Les Aventures de Todd Marvel-Les Fantômes du Cinéma
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Publication : 2010-06-09
Lu par Stanley
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Illustration : QwirkSilver
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Quatrième épisode des aventures délirantes du détective Todd Marvel.
Chapitre 01 - L'Incendie des Abattoirs.
Chapitre 02 - Autre Apparition.
Chapitre 03 - La Voiture anesthésique.
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Quatrième épisode des aventures délirantes du détective Todd Marvel.
Chapitre 01 - L'Incendie des Abattoirs.
Chapitre 02 - Autre Apparition.
Chapitre 03 - La Voiture anesthésique.
Quatrième épisode
LES FANTÔMES DU CINÉMA
CHAPITRE PREMIER
L'INCENDIE DES ABATTOIRS
Une carriole attelée d'un cheval venait de s'arrêter en face de l'hôtel habité par le détective John Jarvis, Mateo Street, à San Francisco. Une jeune femme d'une trentaine d'années, dont la beauté robuste et brune décelait une origine espagnole, descendit de la voiture et après avoir attaché son cheval à un barreau de la grille, hissa sans peine sur son épaule une corbeille pleine de magnifiques oranges et fit résonner le timbre électrique de la porte d'entrée.
Ce fut le Canadien Floridor, secrétaire du détective, qui vint ouvrir. Contrairement à son habitude, le géant blond paraissait soucieux.
– Comment allez-vous, señora ? demanda-t-il d'un air distrait.
– Je vous remercie, je me porte aussi bien que possible.
– Et Lolita ?
– La fillette grandit et embellit tous les jours. On lui donnerait quinze ans. Ce sera bientôt une vraie femme !
Après ces politesses préliminaires, la señora qui paraissait elle-même sous l'empire de quelque préoccupation, demanda brusquement :
– Pourrais-je voir Mr Jarvis ?
– C'est qu'il est très occupé, répondit le Canadien avec hésitation. Je vais le lui demander. Entrez dans le petit salon et asseyez-vous. Je reviens à l'instant.
Floridor ne fut absent qu'une minute.
– Mr Jarvis, dit-il, remercie beaucoup la señora Ovando de ses belles oranges – il n'en mange jamais d'autres d'ailleurs – mais il est tellement absorbé, tellement ennuyé, aussi, je dois le dire, qu'il vous prie de vouloir bien l'excuser.
Le beau visage de la visiteuse prit une expression de contrariété.
– Inutile de demander d'où viennent ses ennuis, murmura-t-elle, on n'a toujours pas retrouvé la jolie Miss Elsie, la fille du banquier ?
– Vous êtes au courant ?
– Parbleu, toute la ville ne parle que de cette disparition ! On prétend que le docteur Klaus Kristian, cet infâme bandit a réclamé une rançon d'un million de dollars au banquier Rabington, le tuteur de Miss Elsie, et qu'une fois l'argent touché, il n'a pas rendu la liberté à la jeune fille.
– C'est exact. Mais vous ne savez pas tout. Klaus Kristian a demandé la même somme à Mr Jarvis d'abord puis au milliardaire Oliver Broom, un ami de la famille d'Elsie.
– Et ils ont eu la faiblesse de payer ? s'écria Miss Ovando avec indignation.
– Il n'y a pas eu moyen de faire autrement. À la demande du docteur était jointe une lettre de Miss Elsie elle-même qui suppliait ses protecteurs de payer le plus vite possible, tant elle craignait d'être assassinée.
– C'est inimaginable ! fit la señora, dont l'expressive physionomie reflétait la stupeur. Mais la police ? les détectives ?
– Ils n'ont rien trouvé. Malgré toutes les recherches, malgré les primes énormes offertes à ceux qui apporteraient des renseignements.
La señora Ovando demeurait songeuse plongée dans ses réflexions. Floridor lisait clairement sur sa mobile physionomie qu'elle avait quelque chose à dire et qu'elle hésitait à parler.
– Ce que je ne m'explique guère, c'est que des hommes d'expérience, comme par exemple Mr Rabington, aient versé une pareille somme sans essayer de tendre un piège au bandit quand il viendrait chercher la rançon.
– Cela n'a rien d'extraordinaire. Ils tremblaient pour la vie de Miss Elsie, et ils supposaient avec assez de vraisemblance que Klaus Kristian, une fois nanti d'aussi énormes sommes, tiendrait sa parole fidèlement. Il avait déclaré d'ailleurs que si on tentait quelque chose contre ceux qui viendraient toucher l'argent en son nom, on ne reverrait jamais la jeune fille.
La señora Ovando après un autre silence se décida brusquement.
– J'étais venue, dit-elle, pour donner des nouvelles de Miss Elsie.
– Vous ? s'écria Floridor au comble de la surprise. Pourquoi ne m'avoir pas dit cela quand vous êtes entrée ?
– J'étais très hésitante – et je le suis encore. – Les nouvelles que j'apporte ne sont pas bonnes hélas !…
– N'importe, tout vaut mieux que l'incertitude. Je vais prévenir Mr Jarvis.
Floridor s'était élancé dans le cabinet de travail du détective et presqu'aussitôt il y introduisit la señora Ovando.
Celle-ci fut tout d'abord frappée de l'air triste et abattu du jeune détective. Il lui sembla vieilli de plusieurs années, tant il était pâle et amaigri. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Sur un bureau se trouvait un amoncellement de dépêches expédiées par les policiers de toutes les villes de l'Union et qu'il était occupé à trier. D'un geste infiniment las, il désigna un siège à la señora.
Celle-ci paraissait très émue, très troublée, cherchant ses mots avec embarras.
– J'ai cru devoir vous prévenir, commença-t-elle, si je ne l'avais fait, d'autres seraient venus. Et il vaut mieux que vous appreniez la vérité de la bouche d'une personne qui vous est toute dévouée que d'un indifférent.
John Jarvis tressaillit à cet exorde, pressentant un malheur.
– Je vous écoute, soupira-t-il, je suis prêt à tout entendre.
– Je ne savais pas si je devais venir, j'avais peur de vous faire de la peine. Puis il vaut peut-être mieux que je vous raconte le fait brutalement ! Oui cela est préférable…
« Dans le coin de banlieue que nous habitons, nous n'avons guère d'autre distraction que le cinéma. Une fois ou deux par semaine, je conduis ma petite Lolita à une salle qui se trouve à un mille de la plantation. Le bâtiment n'est pas luxueux, c'est une ancienne grange et il n'y a pas d'autres sièges que des bancs de bois, mais le programme est souvent renouvelé.
« Nous y sommes allées hier et nous avons vu passer sur l'écran le grand incendie des abattoirs de Chicago, un film documentaire…
– Je sais, interrompit nerveusement le détective, l'incendie a eu lieu il y a trois jours.
– Vous êtes sans doute au courant.
– Mais non, je vous assure ! Parlez vite, je suis sur des charbons ardents !
– Je ne sais si je me suis trompée, reprit la señora Ovando avec effort, mais il m'a semblé reconnaître parmi les victimes, la pauvre Miss Elsie, que j'avais eu l'occasion de voir plusieurs fois avant sa disparition.
John Jarvis s'était levé d'un bond.
– Je vous remercie, señora, balbutia-t-il d'une voix étranglée, mais je ne puis pas croire ce que vous me dites ! Cela ne peut pas être vrai !… Il m'est impossible de demeurer dans cette affreuse incertitude. Vite, l'auto ! Il faut que je voie ce film. La señora Ovando nous conduira.
– J'espère que je me suis trompée, répétait celle-ci consternée de l'effet produit par sa révélation.
Floridor avait disparu et revenait l'instant d'après avec l'auto. La señora y pris place avec les deux détectives, laissant le cheval et la carriole d'oranges confiés aux bons soins des domestiques.
Par les belles allées de platanes bordées de plantations qui caractérisent ce coin de la banlieue de San Francisco, ils atteignirent bientôt une sorte de grand hangar peint au lait de chaux, qui était la salle de cinéma installée en pleine campagne par un spéculateur audacieux.
Le directeur, un Américain du sud aux cheveux crépus, fumait sa pipe, en bras de chemise sur le pas de sa porte, le visage protégé contre l'ardeur du soleil par un vaste chapeau de paille.
Il reçut assez mal le détective, et déclara nettement qu'il ne tenait nullement à fatiguer ses bandes pour le plaisir de trois curieux ; mais lorsque John Jarvis lui eut mis dans la main un billet de cinquante dollars en déclarant qu'il ne voulait voir que « l'incendie des abattoirs de Chicago », il devint d'une politesse obséquieuse.
Pendant qu'il grimpait en hâte à la cabine de l'opérateur, les trois spectateurs prirent place dans la salle ténébreuse et fraîche, pleine de silence. Ils n'eurent pas longtemps à attendre. Un pinceau de lumière troua la pénombre, et les images crûment projetées sur la blancheur de l'écran commencèrent à défiler lentement.
John Jarvis sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine, à mesure que se succédaient, avec la crudité réaliste de la photographie, les épisodes de la catastrophe, filmée depuis son début par des opérateurs intrépides.
C'était d'abord la vue d'ensemble des abattoirs (Stock-yards), toute la cité de sang, bâtie à l'ouest de Chicago et où l'égorgement des animaux ne cesse ni jour ni nuit.
Des centaines de trains venus de la prairie déversaient incessamment jusqu'au seuil même des échaudoirs d'apocalyptiques troupeaux de moutons, de porcs et de bœufs, élevés en liberté dans les immenses pâturages et cette vivante marée s'engouffrait sous les arceaux d'acier des grands halls vitrés avec une lenteur impressionnante.
Déjà l'incendie commençait. Une légère fumée, rapidement muée en un nuage énorme s'éleva d'un des bâtiments, un magasin de fourrage. De puissantes pompes à vapeur furent mises en batterie, des escouades de pompiers, la tête protégée d'un casque noir coururent aux endroits menacés.
Déjà il était trop tard, le feu avait gagné une fonderie de suif d'où montait jusqu'aux nuages une colonne de flamme livide, couronnée d'un panache de suie que le vent rabattait sur la ville. L'activité de l'incendie s'accrut encore. Sur l'écran on ne vit plus qu'une mer ondoyante de flammes, une trombe incandescente d'où émergeaient les squelettes noircis des charpentes.
Au premier plan, les pompiers faisaient sauter à la dynamite des « blocks » de maisons pour circonscrire le fléau.
Tout à coup dans ce drame du feu une péripétie effroyable se produisit. Rongées par l'incendie les palissades d'un parc à bestiaux venaient de s'effondrer. Dix mille bœufs des prairies se ruaient sur la foule et dans certaines rues la forçaient à se rejeter vers le brasier.
De cette sanglante tuerie, la bande ne présentait que les quelques épisodes qu'il avait été possible de filmer, hommes et femmes piétinés, éventrés, réduits en bouillie, grillés vifs, ou fuyant sous une pluie de sang avec des hurlements de folie.
John Jarvis était pénétré d'horreur, il eût voulu fuir, échapper à ce spectacle de carnage. Une puissance supérieure à sa volonté le clouait à sa place.
Il vit passer comme dans un cauchemar le reste du film, il vit les rues barrées, les bœufs enragés, abattus à coups de carabine, ou lardés par les baïonnettes des soldats et des policemen, l'incendie enfin dompté.
L'atroce exhibition approchait de sa fin. Sans se l'avouer, le détective gardait au fond du cœur l'espoir que la señora Ovando s'était trompée. Jusqu'alors il n'avait rien vu qui justifiât les affirmations de la jeune femme.
Ce sous-titre macabre venait d'apparaître sur l'écran : Enlèvement des cadavres. John Jarvis fit appel à tout son courage pour avoir la force de continuer à regarder.
Sur le champ de carnage, hérissé de murs croulants, des squelettes d'acier des grands halls, et où couraient encore des fumerolles, comme aux abords d'un cratère de volcan, des escouades de travailleurs relevaient les corps par centaines sur des brancards.
– Moins vite ! cria Jarvis à l'opérateur.
Le lugubre cortège défila plus lentement sur l'écran. Avec des regards avides, angoissés, le détective scrutait éperdument chacun des lamentables groupes.
– Regardez, fit tout à coup la señora.
Deux policemen venaient d'apparaître portant une jeune femme lamentablement mutilée, le torse presque coupé en deux, sans doute par la chute d'une poutre de fer ; le visage d'une idéale beauté était seul demeuré intact ; les yeux mi-clos, elle semblait dormir.
– Elsie ! cria John Jarvis avec un sanglot déchirant.
Aucun doute ne pouvait subsister sur l'identité de la morte. On reconnaissait même un minuscule grain de beauté que la jeune fille portait à la joue gauche.
La lugubre bande acheva de passer sur l'écran dans un morne silence. Ni Floridor, ni la señora Ovando ne se sentaient le courage d'offrir à John Jarvis de banales consolations.
La jeune femme cependant était très surprise de ce violent chagrin ; elle était à mille lieues de supposer que le détective eût pour Miss Elsie une si profonde affection. Une fois hors de la salle elle ne put s'empêcher de faire part de son étonnement à Floridor.
– Mr Jarvis, répondit celui-ci, ne m'a jamais fait de confidence à ce sujet, mais je sais qu'il adorait la malheureuse jeune fille jusqu'à la passion sans lui avoir cependant jamais fait part de ses sentiments.
Après avoir pris congé de la señora Ovando qui devant la tristesse de John Jarvis regrettait presque sa démarche, celui-ci remonta en auto et regagna la ville en proie à un morne abattement.
Le soir même il dut prendre le lit en proie à une violente attaque de fièvre cérébrale.
CHAPITRE II
AUTRE APPARITION
Trois semaines s'étaient écoulées depuis les événements que nous venons de raconter.
John Jarvis, quoique encore très affaibli, était maintenant complètement guéri.
Il s'était remis beaucoup plus vite qu'on n'eût pu l'espérer, aussi bien grâce au dévouement de Floridor, qu'à la volonté tenace qu'il avait de tirer vengeance du docteur Klaus Kristian.
Sitôt qu'il avait été rétabli, il s'était rendu à Chicago pour recueillir tous les renseignements qui lui manquaient sur la mort de Miss Elsie.
Il eut la déconvenue de ne rien découvrir de plus que ce qu'il savait déjà.
Dans la fièvre d'activité qui distingue la vie américaine, on avait déjà presque oublié le terrible incendie des abattoirs, qui cependant n'avait pas fait moins de quinze cents victimes.
Les bâtiments détruits étaient déjà en grande partie reconstruits, et l'on commençait à parler de la catastrophe comme d'une vieille histoire. Tous ceux auxquels s'adressa le détective ne purent lui fournir que de vagues indices.
On lui montra les photographies des victimes qui n'avaient pas été reconnues, Elsie n'y figurait pas.
– La personne dont vous parlez, lui répondait-on, a sans doute été identifiée et réclamée par sa famille. Consultez la liste des noms et les actes de décès.
Le nom de Miss Elsie Godescal ne figurait nulle part.
