house. D'Ayrton, point de nouvelles, et, si l'ingénieur et Harbert conservaient encore quelque espoir de le retrouver, leurs compagnons ne mettaient plus en doute que le malheureux n'eût succombé. Toutefois, ces incertitudes ne pouvaient durer, et, dès que le jeune garçon serait valide, l'expédition, dont le résultat devait être si important, serait entreprise. Mais il fallait attendre un mois peut-être, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la colonie pour avoir raison des convicts.
Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie avait disparu, et les blessures pouvaient être considérées comme cicatrisées définitivement.
Pendant ce mois de janvier, d'importants travaux furent faits au plateau de Grande-Vue ; mais ils consistèrent uniquement à sauver ce qui pouvait l'être des récoltes dévastées, soit en blé, soit en légumes. Les graines et les plants furent recueillis, de manière à fournir une nouvelle moisson pour la demi-saison prochaine. Quant à relever les bâtiments de la basse-cour, le moulin, les écuries, Cyrus Smith préféra attendre. Tandis que ses compagnons et lui seraient à la poursuite des convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur métier de pillards et d'incendiaires. Quand on aurait purgé l'île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier.
Le jeune convalescent avait commencé à se lever dans la seconde quinzaine du mois de janvier, d'abord une heure par jour, puis deux, puis trois. Les forces lui revenaient à vue d'œil, tant sa constitution était vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. Il était grand et promettait de devenir un homme de noble et belle prestance. À partir de ce moment, sa convalescence, tout en exigeant encore quelques soins, — et le docteur Spilett se montrait fort sévère, — marcha régulièrement.
Vers la fin du mois, Harbert parcourait déjà le plateau de Grande-Vue et les grèves. Quelques bains de mer qu'il prit en compagnie de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith crut pouvoir d'ores et déjà indiquer le jour du départ, qui fut fixé au 15 février prochain. Les nuits, très-claires à cette époque de l'année, seraient propices aux recherches qu'il s'agissait de faire sur toute l'île.
Les préparatifs exigés par cette exploration furent donc commencés, et ils devaient être importants, car les colons s'étaient jurés de ne point rentrer à Granite-house avant que leur double but eût été atteint : d'une part, détruire les convicts et retrouver Ayrton, s'il vivait encore ; de l'autre, découvrir celui qui présidait si efficacement aux destinées de la colonie.
De l'île Lincoln, les colons connaissaient à fond toute la côte orientale depuis le cap Griffe jusqu'aux caps Mandibules, les vastes marais des Tadornes, les environs du lac Grant, les bois de Jacamar compris entre la route du corral et la Mercy, les cours de la Mercy et du creek Rouge, et enfin les contreforts du mont Franklin, entre lesquels avait été établi le corral.
Ils avaient exploré, mais d'une manière imparfaite seulement, le vaste littoral de la baie Washington depuis le cap Griffe jusqu'au promontoire du Reptile, la lisière forestière et marécageuse de la côte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient à la gueule entr'ouverte du golfe du Requin.
Mais ils n'avaient reconnu en aucune façon les larges portions boisées qui couvraient la presqu'île Serpentine, toute la droite de la Mercy, la rive gauche de la rivière de la Chute, et l'enchevêtrement de ces contreforts et de ces contre-vallées qui supportaient les trois quarts de la base du mont Franklin à l'ouest, au nord et à l'est, là où tant de retraites profondes existaient sans doute. Par conséquent, plusieurs milliers d'acres de l'île avaient encore échappé à leurs investigations.
Il fut donc décidé que l'expédition se porterait à travers le Far-West, de manière à englober toute la partie située sur la droite de la Mercy.
Peut-être eût-il mieux valu se diriger d'abord sur le corral, où l'on devait craindre que les convicts ne se fussent de nouveau réfugiés, soit pour le piller, soit pour s'y installer. Mais, ou la dévastation du corral était un fait accompli maintenant, et il était trop tard pour l'empêcher, ou les convicts avaient eu intérêt à s'y retrancher, et il serait toujours temps d'aller les relancer dans leur retraite.
Donc, après discussion, le premier plan fut maintenu, et les colons résolurent de gagner à travers bois le promontoire du Reptile. Ils chemineraient à la hache et jetteraient ainsi le premier tracé d'une route qui mettrait en communication Granite-house et l'extrémité de la presqu'île, sur une longueur de seize à dix-sept milles.
Le chariot était en parfait état. Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite. Vivres, effets de campement, cuisine portative, ustensiles divers furent chargés sur le chariot, ainsi que les armes et les munitions choisies avec soin dans l'arsenal maintenant si complet de Granite-house. Mais il ne fallait pas oublier que les convicts couraient peut-être les bois, et que, au milieu de ces épaisses forêts, un coup de fusil était vite tiré et reçu. De là, nécessité pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se diviser sous aucun prétexte.
Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-house. Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l'expédition. L'inaccessible demeure pouvait se garder toute seule.
Le 14 février, veille du départ, était un dimanche. Il fut consacré tout entier au repos et sanctifié par les actions de grâces, que les colons adressèrent au créateur. Harbert, entièrement guéri, mais un peu faible encore, aurait une place réservée sur le chariot.
Le lendemain, au point du jour, Cyrus Smith prit les mesures nécessaires pour mettre Granite-house à l'abri de toute invasion. Les échelles qui servaient autrefois à l'ascension furent apportées aux Cheminées et profondément enterrées dans le sable, de manière qu'elles pussent servir au retour, car le tambour de l'ascenseur fut démonté, et il ne resta plus rien de l'appareil. Pencroff resta le dernier dans Granite-house pour achever cette besogne, et il en redescendit au moyen d'une corde dont le double était maintenu en bas, et qui, une fois ramenée au sol, ne laissa plus subsister aucune communication entre le palier supérieur et la grève.
Le temps était magnifique.
« Une chaude journée qui se prépare ! dit joyeusement le reporter.
— Bah ! docteur Spilett, répondit Pencroff, nous cheminerons à l'abri des arbres et nous n'apercevrons même pas le soleil !
— En route ! » dit l'ingénieur.
Le chariot attendait sur le rivage, devant les Cheminées. Le reporter avait exigé qu'Harbert y prît place, au moins pendant les premières heures du voyage, et le jeune garçon dut se soumettre aux prescriptions de son médecin.
Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait d'un air joyeux. Harbert avait offert une place à Jup dans son véhicule, et Jup avait accepté sans façon. Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche.
Le chariot tourna d'abord l'angle de l'embouchure, puis, après avoir remonté pendant un mille la rive gauche de la Mercy, il traversa le pont au bout duquel s'amorçait la route de Port-Ballon, et, là, les explorateurs, laissant cette route sur leur gauche, commencèrent à s'enfoncer sous le couvert de ces immenses bois qui formaient la région du Far-West.
Pendant les deux premiers milles, les arbres, largement espacés, permirent au chariot de circuler librement ; de temps en temps il fallait trancher quelques lianes et des forêts de broussailles, mais aucun obstacle sérieux n'arrêta la marche des colons.
L'épaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. Déodars, douglas, casuarinas, banksias, gommiers, dragonniers et autres essences déjà reconnues, se succédaient au delà des limites du regard. Le monde des oiseaux habituels à l'île s'y retrouvait au complet, tétras, jacamars, faisans, loris et toute la famille babillarde des kakatoès, perruches et perroquets. Agoutis, kangourous, cabiais filaient entre les herbes, et tout cela rappelait aux colons les premières excursions qu'ils avaient faites à leur arrivée sur l'île.
« Toutefois, fit observer Cyrus Smith, je remarque que ces animaux, quadrupèdes et volatiles, sont plus craintifs qu'autrefois. Ces bois ont donc été récemment parcourus par les convicts, dont nous devons retrouver certainement des traces. »
Et, en effet, en maint endroit, on put reconnaître le passage plus ou moins récent d'une troupe d'hommes : ici, des brisées faites aux arbres, peut-être dans le but de jalonner le chemin ; là, des cendres d'un foyer éteint, et des empreintes de pas que certaines portions glaiseuses du sol avaient conservées. Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif.
L'ingénieur avait recommandé à ses compagnons de s'abstenir de chasser. Les détonations des armes à feu auraient pu donner l'éveil aux convicts, qui rôdaient peut-être dans la forêt. D'ailleurs, les chasseurs auraient nécessairement été entraînés à quelque distance du chariot, et il était sévèrement interdit de marcher isolément.
Dans la seconde partie de la journée, à six milles environ de Granite-house, la circulation devint assez difficile. Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. Avant de s'y engager, Cyrus Smith avait soin d'envoyer dans ces épais taillis Top et Jup, qui accomplissaient consciencieusement leur mandat, et quand le chien et l'orang revenaient sans avoir rien signalé, c'est qu'il n'y avait rien à craindre, ni de la part des convicts, ni de la part des fauves, — deux sortes d'individus du règne animal que leurs féroces instincts mettaient au même niveau.
Le soir de cette première journée, les colons campèrent à neuf milles environ de Granite-house, sur le bord d'un petit affluent de la Mercy, dont ils ignoraient l'existence, et qui devait se rattacher au système hydrographique auquel ce sol devait son étonnante fertilité.
On soupa copieusement, car l'appétit des colons était fortement aiguisé, et les mesures furent prises pour que la nuit se passât sans encombre. Si l'ingénieur n'avait eu affaire qu'à des animaux féroces, jaguars ou autres, il eût simplement allumé des feux autour de son campement, ce qui eût suffi à le défendre ; mais les convicts, eux, eussent été plutôt attirés qu'arrêtés par ces flammes, et mieux valait dans ce cas s'entourer de profondes ténèbres.
La surveillance fut, d'ailleurs, sévèrement organisée. Deux des colons durent veiller ensemble, et, de deux heures en deux heures, il était convenu qu'ils seraient relevés par leurs camarades. Or, comme, malgré ses réclamations, Harbert fut dispensé de garde, Pencroff et Gédéon Spilett, d'une part, l'ingénieur et Nab, de l'autre, montèrent la garde à tour de rôle aux approches du campement.
Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit. L'obscurité était due plutôt à l'épaisseur des ramures qu'à la disparition du soleil. Le silence fut à peine troublé par de rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui semblaient agacer particulièrement maître Jup.
La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 février, la marche, plutôt lente que pénible, fut reprise à travers la forêt.
Ce jour-là, on ne put franchir que six milles, car à chaque instant il fallait se frayer une route à la hache. Véritables « setlers », les colons épargnaient les grands et beaux arbres, dont l'abatage, d'ailleurs, leur eût coûté d'énormes fatigues, et ils sacrifiaient les petits ; mais il en résultait que la route prenait une direction peu rectiligne et s'allongeait de nombreux détours.
Pendant cette journée, Harbert découvrit des essences nouvelles, dont la présence n'avait pas encore été signalée dans l'île, telles que des fougères arborescentes, avec palmes retombantes, qui semblaient s'épancher comme les eaux d'une vasque, des caroubiers, dont les onaggas broutèrent avec avidité les longues gousses et qui fournirent des pulpes sucrées d'un goût excellent. Là, les colons retrouvèrent aussi de magnifiques kauris, disposés par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnés d'un cône de verdure, s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. C'étaient bien là ces arbres-rois de la Nouvelle-Zélande, aussi célèbres que les cèdres du Liban.
