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Illustration: L'île mystérieuse-Chap26-28 - Jules Verne

L'île mystérieuse-Chap26-28


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2009-06-02

Lu par Jean-François Ricou - (Email: jean-francois.ricou@wanadoo.fr)
Livre audio de 1h15min
Fichier Mp3 de 69,1 Mo

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Feuilleton audio (62 Chapitres)

Chapitre 26-28
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 4


En allant vers la côte. — Quelques bandes de quadrumanes. — Un nouveau cours d'eau. — Pourquoi le flot ne s'y fait pas sentir. — Une forêt pour littoral. — Le promontoire du Reptile. — Gédéon Spilett fait envie à Harbert. — La pétarde de bambou.

Ce fut à six heures du matin que les colons, après un premier déjeuner, se remirent en route, avec l'intention de gagner par le plus court la côte occidentale de l'île. En combien de temps pourraient-ils l'atteindre ? Cyrus Smith avait dit en deux heures, mais cela dépendait évidemment de la nature des obstacles qui se présenteraient. Cette partie du Far-West paraissait serrée de bois, comme eût été un immense taillis composé d'essences extrêmement variées. Il était donc probable qu'il faudrait se frayer une voie à travers les herbes, les broussailles, les lianes, et marcher la hache à la main, – et le fusil aussi, sans doute, si on s'en rapportait aux cris de fauves entendus dans la nuit.

La position exacte du campement avait pu être déterminée par la situation du mont Franklin, et, puisque le volcan se relevait dans le nord à une distance de moins de trois milles, il ne s'agissait que de prendre une direction rectiligne vers le sud-ouest pour atteindre la côte occidentale.

On partit, après avoir soigneusement assuré l'amarrage de la pirogue. Pencroff et Nab emportaient des provisions qui devaient suffire à nourrir la petite troupe pendant deux jours au moins. Il n'était plus question de chasser, et l'ingénieur recommanda même à ses compagnons d'éviter toute détonation intempestive, afin de ne point signaler leur présence aux environs du littoral.

Les premiers coups de hache furent donnés dans les broussailles, au milieu de buissons de lentisques, un peu au-dessus de la cascade, et, sa boussole à la main, Cyrus Smith indiqua la route à suivre.

La forêt se composait alors d'arbres dont la plupart avaient été déjà reconnus aux environs du lac et du plateau de Grande-Vue. C'étaient des déodars, des douglas, des casuarinas, des gommiers, des eucalyptus, des dragonniers, des hibiscus, des cèdres et autres essences, généralement de taille médiocre, car leur nombre avait nui à leur développement. Les colons ne purent donc avancer que lentement sur cette route qu'ils se frayaient en marchant, et qui, dans la pensée de l'ingénieur, devrait être reliée plus tard à celle du Creek-Rouge.

Depuis leur départ, les colons descendaient les basses rampes qui constituaient le système orographique de l'île, et sur un terrain très-sec, mais dont la luxuriante végétation laissait pressentir soit la présence d'un réseau hydrographique à l'intérieur du sol, soit le cours prochain de quelque ruisseau. Toutefois, Cyrus Smith ne se souvenait pas, lors de son excursion au cratère, d'avoir reconnu d'autre cours d'eau que ceux du Creek-Rouge et de la Mercy.

Pendant les premières heures de l'excursion, on revit des bandes de singes qui semblaient marquer le plus vif étonnement à la vue de ces hommes, dont l'aspect était nouveau pour eux. Gédéon Spilett demandait plaisamment si ces agiles et robustes quadrumanes ne les considéraient pas, ses compagnons et lui, comme des frères dégénérés ! Et franchement, de simples piétons, à chaque pas gênés par les broussailles, empêchés par les lianes, barrés par les troncs d'arbres, ne brillaient pas auprès de ces souples animaux, qui bondissaient de branche en branche et que rien n'arrêtait dans leur marche. Ces singes étaient nombreux, mais, très-heureusement, ils ne manifestèrent aucune disposition hostile.

On vit aussi quelques sangliers, des agoutis, des kangourous et autres rongeurs, et deux ou trois koulas, auxquels Pencroff eût volontiers adressé quelques charges de plomb.
« Mais, disait-il, la chasse n'est pas ouverte. Gambadez donc, mes amis, sautez et volez en paix ! Nous vous dirons deux mots au retour ! »

A neuf heures et demie du matin, la route, qui portait directement dans le sud-ouest, se trouva tout à coup barrée par un cours d'eau inconnu, large de trente à quarante pieds, et dont le courant vif, provoqué par la pente de son lit et brisé par des roches nombreuses, se précipitait avec de rudes grondements. Ce creek était profond et clair, mais il eût été absolument innavigable.

« Nous voilà coupés ! s'écria Nab.
— Non, répondit Harbert, ce n'est qu'un ruisseau, et nous saurons bien le passer à la nage.

— A quoi bon, répondit Cyrus Smith. Il est évident que ce creek court à la mer. Restons sur sa rive gauche, suivons sa berge, et je serai bien étonné s'il ne nous mène pas très-promptement à la côte. En route !

— Un instant, dit le reporter. Et le nom de ce creek, mes amis ? Ne laissons pas notre géographie incomplète.

— Juste ! dit Pencroff.

— Nomme-le, mon enfant, dit l'ingénieur en s'adressant au jeune garçon.

— Ne vaut-il pas mieux attendre que nous l'ayons reconnu jusqu'à son embouchure ? Fit observer Harbert.
— Soit, répondit Cyrus Smith. Suivons-le donc sans nous arrêter.

— Un instant encore ! dit Pencroff.

— Qu'y a-t-il ? demanda le reporter.

— Si la chasse est défendue, la pêche est permise, je suppose, dit le marin.

— Nous n'avons pas de temps à perdre, répondit l'ingénieur.

— Oh ! Cinq minutes ! répliqua Pencroff. Je ne vous demande que cinq minutes dans l'intérêt de notre déjeuner ! »

Et Pencroff, se couchant sur la berge, plongea ses bras dans les eaux vives et fit bientôt sauter quelques douzaines de belles écrevisses qui fourmillaient entre les roches.

« Voilà qui sera bon ! s'écria Nab, en venant en aide au marin.

— Quand je vous dis qu'excepté du tabac, il y a de tout dans cette île ! » murmura Pencroff avec un soupir.

Il ne fallut pas cinq minutes pour faire une pêche miraculeuse, car les écrevisses pullulaient dans le creek. De ces crustacés, dont le test présentait une couleur bleu cobalt, et qui portaient un rostre armé d'une petite dent, on remplit un sac, et la route fut reprise.

Depuis qu'ils suivaient la berge de ce nouveau cours d'eau, les colons marchaient plus facilement et plus rapidement. D'ailleurs, les rives étaient vierges de toute empreinte humaine. De temps en temps, on relevait quelques traces laissées par des animaux de grande taille, qui venaient habituellement se désaltérer à ce ruisseau, mais rien de plus, et ce n'était pas encore dans cette partie du Far-West que le pécari avait reçu le grain de plomb qui coûtait une mâchelière à Pencroff.

Cependant, en considérant ce rapide courant qui fuyait vers la mer, Cyrus Smith fut amené à supposer que ses compagnons et lui étaient beaucoup plus loin de la côte occidentale qu'ils ne le croyaient. Et, en effet, à cette heure, la marée montait sur le littoral et aurait dû rebrousser le cours du creek, si son embouchure n'eût été qu'à quelques milles seulement. Or, cet effet ne se produisait pas, et le fil de l'eau suivait la pente naturelle du lit. L'ingénieur dut donc être très-étonné, et il consulta fréquemment sa boussole, afin de s'assurer que quelque crochet de la rivière ne le ramenait pas à l'intérieur du Far-West.

Cependant, le creek s'élargissait peu à peu, et ses eaux devenaient moins tumultueuses. Les arbres de sa rive droite étaient aussi pressés que ceux de sa rive gauche, et il était impossible à la vue de s'étendre au delà ; mais ces masses boisées étaient certainement désertes, car Top n'aboyait pas, et l'intelligent animal n'eût pas manqué de signaler la présence de tout étranger dans le voisinage du cours d'eau.

À dix heures et demie, à la grande surprise de Cyrus Smith, Harbert, qui s'était porté un peu en avant, s'arrêtait soudain et s'écriait :

« La mer ! »

Et quelques instants après, les colons, arrêtés sur la lisière de la forêt, voyaient le rivage occidental de l'île se développer sous leurs yeux.