À force de recherches, on découvrit les policemen qui avaient transporté le cadavre et qui figuraient dans le film documentaire. Leurs souvenirs étaient confus. Il était très possible qu'ils eussent porté le cadavre de la jeune fille dont on leur parlait, mais ils avaient charrié tant de corps, en déblayant les décombres, qu'ils ne pouvaient rien affirmer.
En désespoir de cause, John Jarvis résolut de se rendre à Los Angeles où était installée la firme cinématographique Atlanta, par les soins de laquelle l'incendie avait été filmé.
La distance de San Francisco à la cité des films n'est pas considérable, le détective décida donc de s'y rendre en auto, accompagné du dévoué Canadien. Ce dernier avait pris le volant et pilotait la voiture avec sa maestria habituelle dans la cohue des véhicules de tout genre qui encombraient la grande route.
– Je crains, dit Floridor, qu'après avoir vu le directeur de l'Atlanta, nous ne soyons pas beaucoup plus avancés.
– Qu'importe, répondit John Jarvis avec décision ; je n'attends pas grand résultat de cette visite, mais elle doit être faite. Si nous n'apprenons rien je ne serai pas découragé pour cela. Depuis ma guérison, je me sens une énergie nouvelle, une force d'endurance – au physique et au moral – que je ne me suis jamais connue. Dussé-je y mettre des années et dépenser toute ma fortune, je me suis juré de retrouver Klaus Kristian et de le faire asseoir dans le fauteuil d'électrocution.
– Je vous y aiderai de toutes mes forces, déclara le Canadien avec conviction.
Ils approchaient maintenant de cette étrange ville de Los Angeles, où l'on a construit pour les besoins de l'industrie cinématographique des échantillons de tous les paysages du monde, et déjà ils apercevaient des clochers et des toitures qui confondaient dans un surprenant méli-mélo toutes les architectures passées et présentes.
Ils pénétrèrent bientôt dans le vaste parc ceint de hautes murailles qui entourait les studios et le théâtre de la société Atlanta.
À droite un temple hindou était entouré d'une forêt vierge en miniature avec palmiers, bananiers et bambous géants. À gauche un chalet norvégien était ombragé de noirs sapins et de bouleaux que l'on couvrait au besoin de neige factice pour donner la complète illusion d'un paysage polaire.
À quelques pas de là, des ouvriers mettaient la dernière main à une ruelle du vieux Londres du temps de Shakespeare, et les décorateurs passaient en couleur les toits de carton bitumé et les façades de staff. Une troupe de Peaux-Rouges authentiques, armés du tomahawk et couronnés de plumes d'aigles, faisait vis-à-vis à un groupe de seigneurs de l'époque des Valois, aux pourpoints brodés de perles, aux petites toques de velours entourées d'une chaîne d'or. À une buvette en plein air, des courtisanes grecques en harmonieux peplos blancs, prenaient du thé et des gâteaux en compagnie de farouches sans-culottes, armés de piques et coiffés du bonnet rouge.
C'était un étrange salmigondis de toutes les époques, de tous les pays et de tous les peuples. Au milieu de cette cohue bariolée, les metteurs en scène, les régisseurs et les scénaristes se démenaient avec cette nervosité qui n'existe qu'en Amérique et disposaient les groupes devant les appareils de prise de vues manœuvrés par les opérateurs.
N'accordant qu'un regard distrait à ce pittoresque tableau, John Jarvis et Floridor se firent conduire au cabinet du directeur qui les reçut aimablement, se mit à leur entière disposition mais, comme ils l'avaient pensé, ne put malgré toute sa bonne volonté, apporter à leur enquête aucun fait nouveau.
Ils allaient se retirer lorsque John Jarvis s'avisa d'une chose à laquelle jusqu'alors il n'avait pas songé.
– Ne pourrai-je, demanda-t-il, interroger les photographes qui ont procédé au tirage du négatif et les ouvrières qui ont fait le montage des bandes ?
– Comme il vous plaira. Je suis obligé de vous quitter, mais mon secrétaire vous conduira partout où vous voudrez.
Les deux détectives pénétrèrent à la suite de leur guide dans les vastes ateliers où avaient lieu le tirage et le séchage des bandes.
Sur leur demande, on rechercha le négatif, c'est-à-dire le cliché original, et on le fit passer devant eux sur l'écran, dans une des salles de projection.
Là une surprise extraordinaire attendait John Jarvis. Arrivé au tableau de l'enlèvement des corps, il reconnut parfaitement les deux policemen qui, dans le film vu à San Francisco transportaient le cadavre de Miss Elsie, mais sur le négatif c'était un cadavre sans tête qui reposait sur le brancard.
– Je ne m'attendais pas à une pareille découverte, murmura le détective avec une stupeur où il entrait une joie immense.
« Je suis presque sûr maintenant qu'Elsie est encore vivante. Nous nous trouvons en présence d'une nouvelle machination du Docteur Kristian. Il a voulu faire croire à la mort de la jeune fille pour faire cesser les recherches. Il s'agit maintenant de tirer au clair cette singulière histoire.
John Jarvis prit à part le chef d'atelier et le mit au courant.
– Dans un but facile à comprendre, conclut-il, un de vos ouvriers a truqué une ou plusieurs des bandes livrées à la location.
– Rien d'ailleurs n'est plus facile que ce truquage, expliqua le technicien. La jeune fille que vous cherchez a dû être photographiée endormie ou évanouie. La tête découpée a été collée sur la pellicule, qui ainsi surchargée a été photographiée de nouveau pour obtenir une image nette. Enfin on a coupé un morceau de la bande véritable et on l'a remplacé, en le recollant à la dextrine, par le fragment falsifié.
« Seulement, ajouta le chef d'atelier, il a fallu, pour mener la chose à bien, la complicité d'une des ouvrières de l'atelier de montage, qui sont chargées de mettre les pellicules dans l'ordre voulu et de les coller.
– Allons à l'atelier de montage, dit le détective, brûlant d'impatience.
Ils pénétrèrent à la suite du chef d'atelier, dans une grande pièce où travaillaient une trentaine d'ouvrières, assises à de longues tables.
– Qui a monté « l'Incendie des Abattoirs » ? demanda le chef.
– C'est moi, répondit aussitôt une jeune fille à la physionomie pleine de douceur et de timidité.
– Pourquoi avez-vous coupé un fragment de la bande pour y en substituer un autre. Vous avez commis là une faute très grave, et qui va être la cause de votre renvoi. Cela m'étonne de vous qui êtes une excellente ouvrière, Miss Dolly.
– Je n'ai fait que ce qui m'était ordonné, balbutia la jeune fille dont les yeux se mouillaient de larmes.
– Et qui vous a ordonné cela ?
– Le contremaître Otto Lentz. Il m'a dit que c'était de votre part, que ce fragment de bande avait été oublié par les opérateurs, enfin qu'il valait mieux mettre un joli visage de femme qu'un cadavre sans tête.
– Vous me dites toute la vérité Miss Dolly. Songez qu'il y va de votre place.
– Pourquoi mentirai-je. D'ailleurs le fait se produit tous les jours. Il n'y a guère de bande qui ne soit raccourcie ou allongée plusieurs fois avant d'arriver à sa forme définitive. Vous le savez aussi bien que moi.
– C'est très bien, Miss, je vous remercie. J'ai confiance en votre parole.
Le chef d'atelier conduisit les deux détectives à son cabinet et envoya immédiatement chercher Otto Lentz. Jarvis vit entrer un gros homme, aux cheveux d'un blond sale, au regard faux dont les politesses obséquieuses l'indisposèrent tout d'abord défavorablement.
– Je suis détective, lui dit-il à brûle-pourpoint. Vous êtes accusé d'avoir falsifié dans un but criminel la bande « l'Incendie des Abattoirs ».
L'homme était devenu blême.
– Ce n'est pas moi, balbutia-t-il, ce doit être au montage.
– Vous mentez, c'est vous qui avez porté à Miss Dolly ce fragment truqué préparé par vous. Combien avez-vous reçu pour cela ?
– Mais rien, je vous jure !… Il y a malentendu.
– Je vous conseille d'être franc, s'écria Jarvis perdant patience, si vous ne me dites pas tout ce que vous savez, je vous emmène en prison séance tenante.
Et le détective fit tinter dans sa poche une paire de menottes.
– Si au contraire vous parlez sincèrement, vous ne serez pas poursuivi, ajouta-t-il d'un ton plus doux. Vous avez à choisir.
– Je dirai ce que je sais, dit l'homme à contrecœur.
– C'est bien, répondez à mes questions. Combien avez-vous reçu ?
– Cent dollars. C'est un gentleman d'un certain âge, très correct qui m'a assuré qu'il voulait seulement faire une blague à sa belle-sœur.
– Vous deviez savoir que ce genre de blagues peut avoir des conséquences très graves. Les cent dollars ont eu raison de vos scrupules, voilà la vérité, puis vous croyiez n'être jamais découvert. Maintenant, dites-moi comment était l'homme dont vous venez de parler ?
– Gros, trapu, avec des cheveux roux, une forte mâchoire, mais ce qui m'a frappé ce sont ses mains, des poings à assommer un bœuf.
– Pas de doute, murmura le détective, c'est le docteur Klaus Kristian.
– Attendez, interrompit le chef d'atelier, un homme répondant à ce signalement est venu peu de temps après l'incendie acheter un film. Je me trouvais à la location quand il s'y est présenté. Je me souviens du fait, car il est très rare que les exploitants achètent une bande, ils se contentent de la louer. L'inconnu a dit qu'il voulait garder le souvenir d'un événement aussi mémorable que l'incendie des abattoirs de Chicago, et il a payé rubis sur l'ongle.
– Nul doute qu'il ne se soit arrangé pour faire passer le film truqué dans les principaux établissements de San Francisco, afin que nous en soyons informés. Je reconnais là une de ces combinaisons machiavéliques qui sont familières au docteur. Maintenant, je suis absolument convaincu que Miss Elsie est encore vivante !
Après avoir sévèrement morigéné le contremaître et laissé au chef d'atelier une gratification princière pour lui et son personnel, John Jarvis prit congé du secrétaire qui l'avait accompagné et se dirigea vers son auto.
Il se disposait à y prendre place lorsqu'il vit arriver en courant Dolly, l'ouvrière monteuse qui avait été interrogée la première.
– J'ai quelque chose d'important à vous apprendre, fit-elle. La jeune dame qui vous intéresse figure dans une autre bande, une bande toute récente que nous sommes en train de monter. Je m'en suis aperçue quand vous avez été parti, je croyais d'abord que ce n'était qu'une ressemblance, mais il s'agit certainement de la même personne.
Le détective revint précipitamment sur ses pas en proie à une émotion qu'il n'essayait pas de dissimuler. Allait-il se trouver en face d'un nouveau traquenard combiné par son ennemi ? Était-ce le hasard qui cette fois secourable, allait lui fournir une piste nouvelle ? Il se le demandait avec anxiété.
Cinq minutes plus tard, il était installé avec Floridor dans une petite salle de projection, et l'on faisait passer devant eux le film indiqué par l'ouvrière.
C'était une bande documentaire d'un piètre intérêt, montrant les principaux sites du Central Park de New York. Le film avait été tourné un jour de fête, par beau temps, et les superbes avenues regorgeaient d'une foule bruyante et parée.
Ce fut d'abord le musée de sculpture et celui d'histoire naturelle qui apparurent successivement sur l'écran. Puis l'esplanade où se démenaient une centaine de musiciens noirs. Enfin on montrait les coins les plus verdoyants de ce Park qui est presque aussi grand que notre bois de Boulogne, tantôt une statue au milieu d'un massif de rhododendrons et de mimosas, tantôt un platane ou un chêne centenaire.
Tout à coup John Jarvis poussa un cri et l'opérateur prévenu immobilisa pendant quelques instants l'image projetée sur l'écran. Dans une allée solitaire et bordée de peupliers de Virginie, un homme et une femme se promenaient lentement ; l'homme était obèse, l'air commun, le geste brutal ; la femme délicate, maladive, se soutenant à peine ; une épaisse voilette cachait ses traits.
À un moment donné, elle demeura un peu en arrière de son compagnon, releva sa voilette et regarda autour d'elle d'un air d'angoisse.
– Elsie ! c'est Miss Elsie, s'écria le détective dans un brusque élan de tout son être. Elle est vivante…
Cependant sur l'écran le gros homme s'était retourné et voyant que la jeune fille avait soulevé sa voilette il la menaçait de sa canne. Puis, après l'avoir forcée à cacher de nouveau ses beaux traits, il la prit brutalement par le bras et l'entraîna.
Un taxi-cab venait à la rencontre du couple. L'homme fit signe de sa canne, ouvrit la portière, poussa la jeune fille à l'intérieur de la voiture, et y monta lui-même après avoir jeté une adresse au chauffeur. L'instant d'après, le taxi-cab avait disparu au tournant d'une allée.
John Jarvis était tellement ému qu'il n'avait pas la force de prononcer une parole. Il resta quelques instants silencieux, comme accablé par la joie trop vive qu'il éprouvait.
– Elle est vivante, et je sais qu'elle habite New York ! balbutia-t-il enfin. Il faut que nous la retrouvions. Tu entends, Floridor ! nous allons prendre le rapide à l'instant même ! et même le rapide c'est bien lent, si je savais qu'il y eût en ce moment un bon appareil au camp d'aviation nous irions à New York en avion.
– Comme il vous plaira, répondit placidement le Canadien.
Et il ajouta après un instant de réflexion :
– C'est malheureux que nous ne sachions pas l'adresse.
– N'importe comment il faudra que nous la découvrions.
Floridor réfléchissait toujours.
– Et si je vous donnais, moi, s'écria-t-il enfin, le moyen de l'avoir, cette adresse ? Il ne tient qu'à vous de la connaître dans cinq minutes.
– Tu divagues ?
– Je parle le plus sérieusement du monde. Est-ce que le docteur Klaus Kristian – car c'est bien lui – n'a pas tout à l'heure donné son adresse au chauffeur ?
– Je ne vois pas où tu veux en venir.
– Cette phrase que nous n'avons pu entendre, un sourd-muet, habitué à épeler le sens de chaque mot sur les lèvres de son interlocuteur, la lira facilement sur l'image.
– Tu viens d'avoir là une idée géniale… Il faut tout de suite trouver un sourd-muet. Si nous avions la chance qu'il y en ait un dans l'établissement.
– C'est fort possible. Attendez-moi là. Je cours chez le directeur.
Dix minutes plus tard, le Canadien revenait escorté d'un petit vieillard somptueusement vêtu d'un costume de seigneur du temps de la Régence. C'était un des figurants de l'Atlanta qui, une dizaine d'années auparavant, avait eu la langue coupée par des bandits mexicains, faute d'avoir pu payer rançon et qu'une explosion de dynamite avait rendu complètement sourd. C'était un Écossais, nommé Allan Rigby, et le pauvre diable se prêta de bonne grâce à ce qu'on exigeait de lui.