Quant à la faune, elle ne présenta pas d'autres échantillons que ceux dont les chasseurs avaient eu connaissance jusqu'alors. Cependant, ils entrevirent, mais sans pouvoir l'approcher, un couple de ces grands oiseaux qui sont particuliers à l'Australie, sortes de casoars, que l'on nomme émeus, et qui, hauts de cinq pieds et bruns de plumage, appartiennent à l'ordre des échassiers. Top s'élança après eux de toute la vitesse de ses quatre pattes, mais les casoars le distancèrent aisément, tant leur rapidité était prodigieuse.
Quant aux traces laissées par les convicts dans la forêt, on en releva quelques-unes encore. Près d'un feu qui paraissait avoir été récemment éteint, les colons remarquèrent des empreintes qui furent observées avec une extrême attention. En les mesurant l'une après l'autre suivant leur longueur et leur largeur, on retrouva aisément la trace des pieds de cinq hommes. Les cinq convicts avaient évidemment campé en cet endroit ; mais — et c'était là l'objet d'un examen si minutieux ! — on ne put découvrir une sixième empreinte, qui, dans ce cas, eût été celle du pied d'Ayrton.
« Ayrton n'était pas avec eux ! dit Harbert.
— Non, répondit Pencroff, et, s'il n'était pas avec eux, c'est que ces misérables l'avaient déjà tué ! Mais ces gueux-là n'ont donc pas une tanière où on puisse aller les traquer comme des tigres !
— Non, répondit le reporter. Il est plus probable qu'ils vont à l'aventure, et c'est leur intérêt d'errer ainsi jusqu'au moment où ils seront les maîtres de l'île.
— Les maîtres de l'île ! s'écria le marin. Les maîtres de l'île !… » répéta-t-il, et sa voix était étranglée comme si un poignet de fer l'eût saisi à la gorge. Puis, d'un ton plus calme :
« Savez-vous, monsieur Cyrus, dit-il, quelle est la balle que j'ai fourrée dans mon fusil ?
— Non, Pencroff !
— C'est la balle qui a traversé la poitrine d'Harbert, et je vous promets que celle-là ne manquera pas son but ! »
Mais ces justes représailles ne pouvaient rendre la vie à Ayrton, et, de cet examen des empreintes laissées sur le sol, on dut, hélas ! Conclure qu'il n'y avait plus à conserver aucun espoir de jamais le revoir !
Ce soir-là, le campement fut établi à quatorze milles de Granite-house, et Cyrus Smith estima qu'il ne devait pas être à plus de cinq milles du promontoire du Reptile.
Et, en effet, le lendemain, l'extrémité de la presqu'île était atteinte, et la forêt traversée sur toute sa longueur ; mais aucun indice n'avait permis de trouver la retraite où s'étaient réfugiés les convicts, ni celle, non moins secrète, qui donnait asile au mystérieux inconnu.
Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 12
Exploration de la presqu'île Serpentine. — Campement à l'embouchure de la rivière de la Chute. — À six cents pas du corral. — Reconnaissance opérée par Gédéon Spilett et Pencroff. — Leur retour. — Tous en avant ! — Une porte ouverte. — Une fenêtre éclairée. — À la lumière de la lune.
La journée du lendemain, 18 février, fut consacrée à l'exploration de toute cette partie boisée qui formait le littoral depuis le promontoire du Reptile jusqu'à la rivière de la Chute. Les colons purent fouiller à fond cette forêt, dont la largeur variait de trois à quatre milles, car elle était comprise entre les deux rivages de la presqu'île Serpentine. Les arbres, par leur haute taille et leur épaisse ramure, attestaient la puissance végétative du sol, plus étonnante ici qu'en aucune autre portion de l'île. On eût dit un coin de ces forêts vierges de l'Amérique ou de l'Afrique Centrale, transporté sous cette zone moyenne. Ce qui portait à admettre que ces superbes végétaux trouvaient dans ce sol, humide à sa couche supérieure, mais chauffé à l'intérieur par des feux volcaniques, une chaleur qui ne pouvait appartenir à un climat tempéré. Les essences dominantes étaient précisément ces kauris et ces eucalyptus qui prenaient des dimensions gigantesques.
Mais le but des colons n'était pas d'admirer ces magnificences végétales. Ils savaient déjà que, sous ce rapport, l'île Lincoln eût mérité de prendre rang dans ce groupe des Canaries, dont le premier nom fut celui d'îles Fortunées. Maintenant, hélas ! Leur île ne leur appartenait plus tout entière ; d'autres en avaient pris possession, des scélérats en foulaient le sol, et il fallait les détruire jusqu'au dernier.
Sur la côte occidentale, on ne retrouva plus aucunes traces, quelque soin qu'on mît à les rechercher. Plus d'empreintes de pas, plus de brisées aux arbres, plus de cendres refroidies, plus de campements abandonnés.
« Cela ne m'étonne pas, dit Cyrus Smith à ses compagnons. Les convicts ont abordé l'île aux environs de la pointe de l'Épave, et ils se sont immédiatement jetés dans les forêts du Far-West, après avoir traversé le marais des Tadornes. Ils ont donc suivi à peu près la route que nous avons prise en quittant Granite-house. C'est ce qui explique les traces que nous avons reconnues dans les bois. Mais, arrivés sur le littoral, les convicts ont bien compris qu'ils n'y trouveraient point de retraite convenable, et c'est alors que, étant remontés vers le nord, ils ont découvert le corral…
— Où ils sont peut-être revenus… dit Pencroff.
— Je ne le pense pas, répondit l'ingénieur, car ils doivent bien supposer que nos recherches se porteront de ce côté. Le corral n'est pour eux qu'un lieu d'approvisionnement, et non un campement définitif.
— Je suis de l'avis de Cyrus, dit le reporter, et, suivant moi, ce doit être au milieu des contreforts du mont Franklin que les convicts auront cherché un repaire.
— Alors, monsieur Cyrus, droit au corral ! s'écria Pencroff. Il faut en finir, et jusqu'ici nous avons perdu notre temps !
— Non, mon ami, répondit l'ingénieur. Vous oubliez que nous avions intérêt à savoir si les forêts du Far-West ne renfermaient pas quelque habitation. Notre exploration a un double but, Pencroff. Si, d'une part, nous devons châtier le crime, de l'autre, nous avons un acte de reconnaissance à accomplir !
— Voilà qui est bien parlé, monsieur Cyrus, répondit le marin. M'est avis, toutefois, que nous ne trouverons ce gentleman que s'il le veut bien ! »
Et, vraiment, Pencroff ne faisait qu'exprimer l'opinion de tous. Il était probable que la retraite de l'inconnu ne devait pas être moins mystérieuse qu'il ne l'était lui-même !
Ce soir-là, le chariot s'arrêta à l'embouchure de la rivière de la Chute. La couchée fut organisée suivant la coutume, et on prit pour la nuit les précautions habituelles. Harbert, redevenu le garçon vigoureux et bien portant qu'il était avant sa maladie, profitait largement de cette existence au grand air, entre les brises de l'Océan et l'atmosphère vivifiante des forêts. Sa place n'était plus sur le chariot, mais en tête de la caravane.
Le lendemain, 19 février, les colons, abandonnant le littoral, sur lequel, au delà de l'embouchure, s'entassaient si pittoresquement des basaltes de toutes formes, remontèrent le cours de la rivière par sa rive gauche. La route était en partie dégagée par suite des excursions précédentes qui avaient été faites depuis le corral jusqu'à la côte ouest. Les colons se trouvaient alors à une distance de six milles du mont Franklin.
Le projet de l'ingénieur était celui-ci : observer minutieusement toute la vallée dont le thalweg formait le lit de la rivière, et gagner avec circonspection les environs du corral ; si le corral était occupé, l'enlever de vive force ; s'il ne l'était pas, s'y retrancher et en faire le centre des opérations qui auraient pour objectif l'exploration du mont Franklin.
Ce plan fut unanimement approuvé des colons, et il leur tardait, vraiment, d'avoir repris possession entière de leur île !
On chemina donc dans l'étroite vallée qui séparait deux des plus puissants contreforts du mont Franklin. Les arbres, pressés sur les berges de la rivière, se raréfiaient vers les zones supérieures du volcan. C'était un sol montueux, assez accidenté, très-propre aux embûches, et sur lequel on ne se hasarda qu'avec une extrême précaution. Top et Jup marchaient en éclaireurs, et, se jetant de droite et de gauche dans les épais taillis, ils rivalisaient d'intelligence et d'adresse. Mais rien n'indiquait que les rives du cours d'eau eussent été récemment fréquentées, rien n'annonçait ni la présence ni la proximité des convicts.
Vers cinq heures du soir, le chariot s'arrêta à six cents pas à peu près de l'enceinte palissadée. Un rideau semi-circulaire de grands arbres la cachait encore.
Il s'agissait donc de reconnaître le corral, afin de savoir s'il était occupé. Y aller ouvertement, en pleine lumière, pour peu que les convicts y fussent embusqués, c'était s'exposer à recevoir quelque mauvais coup, ainsi qu'il était arrivé à Harbert. Mieux valait donc attendre que la nuit fût venue.
Cependant, Gédéon Spilett voulait, sans plus tarder, reconnaître les approches du corral, et Pencroff, à bout de patience, s'offrit à l'accompagner.
« Non, mes amis, répondit l'ingénieur. Attendez la nuit. Je ne laisserai pas l'un de vous s'exposer en plein jour.
— Mais, monsieur Cyrus… répliqua le marin, peu disposé à obéir.
— Je vous en prie, Pencroff, dit l'ingénieur.
— Soit ! » répondit le marin, qui donna un autre cours à sa colère en gratifiant les convicts des plus rudes qualifications du répertoire maritime.
Les colons demeurèrent donc autour du chariot, et ils surveillèrent avec soin les parties voisines de la forêt.
Trois heures se passèrent ainsi. Le vent était tombé, et un silence absolu régnait sous les grands arbres. La brisée de la plus mince branche, un bruit de pas sur les feuilles sèches, le glissement d'un corps entre les herbes, eussent été entendus sans peine. Tout était tranquille. Du reste, Top, couché à terre, sa tête allongée sur ses pattes, ne donnait aucun signe d'inquiétude.
À huit heures, le soir parut assez avancé pour que la reconnaissance pût être faite dans de bonnes conditions. Gédéon Spilett se déclara prêt à partir, en compagnie de Pencroff. Cyrus Smith y consentit. Top et Jup durent rester avec l'ingénieur, Harbert et Nab, car il ne fallait pas qu'un aboiement ou un cri, lancés mal à propos, donnassent l'éveil.
« Ne vous engagez pas imprudemment, recommanda Cyrus Smith au marin et au reporter. Vous n'avez pas à prendre possession du corral, mais seulement à reconnaître s'il est occupé ou non.
— C'est convenu, » répondit Pencroff.
Et tous deux partirent.