Mais quel contraste entre cette côte et la côte est, sur laquelle le hasard les avait d'abord jetés ! Plus de muraille de granit, aucun écueil au large, pas même une grève de sable. La forêt formait le littoral, et ses derniers arbres, battus par les lames, se penchaient sur les eaux. Ce n'était point un littoral, tel que le fait habituellement la nature, soit en étendant de vastes tapis de sable, soit en groupant des roches, mais une admirable lisière faite des plus beaux arbres du monde. La berge était surélevée de manière à dominer le niveau des plus grandes mers, et sur tout ce sol luxuriant, supporté par une base de granit, les splendides essences forestières semblaient être aussi solidement implantées que celles qui se massaient à l'intérieur de l'île.

Les colons se trouvaient alors à l'échancrure d'une petite crique sans importance, qui n'eût même pas pu contenir deux ou trois barques de pêche, et qui servait de goulot au nouveau creek ; mais, disposition curieuse, ses eaux, au lieu de se jeter à la mer par une embouchure à pente douce, tombaient d'une hauteur de plus de quarante pieds, ce qui expliquait pourquoi, à l'heure où le flot montait, il ne s'était point fait sentir en amont du creek. En effet, les marées du Pacifique, même à leur maximum d'élévation, ne devaient jamais atteindre le niveau de la rivière, dont le lit formait un bief supérieur, et des millions d'années, sans doute, s'écouleraient encore avant que les eaux eussent rongé ce radier de granit et creusé une embouchure praticable. Aussi, d'un commun accord, donna-t-on à ce cours d'eau le nom de « rivière de la Chute » (Falls-river).

Au delà, vers le nord, la lisière, formée par la forêt, se prolongeait sur un espace de deux milles environ ; puis les arbres se raréfiaient, et, au delà, des hauteurs très-pittoresques se dessinaient suivant une ligne presque droite, qui courait nord et sud. Au contraire, dans toute la portion du littoral comprise entre la rivière de la Chute et le promontoire du Reptile, ce n'était que masses boisées, arbres magnifiques, les uns droits, les autres penchés, dont la longue ondulation de la mer venait baigner les racines. Or, c'était vers ce côté, c'est-à-dire sur toute la presqu'île Serpentine, que l'exploration devait être continuée, car cette partie du littoral offrait des refuges que l'autre, aride et sauvage, eût évidemment refusés à des naufragés, quels qu'ils fussent.

Le temps était beau et clair, et du haut d'une falaise, sur laquelle Nab et Pencroff disposèrent le déjeuner, le regard pouvait s'étendre au loin. L'horizon était parfaitement net, et il n'y avait pas une voile au large. Sur tout le littoral, aussi loin que la vue pouvait atteindre, pas un bâtiment, pas même une épave. Mais l'ingénieur ne se croirait bien fixé à cet égard que lorsqu'il aurait exploré la côte jusqu'à l'extrémité même de la presqu'île Serpentine.

Le déjeuner fut expédié rapidement, et, à onze heures et demie, Cyrus Smith donna le signal du départ. Au lieu de parcourir, soit l'arête d'une falaise, soit une grève de sable, les colons durent suivre le couvert des arbres, de manière à longer le littoral.

La distance qui séparait l'embouchure de la rivière de la Chute du promontoire du Reptile était de douze milles environ. En quatre heures, sur une grève praticable, et sans se presser, les colons auraient pu franchir cette distance ; mais il leur fallut le double de ce temps pour atteindre leur but, car les arbres à tourner, les broussailles à couper, les lianes à rompre, les arrêtaient sans cesse, et des détours si multipliés allongeaient singulièrement leur route.

Du reste, il n'y avait rien qui témoignât d'un naufrage récent sur ce littoral. Il est vrai, ainsi que le fit observer Gédéon Spilett, que la mer avait pu tout entraîner au large, et qu'il ne fallait pas conclure, de ce qu'on n'en trouvait plus aucune trace, qu'un navire n'eût pas été jeté à la côte sur cette partie de l'île Lincoln.

Le raisonnement du reporter était juste, et, d'ailleurs, l'incident du grain de plomb prouvait d'une façon irrécusable que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil avait été tiré dans l'île.

Il était déjà cinq heures, et l'extrémité de la presqu'île Serpentine se trouvait encore à deux milles de l'endroit alors occupé par les colons. Il était évident qu'après avoir atteint le promontoire du Reptile, Cyrus Smith et ses compagnons n'auraient plus le temps de revenir, avant le coucher du soleil, au campement qui avait été établi près des sources de la Mercy. De là, nécessité de passer la nuit au promontoire même. Mais les provisions ne manquaient pas, et ce fut heureux, car le gibier de poil ne se montrait plus sur cette lisière, qui n'était qu'un littoral, après tout. Au contraire, les oiseaux y fourmillaient, jacamars, couroucous, tragopans, tétras, loris, perroquets, kakatoès, faisans, pigeons et cent autres. Pas un arbre qui n'eût un nid, pas un nid qui ne fût rempli de battements d'ailes !

Vers sept heures du soir, les colons, harassés de fatigue, arrivèrent au promontoire du Reptile, sorte de volute étrangement découpée sur la mer. Ici finissait la forêt riveraine de la presqu'île, et le littoral, dans toute la partie sud, reprenait l'aspect accoutumé d'une côte, avec ses rochers, ses récifs et ses grèves. Il était donc possible qu'un navire désemparé se fût mis au plein sur cette portion de l'île, mais la nuit venait, et il fallut remettre l'exploration au lendemain.

Pencroff et Harbert se hâtèrent aussitôt de chercher un endroit propice pour y établir un campement. Les derniers arbres de la forêt du Far-West venaient mourir à cette pointe, et, parmi eux, le jeune garçon reconnut d'épais bouquets de bambous.

« Bon ! dit-il, voilà une précieuse découverte.

— Précieuse ? Répondit Pencroff.

— Sans doute, reprit Harbert. Je ne te dirai point, Pencroff, que l'écorce de bambou, découpée en latte flexible, sert à faire des paniers ou des corbeilles ; que cette écorce, réduite en pâte et macérée, sert à la fabrication du papier de Chine ; que les tiges fournissent, suivant leur grosseur, des cannes, des tuyaux de pipe, des conduites pour les eaux ; que les grands bambous forment d'excellents matériaux de construction, légers et solides, et qui ne sont jamais attaqués par les insectes. Je n'ajouterai même pas qu'en sciant les entre-nœuds de bambous et en conservant pour le fond une portion de la cloison transversale qui forme le nœud, on obtient ainsi des vases solides et commodes qui sont fort en usage chez les Chinois ! Non ! cela ne te satisferait point. Mais…

— Mais ? …

— Mais je t'apprendrai, si tu l'ignores, que, dans l'Inde, on mange ces bambous en guise d'asperges.

— Des asperges de trente pieds ! s'écria le marin. Et elles sont bonnes ?

— Excellentes, répondit Harbert. Seulement, ce ne sont point des tiges de trente pieds que l'on mange, mais bien de jeunes pousses de bambous.

— Parfait, mon garçon, parfait ! répondit Pencroff.

— J'ajouterai aussi que la moelle des tiges nouvelles, confite dans du vinaigre, forme un condiment très-apprécié.

— De mieux en mieux, Harbert.

— Et enfin que ces bambous exsudent entre leurs nœuds une liqueur sucrée, dont on peut faire une très-agréable boisson.

— Est-ce tout ? demanda le marin.
— C'est tout !

— Et ça ne se fume pas, par hasard ?

— Ça ne se fume pas, mon pauvre Pencroff ! »

Harbert et le marin n'eurent pas à chercher longtemps un emplacement favorable pour passer la nuit. Les rochers du rivage – très-divisés, car ils devaient être violemment battus par la mer sous l'influence des vents du sud-ouest – présentaient des cavités qui devaient leur permettre de dormir à l'abri des intempéries de l'air. Mais, au moment où ils se disposaient à pénétrer dans une de ces excavations, de formidables rugissements les arrêtèrent.

« En arrière ! s'écria Pencroff. Nous n'avons que du petit plomb dans nos fusils, et des bêtes qui rugissent si bien s'en soucieraient comme d'un grain de sel ! »

Et le marin, saisissant Harbert par le bras, l'entraîna à l'abri des roches, au moment où un magnifique animal se montrait à l'entrée de la caverne.