Lorsque la scène du Central Park reparut sur l'écran et qu'il eut vu l'infernal docteur donner une adresse au chauffeur, il écrivit presque aussitôt après sur l'ardoise qui ne le quittait jamais : 287, Colombus Avenue.
Le Canadien, avec sa prudence ordinaire, nota aussitôt sur son carnet cette précieuse indication. Quant à John Jarvis il était si content qu'il fourra, sans y regarder, un billet de cinq cents dollars dans la main du sourd-muet, puis il s'élança vers l'auto avec une vivacité que Floridor ne lui connaissait plus.
Quelques minutes plus tard ils arrivaient au camp d'aviation ; John Jarvis payait comptant un biplan d'une des premières marques américaines, achetait au vestiaire deux combinaisons doublées d'épaisses fourrures, deux passe-montagnes, deux casques, et ainsi prémunis contre le froid des grandes altitudes, les deux hommes s'installaient dans l'aéroplane, l'un dans le cockpit du pilote, l'autre, le Canadien, comme simple passager.
John Jarvis était un pilote expérimenté. Après un démarrage savant, l'avion prit de la hauteur et les moteurs commencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables. Le Pacifique se fondit vers l'ouest dans la brume lointaine pendant que grandissait vers l'est la masse imposante des Montagnes Rocheuses.
John Jarvis consulta ses instruments de route ; il filait sur New York à raison de trois cents kilomètres à l'heure.
CHAPITRE III
LA VOITURE ANESTHÉSIQUE
Le huitième étage de l'Hôtel Washington était divisé en une série de petits logements tous disposés de façon identique. En entrant, un petit salon d'attente meublé de quelques sièges et d'un guéridon sur lequel était placé le téléphone ; derrière cette première pièce, un salon chambre à coucher dont le meuble le plus apparent était une énorme armoire à glace ou armoire à dormir (folding-bed), dont le panneau rabattu le soir découvrait un sommier à ressorts et un mince matelas. À côté de la chambre à coucher, il y avait une salle de bains installée de façon confortable.
Ces petits appartements, dont le loyer mensuel était de cinq cents dollars, étaient réservés aux clients les moins fortunés du somptueux hôtel.
C'était pourtant dans deux de ces modestes logis que s'étaient installés le détective John Jarvis et son ami et collaborateur Floridor, sitôt après leur arrivée à New York par la voie des airs.
L'Hôtel Washington et plus spécialement le huitième étage de cet hôtel, avait à leurs yeux cet énorme avantage d'être situé Colombus Avenue, et de dominer un modeste family house situé au n° 287, où ils avaient la presque certitude que Miss Elsie se trouvait prisonnière.
De la fenêtre de leurs logements, ils pouvaient contrôler, sans risque d'être vus, toutes les allées et venues de la maison d'en face.
La première idée du détective une fois arrivé à New York, avait été de se rendre à la direction de la police, de faire cerner le family house par une nuée de policemen et de s'emparer coûte que coûte du docteur Klaus Kristian.
Un moment de réflexion avait suffi pour lui faire abandonner ce projet par trop simpliste. Kristian était un malfaiteur trop rusé pour ne pas avoir pris toutes sortes de précautions. Il avait dû se ménager des moyens de fuir rapidement en cas d'alerte et il était à craindre qu'il ne disparût pour toujours s'il avait le moindre soupçon.
Une autre considération retint encore le détective qui tenait encore plus à délivrer Miss Elsie qu'à capturer le bandit. Il redouta que ce dernier se voyant traqué, n'assassinât la jeune fille, s'il ne parvenait pas à l'emmener avec lui dans sa fuite.
Après avoir discuté la question avec Floridor, il décida qu'on agirait avec la plus grande prudence et que rien ne se ferait à la légère.
Pour se conformer à ce programme les deux détectives avaient tout d'abord apporté de profondes modifications à leur aspect extérieur. Le Canadien s'était appliqué une paire de grosses moustaches-postiches d'un noir d'ébène, s'était fait teindre les cheveux de la même couleur. Vêtu d'un ample raglan à carreaux verts et jaunes, coiffé d'une casquette de cheval à large visière, il faisait tout de suite penser à ces habitués des champs de courses dont l'aspect rappelle à la fois le maquignon des déserts de l'Ouest, le paysan cossu et le lad d'écurie.
Affublé de favoris rouges et de lunettes, armé d'un portefeuille gonflé de paperasses, John Jarvis vêtu d'un complet noir blanchi aux coudes, ressemblait à un clerc d'homme de loi, ou à un de ces hommes d'affaires de dernier ordre qui pullulent sur le pavé de New York. D'ailleurs, il n'adressait jamais la parole à Floridor, en présence des domestiques de l'hôtel, de façon à faire croire qu'ils étaient complètement étrangers l'un à l'autre.
Pendant la matinée du premier jour qu'ils passèrent à surveiller le family house, ils ne virent ni Kristian, ni Miss Elsie, ce qui commença à les inquiéter ; ils tremblèrent d'être, cette fois encore, arrivés trop tard.
– Je remarque une chose, dit John Jarvis, c'est que ce family house paraît habité par une clientèle spéciale, toute la matinée, ç'a été un va-et-vient de personnages vêtus de noir, de vieilles misses à lunettes se rendant à la chapelle voisine avec de gros livres de prières, tous d'une allure éminemment cléricales.
– J'ai entendu un des Noirs de l'ascenseur dire que cette maison était très sérieuse, que toutes les lumières s'y éteignaient dès vingt et une heures et qu'enfin on y entendait souvent retentir le chant des cantiques. Le propriétaire du family house est une mistress Plitch, très considérée dans le quartier.
– Je suis surpris que Klaus Kristian, qui a des bank-notes plein ses poches, soit venu s'installer dans un pareil endroit. Je suis même très étonné qu'il n'ait pas encore quitté l'Amérique.
– Pourvu que nous ne soyons pas sur une fausse piste, car enfin l'adresse qu'a donnée Kristian au chauffeur peut être celle d'un de ses amis ou complices…
– Eh bien, non ! s'écria tout à coup John Jarvis, dont le visage s'illumina, nous sommes sur la bonne voie, j'en ai maintenant la preuve… Regarde et tu t'en convaincras, mais prends bien soin de ne pas faire remuer le rideau qui nous cache…
Avec prudence, le Canadien risqua un œil par l'interstice des rideaux dans la direction de family house. Au deuxième étage une fenêtre venait de s'ouvrir et Miss Elsie, vêtue d'une méchante robe de soie noire, s'était accoudée à la barre d'appui et regardait mélancoliquement dans la rue.
Cette apparition ne dura qu'une minute.
Une silhouette d'homme se montra derrière la jeune fille qui, aussitôt, avec un geste d'épouvante, referma précipitamment la fenêtre.
– Pauvre chère Elsie ! murmura douloureusement John Jarvis ; as-tu vu comme elle est pâle et amaigrie, ce n'est plus qu'une ombre.
– J'ai été frappé de la terreur que lui inspire le vieux bandit ; ses mains tremblaient quand elle a refermé la fenêtre. Le coquin la martyrise… et dans quel but ?…
– J'ai remarqué autre chose, reprit John Jarvis d'un air soucieux… As-tu vu ses yeux vagues, exorbités, qui paraissaient immenses dans le visage amaigri ? Je n'ai vu ces prunelles effarées et qui semblent regarder dans le vide qu'à des femmes atteintes d'une maladie nerveuse…
– Les sujets qu'emploient les hypnotiseurs ont aussi de ces regards hallucinés…
Tous deux demeurèrent silencieux comme s'ils n'osaient pas aller jusqu'au bout de leur pensée.
– Je comprends ce que tu veux dire, reprit enfin John Jarvis. Malheureusement, c'est toi qui dois être dans le vrai.
– J'ai toujours pensé qu'au château d'Isis-Lodge, Kristian a dû endormir Miss Elsie dont l'extrême nervosité faisait un sujet d'une impressionnabilité exceptionnelle. Elle devait obéir à un ordre donné par lui, pendant qu'elle était plongée dans le sommeil hypnotique, quand sans donner d'explications à personne elle est montée en auto pour quitter le château.
– Et aussi – sans nul doute ! – quand de si mystérieuse façon elle est venue ouvrir aux bandits le caveau qui renfermait le cercueil de platine…
John Jarvis était retombé dans sa sombre rêverie et pendant le reste de la journée il ne prononça que de rares paroles.
Miss Elsie n'avait plus reparu à la fenêtre. Quant à Klaus Kristian il ne s'était pas encore montré et cette absence paraissait inexplicable aux deux détectives.
Le lendemain matin, dès l'aube, ils reprirent patiemment leur faction. Vers neuf heures un respectable clergyman drapé dans un ample manteau noir et coiffé d'un chapeau à grands bords, sortit du family house et envoya un des domestiques lui chercher un taxi auto à la station voisine. Il y monta et partit pour ne rentrer qu'un peu avant la fermeture des portes.
– Je n'ai pas vu ses traits, dit le détective, mais je ne sais quel pressentiment me dit que ce respectable ecclésiastique est notre homme.
– Klaus Kristian est plus grand et moins gros.
– Le coquin a pu se faire maigrir, adopter des bottines à hauts talons, il a plus d'un tour dans son sac. Sais-tu ce que tu devrais faire ? Descends au bar prendre une tasse de thé et tâche de te procurer quelques renseignements sur ce pieux personnage.
– Je ne suis pas sûr de réussir, surtout s'il n'y a pas longtemps qu'il habite le family house.
– Va toujours.
Floridor remonta une heure après la mine satisfaite.
– J'ai des tas de tuyaux, fit-il en riant. Le révérend qui t'intéresse se nomme le pasteur Jérémias Bott, c'est un saint homme qui appartient à une secte de puyséistes des plus sévères, il est très pieux et très charitable. Il y a plus d'un mois qu'il vit au family house avec sa nièce, une jeune fille d'une santé très délicate, qu'on ne voit presque jamais.
– C'est lui ! c'est Kristian, s'écria le détective, mon flair ne m'avait pas trompé.
– Ce n'est pas tout. Le révérend Jérémias Bott sort exactement à neuf heures chaque matin, en taxi auto, et ne rentre souvent que le soir. Il va, dit-il, évangéliser les quartiers pauvres et y distribuer des aumônes.
– Ce que tu dis me confirme dans mon opinion. Il ne sort qu'en taxi pour éviter les mauvaises rencontres et la police n'aurait jamais l'idée d'aller le chercher dans la respectable maison où il s'est réfugié. C'est un malin, mais je crois que cette fois nous aurons sa peau !
Le reste de la journée se passa sans aucun incident.
Le lendemain un peu avant neuf heures, John Jarvis descendit au bar et tout en faisant mine d'être absorbé dans la lecture des journaux, il vit le révérend monter en voiture et tout de suite il reconnut en lui le docteur Klaus Kristian. Il était grimé avec une telle habileté que le détective eût hésité, s'il n'eût remarqué les énormes mains du prétendu pasteur Jérémias.
Cette fois, il n'y avait plus à tergiverser, il fallait agir le plus vite possible. John Jarvis et Floridor passèrent l'après-midi à combiner un plan qui devait réussir immanquablement et toute la soirée ils firent divers préparatifs nécessités par le coup de main qu'ils allaient tenter.
Ils ne dormirent guère cette nuit-là et dès cinq heures du matin, Floridor quittait furtivement l'hôtel, si bien déguisé que le concierge qui, d'ailleurs, sommeillait encore à moitié, ne le reconnut pas.
Il ne ressemblait plus à un habitué des hippodromes ; on eût dit plutôt un brave chauffeur de taxi, à la casquette de cuir bouilli, bordée de cuivre, à l'épaisse pèlerine doublée de fourrures remontée jusqu'aux oreilles. Un masque de fil de fer où s'encastraient de gros verres de lunettes compléta cet équipement, une fois que le Canadien fut arrivé à une certaine distance de l'hôtel.
Alors, il sauta dans un « car » déjà bondé de travailleurs qui se dirigeaient vers les chantiers de Broadway.
John Jarvis sortit de l'hôtel deux heures après, gagna une des stations du chemin de fer aérien qui le déposa à proximité du Central Police Office.
Ce matin-là, vers huit heures, il y avait une trentaine de taxis autos à la station Colombus Avenue ; à huit heures quinze, il n'y en avait plus qu'une vingtaine, à huit heures et demie, il en restait sept, un peu avant neuf heures, il n'y en avait plus qu'un seul. À cette heure relativement matinale, il n'y avait jamais eu pareille affluence de clients ; on eût dit que tous s'étaient donné le mot pour dégarnir la station.
À mesure que l'heure approchait, l'unique chauffeur demeuré sur la place, consultait impatiemment sa montre, échangeant de temps à autre des signes mystérieux avec un personnage assis sur un banc et qui, tout en paraissant absorbé dans sa lecture, ne perdait pas la voiture de vue un seul instant.
À neuf heures moins quelques minutes, une jeune fille à la mine chétive, entièrement vêtue de noir à la mode de certaines sectes rigoristes, s'arrêta devant le taxi.
– Voulez-vous venir prendre un gentleman au family house de Mrs Plitch ? demanda-t-elle. C'est à deux pas d'ici.
– Je sais, j'y suis déjà venu chercher un révérend clergyman.
– C'est le même.
– All right ! Je viens de suite.
Le chauffeur mit son moteur en mouvement et se dirigea vers le family house qui n'était guère qu'à cinq cents mètres de là et sa voiture vint stationner au ras du trottoir, en face du perron de l'établissement.
L'homme assis sur le banc s'était levé et tout en ayant l'air de marcher avec la nonchalance d'un flâneur, il était arrivé en face du n° 287 de Colombus Avenue, presqu'en même temps que le taxi ; seulement il était demeuré de l'autre côté du trottoir, presqu'au seuil du bar de l'hôtel Washington.
Le révérend Jérémias Bott venait de paraître. D'un geste plein d'onction, il bénit la patronne du family house, la corpulente Mrs Plitch qui l'avait accompagné, suivant un rite consacré jusqu'au seuil de sa pieuse demeure, et il monta dans le taxi dont le chauffeur, respectueusement, lui tenait la portière grande ouverte.
– À Bowery ! dit le révérend, en s'enfonçant dans les confortables coussins pneumatiques.
Bowery le plus ancien, et le plus pittoresque quartier de New York est aussi le plus mal famé. C'était là que l'intrépide clergyman allait exercer le plus souvent son charitable ministère.
La portière se referma avec un bruit sec et métallique auquel le révérend Jérémias Bott ne fit pas attention. S'il eût été moins absorbé par ses préoccupations, ce bruit anormal eût éveillé sa méfiance. Il était dû en effet au déclenchement d'un ressort qui commandait un solide verrou, dissimulé dans l'épaisseur du bois.
Le révérend sans qu'il s'en fût encore aperçu était bien et dûment prisonnier dans le taxi auto qui venait de partir à toute allure.
Le flâneur arrêté au seuil du bar de l'Hôtel Washington avait suivi, avec un vif intérêt, tous les détails de ce départ. Quand le taxi eut disparu dans la cohue des véhicules, il se dirigea tranquillement vers le family house.