Sous les arbres, grâce à l'épaisseur de leur feuillage, une certaine obscurité rendait déjà les objets invisibles au delà d'un rayon de trente à quarante pieds. Le reporter et Pencroff, s'arrêtant dès qu'un bruit quelconque leur semblait suspect, n'avançaient qu'avec les plus extrêmes précautions.
Ils marchaient l'un écarté de l'autre, afin d'offrir moins de prise aux coups de feu. Et, pour tout dire, ils s'attendaient, à chaque instant, à ce qu'une détonation retentît.
Cinq minutes après avoir quitté le chariot, Gédéon Spilett et Pencroff étaient arrivés sur la lisière du bois, devant la clairière au fond de laquelle s'élevait l'enceinte palissadée.
Ils s'arrêtèrent. Quelques vagues lueurs baignaient encore la prairie dégarnie d'arbres. À trente pas se dressait la porte du corral, qui paraissait être fermée. Ces trente pas qu'il s'agissait de franchir entre la lisière du bois et l'enceinte constituaient la zone dangereuse, pour employer une expression empruntée à la balistique. En effet, une ou plusieurs balles, parties de la crête de la palissade, auraient jeté à terre quiconque se fût hasardé sur cette zone.
Gédéon Spilett et le marin n'étaient point hommes à reculer, mais ils savaient qu'une imprudence de leur part, dont ils seraient les premières victimes, retomberait ensuite sur leurs compagnons. Eux tués, que deviendraient Cyrus Smith, Nab, Harbert ?
Mais Pencroff, surexcité en se sentant si près du corral, où il supposait que les convicts s'étaient réfugiés, allait se porter en avant, quand le reporter le retint d'une main vigoureuse.
« Dans quelques instants, il fera tout à fait nuit, murmura Gédéon Spilett à l'oreille de Pencroff, et ce sera le moment d'agir. »
Pencroff, serrant convulsivement la crosse de son fusil, se contint et attendit en maugréant.
Bientôt, les dernières lueurs du crépuscule s'effacèrent complétement. L'ombre qui semblait sortir de l'épaisse forêt envahit la clairière. Le mont Franklin se dressait comme un énorme écran devant l'horizon du couchant, et l'obscurité se fit rapidement, ainsi que cela arrive dans les régions déjà basses en latitude. C'était le moment.
Le reporter et Pencroff, depuis qu'ils s'étaient postés sur la lisière du bois, n'avaient pas perdu de vue l'enceinte palissadée. Le corral semblait être absolument abandonné. La crête de la palissade formait une ligne un peu plus noire que l'ombre environnante, et rien n'en altérait la netteté. Cependant, si les convicts étaient là, ils avaient dû poster un des leurs, de manière à se garantir de toute surprise.
Gédéon Spilett serra la main de son compagnon, et tous deux s'avancèrent en rampant vers le corral, leurs fusils prêts à faire feu.
Ils arrivèrent à la porte de l'enceinte sans que l'ombre eût été sillonnée d'un seul trait de lumière.
Pencroff essaya de pousser la porte, qui, ainsi que le reporter et lui l'avaient supposé, était fermée. Cependant, le marin put constater que les barres extérieures n'avaient pas été mises.
On en pouvait donc conclure que les convicts occupaient alors le corral, et que, vraisemblablement, ils avaient assujetti la porte, de manière qu'on ne pût la forcer.
Gédéon Spilett et Pencroff prêtèrent l'oreille.
Nul bruit à l'intérieur de l'enceinte. Les mouflons et les chèvres, endormis sans doute dans leurs étables, ne troublaient aucunement le calme de la nuit.
Le reporter et le marin, n'entendant rien, se demandèrent s'ils devaient escalader la palissade et pénétrer dans le corral. Ce qui était contraire aux instructions de Cyrus Smith.
Il est vrai que l'opération pouvait réussir, mais elle pouvait échouer aussi. Or, si les convicts ne se doutaient de rien, s'ils n'avaient pas connaissance de l'expédition tentée contre eux, si enfin il existait, en ce moment, une chance de les surprendre, devait-on compromettre cette chance, en se hasardant inconsidérément à franchir la palissade ?
Ce ne fut pas l'avis du reporter. Il trouva raisonnable d'attendre que les colons fussent tous réunis pour essayer de pénétrer dans le corral. Ce qui était certain, c'est que l'on pouvait arriver jusqu'à la palissade sans être vu, et que l'enceinte ne paraissait pas être gardée. Ce point déterminé, il ne s'agissait plus que de revenir vers le chariot, et on aviserait.
Pencroff, probablement, partagea cette manière de voir, car il ne fit aucune difficulté de suivre le reporter, quand celui-ci replia sous le bois.
Quelques minutes après, l'ingénieur était mis au courant de la situation.
« Eh bien, dit-il, après avoir réfléchi, j'ai maintenant lieu de croire que les convicts ne sont pas au corral.
— Nous le saurons bien, répondit Pencroff, quand nous aurons escaladé l'enceinte.
— Au corral, mes amis ! dit Cyrus Smith.
— Laissons-nous le chariot dans le bois ? demanda Nab.
— Non, répondit l'ingénieur, c'est notre fourgon de munitions et de vivres, et, au besoin, il nous servira de retranchement.
— En avant donc ! » dit Gédéon Spilett.
Le chariot sortit du bois et commença à rouler sans bruit vers la palissade. L'obscurité était profonde alors, le silence aussi complet qu'au moment où Pencroff et le reporter s'étaient éloignés en rampant sur le sol. L'herbe épaisse étouffait complétement le bruit des pas.
Les colons étaient prêts à faire feu. Jup, sur l'ordre de Pencroff, se tenait en arrière. Nab menait Top en laisse, afin qu'il ne s'élançât pas en avant.
La clairière apparut bientôt. Elle était déserte. Sans hésiter, la petite troupe se porta vers l'enceinte. En un court espace de temps, la zone dangereuse fut franchie. Pas un coup de feu n'avait été tiré. Lorsque le chariot eut atteint la palissade, il s'arrêta. Nab resta à la tête des onaggas pour les contenir. L'ingénieur, le reporter, Harbert et Pencroff se dirigèrent alors vers la porte, afin de voir si elle était barricadée intérieurement…
Un des battants était ouvert !
« Mais que disiez-vous ? » demanda l'ingénieur en se retournant vers le marin et Gédéon Spilett.
Tous deux étaient stupéfaits.
« Sur mon salut, dit Pencroff, cette porte était fermée tout à l'heure ! »
Les colons hésitèrent alors. Les convicts étaient-ils donc au corral au moment où Pencroff et le reporter en opéraient la reconnaissance ? Cela ne pouvait être douteux, puisque la porte, alors fermée, n'avait pu être ouverte que par eux ! Y étaient-ils encore, ou un des leurs venait-il de sortir ?
Toutes ces questions se présentèrent instantanément à l'esprit de chacun, mais comment y répondre ?
En ce moment, Harbert, qui s'était avancé de quelques pas à l'intérieur de l'enceinte, recula précipitamment et saisit la main de Cyrus Smith.
« Qu'y a-t-il ? demanda l'ingénieur.
— Une lumière !
— Dans la maison ?
— Oui ! »
Tous cinq s'avancèrent vers la porte, et, en effet, à travers les vitres de la fenêtre qui leur faisait face, ils virent trembloter une faible lueur.
Cyrus Smith prit rapidement son parti.
« C'est une chance unique, dit-il à ses compagnons, de trouver les convicts enfermés dans cette maison, ne s'attendant à rien ! Ils sont à nous ! En avant ! »
Les colons se glissèrent alors dans l'enceinte, le fusil prêt à être épaulé. Le chariot avait été laissé au dehors sous la garde de Jup et de Top, qu'on y avait attachés par prudence.
Cyrus Smith, Pencroff, Gédéon Spilett, d'un côté, Harbert et Nab, de l'autre, en longeant la palissade, observèrent cette portion du corral qui était absolument obscure et déserte.
En quelques instants, tous furent près de la maison, devant la porte qui était fermée.
Cyrus Smith fit à ses compagnons un signe de la main qui leur recommandait de ne pas bouger, et il s'approcha de la vitre, alors faiblement éclairée par la lumière intérieure.
Son regard plongea dans l'unique pièce, formant le rez-de-chaussée de la maison.
Sur la table brillait un fanal allumé. Près de la table était le lit qui servait autrefois à Ayrton.
Sur le lit reposait le corps d'un homme.
Soudain, Cyrus Smith recula, et d'une voix étouffée :
« Ayrton ! » s'écria-t-il.
Aussitôt, la porte fut plutôt enfoncée qu'ouverte, et les colons se précipitèrent dans la chambre.
Ayrton paraissait dormir. Son visage attestait qu'il avait longuement et cruellement souffert. à ses poignets et à ses chevilles se voyaient de larges meurtrissures.
Cyrus Smith se pencha sur lui.
« Ayrton ! » s'écria l'ingénieur en saisissant le bras de celui qu'il venait de retrouver dans des circonstances si inattendues.
À cet appel, Ayrton ouvrit les yeux, et regardant en face Cyrus Smith, puis les autres :
« Vous, s'écria-t-il, vous ?
— Ayrton ! Ayrton ! Répéta Cyrus Smith.
— Où suis-je ?
— Dans l'habitation du corral !
— Seul ?
— Oui !
— Mais ils vont venir ! s'écria Ayrton ! Défendez-vous ! défendez-vous ! »
Et Ayrton retomba épuisé.
« Spilett, dit alors l'ingénieur, nous pouvons être attaqués d'un moment à l'autre. Faites entrer le chariot dans le corral. Puis, barricadez la porte, et revenez tous ici. »
Pencroff, Nab et le reporter se hâtèrent d'exécuter les ordres de l'ingénieur. Il n'y avait pas un instant à perdre. Peut-être même le chariot était-il déjà entre les mains des convicts !
En un instant, le reporter et ses deux compagnons eurent traversé le corral et regagné la porte de la palissade, derrière laquelle on entendait Top gronder sourdement.
L'ingénieur, quittant Ayrton un instant, sortit de la maison, prêt à faire le coup de feu. Harbert était à ses côtés. Tous deux surveillaient la crête du contrefort qui dominait le corral. Si les convicts étaient embusqués en cet endroit, ils pouvaient frapper les colons l'un après l'autre.
En ce moment, la lune apparut dans l'est au-dessus du noir rideau de la forêt, et une blanche nappe de lumière se répandit à l'intérieur de l'enceinte. Le corral s'éclaira tout entier avec ses bouquets d'arbres, le petit cours d'eau qui l'arrosait et son large tapis d'herbes. Du côté de la montagne, la maison et une partie de la palissade se détachaient en blanc. à la partie opposée, vers la porte, l'enceinte restait sombre.
Une masse noire se montra bientôt. C'était le chariot qui entrait dans le cercle de lumière, et Cyrus Smith put entendre le bruit de la porte que ses compagnons refermaient et dont ils assujettissaient solidement les battants à l'intérieur.
Mais, en ce moment, Top, rompant violemment sa laisse, se mit à aboyer avec fureur et s'élança vers le fond du corral, sur la droite de la maison.