C'était un jaguar, d'une taille au moins égale à celle de ses congénères d'Asie, c'est-à-dire qu'il mesurait plus de cinq pieds de l'extrémité de la tête à la naissance de la queue. Son pelage fauve était relevé par plusieurs rangées de taches noires régulièrement ocellées et tranchait avec le poil blanc de son ventre. Harbert reconnut là ce féroce rival du tigre, bien autrement redoutable que le couguar, qui n'est que le rival du loup !

Le jaguar s'avança et regarda autour de lui, le poil hérissé, l'œil en feu, comme s'il n'eût pas senti l'homme pour la première fois.

En ce moment, le reporter tournait les hautes roches, et Harbert, s'imaginant qu'il n'avait pas aperçu le jaguar, allait s'élancer vers lui ; mais Gédéon Spilett lui fit un signe de la main et continua de marcher. Il n'en était pas à son premier tigre, et, s'avançant jusqu'à dix pas de l'animal, il demeura immobile, la carabine à l'épaule, sans qu'un de ses muscles tressaillît.

Le jaguar, ramassé sur lui-même, fondit sur le chasseur, mais, au moment où il bondissait, une balle le frappait entre les deux yeux, et il tombait mort.

Harbert et Pencroff se précipitèrent vers le jaguar. Nab et Cyrus Smith accoururent de leur côté, et ils restèrent quelques instants à contempler l'animal, étendu sur le sol, dont la magnifique dépouille ferait l'ornement de la grande salle de Granite-house.

« Ah ! monsieur Spilett ! Que je vous admire et que je vous envie ! s'écria Harbert dans un accès d'enthousiasme bien naturel.

— Bon ! mon garçon, répondit le reporter, tu en aurais fait autant.

— Moi ! un pareil sang-froid ! …
— Figure-toi, Harbert, qu'un jaguar est un lièvre, et tu le tireras le plus tranquillement du monde.

— Voilà ! répondit Pencroff. Ce n'est pas plus malin que cela !

— Et maintenant, dit Gédéon Spilett, puisque ce jaguar a quitté son repaire, je ne vois pas, mes amis, pourquoi nous ne l'occuperions pas pendant la nuit ?

— Mais d'autres peuvent revenir ! dit Pencroff.

— Il suffira d'allumer un feu à l'entrée de la caverne, dit le reporter, et ils ne se hasarderont pas à en franchir le seuil.

— A la maison des jaguars, alors ! » répondit le marin en tirant après lui le cadavre de l'animal.

Les colons se dirigèrent vers le repaire abandonné, et là, tandis que Nab dépouillait le jaguar, ses compagnons entassèrent sur le seuil une grande quantité de bois sec, que la forêt fournissait abondamment.

Mais Cyrus Smith, ayant aperçu le bouquet de bambous, alla en couper une certaine quantité, qu'il mêla au combustible du foyer.

Cela fait, on s'installa dans la grotte, dont le sable était jonché d'ossements ; les armes furent chargées à tout hasard, pour le cas d'une agression subite ; on soupa, et puis, le moment de prendre du repos étant venu, le feu fut mis au tas de bois empilé à l'entrée de la caverne.

Aussitôt, une véritable pétarade d'éclater dans l'air ! C'étaient les bambous, atteints par la flamme, qui détonaient comme des pièces d'artifice ! Rien que ce fracas eût suffi à épouvanter les fauves les plus audacieux !

Et ce moyen de provoquer de vives détonations, ce n'était pas l'ingénieur qui l'avait inventé, car, suivant Marco Polo, les Tartares, depuis bien des siècles, l'emploient avec succès pour éloigner de leurs campements les fauves redoutables de l'Asie Centrale.



Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 5


Proposition de revenir par le littoral du sud. — Configuration de la côte. — À la recherche du naufrage présumé. — Une épave dans les airs. — Découverte d'un petit port naturel. — À minuit sur les bords de la Mercy. — Un canot qui dérive.



Cyrus Smith et ses compagnons dormirent comme d'innocentes marmottes dans la caverne que le jaguar avait si poliment laissée à leur disposition.

Au soleil levant, tous étaient sur le rivage, à l'extrémité même du promontoire, et leurs regards se portaient encore vers cet horizon, qui était visible sur les deux tiers de sa circonférence. Une dernière fois, l'ingénieur put constater qu'aucune voile, aucune carcasse de navire n'apparaissaient sur la mer, et la longue-vue n'y put découvrir aucun point suspect.

Rien, non plus, sur le littoral, du moins dans la partie rectiligne qui formait la côte sud du promontoire sur une longueur de trois milles, car, au delà, une échancrure des terres dissimulait le reste de la côte, et même, de l'extrémité de la presqu'île Serpentine, on ne pouvait apercevoir le cap Griffe, caché par de hautes roches.

Restait donc le rivage méridional de l'île à explorer. Or, tenterait-on d'entreprendre immédiatement cette exploration et lui consacrerait-on cette journée du 2 novembre ?

Ceci ne rentrait pas dans le projet primitif. En effet, lorsque la pirogue fut abandonnée aux sources de la Mercy, il avait été convenu qu'après avoir observé la côte ouest, on reviendrait la reprendre, et que l'on retournerait à Granite-house par la route de la Mercy. Cyrus Smith croyait alors que le rivage occidental pouvait offrir refuge, soit à un bâtiment en détresse, soit à un navire en cours régulier de navigation ; mais, du moment que ce littoral ne présentait aucun atterrage, il fallait chercher sur celui du sud de l'île ce qu'on n'avait pu trouver sur celui de l'ouest.

Ce fut Gédéon Spilett qui proposa de continuer l'exploration, de manière que la question du naufrage présumé fût complètement résolue, et il demanda à quelle distance pouvait se trouver le cap Griffe de l'extrémité de la presqu'île.
« A trente milles environ, répondit l'ingénieur, si nous tenons compte des courbures de la côte.

— Trente milles ! reprit Gédéon Spilett. Ce sera une forte journée de marche. Néanmoins, je pense que nous devons revenir à Granite-house en suivant le rivage du sud.

— Mais, fit observer Harbert, du cap Griffe à Granite-house, il faudra encore compter dix milles, au moins.

— Mettons quarante milles en tout, répondit le reporter, et n'hésitons pas à les faire. Au moins, nous observerons ce littoral inconnu, et nous n'aurons pas à recommencer cette exploration.

— Très-juste, dit alors Pencroff. Mais la pirogue ?

— La pirogue est restée seule pendant un jour aux sources de la Mercy, répondit Gédéon Spilett, elle peut bien y rester deux jours ! Jusqu'à présent, nous ne pouvons guère dire que l'île soit infestée de voleurs !

— Cependant, dit le marin, quand je me rappelle l'histoire de la tortue, je n'ai pas plus de confiance qu'il ne faut.

— La tortue ! La tortue ! répondit le reporter. Ne savez-vous pas que c'est la mer qui l'a retournée ?

— Qui sait ? murmura l'ingénieur.

— Mais… » dit Nab.

Nab avait quelque chose à dire, cela était évident, car il ouvrait la bouche pour parler et ne parlait pas.

« Que veux-tu dire, Nab ? lui demanda l'ingénieur.

— Si nous retournons par le rivage jusqu'au cap Griffe, répondit Nab, après avoir doublé ce cap, nous serons barrés…

— Par la Mercy ! En effet, répondit Harbert, et nous n'aurons ni pont, ni bateau pour la traverser !

— Bon, monsieur Cyrus, répondit Pencroff, avec quelques troncs flottants, nous ne serons pas gênés de passer cette rivière !

— N'importe, dit Gédéon Spilett, il sera utile de construire un pont, si nous voulons avoir un accès facile dans le Far-West !

— Un pont ! s'écria Pencroff ! Eh bien, est-ce que M. Smith n'est pas ingénieur de son état ? Mais il nous fera un pont, quand nous voudrons avoir un pont ! Quant à vous transporter ce soir sur l'autre rive de la Mercy, et cela sans mouiller un fil de vos vêtements, je m'en charge. Nous avons encore un jour de vivres, c'est tout ce qu'il nous faut, et, d'ailleurs, le gibier ne fera peut-être pas défaut aujourd'hui comme hier. En route ! »

La proposition du reporter, très-vivement soutenue par le marin, obtint l'approbation générale, car chacun tenait à en finir avec ses doutes, et, à revenir par le cap Griffe, l'exploration serait complète. Mais il n'y avait pas une heure à perdre, car une étape de quarante milles était longue, et il ne fallait pas compter atteindre Granite-house avant la nuit.