Cependant Jérémias Bott venait de s'apercevoir que son taxi tournait le dos à la direction qu'il avait indiquée ; furieux il saisit le cornet acoustique qui le mettait en communication avec le chauffeur.
– Vous ne connaissez donc pas le chemin de Bowery ? cria-t-il. Arrêtez ! Je vous l'ordonne ! Je vais prendre un autre taxi.
– C'est inutile, répondit flegmatiquement le chauffeur. Restez où vous êtes. Ce n'est pas à Bowery que nous allons, c'est à la prison des Tombes, où le célèbre Klaus Kristian est impatiemment attendu.
Le docteur venait de reconnaître la voix de Floridor, qui avait joué dans la perfection son rôle de chauffeur.
– Le Canadien de John Jarvis ! bégaya-t-il avec rage, je suis « fait » !
Le bandit secoua furieusement la portière, les verrous tinrent bon.
Et le taxi filait toujours d'un train d'enfer.
Floridor perçut tout à coup le bruit d'une détonation suivi d'un fracas de verre cassé.
Klaus Kristian venait de tirer un coup de revolver dans la glace qui le séparait du Canadien, mais cette glace était intérieurement doublée d'une plaque de tôle, sur laquelle alla s'aplatir la balle du browning.
Quant aux vitres des portières, elles étaient de ce verre spécial presque incassable très employé en Amérique, « le verre armé » que fortifie intérieurement un solide grillage de fils de fer fondu dans la masse.
Pendant quelques minutes le docteur se tint tranquille, il avait sans doute constaté l'inutilité de ses tentatives.
Tout à coup Floridor entendit un craquement de métal ; il supposa que son dangereux client, armé d'une pince plate ou de quelque autre outil essayait de faire sauter les gonds des portières.
– Décidément, grommela-t-il, il faut employer les grands moyens !
Il appuya fortement sur une manette placée à sa portée et aussitôt l'odeur douceâtre du chloroforme se répandit.
Dans l'intérieur du véhicule éclatèrent des hurlements de rage, puis peu à peu le silence se fit et ne fut plus troublé…
C'est dans un état d'anesthésie complète que le docteur arriva à la prison des Tombes où il fut aussitôt logé dans une cellule spéciale et gardé à vue.
Grâce à ses puissantes relations, John Jarvis avait pu obtenir qu'on mît à sa disposition cette fameuse « voiture anesthésique » dont la police de New York a toujours nié officiellement l'existence, mais qu'elle ne se fait pas faute d'employer lorsqu'il s'agit de capturer un malfaiteur exceptionnellement redoutable.
Pendant ce temps le family house de Mrs Plitch était le théâtre d'un autre drame.
John Jarvis – le flâneur resté au seuil du bar – sitôt qu'il avait vu le docteur Kristian solidement verrouillé dans la « voiture anesthésique » était allé sonner à la porte du family house.
Une jeune fille à la mine chétive, – entièrement vêtue de noir – la même qui était allée chercher le taxi, – vint lui ouvrir.
– Que désirez-vous ? demanda-t-elle d'un ton rogue, en passant la tête par l'entrebâillement de la porte qu'une solide chaînette empêchait de s'ouvrir entièrement.
– Je désirerais parler au révérend Jérémias Bott.
– Il n'est pas ici, grommela la fille dont la mine revêche s'accentua et dont le regard se chargea de méfiance.
– Alors je parlerai à Mrs Plitch.
– Elle ne reçoit pas en ce moment.
– Il s'agit d'une affaire importante.
– C'est ici une maison de paix et de prière, où l'on ne s'occupe guère des affaires mondaines. Mrs Plitch d'ailleurs ne reçoit personne.
– C'est pour une bonne œuvre ! s'écria John Jarvis impatienté.
– En ce cas, écrivez à Mrs Plitch, elle vous répondra si elle le juge à propos ; elle est en ce moment-ci occupée à méditer Le voyage de l'âme dévote dans le sentier céleste, du révérend Mac Culloth. Il m'est impossible de la déranger dans un pareil moment.
Le détective comprit qu'on ne pénétrait sans doute dans cette pieuse maison qu'à l'aide d'un mot de passe ou d'un signe de reconnaissance. Il se décida à parler sur un tout autre ton.
– Laissez-moi passer, fit-il rudement, je suis détective de la police de New York et chargé de perquisitionner dans cette maison.
La fille, au lieu de répondre, poussa la porte de toutes ses forces pour la refermer, mais John Jarvis avait glissé son pied dans l'entrebâillement, en même temps qu'il lançait un coup de sifflet strident.
À ce signal une vingtaine de policemen qui s'étaient tenus cachés dans le voisinage, apparurent aussi brusquement que s'ils étaient sortis de terre. Ils étaient armés de browning et de casse-tête à boules de plomb et commandés par l'inspecteur Herber, un des plus habiles policiers de Mulberry Street[2]. En un clin d'œil, le family house fut cerné.
Le premier geste de l'inspecteur fut de couper avec une pince la chaîne de sûreté qui retenait la porte et les policemen firent irruption à l'intérieur.
La fille s'était enfuie après avoir frappé deux fois sur un gong de grande dimension installé dans le vestibule et sans doute destiné à prévenir, en cas de danger, les locataires de cette étrange demeure.
Les policemen se disposaient à grimper à l'étage supérieur, quand une horrible mégère, qui n'était autre que Mistress Plitch elle-même, fit mine de leur barrer le passage.
Robuste et ventripotente, le teint marbré de rouge par l'abus des liqueurs fortes, elle avait le menton accentué et les oreilles vastes et pointues que certains illustrateurs anglais – Fuseli par exemple – prêtent aux sorcières de Macbeth ; ses yeux jaunes semblaient distiller le venin de l'astuce et de la méchanceté. Une sorte de capuchon noir qui voilait à demi sa chevelure grise accentuait encore le caractère horrible de cette vieille diabolique. Elle paraissait furieuse de la visite des gens de police mais nullement intimidée.
– Qu'est-ce que cela signifie ? s'écria-t-elle avec insolence. De quel droit vous permettez-vous de pénétrer par violence dans une honnête maison ? Tout policemen que vous êtes je porterai plainte pour violation de domicile privé ; vous savez que cela peut vous coûter cher ! Dieu merci je suis honorablement connue depuis de longues années dans ce quartier, et je n'ai rien à démêler avec la justice…
– Assez de bavardage, vieille pie, interrompit brutalement l'inspecteur, en tirant divers papiers de sa poche. Voici des mandats en bonne forme. Vous êtes accusée de séquestration d'une citoyenne américaine, de recel et de complicité de rapt.
– Je suis victime d'une abominable machination ! fit-elle avec moins d'arrogance.
John Jarvis était frémissant d'impatience.
– N'essayez pas de gagner du temps avec des discussions, dit-il impérieusement. Conduisez-nous à l'instant même près de la jeune fille que votre complice retient prisonnière.
– Je vous affirme qu'il n'y a ici aucune jeune fille, sauf la servante, une enfant que j'ai recueillie par charité. Pour la bonne réputation de ma maison il ne loge ici que des personnes respectables et d'âge mûr.
– C'est bon ! Nous allons fouiller la maison de la cave au grenier et d'abord donnez vos clefs si vous ne voulez pas qu'on enfonce les portes !
La matrone s'exécuta en rechignant. Puis encadrée par deux policemen, elle s'assit dans un fauteuil en levant les yeux au ciel, comme une martyre que l'on va conduire au supplice.
La visite des pièces du rez-de-chaussée amena des découvertes édifiantes : on trouva tout d'abord une formidable provision de whisky, de gin et d'autres spiritueux dont l'usage est interdit par la loi américaine, puis un stock considérable de boîtes de conserves, de pièces d'étoffes, de tableaux, de statues, de pendules, de pièces d'argenterie, il y avait de quoi monter cinq ou six magasins.
– Ma parole ! déclara rudement l'inspecteur Herbert, c'est un magasin de receleur, une vraie fence ! Mettez les menottes à cette pieuse dame, et tout de suite !
Ce qui fut fait.
Dans une autre pièce il y avait un assortiment de vêtements usagés, de chapeaux, de perruques, de chaussures et de fausses barbes qui devaient servir aux malfaiteurs à se déguiser. Dans cette collection, les costumes de clergymen étaient les plus nombreux.
– De mieux en mieux, fit l'inspecteur. Je serais curieux de savoir comment la douce Mrs Plitch explique la présence de cette friperie dans sa sainte maison.
– Tout ce que vous venez de trouver, répondit-elle placidement, m'a été envoyé par des personnes charitables pour accomplir de bonnes œuvres.
L'inspecteur eut un vaste rire, les policemen qui étaient montés avec John Jarvis au premier étage venaient d'apparaître poussant devant eux dans l'escalier trois hommes aux mines patibulaires, dont les mains étaient réunies par des menottes d'acier.
– Voilà précisément, fit-il, quelques-unes de ces personnes charitables, de vieux clients de Mulberry Street, je me charge de trouver les autres.
Pendant que cette scène se passait au rez-de-chaussée, John Jarvis continuait à explorer fiévreusement toutes les chambres, et à son grand étonnement il ne trouvait pas trace de Miss Elsie.
Le family house, comme tous les repaires du même genre, avait plusieurs issues, mais elles étaient gardées par les policemen, d'ailleurs l'attaque avait été si rapide que les geôliers d'Elsie n'avaient pas eu le temps matériel de la faire disparaître ou de l'emmener.
Désespéré, il explora – toujours sans résultat – les caves qui renfermaient une ample provision de vin et de charbon, mais n'offraient aucun passage secret, et les greniers, encombrés de marchandises hétéroclites, entassées au hasard.
Il redescendit au deuxième étage et son instinct le conduisit dans une luxueuse chambre, déjà visitée par lui, mais qui seule de toutes les pièces de l'immeuble était pourvue d'un robuste coffre-fort du modèle le plus récent.
Brusquement il se rappela que c'était en effet à une fenêtre de cette pièce qu'il avait aperçu la jeune fille, il l'avait, dans son trouble, complètement oublié.
– C'est là certainement, dit-il à l'inspecteur Herbert qui était venu le rejoindre, la chambre qu'occupait Klaus Kristian.
– Je vais ouvrir le coffre-fort, répondit l'inspecteur, cherchez pendant ce temps si cette pièce n'a pas une issue secrète.
Ce ne fut pas sans peine que le coffre-fort fut ouvert, il était presque vide, mais dans un compartiment à secret, l'inspecteur découvrit six chèques de chacun cinq cents mille dollars payables à vue dans une grande banque parisienne au révérend Jérémias Bott, et deux billets de première classe au même nom, valables à bord du paquebot français La Normandie qui levait l'ancre trois jours plus tard.
Cet argent représentait les rançons extorquées successivement au banquier Rabington, au vieux roi de l'acier et à John Jarvis lui-même.
– Nous arrivons à temps, fit l'inspecteur. C'est un magnifique résultat que d'avoir retrouvé les fonds intacts.
– Peu importe ! s'écria le détective avec impatience… C'est Miss Elsie que je veux !… Tenez, ajouta-t-il avec agitation, voilà des robes à elle ! Elle ne peut être loin !
Nerveusement, il arrachait et jetait à terre les vêtements accrochés dans un grand placard d'acajou transformé en penderie.
– J'en étais sûr ! bégaya-t-il en proie à une violente exaltation, le bois sonne le creux, le fonds de ce placard sert de porte à une autre pièce !… Vite une hache !
Un policeman accourut avec une boîte d'outils. En un clin d'œil le panneau d'acajou fut défoncé, John Jarvis avait deviné juste. Le placard dissimulait l'entrée d'une étroite cellule qui servait de prison à la pauvre Elsie.
Elle était là, assise dans un fauteuil, vivante, mais dans quel état d'affaiblissement et de maladie ! Ses joues s'étaient creusées, ses yeux immenses avaient la fixité inquiétante de ceux des somnambules. Son corps amaigri flottait dans une robe noire. C'était plutôt le fantôme d'Elsie qu'Elsie elle-même que John Jarvis retrouvait.
Elle paraissait plongée dans une sorte de coma ou d'hypnose. Elle ne reconnut pas John Jarvis, elle regardait ceux qui l'entouraient sans rien dire, sans faire un geste. Docilement elle se laissa tirer de sa prison, le visage crispé d'un douloureux sourire.
La mort dans le cœur, John Jarvis la prit dans ses bras, sans qu'elle y opposât de résistance et la déposa dans un taxi qu'un policeman était allé chercher. Il y prit place lui-même et jeta au chauffeur l'adresse du milliardaire Todd Marvel, dont tous les New-Yorkais connaissent le palais, une des merveilles de la Cinquième Avenue.
Il était parti depuis dix minutes à peine lorsque Floridor, encore affublé de son déguisement de chauffeur se présenta à la porte du family house. Les policemen étaient en ce moment fort occupés à faire monter dans deux voitures cellulaires les pensionnaires de la pieuse Mrs Plitch. L'inspecteur Herbert exultait.
– Je suis content de ma journée, dit-il au Canadien avec lequel il échangea un énergique shake-hand ; il y a longtemps que je n'avais eu l'occasion de faire un si beau coup de filet : Ces gredins-là – à commencer par la charitable Mrs Plitch – sont tous des bandits de marque…
– Vous ne me dites pas, demanda précipitamment Floridor, si l'on a retrouvé Miss Elsie ?
– On l'a retrouvée et l'argent aussi, mais la pauvre miss est dans un état lamentable. Mr Jarvis – ou pour être plus exact M. Todd Marvel – vient de la faire transporter chez lui.
– Je cours les rejoindre…
– Attendez un instant !… Vous ne m'avez pas encore parlé du docteur Kristian ?
– Tout s'est très bien passé…
– All right ! Jusqu'au dernier moment j'ai craint que le gredin ne vous glissât entre les doigts. Ce n'est pas un malfaiteur ordinaire celui-là.
– Ce qui m'étonne, reprit le Canadien, c'est qu'il soit resté si longtemps à New York, ce qui nous a permis de le capturer. Il aurait pu, riche comme il l'était, gagner l'étranger depuis longtemps.
« Il faut croire qu'il n'a pas pu le faire. Il a sans doute été obligé de se mettre en règle avec les nombreux complices qui l'avaient aidé et qui, sans cela, l'auraient fait chanter ou l'auraient dénoncé. Il a dû leur verser des sommes considérables, car nous n'avons retrouvé aucune trace de sa fortune personnelle ici ; ce qui me surprend, c'est qu'il n'ait pas rendu la liberté à Miss Elsie, après avoir empoché l'énorme rançon qu'il a exigée des protecteurs de la jeune fille.
– Il avait un but, certainement. Avec un bandit aussi audacieux, il faut s'attendre à tout. Peut-être avait-il formé le projet d'épouser Miss Elsie qui est très riche. Mais qui connaîtra jamais tout ce qu'avait pu combiner ce génie malfaisant ? L'essentiel est qu'il soit hors d'état de nuire.