« Attention, mes amis, et en joue !… » cria Cyrus Smith.
Les colons avaient épaulé leurs fusils et attendaient le moment de faire feu. Top aboyait toujours, et Jup, courant vers le chien, fit entendre des sifflements aigus.
Les colons le suivirent et arrivèrent sur le bord du petit ruisseau, ombragé de grands arbres.
Et là, en pleine lumière, que virent-ils ?
Cinq corps, étendus sur la berge !
C'étaient ceux des convicts qui, quatre mois auparavant, avaient débarqué sur l'île Lincoln !
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L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 10
Harbert transporté à Granite-house. — Nab raconte ce qui s'est passé. — Visite de Cyrus Smith au plateau. — Ruine et dévastation. — Les colons désarmés devant la maladie. — L'écorce de saule. — Une fièvre mortelle. — Top aboie encore !
Des convicts, des dangers qui menaçaient Granite-house, des ruines dont le plateau était couvert, il ne fut plus question. L'état d'Harbert dominait tout. Le transport lui avait-il été funeste, en provoquant quelque lésion intérieure ? Le reporter ne pouvait le dire, mais ses compagnons et lui étaient désespérés.
Le chariot fut amené au coude de la rivière. Là, quelques branches, disposées en forme de civière, reçurent les matelas sur lesquels reposait Harbert évanoui. Dix minutes après, Cyrus Smith, Gédéon Spilett et Pencroff étaient au pied de la muraille, laissant à Nab le soin de reconduire le chariot sur le plateau de Grande-Vue.
L'ascenseur fut mis en mouvement, et bientôt Harbert était étendu sur sa couchette de Granite-house.
Les soins qui lui furent prodigués le ramenèrent à la vie. Il sourit un instant en se retrouvant dans sa chambre, mais il put à peine murmurer quelques paroles, tant sa faiblesse était grande.
Gédéon Spilett visita ses plaies. Il craignait qu'elles ne se fussent rouvertes, étant imparfaitement cicatrisées… il n'en était rien. D'où venait donc cette prostration ? Pourquoi l'état d'Harbert avait-il empiré ?
Le jeune garçon fut pris alors d'une sorte de sommeil fiévreux, et le reporter et Pencroff demeurèrent près de son lit.
Pendant ce temps, Cyrus Smith mettait Nab au courant de ce qui s'était passé au corral, et Nab racontait à son maître les événements dont le plateau venait d'être le théâtre.
C'était seulement pendant la nuit précédente que les convicts s'étaient montrés sur la lisière de la forêt, aux approches du creek Glycérine. Nab, qui veillait près de la basse-cour, n'avait pas hésité à faire feu sur l'un de ces pirates, qui se disposait à traverser le cours d'eau ; mais, dans cette nuit assez obscure, il n'avait pu savoir si ce misérable avait été atteint. En tout cas, cela n'avait pas suffi pour écarter la bande, et Nab n'eut que le temps de remonter à Granite-house, où il se trouva, du moins, en sûreté.
Mais que faire alors ? Comment empêcher les dévastations dont les convicts menaçaient le plateau ? Nab avait-il un moyen de prévenir son maître ? Et d'ailleurs, dans quelle situation se trouvaient eux-mêmes les hôtes du corral ?
Cyrus Smith et ses compagnons étaient partis depuis le 11 novembre, et l'on était au 29. Il y avait donc dix-neuf jours que Nab n'avait eu d'autres nouvelles que celles que Top lui avait apportées, nouvelles désastreuses : Ayrton disparu, Harbert grièvement blessé, l'ingénieur, le reporter, le marin, pour ainsi dire, emprisonnés dans le corral !
Que faire ? Se demandait le pauvre Nab. Pour lui personnellement, il n'avait rien à craindre, car les convicts ne pouvaient l'atteindre dans Granite-house. Mais les constructions, les plantations, tous ces aménagements à la merci des pirates ! Ne convenait-il pas de laisser Cyrus Smith juge de ce qu'il aurait à faire et de le prévenir, au moins, du danger qui le menaçait ?
Nab eut alors la pensée d'employer Jup et de lui confier un billet. Il connaissait l'extrême intelligence de l'orang, qui avait été souvent mise à l'épreuve. Jup comprenait ce mot de corral, qui avait été souvent prononcé devant lui, et l'on se rappelle même que bien souvent il y avait conduit le chariot en compagnie de Pencroff. Le jour n'avait pas encore paru. L'agile orang saurait bien passer inaperçu dans ces bois, dont les convicts, d'ailleurs, devraient le croire un des habitants naturels.
Nab n'hésita pas. Il écrivit le billet, il l'attacha au cou de Jup, il amena le singe à la porte de Granite-house, de laquelle il laissa dérouler une longue corde jusqu'à terre ; puis, à plusieurs reprises, il répéta ces mots :
« Jup ! Jup ! corral ! corral ! »
L'animal comprit, saisit la corde, se laissa glisser rapidement jusqu'à la grève et disparut dans l'ombre, sans que l'attention des convicts eût été aucunement éveillée.
« Tu as bien fait, Nab, répondit Cyrus Smith, mais, en ne nous prévenant pas, peut-être aurais-tu mieux fait encore ! »
Et, en parlant ainsi, Cyrus Smith songeait à Harbert, dont le transport semblait avoir si gravement compromis la convalescence.
Nab acheva son récit. Les convicts ne s'étaient point montrés sur la grève. Ne connaissant pas le nombre des habitants de l'île, ils pouvaient supposer que Granite-house était défendu par une troupe importante. Ils devaient se rappeler que, pendant l'attaque du brick, de nombreux coups de feu les avaient accueillis, tant des roches inférieures que des roches supérieures, et, sans doute, ils ne voulurent pas s'exposer. Mais le plateau de Grande-Vue leur était ouvert et n'était point enfilé par les feux de Granite-house. Ils s'y livrèrent donc à leur instinct de déprédation, saccageant, brûlant, faisant le mal pour le mal, et ils ne se retirèrent qu'une demi-heure avant l'arrivée des colons, qu'ils devaient croire encore confinés au corral.
Nab s'était précipité hors de sa retraite. Il était remonté sur le plateau, au risque d'y recevoir quelque balle, il avait essayé d'éteindre l'incendie qui consumait les bâtiments de la basse-cour, et il avait lutté, mais inutilement, contre le feu, jusqu'au moment où le chariot parut sur la lisière du bois.
Tels avaient été ces graves événements. La présence des convicts constituait une menace permanente pour les colons de l'île Lincoln, jusque-là si heureux, et qui pouvaient s'attendre à de plus grands malheurs encore !
Gédéon Spilett demeura à Granite-house près d'Harbert et de Pencroff, tandis que Cyrus Smith, accompagné de Nab, allait juger par lui-même de l'étendue du désastre.
Il était heureux que les convicts ne se fussent pas avancés jusqu'au pied de Granite-house. Les ateliers des Cheminées n'auraient pas échappé à la dévastation. Mais, après tout, ce mal eût été peut-être plus facilement réparable que les ruines accumulées sur le plateau de Grande-Vue !
Cyrus Smith et Nab se dirigèrent vers la Mercy et en remontèrent la rive gauche, sans rencontrer aucune trace du passage des convicts. De l'autre côté de la rivière, dans l'épaisseur du bois, ils n'aperçurent non plus aucun indice suspect.
D'ailleurs, voici ce qu'on pouvait admettre, suivant toute probabilité : ou les convicts connaissaient le retour des colons à Granite-house, car ils avaient pu les voir passer sur la route du corral ; ou, après la dévastation du plateau, ils s'étaient enfoncés dans le bois de Jacamar, en suivant le cours de la Mercy, et ils ignoraient ce retour.
Dans le premier cas, ils avaient dû retourner vers le corral, maintenant sans défenseurs, et qui renfermait des ressources précieuses pour eux.
Dans le second, ils avaient dû regagner leur campement, et attendre là quelque occasion de recommencer l'attaque.
Il y aurait donc lieu de les prévenir ; mais toute entreprise destinée à en débarrasser l'île était encore subordonnée à la situation d'Harbert. En effet, Cyrus Smith n'aurait pas trop de toutes ses forces, et personne ne pouvait, en ce moment, quitter Granite-house.
L'ingénieur et Nab arrivèrent sur le plateau. C'était une désolation. Les champs avaient été piétinés. Les épis de la moisson, qui allait être faite, gisaient sur le sol. Les autres plantations n'avaient pas moins souffert. Le potager était bouleversé. Heureusement, Granite-house possédait une réserve de graines qui permettait de réparer ces dommages.
Quant au moulin et aux bâtiments de la basse-cour, à l'étable des onaggas, le feu avait tout détruit.
Quelques animaux effarés rôdaient à travers le plateau. Les volatiles, qui s'étaient réfugiés pendant l'incendie sur les eaux du lac, revenaient déjà à leur emplacement habituel et barbotaient sur les rives. Là, tout serait à refaire.
La figure de Cyrus Smith, plus pâle que d'ordinaire, dénotait une colère intérieure qu'il ne dominait pas sans peine, mais il ne prononça pas une parole. Une dernière fois il regarda ses champs dévastés, la fumée qui s'élevait encore des ruines, puis il revint à Granite-house.
Les jours qui suivirent furent les plus tristes que les colons eussent jusqu'alors passés dans l'île ! La faiblesse d'Harbert s'accroissait visiblement. Il semblait qu'une maladie plus grave, conséquence du profond trouble physiologique qu'il avait subi, menaçât de se déclarer, et Gédéon Spilett pressentait une telle aggravation dans son état, qu'il serait impuissant à la combattre !
En effet, Harbert demeurait dans une sorte d'assoupissement presque continu, et quelques symptômes de délire commencèrent à se manifester. Des tisanes rafraîchissantes, voilà les seuls remèdes qui fussent à la disposition des colons. La fièvre n'était pas encore très-forte, mais bientôt elle parut vouloir s'établir par accès réguliers.
Gédéon Spilett le reconnut le 6 décembre. Le pauvre enfant, dont les doigts, le nez, les oreilles devinrent extrêmement pâles, fut d'abord pris de frissons légers, d'horripilations, de tremblements. Son pouls était petit et irrégulier, sa peau sèche, sa soif intense. À cette période succéda bientôt une période de chaleur ; le visage s'anima, la peau rougit, le pouls s'accéléra ; puis une sueur abondante se manifesta, à la suite de laquelle la fièvre parut diminuer. L'accès avait duré cinq heures environ.
Gédéon Spilett n'avait pas quitté Harbert, qui était pris maintenant d'une fièvre intermittente, ce n'était que trop certain, et cette fièvre, il fallait à tout prix la couper avant qu'elle devînt plus grave.
« Et pour la couper, dit Gédéon Spilett à Cyrus Smith, il faut un fébrifuge.
— Un fébrifuge !… répondit l'ingénieur. Nous n'avons ni quinquina, ni sulfate de quinine !
— Non, dit Gédéon Spilett, mais il y a des saules sur le bord du lac, et l'écorce de saule peut quelquefois remplacer la quinine.