A six heures du matin, la petite troupe se mit donc en route. En prévision de mauvaises rencontres, animaux à deux ou à quatre pattes, les fusils furent chargés à balle, et Top, qui devait ouvrir la marche, reçut ordre de battre la lisière de la forêt.

A partir de l'extrémité du promontoire qui formait la queue de la presqu'île, la côte s'arrondissait sur une distance de cinq milles, qui fut rapidement franchie, sans que les plus minutieuses investigations eussent relevé la moindre trace d'un débarquement ancien ou récent, ni une épave, ni un reste de campement, ni les cendres d'un feu éteint, ni une empreinte de pas !

Les colons, arrivés à l'angle sur lequel la courbure finissait pour suivre la direction nord-est en formant la baie Washington, purent alors embrasser du regard le littoral sud de l'île dans toute son étendue. À vingt-cinq milles, la côte se terminait par le cap Griffe, qui s'estompait à peine dans la brume du matin, et qu'un phénomène de mirage rehaussait, comme s'il eût été suspendu entre la terre et l'eau. Entre la place occupée par les colons et le fond de l'immense baie, le rivage se composait, d'abord, d'une large grève très-unie et très-plate, bordée d'une lisière d'arbres en arrière-plan ; puis, ensuite, le littoral, devenu fort irrégulier, projetait des pointes aiguës en mer, et enfin quelques roches noirâtres s'accumulaient dans un pittoresque désordre pour finir au cap Griffe.

Tel était le développement de cette partie de l'île, que les explorateurs voyaient pour la première fois, et qu'ils parcoururent d'un coup d'œil, après s'être arrêtés un instant.

« Un navire qui se mettrait ici au plein, dit alors Pencroff, serait inévitablement perdu. Des bancs de sable, qui se prolongent au large, et plus loin, des écueils ! Mauvais parages !

— Mais au moins, il resterait quelque chose de ce navire, fit observer le reporter.

— Il en resterait des morceaux de bois sur les récifs, et rien sur les sables, répondit le marin.

— Pourquoi donc ?
— Parce que ces sables, plus dangereux encore que les roches, engloutissent tout ce qui s'y jette, et que quelques jours suffisent pour que la coque d'un navire de plusieurs centaines de tonneaux y disparaisse entièrement !

— Ainsi, Pencroff, demanda l'ingénieur, si un bâtiment s'était perdu sur ces bancs, il n'y aurait rien d'étonnant à ce qu'il n'y en eût plus maintenant aucune trace ?

— Non, monsieur Smith, avec l'aide du temps ou de la tempête. Toutefois, il serait surprenant, même dans ce cas, que des débris de mâture, des espars n'eussent pas été jetés sur le rivage, au delà des atteintes de la mer.

— Continuons donc nos recherches, » répondit Cyrus Smith.

A une heure après midi, les colons étaient arrivés au fond de la baie Washington, et, à ce moment, ils avaient franchi une distance de vingt milles.

On fit halte pour déjeuner.

Là commençait une côte irrégulière, bizarrement déchiquetée et couverte par une longue ligne de ces écueils qui succédaient aux bancs de sable, et que la marée, étale en ce moment, ne devait pas tarder à découvrir. On voyait les souples ondulations de la mer, brisées aux têtes de rocs, s'y développer en longues franges écumeuses. De ce point jusqu'au cap Griffe, la grève était peu spacieuse et resserrée entre la lisière des récifs et celle de la forêt.

La marche allait donc devenir plus difficile, car d'innombrables roches éboulées encombraient le rivage. La muraille de granit tendait aussi à s'exhausser de plus en plus, et, des arbres qui la couronnaient en arrière, on ne pouvait voir que les cimes verdoyantes, qu'aucun souffle n'animait.

Après une demi-heure de repos, les colons se remirent en route, et leurs yeux ne laissèrent pas un point inobservé des récifs et de la grève. Pencroff et Nab s'aventurèrent même au milieu des écueils, toutes les fois qu'un objet attirait leur regard. Mais d'épave, point, et ils étaient trompés par quelque conformation bizarre des roches. Ils purent constater, toutefois, que les coquillages comestibles abondaient sur cette plage, mais elle ne pourrait être fructueusement exploitée que lorsqu'une communication aurait été établie entre les deux rives de la Mercy, et aussi quand les moyens de transport seraient perfectionnés.

Ainsi donc, rien de ce qui avait rapport au naufrage présumé n'apparaissait sur ce littoral, et cependant un objet de quelque importance, la coque d'un bâtiment par exemple, eût été visible alors, ou ses débris eussent été portés au rivage, comme l'avait été cette caisse, trouvée à moins de vingt milles de là. Mais il n'y avait rien.

Vers trois heures, Cyrus Smith et ses compagnons arrivèrent à une étroite crique bien fermée, à laquelle n'aboutissait aucun cours d'eau. Elle formait un véritable petit port naturel, invisible du large, auquel aboutissait une étroite passe, que les écueils ménageaient entre eux.
Au fond de cette crique, quelque violente convulsion avait déchiré la lisière rocheuse, et une coupée, évidée en pente douce, donnait accès au plateau supérieur, qui pouvait être situé à moins de dix milles du cap Griffe, et, par conséquent, à quatre milles en droite ligne du plateau de Grande-Vue.

Gédéon Spilett proposa à ses compagnons de faire halte en cet endroit. On accepta, car la marche avait aiguisé l'appétit de chacun, et, bien que ce ne fût pas l'heure du dîner, personne ne refusa de se réconforter d'un morceau de venaison. Ce lunch devait permettre d'attendre le souper à Granite-house.

Quelques minutes après, les colons, assis au pied d'un magnifique bouquet de pins maritimes, dévoraient les provisions que Nab avait tirées de son havre-sac.

L'endroit était élevé de cinquante à soixante pieds au-dessus du niveau de la mer. Le rayon de vue était donc assez étendu, et, passant par-dessus les dernières roches du cap, il allait se perdre jusque dans la baie de l'Union. Mais ni l'îlot, ni le plateau de Grande-Vue n'étaient visibles et ne pouvaient l'être alors, car le relief du sol et le rideau des grands arbres masquaient brusquement l'horizon du nord.

Inutile d'ajouter que, malgré l'étendue de mer que les explorateurs pouvaient embrasser, et bien que la lunette de l'ingénieur eût parcouru point à point toute cette ligne circulaire sur laquelle se confondaient le ciel et l'eau, aucun navire ne fut aperçu.

De même, sur toute cette partie du littoral qui restait encore à explorer, la lunette fut promenée avec le même soin depuis la grève jusqu'aux récifs, et aucune épave n'apparut dans le champ de l'instrument.

« Allons, dit Gédéon Spilett, il faut en prendre son parti et se consoler en pensant que nul ne viendra nous disputer la possession de l'île Lincoln !

— Mais enfin, ce grain de plomb ! dit Harbert. Il n'est pourtant pas imaginaire, je suppose !

— Mille diables, non ! s'écria Pencroff, en pensant à sa mâchelière absente.

— Alors que conclure ? demanda le reporter.

— Ceci, répondit l'ingénieur : c'est qu'il y a trois mois au plus, un navire, volontairement ou non, a atterri…

— Quoi ! vous admettriez, Cyrus, qu'il s'est englouti sans laisser aucune trace ? s'écria le reporter.

— Non, mon cher Spilett, mais remarquez que s'il est certain qu'un être humain a mis le pied sur cette île, il ne paraît pas moins certain qu'il l'a quittée maintenant.
— Alors, si je vous comprends bien, monsieur Cyrus, dit Harbert, le navire serait reparti ? …

— Évidemment.

— Et nous aurions perdu sans retour une occasion de nous rapatrier ? dit Nab.

— Sans retour, je le crains.

— Eh bien ! puisque l'occasion est perdue, en route, » dit Pencroff, qui avait déjà la nostalgie de Granite-house.

Mais, à peine s'était-il levé, que les aboiements de Top retentirent avec force, et le chien sortit du bois, en tenant dans sa gueule un lambeau d'étoffe souillée de boue.