– J'allais oublier de vous dire que, d'après une dépêche arrivée ce matin à Montgomery Street, le véritable Jérémias Bott – un honnête pasteur de l'Arkansas – a été assassiné, il y a un mois dans des circonstances mystérieuses. Son cadavre retrouvé hier dans un ravin, a pu être identifié à grand-peine. Nul doute que Klaus Kristian ne l'ait tué pour s'emparer de ses papiers… »
Floridor prit congé de l'inspecteur et se fit conduire au palais de la Cinquième Avenue.
Comme il y entrait deux personnages graves et vêtus de noir en sortaient, cérémonieusement reconduits par Todd Marvel.
C'étaient deux médecins, deux célèbres spécialistes des maladies nerveuses.
Tout de suite le Canadien s'enquit de la santé de Miss Elsie.
– Elle n'est pas aussi malade que je le craignais, répondit le milliardaire qui paraissait un peu rassuré, certes son état est grave, mais il n'est pas désespéré. Comme je l'avais deviné, Elsie a servi de sujet à de dangereuses expériences d'hypnotisme et son système nerveux s'en ressentira longtemps. Elle est encore sous l'impression de la terreur que lui inspirait Klaus Kristian.
« Les médecins ont ordonné le repos le plus absolu, un régime fortifiant, et le grand air. Mais ce n'est que très lentement qu'elle se remettra des terribles secousses qu'elle a ressenties. Le moral chez elle est aussi atteint que le physique… »
Après une longue conversation avec Floridor, le milliardaire regagna les appartements de Miss Elsie, au chevet de laquelle un garde-malade et un interne avaient déjà été installés ; le Canadien se rendit au poste de T. S. F. installé dans le palais même pour télégraphier au banquier Rabington et à Mr Oliver Broom les grandes nouvelles de la journée.
Source: http://www.ebooksgratuits.com
LES FANTÔMES DU CINÉMA
CHAPITRE PREMIER
L'INCENDIE DES ABATTOIRS
Une carriole attelée d'un cheval venait de s'arrêter en face de l'hôtel habité par le détective John Jarvis, Mateo Street, à San Francisco. Une jeune femme d'une trentaine d'années, dont la beauté robuste et brune décelait une origine espagnole, descendit de la voiture et après avoir attaché son cheval à un barreau de la grille, hissa sans peine sur son épaule une corbeille pleine de magnifiques oranges et fit résonner le timbre électrique de la porte d'entrée.
Ce fut le Canadien Floridor, secrétaire du détective, qui vint ouvrir. Contrairement à son habitude, le géant blond paraissait soucieux.
– Comment allez-vous, señora ? demanda-t-il d'un air distrait.
– Je vous remercie, je me porte aussi bien que possible.
– Et Lolita ?
– La fillette grandit et embellit tous les jours. On lui donnerait quinze ans. Ce sera bientôt une vraie femme !
Après ces politesses préliminaires, la señora qui paraissait elle-même sous l'empire de quelque préoccupation, demanda brusquement :
– Pourrais-je voir Mr Jarvis ?
– C'est qu'il est très occupé, répondit le Canadien avec hésitation. Je vais le lui demander. Entrez dans le petit salon et asseyez-vous. Je reviens à l'instant.
Floridor ne fut absent qu'une minute.
– Mr Jarvis, dit-il, remercie beaucoup la señora Ovando de ses belles oranges – il n'en mange jamais d'autres d'ailleurs – mais il est tellement absorbé, tellement ennuyé, aussi, je dois le dire, qu'il vous prie de vouloir bien l'excuser.
Le beau visage de la visiteuse prit une expression de contrariété.
– Inutile de demander d'où viennent ses ennuis, murmura-t-elle, on n'a toujours pas retrouvé la jolie Miss Elsie, la fille du banquier ?
– Vous êtes au courant ?
– Parbleu, toute la ville ne parle que de cette disparition ! On prétend que le docteur Klaus Kristian, cet infâme bandit a réclamé une rançon d'un million de dollars au banquier Rabington, le tuteur de Miss Elsie, et qu'une fois l'argent touché, il n'a pas rendu la liberté à la jeune fille.
– C'est exact. Mais vous ne savez pas tout. Klaus Kristian a demandé la même somme à Mr Jarvis d'abord puis au milliardaire Oliver Broom, un ami de la famille d'Elsie.
– Et ils ont eu la faiblesse de payer ? s'écria Miss Ovando avec indignation.
– Il n'y a pas eu moyen de faire autrement. À la demande du docteur était jointe une lettre de Miss Elsie elle-même qui suppliait ses protecteurs de payer le plus vite possible, tant elle craignait d'être assassinée.
– C'est inimaginable ! fit la señora, dont l'expressive physionomie reflétait la stupeur. Mais la police ? les détectives ?
– Ils n'ont rien trouvé. Malgré toutes les recherches, malgré les primes énormes offertes à ceux qui apporteraient des renseignements.
La señora Ovando demeurait songeuse plongée dans ses réflexions. Floridor lisait clairement sur sa mobile physionomie qu'elle avait quelque chose à dire et qu'elle hésitait à parler.
– Ce que je ne m'explique guère, c'est que des hommes d'expérience, comme par exemple Mr Rabington, aient versé une pareille somme sans essayer de tendre un piège au bandit quand il viendrait chercher la rançon.
– Cela n'a rien d'extraordinaire. Ils tremblaient pour la vie de Miss Elsie, et ils supposaient avec assez de vraisemblance que Klaus Kristian, une fois nanti d'aussi énormes sommes, tiendrait sa parole fidèlement. Il avait déclaré d'ailleurs que si on tentait quelque chose contre ceux qui viendraient toucher l'argent en son nom, on ne reverrait jamais la jeune fille.
La señora Ovando après un autre silence se décida brusquement.
– J'étais venue, dit-elle, pour donner des nouvelles de Miss Elsie.
– Vous ? s'écria Floridor au comble de la surprise. Pourquoi ne m'avoir pas dit cela quand vous êtes entrée ?
– J'étais très hésitante – et je le suis encore. – Les nouvelles que j'apporte ne sont pas bonnes hélas !…
– N'importe, tout vaut mieux que l'incertitude. Je vais prévenir Mr Jarvis.
Floridor s'était élancé dans le cabinet de travail du détective et presqu'aussitôt il y introduisit la señora Ovando.
Celle-ci fut tout d'abord frappée de l'air triste et abattu du jeune détective. Il lui sembla vieilli de plusieurs années, tant il était pâle et amaigri. Il n'était plus que l'ombre de lui-même. Sur un bureau se trouvait un amoncellement de dépêches expédiées par les policiers de toutes les villes de l'Union et qu'il était occupé à trier. D'un geste infiniment las, il désigna un siège à la señora.
Celle-ci paraissait très émue, très troublée, cherchant ses mots avec embarras.
– J'ai cru devoir vous prévenir, commença-t-elle, si je ne l'avais fait, d'autres seraient venus. Et il vaut mieux que vous appreniez la vérité de la bouche d'une personne qui vous est toute dévouée que d'un indifférent.
John Jarvis tressaillit à cet exorde, pressentant un malheur.
– Je vous écoute, soupira-t-il, je suis prêt à tout entendre.
– Je ne savais pas si je devais venir, j'avais peur de vous faire de la peine. Puis il vaut peut-être mieux que je vous raconte le fait brutalement ! Oui cela est préférable…
« Dans le coin de banlieue que nous habitons, nous n'avons guère d'autre distraction que le cinéma. Une fois ou deux par semaine, je conduis ma petite Lolita à une salle qui se trouve à un mille de la plantation. Le bâtiment n'est pas luxueux, c'est une ancienne grange et il n'y a pas d'autres sièges que des bancs de bois, mais le programme est souvent renouvelé.
« Nous y sommes allées hier et nous avons vu passer sur l'écran le grand incendie des abattoirs de Chicago, un film documentaire…
– Je sais, interrompit nerveusement le détective, l'incendie a eu lieu il y a trois jours.
– Vous êtes sans doute au courant.
– Mais non, je vous assure ! Parlez vite, je suis sur des charbons ardents !
– Je ne sais si je me suis trompée, reprit la señora Ovando avec effort, mais il m'a semblé reconnaître parmi les victimes, la pauvre Miss Elsie, que j'avais eu l'occasion de voir plusieurs fois avant sa disparition.
John Jarvis s'était levé d'un bond.
– Je vous remercie, señora, balbutia-t-il d'une voix étranglée, mais je ne puis pas croire ce que vous me dites ! Cela ne peut pas être vrai !… Il m'est impossible de demeurer dans cette affreuse incertitude. Vite, l'auto ! Il faut que je voie ce film. La señora Ovando nous conduira.
– J'espère que je me suis trompée, répétait celle-ci consternée de l'effet produit par sa révélation.
Floridor avait disparu et revenait l'instant d'après avec l'auto. La señora y pris place avec les deux détectives, laissant le cheval et la carriole d'oranges confiés aux bons soins des domestiques.
Par les belles allées de platanes bordées de plantations qui caractérisent ce coin de la banlieue de San Francisco, ils atteignirent bientôt une sorte de grand hangar peint au lait de chaux, qui était la salle de cinéma installée en pleine campagne par un spéculateur audacieux.
Le directeur, un Américain du sud aux cheveux crépus, fumait sa pipe, en bras de chemise sur le pas de sa porte, le visage protégé contre l'ardeur du soleil par un vaste chapeau de paille.
Il reçut assez mal le détective, et déclara nettement qu'il ne tenait nullement à fatiguer ses bandes pour le plaisir de trois curieux ; mais lorsque John Jarvis lui eut mis dans la main un billet de cinquante dollars en déclarant qu'il ne voulait voir que « l'incendie des abattoirs de Chicago », il devint d'une politesse obséquieuse.
Pendant qu'il grimpait en hâte à la cabine de l'opérateur, les trois spectateurs prirent place dans la salle ténébreuse et fraîche, pleine de silence. Ils n'eurent pas longtemps à attendre. Un pinceau de lumière troua la pénombre, et les images crûment projetées sur la blancheur de l'écran commencèrent à défiler lentement.
John Jarvis sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine, à mesure que se succédaient, avec la crudité réaliste de la photographie, les épisodes de la catastrophe, filmée depuis son début par des opérateurs intrépides.
C'était d'abord la vue d'ensemble des abattoirs (Stock-yards), toute la cité de sang, bâtie à l'ouest de Chicago et où l'égorgement des animaux ne cesse ni jour ni nuit.
Des centaines de trains venus de la prairie déversaient incessamment jusqu'au seuil même des échaudoirs d'apocalyptiques troupeaux de moutons, de porcs et de bœufs, élevés en liberté dans les immenses pâturages et cette vivante marée s'engouffrait sous les arceaux d'acier des grands halls vitrés avec une lenteur impressionnante.
Déjà l'incendie commençait. Une légère fumée, rapidement muée en un nuage énorme s'éleva d'un des bâtiments, un magasin de fourrage. De puissantes pompes à vapeur furent mises en batterie, des escouades de pompiers, la tête protégée d'un casque noir coururent aux endroits menacés.
Déjà il était trop tard, le feu avait gagné une fonderie de suif d'où montait jusqu'aux nuages une colonne de flamme livide, couronnée d'un panache de suie que le vent rabattait sur la ville. L'activité de l'incendie s'accrut encore. Sur l'écran on ne vit plus qu'une mer ondoyante de flammes, une trombe incandescente d'où émergeaient les squelettes noircis des charpentes.
Au premier plan, les pompiers faisaient sauter à la dynamite des « blocks » de maisons pour circonscrire le fléau.
Tout à coup dans ce drame du feu une péripétie effroyable se produisit. Rongées par l'incendie les palissades d'un parc à bestiaux venaient de s'effondrer. Dix mille bœufs des prairies se ruaient sur la foule et dans certaines rues la forçaient à se rejeter vers le brasier.
De cette sanglante tuerie, la bande ne présentait que les quelques épisodes qu'il avait été possible de filmer, hommes et femmes piétinés, éventrés, réduits en bouillie, grillés vifs, ou fuyant sous une pluie de sang avec des hurlements de folie.
John Jarvis était pénétré d'horreur, il eût voulu fuir, échapper à ce spectacle de carnage. Une puissance supérieure à sa volonté le clouait à sa place.
Il vit passer comme dans un cauchemar le reste du film, il vit les rues barrées, les bœufs enragés, abattus à coups de carabine, ou lardés par les baïonnettes des soldats et des policemen, l'incendie enfin dompté.
L'atroce exhibition approchait de sa fin. Sans se l'avouer, le détective gardait au fond du cœur l'espoir que la señora Ovando s'était trompée. Jusqu'alors il n'avait rien vu qui justifiât les affirmations de la jeune femme.
Ce sous-titre macabre venait d'apparaître sur l'écran : Enlèvement des cadavres. John Jarvis fit appel à tout son courage pour avoir la force de continuer à regarder.
Sur le champ de carnage, hérissé de murs croulants, des squelettes d'acier des grands halls, et où couraient encore des fumerolles, comme aux abords d'un cratère de volcan, des escouades de travailleurs relevaient les corps par centaines sur des brancards.
– Moins vite ! cria Jarvis à l'opérateur.
Le lugubre cortège défila plus lentement sur l'écran. Avec des regards avides, angoissés, le détective scrutait éperdument chacun des lamentables groupes.
– Regardez, fit tout à coup la señora.
Deux policemen venaient d'apparaître portant une jeune femme lamentablement mutilée, le torse presque coupé en deux, sans doute par la chute d'une poutre de fer ; le visage d'une idéale beauté était seul demeuré intact ; les yeux mi-clos, elle semblait dormir.
– Elsie ! cria John Jarvis avec un sanglot déchirant.
Aucun doute ne pouvait subsister sur l'identité de la morte. On reconnaissait même un minuscule grain de beauté que la jeune fille portait à la joue gauche.
La lugubre bande acheva de passer sur l'écran dans un morne silence. Ni Floridor, ni la señora Ovando ne se sentaient le courage d'offrir à John Jarvis de banales consolations.
La jeune femme cependant était très surprise de ce violent chagrin ; elle était à mille lieues de supposer que le détective eût pour Miss Elsie une si profonde affection. Une fois hors de la salle elle ne put s'empêcher de faire part de son étonnement à Floridor.
– Mr Jarvis, répondit celui-ci, ne m'a jamais fait de confidence à ce sujet, mais je sais qu'il adorait la malheureuse jeune fille jusqu'à la passion sans lui avoir cependant jamais fait part de ses sentiments.
Après avoir pris congé de la señora Ovando qui devant la tristesse de John Jarvis regrettait presque sa démarche, celui-ci remonta en auto et regagna la ville en proie à un morne abattement.
Le soir même il dut prendre le lit en proie à une violente attaque de fièvre cérébrale.
CHAPITRE II
AUTRE APPARITION
Trois semaines s'étaient écoulées depuis les événements que nous venons de raconter.
John Jarvis, quoique encore très affaibli, était maintenant complètement guéri.