— Essayons donc sans perdre un instant ! » répondit Cyrus Smith.
L'écorce de saule, en effet, a été justement considérée comme un succédané du quinquina, aussi bien que le marronnier de l'Inde, la feuille de houx, la serpentaire, etc. Il fallait évidemment essayer de cette substance, bien qu'elle ne valût pas le quinquina, et l'employer à l'état naturel, puisque les moyens manquaient pour en extraire l'alcaloïde, c'est-à-dire le salicine.
Cyrus Smith alla lui-même couper sur le tronc d'une espèce de saule noir quelques morceaux d'écorce ; il les rapporta à Granite-house, il les réduisit en poudre, et cette poudre fut administrée le soir même à Harbert.
La nuit se passa sans incidents graves. Harbert eut quelque délire, mais la fièvre ne reparut pas dans la nuit, et elle ne revint pas davantage le jour suivant.
Pencroff reprit quelque espoir. Gédéon Spilett ne disait rien. Il pouvait se faire que les intermittences ne fussent pas quotidiennes, que la fièvre fût tierce, en un mot, et qu'elle revînt le lendemain. Aussi, ce lendemain, l'attendit-on avec la plus vive anxiété.
On pouvait remarquer, en outre, que, pendant la période apyrexique, Harbert demeurait comme brisé, ayant la tête lourde et facile aux étourdissements. Autre symptôme qui effraya au dernier point le reporter : le foie d'Harbert commençait à se congestionner, et bientôt un délire plus intense démontra que son cerveau se prenait aussi.
Gédéon Spilett fut atterré devant cette nouvelle complication. Il emmena l'ingénieur à part.
« C'est une fièvre pernicieuse ! Lui dit-il.
— Une fièvre pernicieuse ! s'écria Cyrus Smith. Vous vous trompez, Spilett. Une fièvre pernicieuse ne se déclare pas spontanément. Il faut en avoir eu le germe !…
— Je ne me trompe pas, répondit le reporter. Harbert aura sans doute contracté ce germe dans les marais de l'île, et cela suffit. Il a déjà éprouvé un premier accès. Si un second accès survient, et si nous ne parvenons pas à empêcher le troisième… il est perdu !…
— Mais cette écorce de saule ?…
— Elle est insuffisante, répondit le reporter, et un troisième accès de fièvre pernicieuse qu'on ne coupe pas au moyen de la quinine est toujours mortel ! »
Heureusement, Pencroff n'avait rien entendu de cette conversation. Il fût devenu fou.
On comprend dans quelles inquiétudes furent l'ingénieur et le reporter pendant cette journée du 7 novembre et pendant la nuit qui la suivit.
Vers le milieu de la journée, le second accès se produisit. La crise fut terrible. Harbert se sentait perdu ! Il tendait ses bras vers Cyrus Smith, vers Spilett, vers Pencroff ! Il ne voulait pas mourir !… cette scène fut déchirante. Il fallut éloigner Pencroff.
L'accès dura cinq heures. Il était évident qu'Harbert n'en supporterait pas un troisième.
La nuit fut affreuse. Dans son délire, Harbert disait des choses qui fendaient le cœur de ses compagnons ! Il divaguait, il luttait contre les convicts, il appelait Ayrton ! Il suppliait cet être mystérieux, ce protecteur, disparu maintenant, et dont l'image l'obsédait… puis il retombait dans une prostration profonde qui l'anéantissait tout entier… plusieurs fois, Gédéon Spilett crut que le pauvre garçon était mort !
La journée du lendemain, 8 décembre, ne fut qu'une succession de faiblesses. Les mains amaigries d'Harbert se crispaient à ses draps. On lui avait administré de nouvelles doses d'écorce pilée, mais le reporter n'en attendait plus aucun résultat.
« Si avant demain matin nous ne lui avons pas donné un fébrifuge plus énergique, dit le reporter, Harbert sera mort ! »
La nuit arriva, — la dernière nuit sans doute de cet enfant courageux, bon, intelligent, si supérieur à son âge, et que tous aimaient comme leur fils ! Le seul remède qui existât contre cette terrible fièvre pernicieuse, le seul spécifique qui pût la vaincre, ne se trouvait pas dans l'île Lincoln !
Pendant cette nuit du 8 au 9 décembre, Harbert fut repris d'un délire plus intense. Son foie était horriblement congestionné, son cerveau attaqué, et déjà il était impossible qu'il reconnût personne.
Vivrait-il jusqu'au lendemain, jusqu'à ce troisième accès qui devait immanquablement l'emporter ? Ce n'était plus probable. Ses forces étaient épuisées, et, dans l'intervalle des crises, il était comme inanimé.
Vers trois heures du matin, Harbert poussa un cri effrayant. Il sembla se tordre dans une suprême convulsion. Nab, qui était près de lui, épouvanté, se précipita dans la chambre voisine, où veillaient ses compagnons !
Top, en ce moment, aboya d'une façon étrange…
Tous rentrèrent aussitôt et parvinrent à maintenir l'enfant mourant, qui voulait se jeter hors de son lit, pendant que Gédéon Spilett, lui prenant le bras, sentait son pouls remonter peu à peu…
Il était cinq heures du matin. Les rayons du soleil levant commençaient à se glisser dans les chambres de Granite-house. Une belle journée s'annonçait, et cette journée allait être la dernière du pauvre Harbert !…
Un rayon se glissa jusqu'à la table qui était placée près du lit.
Soudain, Pencroff, poussant un cri, montra un objet placé sur cette table…
C'était une petite boîte oblongue, dont le couvercle portait ces mots :
Sulfate de quinine.
Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 11
Inexplicable mystère. — La convalescence d'Harbert. — les parties de l'île à explorer. — Préparatifs de départ. — Première journée. — La nuit. — Deuxième journée. — Les kauris. — Le couple de casoars. — Empreintes de pas dans la forêt.
Gédéon Spilett prit la boîte, il l'ouvrit. Elle contenait environ deux cents grains d'une poudre blanche dont il porta quelques particules à ses lèvres. L'extrême amertume de cette substance ne pouvait le tromper. C'était bien le précieux alcaloïde du quinquina, l'anti-périodique par excellence.
Il fallait sans hésiter administrer cette poudre à Harbert. Comment elle se trouvait là, on le discuterait plus tard.
« Du café, » demanda Gédéon Spilett.
Quelques instants après, Nab apportait une tasse de l'infusion tiède. Gédéon Spilett y jeta environ dix-huit grains? de la quinine, et on parvint à faire boire cette mixture à Harbert.
Il était temps encore, car le troisième accès de la fièvre pernicieuse ne s'était pas manifesté !
Et, qu'il soit permis d'ajouter, il ne devait pas revenir !
D'ailleurs, il faut le dire aussi, tous avaient repris espoir. L'influence mystérieuse s'était de nouveau exercée, et dans un moment suprême, quand on désespérait d'elle !…
Au bout de quelques heures, Harbert reposait plus paisiblement. Les colons purent causer alors de cet incident. L'intervention de l'inconnu était plus évidente que jamais. Mais comment avait-il pu pénétrer pendant la nuit jusque dans Granite-house ? C'était absolument inexplicable, et, en vérité, la façon dont procédait le « génie de l'île » était non moins étrange que le génie lui-même.
Durant cette journée, et de trois heures en trois heures environ, le sulfate de quinine fut administré à Harbert.
Harbert, dès le lendemain, éprouvait une certaine amélioration. Certes, il n'était pas guéri, et les fièvres intermittentes sont sujettes à de fréquentes et dangereuses récidives, mais les soins ne lui manquèrent pas. Et puis, le spécifique était là, et non loin, sans doute, celui qu'il l'avait apporté ! Enfin, un immense espoir revint au cœur de tous.
Cet espoir ne fut pas trompé. Dix jours après, le 20 décembre, Harbert entrait en convalescence. Il était faible encore, et une diète sévère lui avait été imposée, mais aucun accès n'était revenu. Et puis, le docile enfant se soumettait si volontiers à toutes les prescriptions qu'on lui imposait ! Il avait tant envie de guérir !
Pencroff était comme un homme qu'on a retiré du fond d'un abîme. Il avait des crises de joie qui tenaient du délire. Après que le moment du troisième accès eut été passé, il avait serré le reporter dans ses bras à l'étouffer. Depuis lors, il ne l'appela plus que le docteur Spilett.
Restait à découvrir le vrai docteur.
« On le découvrira ! » répétait le marin.
Et certes, cet homme, quel qu'il fût, devait s'attendre à quelque rude embrassade du digne Pencroff !
Le mois de décembre se termina, et avec lui cette année 1867, pendant laquelle les colons de l'île Lincoln venaient d'être si durement éprouvés. Ils entrèrent dans l'année 1868 avec un temps magnifique, une chaleur superbe, une température tropicale, que la brise de mer venait heureusement rafraîchir. Harbert renaissait, et de son lit, placé près d'une des fenêtres de Granite-house, il humait cet air salubre, chargé d'émanations salines, qui lui rendait la santé. Il commençait à manger, et dieu sait quels bons petits plats, légers et savoureux, lui préparait Nab !
« C'était à donner envie d'avoir été mourant ! » disait Pencroff.
Pendant toute cette période, les convicts ne s'étaient pas montrés une seule fois aux environs de Granite-house. D'Ayrton, point de nouvelles, et, si l'ingénieur et Harbert conservaient encore quelque espoir de le retrouver, leurs compagnons ne mettaient plus en doute que le malheureux n'eût succombé. Toutefois, ces incertitudes ne pouvaient durer, et, dès que le jeune garçon serait valide, l'expédition, dont le résultat devait être si important, serait entreprise. Mais il fallait attendre un mois peut-être, car ce ne serait pas trop de toutes les forces de la colonie pour avoir raison des convicts.
Du reste, Harbert allait de mieux en mieux. La congestion du foie avait disparu, et les blessures pouvaient être considérées comme cicatrisées définitivement.
Pendant ce mois de janvier, d'importants travaux furent faits au plateau de Grande-Vue ; mais ils consistèrent uniquement à sauver ce qui pouvait l'être des récoltes dévastées, soit en blé, soit en légumes. Les graines et les plants furent recueillis, de manière à fournir une nouvelle moisson pour la demi-saison prochaine. Quant à relever les bâtiments de la basse-cour, le moulin, les écuries, Cyrus Smith préféra attendre. Tandis que ses compagnons et lui seraient à la poursuite des convicts, ceux-ci pourraient bien rendre une nouvelle visite au plateau, et il ne fallait pas leur donner sujet de reprendre leur métier de pillards et d'incendiaires. Quand on aurait purgé l'île de ces malfaiteurs, on verrait à réédifier.
Le jeune convalescent avait commencé à se lever dans la seconde quinzaine du mois de janvier, d'abord une heure par jour, puis deux, puis trois. Les forces lui revenaient à vue d'œil, tant sa constitution était vigoureuse. Il avait dix-huit ans alors. Il était grand et promettait de devenir un homme de noble et belle prestance. À partir de ce moment, sa convalescence, tout en exigeant encore quelques soins, — et le docteur Spilett se montrait fort sévère, — marcha régulièrement.