Nab arracha ce lambeau de la bouche du chien. C'était un morceau de forte toile.

Top aboyait toujours, et, par ses allées et venues, il semblait inviter son maître à le suivre dans la forêt.

« Il y a là quelque chose qui pourrait bien expliquer mon grain de plomb ! s'écria Pencroff.

— Un naufragé ! répondit Harbert.

— Blessé, peut-être ! dit Nab.

— Ou mort ! » répondit le reporter.

Et tous se précipitèrent sur les traces du chien, entre ces grands pins qui formaient le premier rideau de la forêt. À tout hasard, Cyrus Smith et ses compagnons avaient préparé leurs armes.

Ils durent s'avancer assez profondément sous bois ; mais, à leur grand désappointement, ils ne virent encore aucune empreinte de pas. Broussailles et lianes étaient intactes, et il fallut même les couper à la hache, comme on avait fait dans les épaisseurs les plus profondes de la forêt. Il était donc difficile d'admettre qu'une créature humaine eût déjà passé par là, et cependant Top allait et venait, non comme un chien qui cherche au hasard, mais comme un être doué de volonté qui suit une idée.

Après sept à huit minutes de marche, Top s'arrêta. Les colons, arrivés à une sorte de clairière, bordée de grands arbres, regardèrent autour d'eux et ne virent rien, ni sous les broussailles, ni entre les troncs d'arbres.

« Mais qu'y a-t-il, Top ? » dit Cyrus Smith.

Top aboya avec plus de force, en sautant au pied d'un gigantesque pin.
Tout à coup, Pencroff de s'écrier :

« Ah ! Bon ! Ah ! Parfait !

— Qu'est-ce ? demanda Gédéon Spilett.

— Nous cherchons une épave sur mer ou sur terre !

— Eh bien ?

— Eh bien, c'est en l'air qu'elle se trouve ! »

Et le marin montra une sorte de grand haillon blanchâtre, accroché à la cime du pin, et dont Top avait rapporté un morceau tombé sur le sol.

« Mais ce n'est point là une épave ! s'écria Gédéon Spilett.

— Demande pardon ! répondit Pencroff.

— Comment ? c'est ? …

— C'est tout ce qui reste de notre bateau aérien, de notre ballon qui s'est échoué là-haut, au sommet de cet arbre ! »

Pencroff ne se trompait pas, et il poussa un hurrah magnifique, en ajoutant :

« En voilà de la bonne toile ! Voilà de quoi nous fournir de linge pendant des années ! Voilà de quoi faire des mouchoirs et des chemises ! Hein ! monsieur Spilett, qu'est-ce que vous dites d'une île où les chemises poussent sur les arbres ? »

C'était vraiment une heureuse circonstance pour les colons de l'île Lincoln, que l'aérostat, après avoir fait son dernier bond dans les airs, fût retombé sur l'île et qu'ils eussent cette chance de le retrouver. Ou ils garderaient l'enveloppe sous cette forme, s'ils voulaient tenter une nouvelle évasion par les airs, ou ils emploieraient fructueusement ces quelques centaines d'aunes d'une toile de coton de belle qualité, quand elle serait débarrassée de son vernis. Comme on le pense bien, la joie de Pencroff fut unanimement et vivement partagée.

Mais cette enveloppe, il fallait l'enlever de l'arbre sur lequel elle pendait, pour la mettre en lieu sûr, et ce ne fut pas un petit travail. Nab, Harbert et le marin, étant montés à la cime de l'arbre, durent faire des prodiges d'adresse pour dégager l'énorme aérostat dégonflé.

L'opération dura près de deux heures, et non-seulement l'enveloppe, avec sa soupape, ses ressorts, sa garniture de cuivre, mais le filet, c'est-à-dire un lot considérable de cordages et de cordes, le cercle de retenue et l'ancre du ballon étaient sur le sol. L'enveloppe, sauf la fracture, était en bon état, et, seul, son appendice inférieur avait été déchiré.

C'était une fortune qui était tombée du ciel.

« Tout de même, monsieur Cyrus, dit le marin, si nous nous décidons jamais à quitter l'île, ce ne sera pas en ballon, n'est-ce pas ? ça ne va pas où on veut, les navires de l'air, et nous en savons quelque chose ! Voyez-vous, si vous m'en croyez, nous construirons un bon bateau d'une vingtaine de tonneaux, et vous me laisserez découper dans cette toile une misaine et un foc. Quant au reste, il servira à nous habiller !

— Nous verrons, Pencroff, répondit Cyrus Smith, nous verrons.

— En attendant, il faut mettre tout cela en sûreté, » dit Nab.

En effet, on ne pouvait songer à transporter à Granite-house cette charge de toile, de cordes, de cordages, dont le poids était considérable, et, en attendant un véhicule convenable pour les charrier, il importait de ne pas laisser plus longtemps ces richesses à la merci du premier ouragan. Les colons, réunissant leurs efforts, parvinrent à traîner le tout jusqu'au rivage, où ils découvrirent une assez vaste cavité rocheuse, que ni le vent, ni la pluie, ni la mer ne pouvaient visiter, grâce à son orientation.

« Il nous fallait une armoire, nous avons une armoire, dit Pencroff ; mais comme elle ne ferme pas à clef, il sera prudent d'en dissimuler l'ouverture. Je ne dis pas cela pour les voleurs à deux pieds, mais pour les voleurs à quatre pattes ! »

A six heures du soir, tout était emmagasiné, et, après avoir donné à la petite échancrure qui formait la crique le nom très-justifié de « port Ballon », on reprit le chemin du cap Griffe. Pencroff et l'ingénieur causaient de divers projets qu'il convenait de mettre à exécution dans le plus bref délai. Il fallait avant tout jeter un pont sur la Mercy, afin d'établir une communication facile avec le sud de l'île ; puis, le chariot reviendrait chercher l'aérostat, car le canot n'eût pu suffire à le transporter ; puis, on construirait une chaloupe pontée ; puis, Pencroff la gréerait en cotre, et l'on pourrait entreprendre des voyages de circumnavigation… autour de l'île ; puis, etc.

Cependant, la nuit venait, et le ciel était déjà sombre, quand les colons atteignirent la pointe de l'Épave, à l'endroit même où ils avaient découvert la précieuse caisse. Mais là, pas plus qu'ailleurs, il n'y avait rien qui indiquât qu'un naufrage quelconque se fût produit, et il fallut bien en revenir aux conclusions précédemment formulées par Cyrus Smith.

De la pointe de l'Épave à Granite-house, il restait encore quatre milles, et ils furent vite franchis ; mais il était plus de minuit, quand, après avoir suivi le littoral jusqu'à l'embouchure de la Mercy, les colons arrivèrent au premier coude formé par la rivière.

Là, le lit mesurait une largeur de quatre-vingts pieds, qu'il était malaisé de franchir, mais Pencroff s'était chargé de vaincre cette difficulté, et il fut mis en demeure de le faire.

Il faut en convenir, les colons étaient exténués. L'étape avait été longue, et l'incident du ballon n'avait pas été pour reposer leurs jambes et leurs bras. Ils avaient donc hâte d'être rentrés à Granite-house pour souper et dormir, et si le pont eût été construit, en un quart d'heure ils se fussent trouvés à domicile.

La nuit était très-obscure. Pencroff se prépara alors à tenir sa promesse, en faisant une sorte de radeau qui permettrait d'opérer le passage de la Mercy. Nab et lui, armés de haches, choisirent deux arbres voisins de la rive, dont ils comptaient faire une sorte de radeau, et ils commencèrent à les attaquer par leur base.

Cyrus Smith et Gédéon Spilett, assis sur la berge, attendaient que le moment fût venu d'aider leurs compagnons, tandis que Harbert allait et venait, sans trop s'écarter.

Tout à coup, le jeune garçon, qui avait remonté la rivière, revint précipitamment, et, montrant la Mercy en amont :

« Qu'est-ce donc qui dérive là ? » s'écria-t-il.

Pencroff interrompit son travail, et il aperçut un objet mobile qui apparaissait confusément dans l'ombre.

« Un canot ! » dit-il.

Tous s'approchèrent et virent, à leur extrême surprise, une embarcation qui suivait le fil de l'eau.
« Oh ! du canot ! » cria le marin par un reste d'habitude professionnelle, et sans penser que mieux peut-être eût valu garder le silence.