Il s'était remis beaucoup plus vite qu'on n'eût pu l'espérer, aussi bien grâce au dévouement de Floridor, qu'à la volonté tenace qu'il avait de tirer vengeance du docteur Klaus Kristian.
Sitôt qu'il avait été rétabli, il s'était rendu à Chicago pour recueillir tous les renseignements qui lui manquaient sur la mort de Miss Elsie.
Il eut la déconvenue de ne rien découvrir de plus que ce qu'il savait déjà.
Dans la fièvre d'activité qui distingue la vie américaine, on avait déjà presque oublié le terrible incendie des abattoirs, qui cependant n'avait pas fait moins de quinze cents victimes.
Les bâtiments détruits étaient déjà en grande partie reconstruits, et l'on commençait à parler de la catastrophe comme d'une vieille histoire. Tous ceux auxquels s'adressa le détective ne purent lui fournir que de vagues indices.
On lui montra les photographies des victimes qui n'avaient pas été reconnues, Elsie n'y figurait pas.
– La personne dont vous parlez, lui répondait-on, a sans doute été identifiée et réclamée par sa famille. Consultez la liste des noms et les actes de décès.
Le nom de Miss Elsie Godescal ne figurait nulle part.
À force de recherches, on découvrit les policemen qui avaient transporté le cadavre et qui figuraient dans le film documentaire. Leurs souvenirs étaient confus. Il était très possible qu'ils eussent porté le cadavre de la jeune fille dont on leur parlait, mais ils avaient charrié tant de corps, en déblayant les décombres, qu'ils ne pouvaient rien affirmer.
En désespoir de cause, John Jarvis résolut de se rendre à Los Angeles où était installée la firme cinématographique Atlanta, par les soins de laquelle l'incendie avait été filmé.
La distance de San Francisco à la cité des films n'est pas considérable, le détective décida donc de s'y rendre en auto, accompagné du dévoué Canadien. Ce dernier avait pris le volant et pilotait la voiture avec sa maestria habituelle dans la cohue des véhicules de tout genre qui encombraient la grande route.
– Je crains, dit Floridor, qu'après avoir vu le directeur de l'Atlanta, nous ne soyons pas beaucoup plus avancés.
– Qu'importe, répondit John Jarvis avec décision ; je n'attends pas grand résultat de cette visite, mais elle doit être faite. Si nous n'apprenons rien je ne serai pas découragé pour cela. Depuis ma guérison, je me sens une énergie nouvelle, une force d'endurance – au physique et au moral – que je ne me suis jamais connue. Dussé-je y mettre des années et dépenser toute ma fortune, je me suis juré de retrouver Klaus Kristian et de le faire asseoir dans le fauteuil d'électrocution.
– Je vous y aiderai de toutes mes forces, déclara le Canadien avec conviction.
Ils approchaient maintenant de cette étrange ville de Los Angeles, où l'on a construit pour les besoins de l'industrie cinématographique des échantillons de tous les paysages du monde, et déjà ils apercevaient des clochers et des toitures qui confondaient dans un surprenant méli-mélo toutes les architectures passées et présentes.
Ils pénétrèrent bientôt dans le vaste parc ceint de hautes murailles qui entourait les studios et le théâtre de la société Atlanta.
À droite un temple hindou était entouré d'une forêt vierge en miniature avec palmiers, bananiers et bambous géants. À gauche un chalet norvégien était ombragé de noirs sapins et de bouleaux que l'on couvrait au besoin de neige factice pour donner la complète illusion d'un paysage polaire.
À quelques pas de là, des ouvriers mettaient la dernière main à une ruelle du vieux Londres du temps de Shakespeare, et les décorateurs passaient en couleur les toits de carton bitumé et les façades de staff. Une troupe de Peaux-Rouges authentiques, armés du tomahawk et couronnés de plumes d'aigles, faisait vis-à-vis à un groupe de seigneurs de l'époque des Valois, aux pourpoints brodés de perles, aux petites toques de velours entourées d'une chaîne d'or. À une buvette en plein air, des courtisanes grecques en harmonieux peplos blancs, prenaient du thé et des gâteaux en compagnie de farouches sans-culottes, armés de piques et coiffés du bonnet rouge.
C'était un étrange salmigondis de toutes les époques, de tous les pays et de tous les peuples. Au milieu de cette cohue bariolée, les metteurs en scène, les régisseurs et les scénaristes se démenaient avec cette nervosité qui n'existe qu'en Amérique et disposaient les groupes devant les appareils de prise de vues manœuvrés par les opérateurs.
N'accordant qu'un regard distrait à ce pittoresque tableau, John Jarvis et Floridor se firent conduire au cabinet du directeur qui les reçut aimablement, se mit à leur entière disposition mais, comme ils l'avaient pensé, ne put malgré toute sa bonne volonté, apporter à leur enquête aucun fait nouveau.
Ils allaient se retirer lorsque John Jarvis s'avisa d'une chose à laquelle jusqu'alors il n'avait pas songé.
– Ne pourrai-je, demanda-t-il, interroger les photographes qui ont procédé au tirage du négatif et les ouvrières qui ont fait le montage des bandes ?
– Comme il vous plaira. Je suis obligé de vous quitter, mais mon secrétaire vous conduira partout où vous voudrez.
Les deux détectives pénétrèrent à la suite de leur guide dans les vastes ateliers où avaient lieu le tirage et le séchage des bandes.
Sur leur demande, on rechercha le négatif, c'est-à-dire le cliché original, et on le fit passer devant eux sur l'écran, dans une des salles de projection.
Là une surprise extraordinaire attendait John Jarvis. Arrivé au tableau de l'enlèvement des corps, il reconnut parfaitement les deux policemen qui, dans le film vu à San Francisco transportaient le cadavre de Miss Elsie, mais sur le négatif c'était un cadavre sans tête qui reposait sur le brancard.
– Je ne m'attendais pas à une pareille découverte, murmura le détective avec une stupeur où il entrait une joie immense.
« Je suis presque sûr maintenant qu'Elsie est encore vivante. Nous nous trouvons en présence d'une nouvelle machination du Docteur Kristian. Il a voulu faire croire à la mort de la jeune fille pour faire cesser les recherches. Il s'agit maintenant de tirer au clair cette singulière histoire.
John Jarvis prit à part le chef d'atelier et le mit au courant.
– Dans un but facile à comprendre, conclut-il, un de vos ouvriers a truqué une ou plusieurs des bandes livrées à la location.
– Rien d'ailleurs n'est plus facile que ce truquage, expliqua le technicien. La jeune fille que vous cherchez a dû être photographiée endormie ou évanouie. La tête découpée a été collée sur la pellicule, qui ainsi surchargée a été photographiée de nouveau pour obtenir une image nette. Enfin on a coupé un morceau de la bande véritable et on l'a remplacé, en le recollant à la dextrine, par le fragment falsifié.
« Seulement, ajouta le chef d'atelier, il a fallu, pour mener la chose à bien, la complicité d'une des ouvrières de l'atelier de montage, qui sont chargées de mettre les pellicules dans l'ordre voulu et de les coller.
– Allons à l'atelier de montage, dit le détective, brûlant d'impatience.
Ils pénétrèrent à la suite du chef d'atelier, dans une grande pièce où travaillaient une trentaine d'ouvrières, assises à de longues tables.
– Qui a monté « l'Incendie des Abattoirs » ? demanda le chef.
– C'est moi, répondit aussitôt une jeune fille à la physionomie pleine de douceur et de timidité.
– Pourquoi avez-vous coupé un fragment de la bande pour y en substituer un autre. Vous avez commis là une faute très grave, et qui va être la cause de votre renvoi. Cela m'étonne de vous qui êtes une excellente ouvrière, Miss Dolly.
– Je n'ai fait que ce qui m'était ordonné, balbutia la jeune fille dont les yeux se mouillaient de larmes.
– Et qui vous a ordonné cela ?
– Le contremaître Otto Lentz. Il m'a dit que c'était de votre part, que ce fragment de bande avait été oublié par les opérateurs, enfin qu'il valait mieux mettre un joli visage de femme qu'un cadavre sans tête.
– Vous me dites toute la vérité Miss Dolly. Songez qu'il y va de votre place.
– Pourquoi mentirai-je. D'ailleurs le fait se produit tous les jours. Il n'y a guère de bande qui ne soit raccourcie ou allongée plusieurs fois avant d'arriver à sa forme définitive. Vous le savez aussi bien que moi.
– C'est très bien, Miss, je vous remercie. J'ai confiance en votre parole.
Le chef d'atelier conduisit les deux détectives à son cabinet et envoya immédiatement chercher Otto Lentz. Jarvis vit entrer un gros homme, aux cheveux d'un blond sale, au regard faux dont les politesses obséquieuses l'indisposèrent tout d'abord défavorablement.
– Je suis détective, lui dit-il à brûle-pourpoint. Vous êtes accusé d'avoir falsifié dans un but criminel la bande « l'Incendie des Abattoirs ».
L'homme était devenu blême.
– Ce n'est pas moi, balbutia-t-il, ce doit être au montage.
– Vous mentez, c'est vous qui avez porté à Miss Dolly ce fragment truqué préparé par vous. Combien avez-vous reçu pour cela ?
– Mais rien, je vous jure !… Il y a malentendu.
– Je vous conseille d'être franc, s'écria Jarvis perdant patience, si vous ne me dites pas tout ce que vous savez, je vous emmène en prison séance tenante.
Et le détective fit tinter dans sa poche une paire de menottes.
– Si au contraire vous parlez sincèrement, vous ne serez pas poursuivi, ajouta-t-il d'un ton plus doux. Vous avez à choisir.
– Je dirai ce que je sais, dit l'homme à contrecœur.
– C'est bien, répondez à mes questions. Combien avez-vous reçu ?
– Cent dollars. C'est un gentleman d'un certain âge, très correct qui m'a assuré qu'il voulait seulement faire une blague à sa belle-sœur.
– Vous deviez savoir que ce genre de blagues peut avoir des conséquences très graves. Les cent dollars ont eu raison de vos scrupules, voilà la vérité, puis vous croyiez n'être jamais découvert. Maintenant, dites-moi comment était l'homme dont vous venez de parler ?
– Gros, trapu, avec des cheveux roux, une forte mâchoire, mais ce qui m'a frappé ce sont ses mains, des poings à assommer un bœuf.
– Pas de doute, murmura le détective, c'est le docteur Klaus Kristian.
– Attendez, interrompit le chef d'atelier, un homme répondant à ce signalement est venu peu de temps après l'incendie acheter un film. Je me trouvais à la location quand il s'y est présenté. Je me souviens du fait, car il est très rare que les exploitants achètent une bande, ils se contentent de la louer. L'inconnu a dit qu'il voulait garder le souvenir d'un événement aussi mémorable que l'incendie des abattoirs de Chicago, et il a payé rubis sur l'ongle.
– Nul doute qu'il ne se soit arrangé pour faire passer le film truqué dans les principaux établissements de San Francisco, afin que nous en soyons informés. Je reconnais là une de ces combinaisons machiavéliques qui sont familières au docteur. Maintenant, je suis absolument convaincu que Miss Elsie est encore vivante !
Après avoir sévèrement morigéné le contremaître et laissé au chef d'atelier une gratification princière pour lui et son personnel, John Jarvis prit congé du secrétaire qui l'avait accompagné et se dirigea vers son auto.
Il se disposait à y prendre place lorsqu'il vit arriver en courant Dolly, l'ouvrière monteuse qui avait été interrogée la première.
– J'ai quelque chose d'important à vous apprendre, fit-elle. La jeune dame qui vous intéresse figure dans une autre bande, une bande toute récente que nous sommes en train de monter. Je m'en suis aperçue quand vous avez été parti, je croyais d'abord que ce n'était qu'une ressemblance, mais il s'agit certainement de la même personne.
Le détective revint précipitamment sur ses pas en proie à une émotion qu'il n'essayait pas de dissimuler. Allait-il se trouver en face d'un nouveau traquenard combiné par son ennemi ? Était-ce le hasard qui cette fois secourable, allait lui fournir une piste nouvelle ? Il se le demandait avec anxiété.
Cinq minutes plus tard, il était installé avec Floridor dans une petite salle de projection, et l'on faisait passer devant eux le film indiqué par l'ouvrière.
C'était une bande documentaire d'un piètre intérêt, montrant les principaux sites du Central Park de New York. Le film avait été tourné un jour de fête, par beau temps, et les superbes avenues regorgeaient d'une foule bruyante et parée.
Ce fut d'abord le musée de sculpture et celui d'histoire naturelle qui apparurent successivement sur l'écran. Puis l'esplanade où se démenaient une centaine de musiciens noirs. Enfin on montrait les coins les plus verdoyants de ce Park qui est presque aussi grand que notre bois de Boulogne, tantôt une statue au milieu d'un massif de rhododendrons et de mimosas, tantôt un platane ou un chêne centenaire.
Tout à coup John Jarvis poussa un cri et l'opérateur prévenu immobilisa pendant quelques instants l'image projetée sur l'écran. Dans une allée solitaire et bordée de peupliers de Virginie, un homme et une femme se promenaient lentement ; l'homme était obèse, l'air commun, le geste brutal ; la femme délicate, maladive, se soutenant à peine ; une épaisse voilette cachait ses traits.
À un moment donné, elle demeura un peu en arrière de son compagnon, releva sa voilette et regarda autour d'elle d'un air d'angoisse.
– Elsie ! c'est Miss Elsie, s'écria le détective dans un brusque élan de tout son être. Elle est vivante…
Cependant sur l'écran le gros homme s'était retourné et voyant que la jeune fille avait soulevé sa voilette il la menaçait de sa canne. Puis, après l'avoir forcée à cacher de nouveau ses beaux traits, il la prit brutalement par le bras et l'entraîna.
Un taxi-cab venait à la rencontre du couple. L'homme fit signe de sa canne, ouvrit la portière, poussa la jeune fille à l'intérieur de la voiture, et y monta lui-même après avoir jeté une adresse au chauffeur. L'instant d'après, le taxi-cab avait disparu au tournant d'une allée.
John Jarvis était tellement ému qu'il n'avait pas la force de prononcer une parole. Il resta quelques instants silencieux, comme accablé par la joie trop vive qu'il éprouvait.
– Elle est vivante, et je sais qu'elle habite New York ! balbutia-t-il enfin. Il faut que nous la retrouvions. Tu entends, Floridor ! nous allons prendre le rapide à l'instant même ! et même le rapide c'est bien lent, si je savais qu'il y eût en ce moment un bon appareil au camp d'aviation nous irions à New York en avion.
– Comme il vous plaira, répondit placidement le Canadien.
Et il ajouta après un instant de réflexion :
– C'est malheureux que nous ne sachions pas l'adresse.
– N'importe comment il faudra que nous la découvrions.
Floridor réfléchissait toujours.
– Et si je vous donnais, moi, s'écria-t-il enfin, le moyen de l'avoir, cette adresse ? Il ne tient qu'à vous de la connaître dans cinq minutes.