Vers la fin du mois, Harbert parcourait déjà le plateau de Grande-Vue et les grèves. Quelques bains de mer qu'il prit en compagnie de Pencroff et de Nab lui firent le plus grand bien. Cyrus Smith crut pouvoir d'ores et déjà indiquer le jour du départ, qui fut fixé au 15 février prochain. Les nuits, très-claires à cette époque de l'année, seraient propices aux recherches qu'il s'agissait de faire sur toute l'île.
Les préparatifs exigés par cette exploration furent donc commencés, et ils devaient être importants, car les colons s'étaient jurés de ne point rentrer à Granite-house avant que leur double but eût été atteint : d'une part, détruire les convicts et retrouver Ayrton, s'il vivait encore ; de l'autre, découvrir celui qui présidait si efficacement aux destinées de la colonie.
De l'île Lincoln, les colons connaissaient à fond toute la côte orientale depuis le cap Griffe jusqu'aux caps Mandibules, les vastes marais des Tadornes, les environs du lac Grant, les bois de Jacamar compris entre la route du corral et la Mercy, les cours de la Mercy et du creek Rouge, et enfin les contreforts du mont Franklin, entre lesquels avait été établi le corral.
Ils avaient exploré, mais d'une manière imparfaite seulement, le vaste littoral de la baie Washington depuis le cap Griffe jusqu'au promontoire du Reptile, la lisière forestière et marécageuse de la côte ouest, et ces interminables dunes qui finissaient à la gueule entr'ouverte du golfe du Requin.
Mais ils n'avaient reconnu en aucune façon les larges portions boisées qui couvraient la presqu'île Serpentine, toute la droite de la Mercy, la rive gauche de la rivière de la Chute, et l'enchevêtrement de ces contreforts et de ces contre-vallées qui supportaient les trois quarts de la base du mont Franklin à l'ouest, au nord et à l'est, là où tant de retraites profondes existaient sans doute. Par conséquent, plusieurs milliers d'acres de l'île avaient encore échappé à leurs investigations.
Il fut donc décidé que l'expédition se porterait à travers le Far-West, de manière à englober toute la partie située sur la droite de la Mercy.
Peut-être eût-il mieux valu se diriger d'abord sur le corral, où l'on devait craindre que les convicts ne se fussent de nouveau réfugiés, soit pour le piller, soit pour s'y installer. Mais, ou la dévastation du corral était un fait accompli maintenant, et il était trop tard pour l'empêcher, ou les convicts avaient eu intérêt à s'y retrancher, et il serait toujours temps d'aller les relancer dans leur retraite.
Donc, après discussion, le premier plan fut maintenu, et les colons résolurent de gagner à travers bois le promontoire du Reptile. Ils chemineraient à la hache et jetteraient ainsi le premier tracé d'une route qui mettrait en communication Granite-house et l'extrémité de la presqu'île, sur une longueur de seize à dix-sept milles.
Le chariot était en parfait état. Les onaggas, bien reposés, pourraient fournir une longue traite. Vivres, effets de campement, cuisine portative, ustensiles divers furent chargés sur le chariot, ainsi que les armes et les munitions choisies avec soin dans l'arsenal maintenant si complet de Granite-house. Mais il ne fallait pas oublier que les convicts couraient peut-être les bois, et que, au milieu de ces épaisses forêts, un coup de fusil était vite tiré et reçu. De là, nécessité pour la petite troupe des colons de rester compacte et de ne se diviser sous aucun prétexte.
Il fut également décidé que personne ne resterait à Granite-house. Top et Jup, eux-mêmes, devaient faire partie de l'expédition. L'inaccessible demeure pouvait se garder toute seule.
Le 14 février, veille du départ, était un dimanche. Il fut consacré tout entier au repos et sanctifié par les actions de grâces, que les colons adressèrent au créateur. Harbert, entièrement guéri, mais un peu faible encore, aurait une place réservée sur le chariot.
Le lendemain, au point du jour, Cyrus Smith prit les mesures nécessaires pour mettre Granite-house à l'abri de toute invasion. Les échelles qui servaient autrefois à l'ascension furent apportées aux Cheminées et profondément enterrées dans le sable, de manière qu'elles pussent servir au retour, car le tambour de l'ascenseur fut démonté, et il ne resta plus rien de l'appareil. Pencroff resta le dernier dans Granite-house pour achever cette besogne, et il en redescendit au moyen d'une corde dont le double était maintenu en bas, et qui, une fois ramenée au sol, ne laissa plus subsister aucune communication entre le palier supérieur et la grève.
Le temps était magnifique.
« Une chaude journée qui se prépare ! dit joyeusement le reporter.
— Bah ! docteur Spilett, répondit Pencroff, nous cheminerons à l'abri des arbres et nous n'apercevrons même pas le soleil !
— En route ! » dit l'ingénieur.
Le chariot attendait sur le rivage, devant les Cheminées. Le reporter avait exigé qu'Harbert y prît place, au moins pendant les premières heures du voyage, et le jeune garçon dut se soumettre aux prescriptions de son médecin.
Nab se mit en tête des onaggas. Cyrus Smith, le reporter et le marin prirent les devants. Top gambadait d'un air joyeux. Harbert avait offert une place à Jup dans son véhicule, et Jup avait accepté sans façon. Le moment du départ était arrivé, et la petite troupe se mit en marche.
Le chariot tourna d'abord l'angle de l'embouchure, puis, après avoir remonté pendant un mille la rive gauche de la Mercy, il traversa le pont au bout duquel s'amorçait la route de Port-Ballon, et, là, les explorateurs, laissant cette route sur leur gauche, commencèrent à s'enfoncer sous le couvert de ces immenses bois qui formaient la région du Far-West.
Pendant les deux premiers milles, les arbres, largement espacés, permirent au chariot de circuler librement ; de temps en temps il fallait trancher quelques lianes et des forêts de broussailles, mais aucun obstacle sérieux n'arrêta la marche des colons.
L'épaisse ramure des arbres entretenait une ombre fraîche sur le sol. Déodars, douglas, casuarinas, banksias, gommiers, dragonniers et autres essences déjà reconnues, se succédaient au delà des limites du regard. Le monde des oiseaux habituels à l'île s'y retrouvait au complet, tétras, jacamars, faisans, loris et toute la famille babillarde des kakatoès, perruches et perroquets. Agoutis, kangourous, cabiais filaient entre les herbes, et tout cela rappelait aux colons les premières excursions qu'ils avaient faites à leur arrivée sur l'île.
« Toutefois, fit observer Cyrus Smith, je remarque que ces animaux, quadrupèdes et volatiles, sont plus craintifs qu'autrefois. Ces bois ont donc été récemment parcourus par les convicts, dont nous devons retrouver certainement des traces. »
Et, en effet, en maint endroit, on put reconnaître le passage plus ou moins récent d'une troupe d'hommes : ici, des brisées faites aux arbres, peut-être dans le but de jalonner le chemin ; là, des cendres d'un foyer éteint, et des empreintes de pas que certaines portions glaiseuses du sol avaient conservées. Mais, en somme, rien qui parût appartenir à un campement définitif.
L'ingénieur avait recommandé à ses compagnons de s'abstenir de chasser. Les détonations des armes à feu auraient pu donner l'éveil aux convicts, qui rôdaient peut-être dans la forêt. D'ailleurs, les chasseurs auraient nécessairement été entraînés à quelque distance du chariot, et il était sévèrement interdit de marcher isolément.
Dans la seconde partie de la journée, à six milles environ de Granite-house, la circulation devint assez difficile. Afin de passer certains fourrés, il fallut abattre des arbres et faire un chemin. Avant de s'y engager, Cyrus Smith avait soin d'envoyer dans ces épais taillis Top et Jup, qui accomplissaient consciencieusement leur mandat, et quand le chien et l'orang revenaient sans avoir rien signalé, c'est qu'il n'y avait rien à craindre, ni de la part des convicts, ni de la part des fauves, — deux sortes d'individus du règne animal que leurs féroces instincts mettaient au même niveau.
Le soir de cette première journée, les colons campèrent à neuf milles environ de Granite-house, sur le bord d'un petit affluent de la Mercy, dont ils ignoraient l'existence, et qui devait se rattacher au système hydrographique auquel ce sol devait son étonnante fertilité.
On soupa copieusement, car l'appétit des colons était fortement aiguisé, et les mesures furent prises pour que la nuit se passât sans encombre. Si l'ingénieur n'avait eu affaire qu'à des animaux féroces, jaguars ou autres, il eût simplement allumé des feux autour de son campement, ce qui eût suffi à le défendre ; mais les convicts, eux, eussent été plutôt attirés qu'arrêtés par ces flammes, et mieux valait dans ce cas s'entourer de profondes ténèbres.
La surveillance fut, d'ailleurs, sévèrement organisée. Deux des colons durent veiller ensemble, et, de deux heures en deux heures, il était convenu qu'ils seraient relevés par leurs camarades. Or, comme, malgré ses réclamations, Harbert fut dispensé de garde, Pencroff et Gédéon Spilett, d'une part, l'ingénieur et Nab, de l'autre, montèrent la garde à tour de rôle aux approches du campement.
Du reste, il y eut à peine quelques heures de nuit. L'obscurité était due plutôt à l'épaisseur des ramures qu'à la disparition du soleil. Le silence fut à peine troublé par de rauques hurlements de jaguars et des ricanements de singes, qui semblaient agacer particulièrement maître Jup.
La nuit se passa sans incident, et le lendemain, 16 février, la marche, plutôt lente que pénible, fut reprise à travers la forêt.
Ce jour-là, on ne put franchir que six milles, car à chaque instant il fallait se frayer une route à la hache. Véritables « setlers », les colons épargnaient les grands et beaux arbres, dont l'abatage, d'ailleurs, leur eût coûté d'énormes fatigues, et ils sacrifiaient les petits ; mais il en résultait que la route prenait une direction peu rectiligne et s'allongeait de nombreux détours.
Pendant cette journée, Harbert découvrit des essences nouvelles, dont la présence n'avait pas encore été signalée dans l'île, telles que des fougères arborescentes, avec palmes retombantes, qui semblaient s'épancher comme les eaux d'une vasque, des caroubiers, dont les onaggas broutèrent avec avidité les longues gousses et qui fournirent des pulpes sucrées d'un goût excellent. Là, les colons retrouvèrent aussi de magnifiques kauris, disposés par groupes, et dont les troncs cylindriques, couronnés d'un cône de verdure, s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. C'étaient bien là ces arbres-rois de la Nouvelle-Zélande, aussi célèbres que les cèdres du Liban.
Quant à la faune, elle ne présenta pas d'autres échantillons que ceux dont les chasseurs avaient eu connaissance jusqu'alors. Cependant, ils entrevirent, mais sans pouvoir l'approcher, un couple de ces grands oiseaux qui sont particuliers à l'Australie, sortes de casoars, que l'on nomme émeus, et qui, hauts de cinq pieds et bruns de plumage, appartiennent à l'ordre des échassiers. Top s'élança après eux de toute la vitesse de ses quatre pattes, mais les casoars le distancèrent aisément, tant leur rapidité était prodigieuse.