Pas de réponse. L'embarcation dérivait toujours, et elle n'était plus qu'à une dizaine de pas, quand le marin s'écria :

« Mais c'est notre pirogue ! Elle a rompu son amarre et elle a suivi le courant ! Il faut avouer qu'elle arrivera à propos !

— Notre pirogue ? … » murmura l'ingénieur.

Pencroff avait raison. C'était bien le canot, dont l'amarre s'était brisée, sans doute, et qui revenait tout seul des sources de la Mercy ! Il était donc important de le saisir au passage avant qu'il fût entraîné par le rapide courant de la rivière, au delà de son embouchure, et c'est ce que Nab et Pencroff firent adroitement au moyen d'une longue perche.

Le canot accosta la rive. L'ingénieur, s'y embarquant le premier, en saisit l'amarre et s'assura au toucher que cette amarre avait été réellement usée par son frottement sur des roches.

« Voilà, lui dit à voix basse le reporter, voilà ce que l'on peut appeler une circonstance…

— Étrange ! » répondit Cyrus Smith.

Étrange ou non, elle était heureuse ! Harbert, le reporter, Nab et Pencroff s'embarquèrent à leur tour. Eux ne mettaient pas en doute que l'amarre ne se fût usée ; mais le plus étonnant de l'affaire, c'était véritablement que la pirogue fût arrivée juste au moment où les colons se trouvaient là pour la saisir au passage, car, un quart d'heure plus tard, elle eût été se perdre en mer.

Si on eût été au temps des génies, cet incident aurait donné le droit de penser que l'île était hantée par un être surnaturel qui mettait sa puissance au service des naufragés !

En quelques coups d'aviron, les colons arrivèrent à l'embouchure de la Mercy. Le canot fut halé sur la grève jusqu'auprès des Cheminées, et tous se dirigèrent vers l'échelle de Granite-house.

Mais, en ce moment, Top aboya avec colère, et Nab, qui cherchait le premier échelon, poussa un cri…

Il n'y avait plus d'échelle.



Jules Verne
L'Île mystérieuse
Deuxième partie : L'abandonné Chapitre 6



Les hélements de Pencroff. — Une nuit dans les Cheminées. — La flèche d'Harbert. — Projet de Cyrus Smith. — Une solution inattendue. — Ce qui s'est passé à Granite-house. — Comment un nouveau domestique entre au service des colons.



Cyrus Smith s'était arrêté, sans dire mot. Ses compagnons cherchèrent dans l'obscurité, aussi bien sur les parois de la muraille, pour le cas où le vent eût déplacé l'échelle, qu'au ras du sol, pour le cas où elle se fût détachée… Mais l'échelle avait absolument disparu. Quant à reconnaître si une bourrasque l'avait relevée jusqu'au premier palier, à mi-paroi, cela était impossible dans cette nuit profonde.

« Si c'est une plaisanterie, s'écria Pencroff, elle est mauvaise ! Arriver chez soi, et ne plus trouver d'escalier pour monter à sa chambre, cela n'est pas pour faire rire des gens fatigués ! »

Nab, lui, se perdait en exclamations !

« Il n'a pas pourtant fait de vent ! fit observer Harbert.

— Je commence à trouver qu'il se passe des choses singulières dans l'île Lincoln ! dit Pencroff.

— Singulières ? répondit Gédéon Spilett, mais non, Pencroff, rien n'est plus naturel. Quelqu'un est venu pendant notre absence, a pris possession de la demeure et a retiré l'échelle !

— Quelqu'un ! s'écria le marin. Et qui donc ? …

— Mais le chasseur au grain de plomb, répondit le reporter. À quoi servirait-il, si ce n'est à expliquer notre mésaventure ?

— Eh bien, s'il y a quelqu'un là-haut, répondit Pencroff en jurant, car l'impatience commençait à le gagner, je vais le héler, et il faudra bien qu'il réponde. »

Et d'une voix de tonnerre, le marin fit entendre un « Ohé ! » prolongé, que les échos répercutèrent avec force.

Les colons prêtèrent l'oreille, et ils crurent entendre à la hauteur de Granite-house une sorte de ricanement dont ils ne purent reconnaître l'origine. Mais aucune voix ne répondit à la voix de Pencroff, qui recommença inutilement son vigoureux appel.

Il y avait là, véritablement, de quoi stupéfier les hommes les plus indifférents du monde, et les colons ne pouvaient être ces indifférents-là. Dans la situation où ils se trouvaient, tout incident avait sa gravité, et certainement, depuis sept mois qu'ils habitaient l'île, aucun ne s'était présenté avec un caractère aussi surprenant.
Quoi qu'il en soit, oubliant leurs fatigues et dominés par la singularité de l'événement, ils étaient au pied de Granite-house, ne sachant que penser, ne sachant que faire, s'interrogeant sans pouvoir se répondre, multipliant des hypothèses toutes plus inadmissibles les unes que les autres. Nab se lamentait, très-désappointé de ne pouvoir rentrer dans sa cuisine, d'autant plus que les provisions de voyage étaient épuisées et qu'il n'avait aucun moyen de les renouveler en ce moment.

« Mes amis, dit alors Cyrus Smith, nous n'avons qu'une chose à faire, attendre le jour, et agir alors suivant les circonstances. Mais pour attendre, allons aux Cheminées. Là, nous serons à l'abri, et, si nous ne pouvons souper, du moins, nous pourrons dormir.

— Mais quel est le sans-gêne qui nous a joué ce tour-là ? » demanda encore une fois Pencroff, incapable de prendre son parti de l'aventure.

Quel que fût le « sans-gêne », la seule chose à faire était, comme l'avait dit l'ingénieur, de regagner les Cheminées et d'y attendre le jour. Toutefois, ordre fut donné à Top de demeurer sous les fenêtres de Granite-house, et quand Top recevait un ordre, Top l'exécutait sans faire d'observation. Le brave chien resta donc au pied de la muraille, pendant que son maître et ses compagnons se réfugiaient dans les roches.

De dire que les colons, malgré leur lassitude, dormirent bien sur le sable des Cheminées, cela serait altérer la vérité. Non-seulement ils ne pouvaient qu'être fort anxieux de reconnaître l'importance de ce nouvel incident, soit qu'il fût le résultat d'un hasard dont les causes naturelles leur apparaîtraient au jour, soit, au contraire, qu'il fût l'œuvre d'un être humain, mais encore ils étaient fort mal couchés. Quoi qu'il en soit, d'une façon ou d'une autre, leur demeure était occupée en ce moment, et ils ne pouvaient la réintégrer.

Or, Granite-house, c'était plus que leur demeure, c'était leur entrepôt. Là était tout le matériel de la colonie, armes, instruments, outils, munitions, réserves de vivres, etc. Que tout cela fût pillé, et les colons auraient à recommencer leur aménagement, à refaire armes et outils. Chose grave ! Aussi, cédant à l'inquiétude, l'un ou l'autre sortait-il, à chaque instant, pour voir si Top faisait bonne garde. Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience habituelle, bien que sa raison tenace s'exaspérât de se sentir en face d'un fait absolument inexplicable, et il s'indignait en songeant qu'autour de lui, au-dessus de lui peut-être, s'exerçait une influence à laquelle il ne pouvait donner un nom. Gédéon Spilett partageait absolument son opinion à cet égard, et tous deux s'entretinrent à plusieurs reprises, mais à mi-voix, des circonstances inexplicables qui mettaient en défaut leur perspicacité et leur expérience. Il y avait, à coup sûr, un mystère dans cette île, et comment le pénétrer ? Harbert, lui, ne savait qu'imaginer et eût aimé à interroger Cyrus Smith. Quant à Nab, il avait fini par se dire que tout cela ne le regardait pas, que cela regardait son maître, et, s'il n'eût pas craint de désobliger ses compagnons, le brave nègre aurait dormi cette nuit-là tout aussi consciencieusement que s'il eût reposé sur sa couchette de Granite-house !

Enfin, plus que tous, Pencroff enrageait, et il était, de bonne foi, fort en colère.