– Tu divagues ?
– Je parle le plus sérieusement du monde. Est-ce que le docteur Klaus Kristian – car c'est bien lui – n'a pas tout à l'heure donné son adresse au chauffeur ?
– Je ne vois pas où tu veux en venir.
– Cette phrase que nous n'avons pu entendre, un sourd-muet, habitué à épeler le sens de chaque mot sur les lèvres de son interlocuteur, la lira facilement sur l'image.
– Tu viens d'avoir là une idée géniale… Il faut tout de suite trouver un sourd-muet. Si nous avions la chance qu'il y en ait un dans l'établissement.
– C'est fort possible. Attendez-moi là. Je cours chez le directeur.
Dix minutes plus tard, le Canadien revenait escorté d'un petit vieillard somptueusement vêtu d'un costume de seigneur du temps de la Régence. C'était un des figurants de l'Atlanta qui, une dizaine d'années auparavant, avait eu la langue coupée par des bandits mexicains, faute d'avoir pu payer rançon et qu'une explosion de dynamite avait rendu complètement sourd. C'était un Écossais, nommé Allan Rigby, et le pauvre diable se prêta de bonne grâce à ce qu'on exigeait de lui.
Lorsque la scène du Central Park reparut sur l'écran et qu'il eut vu l'infernal docteur donner une adresse au chauffeur, il écrivit presque aussitôt après sur l'ardoise qui ne le quittait jamais : 287, Colombus Avenue.
Le Canadien, avec sa prudence ordinaire, nota aussitôt sur son carnet cette précieuse indication. Quant à John Jarvis il était si content qu'il fourra, sans y regarder, un billet de cinq cents dollars dans la main du sourd-muet, puis il s'élança vers l'auto avec une vivacité que Floridor ne lui connaissait plus.
Quelques minutes plus tard ils arrivaient au camp d'aviation ; John Jarvis payait comptant un biplan d'une des premières marques américaines, achetait au vestiaire deux combinaisons doublées d'épaisses fourrures, deux passe-montagnes, deux casques, et ainsi prémunis contre le froid des grandes altitudes, les deux hommes s'installaient dans l'aéroplane, l'un dans le cockpit du pilote, l'autre, le Canadien, comme simple passager.
John Jarvis était un pilote expérimenté. Après un démarrage savant, l'avion prit de la hauteur et les moteurs commencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables. Le Pacifique se fondit vers l'ouest dans la brume lointaine pendant que grandissait vers l'est la masse imposante des Montagnes Rocheuses.
John Jarvis consulta ses instruments de route ; il filait sur New York à raison de trois cents kilomètres à l'heure.
CHAPITRE III
LA VOITURE ANESTHÉSIQUE
Le huitième étage de l'Hôtel Washington était divisé en une série de petits logements tous disposés de façon identique. En entrant, un petit salon d'attente meublé de quelques sièges et d'un guéridon sur lequel était placé le téléphone ; derrière cette première pièce, un salon chambre à coucher dont le meuble le plus apparent était une énorme armoire à glace ou armoire à dormir (folding-bed), dont le panneau rabattu le soir découvrait un sommier à ressorts et un mince matelas. À côté de la chambre à coucher, il y avait une salle de bains installée de façon confortable.
Ces petits appartements, dont le loyer mensuel était de cinq cents dollars, étaient réservés aux clients les moins fortunés du somptueux hôtel.
C'était pourtant dans deux de ces modestes logis que s'étaient installés le détective John Jarvis et son ami et collaborateur Floridor, sitôt après leur arrivée à New York par la voie des airs.
L'Hôtel Washington et plus spécialement le huitième étage de cet hôtel, avait à leurs yeux cet énorme avantage d'être situé Colombus Avenue, et de dominer un modeste family house situé au n° 287, où ils avaient la presque certitude que Miss Elsie se trouvait prisonnière.
De la fenêtre de leurs logements, ils pouvaient contrôler, sans risque d'être vus, toutes les allées et venues de la maison d'en face.
La première idée du détective une fois arrivé à New York, avait été de se rendre à la direction de la police, de faire cerner le family house par une nuée de policemen et de s'emparer coûte que coûte du docteur Klaus Kristian.
Un moment de réflexion avait suffi pour lui faire abandonner ce projet par trop simpliste. Kristian était un malfaiteur trop rusé pour ne pas avoir pris toutes sortes de précautions. Il avait dû se ménager des moyens de fuir rapidement en cas d'alerte et il était à craindre qu'il ne disparût pour toujours s'il avait le moindre soupçon.
Une autre considération retint encore le détective qui tenait encore plus à délivrer Miss Elsie qu'à capturer le bandit. Il redouta que ce dernier se voyant traqué, n'assassinât la jeune fille, s'il ne parvenait pas à l'emmener avec lui dans sa fuite.
Après avoir discuté la question avec Floridor, il décida qu'on agirait avec la plus grande prudence et que rien ne se ferait à la légère.
Pour se conformer à ce programme les deux détectives avaient tout d'abord apporté de profondes modifications à leur aspect extérieur. Le Canadien s'était appliqué une paire de grosses moustaches-postiches d'un noir d'ébène, s'était fait teindre les cheveux de la même couleur. Vêtu d'un ample raglan à carreaux verts et jaunes, coiffé d'une casquette de cheval à large visière, il faisait tout de suite penser à ces habitués des champs de courses dont l'aspect rappelle à la fois le maquignon des déserts de l'Ouest, le paysan cossu et le lad d'écurie.
Affublé de favoris rouges et de lunettes, armé d'un portefeuille gonflé de paperasses, John Jarvis vêtu d'un complet noir blanchi aux coudes, ressemblait à un clerc d'homme de loi, ou à un de ces hommes d'affaires de dernier ordre qui pullulent sur le pavé de New York. D'ailleurs, il n'adressait jamais la parole à Floridor, en présence des domestiques de l'hôtel, de façon à faire croire qu'ils étaient complètement étrangers l'un à l'autre.
Pendant la matinée du premier jour qu'ils passèrent à surveiller le family house, ils ne virent ni Kristian, ni Miss Elsie, ce qui commença à les inquiéter ; ils tremblèrent d'être, cette fois encore, arrivés trop tard.
– Je remarque une chose, dit John Jarvis, c'est que ce family house paraît habité par une clientèle spéciale, toute la matinée, ç'a été un va-et-vient de personnages vêtus de noir, de vieilles misses à lunettes se rendant à la chapelle voisine avec de gros livres de prières, tous d'une allure éminemment cléricales.
– J'ai entendu un des Noirs de l'ascenseur dire que cette maison était très sérieuse, que toutes les lumières s'y éteignaient dès vingt et une heures et qu'enfin on y entendait souvent retentir le chant des cantiques. Le propriétaire du family house est une mistress Plitch, très considérée dans le quartier.
– Je suis surpris que Klaus Kristian, qui a des bank-notes plein ses poches, soit venu s'installer dans un pareil endroit. Je suis même très étonné qu'il n'ait pas encore quitté l'Amérique.
– Pourvu que nous ne soyons pas sur une fausse piste, car enfin l'adresse qu'a donnée Kristian au chauffeur peut être celle d'un de ses amis ou complices…
– Eh bien, non ! s'écria tout à coup John Jarvis, dont le visage s'illumina, nous sommes sur la bonne voie, j'en ai maintenant la preuve… Regarde et tu t'en convaincras, mais prends bien soin de ne pas faire remuer le rideau qui nous cache…
Avec prudence, le Canadien risqua un œil par l'interstice des rideaux dans la direction de family house. Au deuxième étage une fenêtre venait de s'ouvrir et Miss Elsie, vêtue d'une méchante robe de soie noire, s'était accoudée à la barre d'appui et regardait mélancoliquement dans la rue.
Cette apparition ne dura qu'une minute.
Une silhouette d'homme se montra derrière la jeune fille qui, aussitôt, avec un geste d'épouvante, referma précipitamment la fenêtre.
– Pauvre chère Elsie ! murmura douloureusement John Jarvis ; as-tu vu comme elle est pâle et amaigrie, ce n'est plus qu'une ombre.
– J'ai été frappé de la terreur que lui inspire le vieux bandit ; ses mains tremblaient quand elle a refermé la fenêtre. Le coquin la martyrise… et dans quel but ?…
– J'ai remarqué autre chose, reprit John Jarvis d'un air soucieux… As-tu vu ses yeux vagues, exorbités, qui paraissaient immenses dans le visage amaigri ? Je n'ai vu ces prunelles effarées et qui semblent regarder dans le vide qu'à des femmes atteintes d'une maladie nerveuse…
– Les sujets qu'emploient les hypnotiseurs ont aussi de ces regards hallucinés…
Tous deux demeurèrent silencieux comme s'ils n'osaient pas aller jusqu'au bout de leur pensée.
– Je comprends ce que tu veux dire, reprit enfin John Jarvis. Malheureusement, c'est toi qui dois être dans le vrai.
– J'ai toujours pensé qu'au château d'Isis-Lodge, Kristian a dû endormir Miss Elsie dont l'extrême nervosité faisait un sujet d'une impressionnabilité exceptionnelle. Elle devait obéir à un ordre donné par lui, pendant qu'elle était plongée dans le sommeil hypnotique, quand sans donner d'explications à personne elle est montée en auto pour quitter le château.
– Et aussi – sans nul doute ! – quand de si mystérieuse façon elle est venue ouvrir aux bandits le caveau qui renfermait le cercueil de platine…
John Jarvis était retombé dans sa sombre rêverie et pendant le reste de la journée il ne prononça que de rares paroles.
Miss Elsie n'avait plus reparu à la fenêtre. Quant à Klaus Kristian il ne s'était pas encore montré et cette absence paraissait inexplicable aux deux détectives.
Le lendemain matin, dès l'aube, ils reprirent patiemment leur faction. Vers neuf heures un respectable clergyman drapé dans un ample manteau noir et coiffé d'un chapeau à grands bords, sortit du family house et envoya un des domestiques lui chercher un taxi auto à la station voisine. Il y monta et partit pour ne rentrer qu'un peu avant la fermeture des portes.
– Je n'ai pas vu ses traits, dit le détective, mais je ne sais quel pressentiment me dit que ce respectable ecclésiastique est notre homme.
– Klaus Kristian est plus grand et moins gros.
– Le coquin a pu se faire maigrir, adopter des bottines à hauts talons, il a plus d'un tour dans son sac. Sais-tu ce que tu devrais faire ? Descends au bar prendre une tasse de thé et tâche de te procurer quelques renseignements sur ce pieux personnage.
– Je ne suis pas sûr de réussir, surtout s'il n'y a pas longtemps qu'il habite le family house.
– Va toujours.
Floridor remonta une heure après la mine satisfaite.
– J'ai des tas de tuyaux, fit-il en riant. Le révérend qui t'intéresse se nomme le pasteur Jérémias Bott, c'est un saint homme qui appartient à une secte de puyséistes des plus sévères, il est très pieux et très charitable. Il y a plus d'un mois qu'il vit au family house avec sa nièce, une jeune fille d'une santé très délicate, qu'on ne voit presque jamais.
– C'est lui ! c'est Kristian, s'écria le détective, mon flair ne m'avait pas trompé.
– Ce n'est pas tout. Le révérend Jérémias Bott sort exactement à neuf heures chaque matin, en taxi auto, et ne rentre souvent que le soir. Il va, dit-il, évangéliser les quartiers pauvres et y distribuer des aumônes.
– Ce que tu dis me confirme dans mon opinion. Il ne sort qu'en taxi pour éviter les mauvaises rencontres et la police n'aurait jamais l'idée d'aller le chercher dans la respectable maison où il s'est réfugié. C'est un malin, mais je crois que cette fois nous aurons sa peau !
Le reste de la journée se passa sans aucun incident.
Le lendemain un peu avant neuf heures, John Jarvis descendit au bar et tout en faisant mine d'être absorbé dans la lecture des journaux, il vit le révérend monter en voiture et tout de suite il reconnut en lui le docteur Klaus Kristian. Il était grimé avec une telle habileté que le détective eût hésité, s'il n'eût remarqué les énormes mains du prétendu pasteur Jérémias.
Cette fois, il n'y avait plus à tergiverser, il fallait agir le plus vite possible. John Jarvis et Floridor passèrent l'après-midi à combiner un plan qui devait réussir immanquablement et toute la soirée ils firent divers préparatifs nécessités par le coup de main qu'ils allaient tenter.
Ils ne dormirent guère cette nuit-là et dès cinq heures du matin, Floridor quittait furtivement l'hôtel, si bien déguisé que le concierge qui, d'ailleurs, sommeillait encore à moitié, ne le reconnut pas.
Il ne ressemblait plus à un habitué des hippodromes ; on eût dit plutôt un brave chauffeur de taxi, à la casquette de cuir bouilli, bordée de cuivre, à l'épaisse pèlerine doublée de fourrures remontée jusqu'aux oreilles. Un masque de fil de fer où s'encastraient de gros verres de lunettes compléta cet équipement, une fois que le Canadien fut arrivé à une certaine distance de l'hôtel.
Alors, il sauta dans un « car » déjà bondé de travailleurs qui se dirigeaient vers les chantiers de Broadway.
John Jarvis sortit de l'hôtel deux heures après, gagna une des stations du chemin de fer aérien qui le déposa à proximité du Central Police Office.
Ce matin-là, vers huit heures, il y avait une trentaine de taxis autos à la station Colombus Avenue ; à huit heures quinze, il n'y en avait plus qu'une vingtaine, à huit heures et demie, il en restait sept, un peu avant neuf heures, il n'y en avait plus qu'un seul. À cette heure relativement matinale, il n'y avait jamais eu pareille affluence de clients ; on eût dit que tous s'étaient donné le mot pour dégarnir la station.
À mesure que l'heure approchait, l'unique chauffeur demeuré sur la place, consultait impatiemment sa montre, échangeant de temps à autre des signes mystérieux avec un personnage assis sur un banc et qui, tout en paraissant absorbé dans sa lecture, ne perdait pas la voiture de vue un seul instant.
À neuf heures moins quelques minutes, une jeune fille à la mine chétive, entièrement vêtue de noir à la mode de certaines sectes rigoristes, s'arrêta devant le taxi.
– Voulez-vous venir prendre un gentleman au family house de Mrs Plitch ? demanda-t-elle. C'est à deux pas d'ici.
– Je sais, j'y suis déjà venu chercher un révérend clergyman.
– C'est le même.
– All right ! Je viens de suite.
Le chauffeur mit son moteur en mouvement et se dirigea vers le family house qui n'était guère qu'à cinq cents mètres de là et sa voiture vint stationner au ras du trottoir, en face du perron de l'établissement.
L'homme assis sur le banc s'était levé et tout en ayant l'air de marcher avec la nonchalance d'un flâneur, il était arrivé en face du n° 287 de Colombus Avenue, presqu'en même temps que le taxi ; seulement il était demeuré de l'autre côté du trottoir, presqu'au seuil du bar de l'hôtel Washington.