Quant aux traces laissées par les convicts dans la forêt, on en releva quelques-unes encore. Près d'un feu qui paraissait avoir été récemment éteint, les colons remarquèrent des empreintes qui furent observées avec une extrême attention. En les mesurant l'une après l'autre suivant leur longueur et leur largeur, on retrouva aisément la trace des pieds de cinq hommes. Les cinq convicts avaient évidemment campé en cet endroit ; mais — et c'était là l'objet d'un examen si minutieux ! — on ne put découvrir une sixième empreinte, qui, dans ce cas, eût été celle du pied d'Ayrton.
« Ayrton n'était pas avec eux ! dit Harbert.
— Non, répondit Pencroff, et, s'il n'était pas avec eux, c'est que ces misérables l'avaient déjà tué ! Mais ces gueux-là n'ont donc pas une tanière où on puisse aller les traquer comme des tigres !
— Non, répondit le reporter. Il est plus probable qu'ils vont à l'aventure, et c'est leur intérêt d'errer ainsi jusqu'au moment où ils seront les maîtres de l'île.
— Les maîtres de l'île ! s'écria le marin. Les maîtres de l'île !… » répéta-t-il, et sa voix était étranglée comme si un poignet de fer l'eût saisi à la gorge. Puis, d'un ton plus calme :
« Savez-vous, monsieur Cyrus, dit-il, quelle est la balle que j'ai fourrée dans mon fusil ?
— Non, Pencroff !
— C'est la balle qui a traversé la poitrine d'Harbert, et je vous promets que celle-là ne manquera pas son but ! »
Mais ces justes représailles ne pouvaient rendre la vie à Ayrton, et, de cet examen des empreintes laissées sur le sol, on dut, hélas ! Conclure qu'il n'y avait plus à conserver aucun espoir de jamais le revoir !
Ce soir-là, le campement fut établi à quatorze milles de Granite-house, et Cyrus Smith estima qu'il ne devait pas être à plus de cinq milles du promontoire du Reptile.
Et, en effet, le lendemain, l'extrémité de la presqu'île était atteinte, et la forêt traversée sur toute sa longueur ; mais aucun indice n'avait permis de trouver la retraite où s'étaient réfugiés les convicts, ni celle, non moins secrète, qui donnait asile au mystérieux inconnu.
Jules Verne
L'Île mystérieuse
Troisième partie : Le secret de l'île Chapitre 12
Exploration de la presqu'île Serpentine. — Campement à l'embouchure de la rivière de la Chute. — À six cents pas du corral. — Reconnaissance opérée par Gédéon Spilett et Pencroff. — Leur retour. — Tous en avant ! — Une porte ouverte. — Une fenêtre éclairée. — À la lumière de la lune.
La journée du lendemain, 18 février, fut consacrée à l'exploration de toute cette partie boisée qui formait le littoral depuis le promontoire du Reptile jusqu'à la rivière de la Chute. Les colons purent fouiller à fond cette forêt, dont la largeur variait de trois à quatre milles, car elle était comprise entre les deux rivages de la presqu'île Serpentine. Les arbres, par leur haute taille et leur épaisse ramure, attestaient la puissance végétative du sol, plus étonnante ici qu'en aucune autre portion de l'île. On eût dit un coin de ces forêts vierges de l'Amérique ou de l'Afrique Centrale, transporté sous cette zone moyenne. Ce qui portait à admettre que ces superbes végétaux trouvaient dans ce sol, humide à sa couche supérieure, mais chauffé à l'intérieur par des feux volcaniques, une chaleur qui ne pouvait appartenir à un climat tempéré. Les essences dominantes étaient précisément ces kauris et ces eucalyptus qui prenaient des dimensions gigantesques.
Mais le but des colons n'était pas d'admirer ces magnificences végétales. Ils savaient déjà que, sous ce rapport, l'île Lincoln eût mérité de prendre rang dans ce groupe des Canaries, dont le premier nom fut celui d'îles Fortunées. Maintenant, hélas ! Leur île ne leur appartenait plus tout entière ; d'autres en avaient pris possession, des scélérats en foulaient le sol, et il fallait les détruire jusqu'au dernier.
Sur la côte occidentale, on ne retrouva plus aucunes traces, quelque soin qu'on mît à les rechercher. Plus d'empreintes de pas, plus de brisées aux arbres, plus de cendres refroidies, plus de campements abandonnés.
« Cela ne m'étonne pas, dit Cyrus Smith à ses compagnons. Les convicts ont abordé l'île aux environs de la pointe de l'Épave, et ils se sont immédiatement jetés dans les forêts du Far-West, après avoir traversé le marais des Tadornes. Ils ont donc suivi à peu près la route que nous avons prise en quittant Granite-house. C'est ce qui explique les traces que nous avons reconnues dans les bois. Mais, arrivés sur le littoral, les convicts ont bien compris qu'ils n'y trouveraient point de retraite convenable, et c'est alors que, étant remontés vers le nord, ils ont découvert le corral…
— Où ils sont peut-être revenus… dit Pencroff.
— Je ne le pense pas, répondit l'ingénieur, car ils doivent bien supposer que nos recherches se porteront de ce côté. Le corral n'est pour eux qu'un lieu d'approvisionnement, et non un campement définitif.
— Je suis de l'avis de Cyrus, dit le reporter, et, suivant moi, ce doit être au milieu des contreforts du mont Franklin que les convicts auront cherché un repaire.
— Alors, monsieur Cyrus, droit au corral ! s'écria Pencroff. Il faut en finir, et jusqu'ici nous avons perdu notre temps !
— Non, mon ami, répondit l'ingénieur. Vous oubliez que nous avions intérêt à savoir si les forêts du Far-West ne renfermaient pas quelque habitation. Notre exploration a un double but, Pencroff. Si, d'une part, nous devons châtier le crime, de l'autre, nous avons un acte de reconnaissance à accomplir !
— Voilà qui est bien parlé, monsieur Cyrus, répondit le marin. M'est avis, toutefois, que nous ne trouverons ce gentleman que s'il le veut bien ! »
Et, vraiment, Pencroff ne faisait qu'exprimer l'opinion de tous. Il était probable que la retraite de l'inconnu ne devait pas être moins mystérieuse qu'il ne l'était lui-même !
Ce soir-là, le chariot s'arrêta à l'embouchure de la rivière de la Chute. La couchée fut organisée suivant la coutume, et on prit pour la nuit les précautions habituelles. Harbert, redevenu le garçon vigoureux et bien portant qu'il était avant sa maladie, profitait largement de cette existence au grand air, entre les brises de l'Océan et l'atmosphère vivifiante des forêts. Sa place n'était plus sur le chariot, mais en tête de la caravane.
Le lendemain, 19 février, les colons, abandonnant le littoral, sur lequel, au delà de l'embouchure, s'entassaient si pittoresquement des basaltes de toutes formes, remontèrent le cours de la rivière par sa rive gauche. La route était en partie dégagée par suite des excursions précédentes qui avaient été faites depuis le corral jusqu'à la côte ouest. Les colons se trouvaient alors à une distance de six milles du mont Franklin.
Le projet de l'ingénieur était celui-ci : observer minutieusement toute la vallée dont le thalweg formait le lit de la rivière, et gagner avec circonspection les environs du corral ; si le corral était occupé, l'enlever de vive force ; s'il ne l'était pas, s'y retrancher et en faire le centre des opérations qui auraient pour objectif l'exploration du mont Franklin.
Ce plan fut unanimement approuvé des colons, et il leur tardait, vraiment, d'avoir repris possession entière de leur île !
On chemina donc dans l'étroite vallée qui séparait deux des plus puissants contreforts du mont Franklin. Les arbres, pressés sur les berges de la rivière, se raréfiaient vers les zones supérieures du volcan. C'était un sol montueux, assez accidenté, très-propre aux embûches, et sur lequel on ne se hasarda qu'avec une extrême précaution. Top et Jup marchaient en éclaireurs, et, se jetant de droite et de gauche dans les épais taillis, ils rivalisaient d'intelligence et d'adresse. Mais rien n'indiquait que les rives du cours d'eau eussent été récemment fréquentées, rien n'annonçait ni la présence ni la proximité des convicts.
Vers cinq heures du soir, le chariot s'arrêta à six cents pas à peu près de l'enceinte palissadée. Un rideau semi-circulaire de grands arbres la cachait encore.
Il s'agissait donc de reconnaître le corral, afin de savoir s'il était occupé. Y aller ouvertement, en pleine lumière, pour peu que les convicts y fussent embusqués, c'était s'exposer à recevoir quelque mauvais coup, ainsi qu'il était arrivé à Harbert. Mieux valait donc attendre que la nuit fût venue.
Cependant, Gédéon Spilett voulait, sans plus tarder, reconnaître les approches du corral, et Pencroff, à bout de patience, s'offrit à l'accompagner.
« Non, mes amis, répondit l'ingénieur. Attendez la nuit. Je ne laisserai pas l'un de vous s'exposer en plein jour.
— Mais, monsieur Cyrus… répliqua le marin, peu disposé à obéir.
— Je vous en prie, Pencroff, dit l'ingénieur.
— Soit ! » répondit le marin, qui donna un autre cours à sa colère en gratifiant les convicts des plus rudes qualifications du répertoire maritime.
Les colons demeurèrent donc autour du chariot, et ils surveillèrent avec soin les parties voisines de la forêt.
Trois heures se passèrent ainsi. Le vent était tombé, et un silence absolu régnait sous les grands arbres. La brisée de la plus mince branche, un bruit de pas sur les feuilles sèches, le glissement d'un corps entre les herbes, eussent été entendus sans peine. Tout était tranquille. Du reste, Top, couché à terre, sa tête allongée sur ses pattes, ne donnait aucun signe d'inquiétude.
À huit heures, le soir parut assez avancé pour que la reconnaissance pût être faite dans de bonnes conditions. Gédéon Spilett se déclara prêt à partir, en compagnie de Pencroff. Cyrus Smith y consentit. Top et Jup durent rester avec l'ingénieur, Harbert et Nab, car il ne fallait pas qu'un aboiement ou un cri, lancés mal à propos, donnassent l'éveil.
« Ne vous engagez pas imprudemment, recommanda Cyrus Smith au marin et au reporter. Vous n'avez pas à prendre possession du corral, mais seulement à reconnaître s'il est occupé ou non.
— C'est convenu, » répondit Pencroff.
Et tous deux partirent.
Sous les arbres, grâce à l'épaisseur de leur feuillage, une certaine obscurité rendait déjà les objets invisibles au delà d'un rayon de trente à quarante pieds. Le reporter et Pencroff, s'arrêtant dès qu'un bruit quelconque leur semblait suspect, n'avançaient qu'avec les plus extrêmes précautions.
Ils marchaient l'un écarté de l'autre, afin d'offrir moins de prise aux coups de feu. Et, pour tout dire, ils s'attendaient, à chaque instant, à ce qu'une détonation retentît.