« C'est une farce, disait-il, c'est une farce qu'on nous a faite ! Eh bien, je n'aime pas les farces, moi, et malheur au farceur, s'il tombe sous ma main ! »

Dès que les premières lueurs du jour s'élevèrent dans l'est, les colons, convenablement armés, se rendirent sur le rivage, à la lisière des récifs. Granite-house, frappée directement par le soleil levant, ne devait pas tarder à s'éclairer des lumières de l'aube, et en effet, avant cinq heures, les fenêtres, dont les volets étaient clos, apparurent à travers leurs rideaux de feuillage.

De ce côté, tout était en ordre, mais un cri s'échappa de la poitrine des colons, quand ils aperçurent toute grande ouverte la porte, qu'ils avaient fermée cependant avant leur départ.

Quelqu'un s'était introduit dans Granite-house. Il n'y avait plus à en douter.

L'échelle supérieure, ordinairement tendue du palier à la porte, était à sa place ; mais l'échelle inférieure avait été retirée et relevée jusqu'au seuil. Il était plus qu'évident que les intrus avaient voulu se mettre à l'abri de toute surprise.

Quant à reconnaître leur espèce et leur nombre, ce n'était pas possible encore, puisqu'aucun d'eux ne se montrait.

Pencroff héla de nouveau.

Pas de réponse.

« Les gueux ! s'écria le marin. Voilà-t-il pas qu'ils dorment tranquillement, comme s'ils étaient chez eux ! Ohé ! Pirates, bandits, corsaires, fils de John Bull ! »

Quand Pencroff, en sa qualité d'Américain, avait traité quelqu'un de « fils de John Bull », il s'était élevé jusqu'aux dernières limites de l'insulte.

En ce moment, le jour se fit complètement, et la façade de Granite-house s'illumina sous les rayons du soleil. Mais, à l'intérieur comme à l'extérieur, tout était muet et calme.
Les colons en étaient à se demander si Granite-house était occupée ou non, et, pourtant, la position de l'échelle le démontrait suffisamment, et il était même certain que les occupants, quels qu'ils fussent, n'avaient pu s'enfuir ! Mais comment arriver jusqu'à eux ?

Harbert eut alors l'idée d'attacher une corde à une flèche, et de lancer cette flèche de manière qu'elle vînt passer entre les premiers barreaux de l'échelle, qui pendaient au seuil de la porte. On pourrait alors, au moyen de la corde, dérouler l'échelle jusqu'à terre et rétablir la communication entre le sol et Granite-house.

Il n'y avait évidemment pas autre chose à faire, et, avec un peu d'adresse, le moyen devait réussir. Très-heureusement, arcs et flèches avaient été déposés dans un couloir des Cheminées, où se trouvaient aussi quelques vingtaines de brasses d'une légère corde d'hibiscus. Pencroff déroula cette corde, dont il fixa le bout à une flèche bien empennée. Puis, Harbert, après avoir placé la flèche sur son arc, visa avec un soin extrême l'extrémité pendante de l'échelle.

Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Pencroff et Nab s'étaient retirés en arrière, de façon à observer ce qui se passerait aux fenêtres de Granite-house. Le reporter, la carabine à l'épaule, ajustait la porte.

L'arc se détentit, la flèche siffla, entraînant la corde, et vint passer entre les deux derniers échelons.

L'opération avait réussi.

Aussitôt, Harbert saisit l'extrémité de la corde ; mais, au moment où il donnait une secousse pour faire retomber l'échelle, un bras, passant vivement entre le mur et la porte, la saisit et la ramena au dedans de Granite-house.

« Triple gueux ! s'écria le marin. Si une balle peut faire ton bonheur, tu n'attendras pas longtemps !

— Mais qui est-ce donc ? demanda Nab.

— Qui ? Tu n'as pas reconnu ? …

— Non.

— Mais c'est un singe, un macaque, un sapajou, une guenon, un orang, un babouin, un gorille, un sagouin ! Notre demeure a été envahie par des singes, qui ont grimpé par l'échelle pendant notre absence ! »

Et, en ce moment, comme pour donner raison au marin, trois ou quatre quadrumanes se montraient aux fenêtres, dont ils avaient repoussé les volets, et saluaient les véritables propriétaires du lieu de mille contorsions et grimaces.

« Je savais bien que ce n'était qu'une farce ! s'écria Pencroff, mais voilà un des farceurs qui payera pour les autres ! »
Le marin, épaulant son fusil, ajusta rapidement un des singes, et fit feu. Tous disparurent, sauf l'un d'eux, qui, mortellement frappé, fut précipité sur la grève.

Ce singe, de haute taille, appartenait au premier ordre des quadrumanes, on ne pouvait s'y tromper. Que ce fût un chimpanzé, un orang, un gorille ou un gibbon, il prenait rang parmi ces anthropomorphes, ainsi nommés à cause de leur ressemblance avec les individus de race humaine. D'ailleurs, Harbert déclara que c'était un orang-outang, et l'on sait que le jeune garçon se connaissait en zoologie.

« La magnifique bête ! s'écria Nab.
— Magnifique, tant que tu voudras ! répondit Pencroff, mais je ne vois pas encore comment nous pourrons rentrer chez nous !

—Harbert est bon tireur, dit le reporter, et son arc est là ! Qu'il recommence…

— Bon ! ces singes-là sont malins ! s'écria Pencroff, et ils ne se remettront pas aux fenêtres, et nous ne pourrons pas les tuer, et quand je pense aux dégâts qu'ils peuvent commettre dans les chambres, dans le magasin…

— De la patience, répondit Cyrus Smith. Ces animaux ne peuvent nous tenir longtemps en échec !

— Je n'en serai sûr que quand ils seront à terre, répondit le marin. Et d'abord, savez-vous, monsieur Smith, combien il y en a de douzaines, là-haut, de ces farceurs-là ? »
Il eût été difficile de répondre à Pencroff, et quant à recommencer la tentative du jeune garçon, c'était peu aisé, car l'extrémité inférieure de l'échelle avait été ramenée en dedans de la porte, et, quand on hala de nouveau sur la corde, la corde cassa et l'échelle ne retomba point.

Le cas était véritablement embarrassant. Pencroff rageait. La situation avait un certain côté comique, qu'il ne trouvait pas drôle du tout, pour sa part. Il était évident que les colons finiraient par réintégrer leur domicile et en chasser les intrus, mais quand et comment ? Voilà ce qu'ils n'auraient pu dire.

Deux heures se passèrent, pendant lesquelles les singes évitèrent de se montrer ; mais ils étaient toujours là, et trois ou quatre fois, un museau ou une patte se glissèrent par la porte ou les fenêtres, qui furent salués de coups de fusil.

« Dissimulons-nous, dit alors l'ingénieur. Peut-être les singes nous croiront-ils partis et se laisseront-ils voir de nouveau. Mais que Spilett et Harbert s'embusquent derrière les roches, et feu sur tout ce qui apparaîtra. »

Les ordres de l'ingénieur furent exécutés, et, pendant que le reporter et le jeune garçon, les deux plus adroits tireurs de la colonie, se postaient à bonne portée, mais hors de la vue des singes, Nab, Pencroff et Cyrus Smith gravissaient le plateau et gagnaient la forêt pour tuer quelque gibier, car l'heure du déjeuner était venue, et, en fait de vivres, il ne restait plus rien.

Au bout d'une demi-heure, les chasseurs revinrent avec quelques pigeons de roche, que l'on fit rôtir tant bien que mal. Pas un singe n'avait reparu.

Gédéon Spilett et Harbert allèrent prendre leur part du déjeuner, pendant que Top veillait sous les fenêtres. Puis, après avoir mangé, ils retournèrent à leur poste.

Deux heures plus tard, la situation ne s'était encore aucunement modifiée. Les quadrumanes ne donnaient plus aucun signe d'existence, et c'était à croire qu'ils avaient disparu ; mais ce qui paraissait le plus probable, c'est qu'effrayés par la mort de l'un d'eux, épouvantés par les détonations des armes, ils se tenaient cois au fond des chambres de Granite-house, ou même dans le magasin. Et quand on songeait aux richesses que renfermait ce magasin, la patience, tant recommandée par l'ingénieur, finissait par dégénérer en violente irritation, et, franchement, il y avait de quoi.

« Décidément, c'est trop bête, dit enfin le reporter, et il n'y a vraiment pas de raison pour que cela finisse !