Cinq minutes après avoir quitté le chariot, Gédéon Spilett et Pencroff étaient arrivés sur la lisière du bois, devant la clairière au fond de laquelle s'élevait l'enceinte palissadée.
Ils s'arrêtèrent. Quelques vagues lueurs baignaient encore la prairie dégarnie d'arbres. À trente pas se dressait la porte du corral, qui paraissait être fermée. Ces trente pas qu'il s'agissait de franchir entre la lisière du bois et l'enceinte constituaient la zone dangereuse, pour employer une expression empruntée à la balistique. En effet, une ou plusieurs balles, parties de la crête de la palissade, auraient jeté à terre quiconque se fût hasardé sur cette zone.
Gédéon Spilett et le marin n'étaient point hommes à reculer, mais ils savaient qu'une imprudence de leur part, dont ils seraient les premières victimes, retomberait ensuite sur leurs compagnons. Eux tués, que deviendraient Cyrus Smith, Nab, Harbert ?
Mais Pencroff, surexcité en se sentant si près du corral, où il supposait que les convicts s'étaient réfugiés, allait se porter en avant, quand le reporter le retint d'une main vigoureuse.
« Dans quelques instants, il fera tout à fait nuit, murmura Gédéon Spilett à l'oreille de Pencroff, et ce sera le moment d'agir. »
Pencroff, serrant convulsivement la crosse de son fusil, se contint et attendit en maugréant.
Bientôt, les dernières lueurs du crépuscule s'effacèrent complétement. L'ombre qui semblait sortir de l'épaisse forêt envahit la clairière. Le mont Franklin se dressait comme un énorme écran devant l'horizon du couchant, et l'obscurité se fit rapidement, ainsi que cela arrive dans les régions déjà basses en latitude. C'était le moment.
Le reporter et Pencroff, depuis qu'ils s'étaient postés sur la lisière du bois, n'avaient pas perdu de vue l'enceinte palissadée. Le corral semblait être absolument abandonné. La crête de la palissade formait une ligne un peu plus noire que l'ombre environnante, et rien n'en altérait la netteté. Cependant, si les convicts étaient là, ils avaient dû poster un des leurs, de manière à se garantir de toute surprise.
Gédéon Spilett serra la main de son compagnon, et tous deux s'avancèrent en rampant vers le corral, leurs fusils prêts à faire feu.
Ils arrivèrent à la porte de l'enceinte sans que l'ombre eût été sillonnée d'un seul trait de lumière.
Pencroff essaya de pousser la porte, qui, ainsi que le reporter et lui l'avaient supposé, était fermée. Cependant, le marin put constater que les barres extérieures n'avaient pas été mises.
On en pouvait donc conclure que les convicts occupaient alors le corral, et que, vraisemblablement, ils avaient assujetti la porte, de manière qu'on ne pût la forcer.
Gédéon Spilett et Pencroff prêtèrent l'oreille.
Nul bruit à l'intérieur de l'enceinte. Les mouflons et les chèvres, endormis sans doute dans leurs étables, ne troublaient aucunement le calme de la nuit.
Le reporter et le marin, n'entendant rien, se demandèrent s'ils devaient escalader la palissade et pénétrer dans le corral. Ce qui était contraire aux instructions de Cyrus Smith.
Il est vrai que l'opération pouvait réussir, mais elle pouvait échouer aussi. Or, si les convicts ne se doutaient de rien, s'ils n'avaient pas connaissance de l'expédition tentée contre eux, si enfin il existait, en ce moment, une chance de les surprendre, devait-on compromettre cette chance, en se hasardant inconsidérément à franchir la palissade ?
Ce ne fut pas l'avis du reporter. Il trouva raisonnable d'attendre que les colons fussent tous réunis pour essayer de pénétrer dans le corral. Ce qui était certain, c'est que l'on pouvait arriver jusqu'à la palissade sans être vu, et que l'enceinte ne paraissait pas être gardée. Ce point déterminé, il ne s'agissait plus que de revenir vers le chariot, et on aviserait.
Pencroff, probablement, partagea cette manière de voir, car il ne fit aucune difficulté de suivre le reporter, quand celui-ci replia sous le bois.
Quelques minutes après, l'ingénieur était mis au courant de la situation.
« Eh bien, dit-il, après avoir réfléchi, j'ai maintenant lieu de croire que les convicts ne sont pas au corral.
— Nous le saurons bien, répondit Pencroff, quand nous aurons escaladé l'enceinte.
— Au corral, mes amis ! dit Cyrus Smith.
— Laissons-nous le chariot dans le bois ? demanda Nab.
— Non, répondit l'ingénieur, c'est notre fourgon de munitions et de vivres, et, au besoin, il nous servira de retranchement.
— En avant donc ! » dit Gédéon Spilett.
Le chariot sortit du bois et commença à rouler sans bruit vers la palissade. L'obscurité était profonde alors, le silence aussi complet qu'au moment où Pencroff et le reporter s'étaient éloignés en rampant sur le sol. L'herbe épaisse étouffait complétement le bruit des pas.
Les colons étaient prêts à faire feu. Jup, sur l'ordre de Pencroff, se tenait en arrière. Nab menait Top en laisse, afin qu'il ne s'élançât pas en avant.
La clairière apparut bientôt. Elle était déserte. Sans hésiter, la petite troupe se porta vers l'enceinte. En un court espace de temps, la zone dangereuse fut franchie. Pas un coup de feu n'avait été tiré. Lorsque le chariot eut atteint la palissade, il s'arrêta. Nab resta à la tête des onaggas pour les contenir. L'ingénieur, le reporter, Harbert et Pencroff se dirigèrent alors vers la porte, afin de voir si elle était barricadée intérieurement…
Un des battants était ouvert !
« Mais que disiez-vous ? » demanda l'ingénieur en se retournant vers le marin et Gédéon Spilett.
Tous deux étaient stupéfaits.
« Sur mon salut, dit Pencroff, cette porte était fermée tout à l'heure ! »
Les colons hésitèrent alors. Les convicts étaient-ils donc au corral au moment où Pencroff et le reporter en opéraient la reconnaissance ? Cela ne pouvait être douteux, puisque la porte, alors fermée, n'avait pu être ouverte que par eux ! Y étaient-ils encore, ou un des leurs venait-il de sortir ?
Toutes ces questions se présentèrent instantanément à l'esprit de chacun, mais comment y répondre ?
En ce moment, Harbert, qui s'était avancé de quelques pas à l'intérieur de l'enceinte, recula précipitamment et saisit la main de Cyrus Smith.
« Qu'y a-t-il ? demanda l'ingénieur.
— Une lumière !
— Dans la maison ?
— Oui ! »
Tous cinq s'avancèrent vers la porte, et, en effet, à travers les vitres de la fenêtre qui leur faisait face, ils virent trembloter une faible lueur.
Cyrus Smith prit rapidement son parti.
« C'est une chance unique, dit-il à ses compagnons, de trouver les convicts enfermés dans cette maison, ne s'attendant à rien ! Ils sont à nous ! En avant ! »
Les colons se glissèrent alors dans l'enceinte, le fusil prêt à être épaulé. Le chariot avait été laissé au dehors sous la garde de Jup et de Top, qu'on y avait attachés par prudence.
Cyrus Smith, Pencroff, Gédéon Spilett, d'un côté, Harbert et Nab, de l'autre, en longeant la palissade, observèrent cette portion du corral qui était absolument obscure et déserte.
En quelques instants, tous furent près de la maison, devant la porte qui était fermée.
Cyrus Smith fit à ses compagnons un signe de la main qui leur recommandait de ne pas bouger, et il s'approcha de la vitre, alors faiblement éclairée par la lumière intérieure.
Son regard plongea dans l'unique pièce, formant le rez-de-chaussée de la maison.
Sur la table brillait un fanal allumé. Près de la table était le lit qui servait autrefois à Ayrton.
Sur le lit reposait le corps d'un homme.
Soudain, Cyrus Smith recula, et d'une voix étouffée :
« Ayrton ! » s'écria-t-il.
Aussitôt, la porte fut plutôt enfoncée qu'ouverte, et les colons se précipitèrent dans la chambre.
Ayrton paraissait dormir. Son visage attestait qu'il avait longuement et cruellement souffert. à ses poignets et à ses chevilles se voyaient de larges meurtrissures.
Cyrus Smith se pencha sur lui.
« Ayrton ! » s'écria l'ingénieur en saisissant le bras de celui qu'il venait de retrouver dans des circonstances si inattendues.
À cet appel, Ayrton ouvrit les yeux, et regardant en face Cyrus Smith, puis les autres :
« Vous, s'écria-t-il, vous ?
— Ayrton ! Ayrton ! Répéta Cyrus Smith.
— Où suis-je ?
— Dans l'habitation du corral !
— Seul ?
— Oui !
— Mais ils vont venir ! s'écria Ayrton ! Défendez-vous ! défendez-vous ! »
Et Ayrton retomba épuisé.
« Spilett, dit alors l'ingénieur, nous pouvons être attaqués d'un moment à l'autre. Faites entrer le chariot dans le corral. Puis, barricadez la porte, et revenez tous ici. »
Pencroff, Nab et le reporter se hâtèrent d'exécuter les ordres de l'ingénieur. Il n'y avait pas un instant à perdre. Peut-être même le chariot était-il déjà entre les mains des convicts !
En un instant, le reporter et ses deux compagnons eurent traversé le corral et regagné la porte de la palissade, derrière laquelle on entendait Top gronder sourdement.
L'ingénieur, quittant Ayrton un instant, sortit de la maison, prêt à faire le coup de feu. Harbert était à ses côtés. Tous deux surveillaient la crête du contrefort qui dominait le corral. Si les convicts étaient embusqués en cet endroit, ils pouvaient frapper les colons l'un après l'autre.
En ce moment, la lune apparut dans l'est au-dessus du noir rideau de la forêt, et une blanche nappe de lumière se répandit à l'intérieur de l'enceinte. Le corral s'éclaira tout entier avec ses bouquets d'arbres, le petit cours d'eau qui l'arrosait et son large tapis d'herbes. Du côté de la montagne, la maison et une partie de la palissade se détachaient en blanc. à la partie opposée, vers la porte, l'enceinte restait sombre.
Une masse noire se montra bientôt. C'était le chariot qui entrait dans le cercle de lumière, et Cyrus Smith put entendre le bruit de la porte que ses compagnons refermaient et dont ils assujettissaient solidement les battants à l'intérieur.
Mais, en ce moment, Top, rompant violemment sa laisse, se mit à aboyer avec fureur et s'élança vers le fond du corral, sur la droite de la maison.
« Attention, mes amis, et en joue !… » cria Cyrus Smith.
Les colons avaient épaulé leurs fusils et attendaient le moment de faire feu. Top aboyait toujours, et Jup, courant vers le chien, fit entendre des sifflements aigus.
Les colons le suivirent et arrivèrent sur le bord du petit ruisseau, ombragé de grands arbres.
Et là, en pleine lumière, que virent-ils ?
Cinq corps, étendus sur la berge !
C'étaient ceux des convicts qui, quatre mois auparavant, avaient débarqué sur l'île Lincoln !
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