— Il faut pourtant faire déguerpir ces chenapans-là ! s'écria Pencroff. Nous en viendrions bien à bout, quand même ils seraient une vingtaine, mais, pour cela, il faut les combattre corps à corps ! Ah çà ! N'y a-t-il donc pas un moyen d'arriver jusqu'à eux ?
— Si, répondit alors l'ingénieur, dont une idée venait de traverser l'esprit.

— Un ? dit Pencroff. Eh bien, c'est le bon, puisqu'il n'y en a pas d'autres ! Et quel est-il ?

— Essayons de redescendre à Granite-house par l'ancien déversoir du lac, répondit l'ingénieur.

— Ah ! mille et mille diables ! s'écria le marin. Et je n'ai pas pensé à cela ! »

C'était, en effet, le seul moyen de pénétrer dans Granite-house, afin d'y combattre la bande et de l'expulser. L'orifice du déversoir était, il est vrai, fermé par un mur de pierres cimentées, qu'il serait nécessaire de sacrifier, mais on en serait quitte pour le refaire. Heureusement, Cyrus Smith n'avait pas encore effectué son projet de dissimuler cet orifice en le noyant sous les eaux du lac, car alors l'opération eût demandé un certain temps.

Il était déjà plus de midi, quand les colons, bien armés et munis de pics et de pioches, quittèrent les Cheminées, passèrent sous les fenêtres de Granite-house, après avoir ordonné à Top de rester à son poste, et se disposèrent à remonter la rive gauche de la Mercy, afin de gagner le plateau de Grande-Vue.

Mais ils n'avaient pas fait cinquante pas dans cette direction, qu'ils entendirent les aboiements furieux du chien. C'était comme un appel désespéré.

Ils s'arrêtèrent.

« Courons ! » dit Pencroff.

Et tous de redescendre la berge à toutes jambes.

Arrivés au tournant, ils virent que la situation avait changé.

En effet, les singes, pris d'un effroi subit, provoqué par quelque cause inconnue, cherchaient à s'enfuir. Deux ou trois couraient et sautaient d'une fenêtre à l'autre avec une agilité de clowns. Ils ne cherchaient même pas à replacer l'échelle, par laquelle il leur eût été facile de descendre, et, dans leur épouvante, peut-être avaient-ils oublié ce moyen de déguerpir. Bientôt, cinq ou six furent en position d'être tirés, et les colons, les visant à l'aise, firent feu. Les uns, blessés ou tués, retombèrent au dedans des chambres, en poussant des cris aigus. Les autres, précipités au dehors, se brisèrent dans leur chute, et, quelques instants après, on pouvait supposer qu'il n'y avait plus un quadrumane vivant dans Granite-house.

« Hurrah ! s'écria Pencroff, hurrah ! Hurrah !

— Pas tant de hurrahs ! dit Gédéon Spilett.
— Pourquoi ? Ils sont tous tués, répondit le marin.

— D'accord, mais cela ne nous donne pas le moyen de rentrer chez nous.

— Allons au déversoir ! répliqua Pencroff.

— Sans doute, dit l'ingénieur. Cependant, il eût été préférable… »

En ce moment, et comme une réponse faite à l'observation de Cyrus Smith, on vit l'échelle glisser sur le seuil de la porte, puis se dérouler et retomber jusqu'au sol.

« Ah ! mille pipes ! Voilà qui est fort ! s'écria le marin en regardant Cyrus Smith.

— Trop fort ! murmura l'ingénieur, qui s'élança le premier sur l'échelle.

— Prenez garde, monsieur Cyrus ! s'écria Pencroff, s'il y a encore quelques-uns de ces sagouins…

— Nous verrons bien, » répondit l'ingénieur sans s'arrêter.

Tous ses compagnons le suivirent, et, en une minute, ils étaient arrivés au seuil de la porte.

On chercha partout. Personne dans les chambres, ni dans le magasin qui avait été respecté par la bande des quadrumanes.

« Ah çà, et l'échelle ? S'écria le marin. Quel est donc le gentleman qui nous l'a renvoyée ? »

Mais, en ce moment, un cri se fit entendre, et un grand singe, qui s'était réfugié dans le couloir, se précipita dans la salle, poursuivi par Nab.

« Ah ! le bandit ! » s'écria Pencroff.

Et la hache à la main, il allait fendre la tête de l'animal, lorsque Cyrus Smith l'arrêta et lui dit :

« Epargnez-le, Pencroff.

— Que je fasse grâce à ce moricaud ?

— Oui ! C'est lui qui nous a jeté l'échelle ! »

Et l'ingénieur dit cela d'une voix si singulière, qu'il eût été difficile de savoir s'il parlait sérieusement ou non.

Néanmoins, on se jeta sur le singe, qui, après s'être défendu vaillamment, fut terrassé et garrotté.

« Ouf ! s'écria Pencroff. Et qu'est-ce que nous en ferons maintenant ?

— Un domestique ! » répondit Harbert.

Et en parlant ainsi, le jeune garçon ne plaisantait pas tout à fait, car il savait le parti que l'on peut tirer de cette race intelligente des quadrumanes.

Les colons s'approchèrent alors du singe et le considérèrent attentivement. Il appartenait bien à cette espèce des anthropomorphes dont l'angle facial n'est pas sensiblement inférieur à celui des australiens et des hottentots. C'était un orang, et qui, comme tel, n'avait ni la férocité du babouin, ni l'irréflexion du macaque, ni la malpropreté du sagouin, ni les impatiences du magot, ni les mauvais instincts du cynocéphale. C'est à cette famille des anthropomorphes que se rapportent tant de traits qui indiquent chez ces animaux une intelligence quasi-humaine. Employés dans les maisons, ils peuvent servir à table, nettoyer les chambres, soigner les habits, cirer les souliers, manier adroitement le couteau, la cuiller et la fourchette, et même boire le vin… tout aussi bien que le meilleur domestique à deux pieds sans plumes. On sait que Buffon posséda un de ces singes, qui le servit longtemps comme un serviteur fidèle et zélé.
Celui qui était alors garrotté dans la salle de Granite-house était un grand diable, haut de six pieds, corps admirablement proportionné, poitrine large, tête de grosseur moyenne, angle facial atteignant soixante-cinq degrés, crâne arrondi, nez saillant, peau recouverte d'un poil poli, doux et luisant, – enfin un type accompli des anthropomorphes. Ses yeux, un peu plus petits que des yeux humains, brillaient d'une intelligente vivacité ; ses dents blanches resplendissaient sous sa moustache, et il portait une petite barbe frisée de couleur noisette.

« Un beau gars ! dit Pencroff. Si seulement on connaissait sa langue, on pourrait lui parler !

— Ainsi, dit Nab, c'est sérieux, mon maître ? Nous allons le prendre comme domestique ?

— Oui, Nab, répondit en souriant l'ingénieur. Mais ne sois pas jaloux !

— Et j'espère qu'il fera un excellent serviteur, ajouta Harbert. Il paraît jeune, son éducation sera facile, et nous ne serons pas obligés, pour le soumettre, d'employer la force, ni de lui arracher les canines, comme on fait en pareille circonstance ! Il ne peut que s'attacher à des maîtres qui seront bons pour lui.

— Et on le sera, » répondit Pencroff, qui avait oublié toute sa rancune contre « les farceurs ».

Puis, s'approchant de l'orang :

« Eh bien, mon garçon, lui demanda-t-il, comment cela va-t-il ? »

L'orang répondit par un petit grognement qui ne dénotait pas trop de mauvaise humeur.

« Nous voulons donc faire partie de la colonie ? demanda le marin. Nous allons donc entrer au service de M. Cyrus Smith ? »

Nouveau grognement approbateur du singe. « Et nous nous contenterons de notre nourriture pour tout gage ? »

Troisième grognement affirmatif.

« Sa conversation est un peu monotone, fit observer Gédéon Spilett.

— Bon ! répliqua Pencroff, les meilleurs domestiques sont ceux qui parlent le moins. Et puis, pas de gages ! – entendez-vous, mon garçon ? Pour commencer, nous ne vous donnerons pas de gages, mais nous les doublerons plus tard, si nous sommes contents de vous ! »

C'est ainsi que la colonie s'accrut d'un nouveau membre, qui devait lui rendre plus d'un service. Quant au nom dont on l'appellerait, le marin demanda qu'en souvenir d'un autre singe qu'il avait connu, il fût appelé Jupiter, et Jup par abréviation.

Et voilà comme, sans plus de façons, maître Jup fut installé à Granite-house.


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