Le révérend Jérémias Bott venait de paraître. D'un geste plein d'onction, il bénit la patronne du family house, la corpulente Mrs Plitch qui l'avait accompagné, suivant un rite consacré jusqu'au seuil de sa pieuse demeure, et il monta dans le taxi dont le chauffeur, respectueusement, lui tenait la portière grande ouverte.
– À Bowery ! dit le révérend, en s'enfonçant dans les confortables coussins pneumatiques.
Bowery le plus ancien, et le plus pittoresque quartier de New York est aussi le plus mal famé. C'était là que l'intrépide clergyman allait exercer le plus souvent son charitable ministère.
La portière se referma avec un bruit sec et métallique auquel le révérend Jérémias Bott ne fit pas attention. S'il eût été moins absorbé par ses préoccupations, ce bruit anormal eût éveillé sa méfiance. Il était dû en effet au déclenchement d'un ressort qui commandait un solide verrou, dissimulé dans l'épaisseur du bois.
Le révérend sans qu'il s'en fût encore aperçu était bien et dûment prisonnier dans le taxi auto qui venait de partir à toute allure.
Le flâneur arrêté au seuil du bar de l'Hôtel Washington avait suivi, avec un vif intérêt, tous les détails de ce départ. Quand le taxi eut disparu dans la cohue des véhicules, il se dirigea tranquillement vers le family house.
Cependant Jérémias Bott venait de s'apercevoir que son taxi tournait le dos à la direction qu'il avait indiquée ; furieux il saisit le cornet acoustique qui le mettait en communication avec le chauffeur.
– Vous ne connaissez donc pas le chemin de Bowery ? cria-t-il. Arrêtez ! Je vous l'ordonne ! Je vais prendre un autre taxi.
– C'est inutile, répondit flegmatiquement le chauffeur. Restez où vous êtes. Ce n'est pas à Bowery que nous allons, c'est à la prison des Tombes, où le célèbre Klaus Kristian est impatiemment attendu.
Le docteur venait de reconnaître la voix de Floridor, qui avait joué dans la perfection son rôle de chauffeur.
– Le Canadien de John Jarvis ! bégaya-t-il avec rage, je suis « fait » !
Le bandit secoua furieusement la portière, les verrous tinrent bon.
Et le taxi filait toujours d'un train d'enfer.
Floridor perçut tout à coup le bruit d'une détonation suivi d'un fracas de verre cassé.
Klaus Kristian venait de tirer un coup de revolver dans la glace qui le séparait du Canadien, mais cette glace était intérieurement doublée d'une plaque de tôle, sur laquelle alla s'aplatir la balle du browning.
Quant aux vitres des portières, elles étaient de ce verre spécial presque incassable très employé en Amérique, « le verre armé » que fortifie intérieurement un solide grillage de fils de fer fondu dans la masse.
Pendant quelques minutes le docteur se tint tranquille, il avait sans doute constaté l'inutilité de ses tentatives.
Tout à coup Floridor entendit un craquement de métal ; il supposa que son dangereux client, armé d'une pince plate ou de quelque autre outil essayait de faire sauter les gonds des portières.
– Décidément, grommela-t-il, il faut employer les grands moyens !
Il appuya fortement sur une manette placée à sa portée et aussitôt l'odeur douceâtre du chloroforme se répandit.
Dans l'intérieur du véhicule éclatèrent des hurlements de rage, puis peu à peu le silence se fit et ne fut plus troublé…
C'est dans un état d'anesthésie complète que le docteur arriva à la prison des Tombes où il fut aussitôt logé dans une cellule spéciale et gardé à vue.
Grâce à ses puissantes relations, John Jarvis avait pu obtenir qu'on mît à sa disposition cette fameuse « voiture anesthésique » dont la police de New York a toujours nié officiellement l'existence, mais qu'elle ne se fait pas faute d'employer lorsqu'il s'agit de capturer un malfaiteur exceptionnellement redoutable.
Pendant ce temps le family house de Mrs Plitch était le théâtre d'un autre drame.
John Jarvis – le flâneur resté au seuil du bar – sitôt qu'il avait vu le docteur Kristian solidement verrouillé dans la « voiture anesthésique » était allé sonner à la porte du family house.
Une jeune fille à la mine chétive, – entièrement vêtue de noir – la même qui était allée chercher le taxi, – vint lui ouvrir.
– Que désirez-vous ? demanda-t-elle d'un ton rogue, en passant la tête par l'entrebâillement de la porte qu'une solide chaînette empêchait de s'ouvrir entièrement.
– Je désirerais parler au révérend Jérémias Bott.
– Il n'est pas ici, grommela la fille dont la mine revêche s'accentua et dont le regard se chargea de méfiance.
– Alors je parlerai à Mrs Plitch.
– Elle ne reçoit pas en ce moment.
– Il s'agit d'une affaire importante.
– C'est ici une maison de paix et de prière, où l'on ne s'occupe guère des affaires mondaines. Mrs Plitch d'ailleurs ne reçoit personne.
– C'est pour une bonne œuvre ! s'écria John Jarvis impatienté.
– En ce cas, écrivez à Mrs Plitch, elle vous répondra si elle le juge à propos ; elle est en ce moment-ci occupée à méditer Le voyage de l'âme dévote dans le sentier céleste, du révérend Mac Culloth. Il m'est impossible de la déranger dans un pareil moment.
Le détective comprit qu'on ne pénétrait sans doute dans cette pieuse maison qu'à l'aide d'un mot de passe ou d'un signe de reconnaissance. Il se décida à parler sur un tout autre ton.
– Laissez-moi passer, fit-il rudement, je suis détective de la police de New York et chargé de perquisitionner dans cette maison.
La fille, au lieu de répondre, poussa la porte de toutes ses forces pour la refermer, mais John Jarvis avait glissé son pied dans l'entrebâillement, en même temps qu'il lançait un coup de sifflet strident.
À ce signal une vingtaine de policemen qui s'étaient tenus cachés dans le voisinage, apparurent aussi brusquement que s'ils étaient sortis de terre. Ils étaient armés de browning et de casse-tête à boules de plomb et commandés par l'inspecteur Herber, un des plus habiles policiers de Mulberry Street[2]. En un clin d'œil, le family house fut cerné.
Le premier geste de l'inspecteur fut de couper avec une pince la chaîne de sûreté qui retenait la porte et les policemen firent irruption à l'intérieur.
La fille s'était enfuie après avoir frappé deux fois sur un gong de grande dimension installé dans le vestibule et sans doute destiné à prévenir, en cas de danger, les locataires de cette étrange demeure.
Les policemen se disposaient à grimper à l'étage supérieur, quand une horrible mégère, qui n'était autre que Mistress Plitch elle-même, fit mine de leur barrer le passage.
Robuste et ventripotente, le teint marbré de rouge par l'abus des liqueurs fortes, elle avait le menton accentué et les oreilles vastes et pointues que certains illustrateurs anglais – Fuseli par exemple – prêtent aux sorcières de Macbeth ; ses yeux jaunes semblaient distiller le venin de l'astuce et de la méchanceté. Une sorte de capuchon noir qui voilait à demi sa chevelure grise accentuait encore le caractère horrible de cette vieille diabolique. Elle paraissait furieuse de la visite des gens de police mais nullement intimidée.
– Qu'est-ce que cela signifie ? s'écria-t-elle avec insolence. De quel droit vous permettez-vous de pénétrer par violence dans une honnête maison ? Tout policemen que vous êtes je porterai plainte pour violation de domicile privé ; vous savez que cela peut vous coûter cher ! Dieu merci je suis honorablement connue depuis de longues années dans ce quartier, et je n'ai rien à démêler avec la justice…
– Assez de bavardage, vieille pie, interrompit brutalement l'inspecteur, en tirant divers papiers de sa poche. Voici des mandats en bonne forme. Vous êtes accusée de séquestration d'une citoyenne américaine, de recel et de complicité de rapt.
– Je suis victime d'une abominable machination ! fit-elle avec moins d'arrogance.
John Jarvis était frémissant d'impatience.
– N'essayez pas de gagner du temps avec des discussions, dit-il impérieusement. Conduisez-nous à l'instant même près de la jeune fille que votre complice retient prisonnière.
– Je vous affirme qu'il n'y a ici aucune jeune fille, sauf la servante, une enfant que j'ai recueillie par charité. Pour la bonne réputation de ma maison il ne loge ici que des personnes respectables et d'âge mûr.
– C'est bon ! Nous allons fouiller la maison de la cave au grenier et d'abord donnez vos clefs si vous ne voulez pas qu'on enfonce les portes !
La matrone s'exécuta en rechignant. Puis encadrée par deux policemen, elle s'assit dans un fauteuil en levant les yeux au ciel, comme une martyre que l'on va conduire au supplice.
La visite des pièces du rez-de-chaussée amena des découvertes édifiantes : on trouva tout d'abord une formidable provision de whisky, de gin et d'autres spiritueux dont l'usage est interdit par la loi américaine, puis un stock considérable de boîtes de conserves, de pièces d'étoffes, de tableaux, de statues, de pendules, de pièces d'argenterie, il y avait de quoi monter cinq ou six magasins.
– Ma parole ! déclara rudement l'inspecteur Herbert, c'est un magasin de receleur, une vraie fence ! Mettez les menottes à cette pieuse dame, et tout de suite !
Ce qui fut fait.
Dans une autre pièce il y avait un assortiment de vêtements usagés, de chapeaux, de perruques, de chaussures et de fausses barbes qui devaient servir aux malfaiteurs à se déguiser. Dans cette collection, les costumes de clergymen étaient les plus nombreux.
– De mieux en mieux, fit l'inspecteur. Je serais curieux de savoir comment la douce Mrs Plitch explique la présence de cette friperie dans sa sainte maison.
– Tout ce que vous venez de trouver, répondit-elle placidement, m'a été envoyé par des personnes charitables pour accomplir de bonnes œuvres.
L'inspecteur eut un vaste rire, les policemen qui étaient montés avec John Jarvis au premier étage venaient d'apparaître poussant devant eux dans l'escalier trois hommes aux mines patibulaires, dont les mains étaient réunies par des menottes d'acier.
– Voilà précisément, fit-il, quelques-unes de ces personnes charitables, de vieux clients de Mulberry Street, je me charge de trouver les autres.
Pendant que cette scène se passait au rez-de-chaussée, John Jarvis continuait à explorer fiévreusement toutes les chambres, et à son grand étonnement il ne trouvait pas trace de Miss Elsie.
Le family house, comme tous les repaires du même genre, avait plusieurs issues, mais elles étaient gardées par les policemen, d'ailleurs l'attaque avait été si rapide que les geôliers d'Elsie n'avaient pas eu le temps matériel de la faire disparaître ou de l'emmener.
Désespéré, il explora – toujours sans résultat – les caves qui renfermaient une ample provision de vin et de charbon, mais n'offraient aucun passage secret, et les greniers, encombrés de marchandises hétéroclites, entassées au hasard.
Il redescendit au deuxième étage et son instinct le conduisit dans une luxueuse chambre, déjà visitée par lui, mais qui seule de toutes les pièces de l'immeuble était pourvue d'un robuste coffre-fort du modèle le plus récent.
Brusquement il se rappela que c'était en effet à une fenêtre de cette pièce qu'il avait aperçu la jeune fille, il l'avait, dans son trouble, complètement oublié.
– C'est là certainement, dit-il à l'inspecteur Herbert qui était venu le rejoindre, la chambre qu'occupait Klaus Kristian.
– Je vais ouvrir le coffre-fort, répondit l'inspecteur, cherchez pendant ce temps si cette pièce n'a pas une issue secrète.
Ce ne fut pas sans peine que le coffre-fort fut ouvert, il était presque vide, mais dans un compartiment à secret, l'inspecteur découvrit six chèques de chacun cinq cents mille dollars payables à vue dans une grande banque parisienne au révérend Jérémias Bott, et deux billets de première classe au même nom, valables à bord du paquebot français La Normandie qui levait l'ancre trois jours plus tard.
Cet argent représentait les rançons extorquées successivement au banquier Rabington, au vieux roi de l'acier et à John Jarvis lui-même.
– Nous arrivons à temps, fit l'inspecteur. C'est un magnifique résultat que d'avoir retrouvé les fonds intacts.
– Peu importe ! s'écria le détective avec impatience… C'est Miss Elsie que je veux !… Tenez, ajouta-t-il avec agitation, voilà des robes à elle ! Elle ne peut être loin !
Nerveusement, il arrachait et jetait à terre les vêtements accrochés dans un grand placard d'acajou transformé en penderie.
– J'en étais sûr ! bégaya-t-il en proie à une violente exaltation, le bois sonne le creux, le fonds de ce placard sert de porte à une autre pièce !… Vite une hache !
Un policeman accourut avec une boîte d'outils. En un clin d'œil le panneau d'acajou fut défoncé, John Jarvis avait deviné juste. Le placard dissimulait l'entrée d'une étroite cellule qui servait de prison à la pauvre Elsie.
Elle était là, assise dans un fauteuil, vivante, mais dans quel état d'affaiblissement et de maladie ! Ses joues s'étaient creusées, ses yeux immenses avaient la fixité inquiétante de ceux des somnambules. Son corps amaigri flottait dans une robe noire. C'était plutôt le fantôme d'Elsie qu'Elsie elle-même que John Jarvis retrouvait.
Elle paraissait plongée dans une sorte de coma ou d'hypnose. Elle ne reconnut pas John Jarvis, elle regardait ceux qui l'entouraient sans rien dire, sans faire un geste. Docilement elle se laissa tirer de sa prison, le visage crispé d'un douloureux sourire.
La mort dans le cœur, John Jarvis la prit dans ses bras, sans qu'elle y opposât de résistance et la déposa dans un taxi qu'un policeman était allé chercher. Il y prit place lui-même et jeta au chauffeur l'adresse du milliardaire Todd Marvel, dont tous les New-Yorkais connaissent le palais, une des merveilles de la Cinquième Avenue.
Il était parti depuis dix minutes à peine lorsque Floridor, encore affublé de son déguisement de chauffeur se présenta à la porte du family house. Les policemen étaient en ce moment fort occupés à faire monter dans deux voitures cellulaires les pensionnaires de la pieuse Mrs Plitch. L'inspecteur Herbert exultait.
– Je suis content de ma journée, dit-il au Canadien avec lequel il échangea un énergique shake-hand ; il y a longtemps que je n'avais eu l'occasion de faire un si beau coup de filet : Ces gredins-là – à commencer par la charitable Mrs Plitch – sont tous des bandits de marque…
– Vous ne me dites pas, demanda précipitamment Floridor, si l'on a retrouvé Miss Elsie ?
– On l'a retrouvée et l'argent aussi, mais la pauvre miss est dans un état lamentable. Mr Jarvis – ou pour être plus exact M. Todd Marvel – vient de la faire transporter chez lui.
– Je cours les rejoindre…
– Attendez un instant !… Vous ne m'avez pas encore parlé du docteur Kristian ?
– Tout s'est très bien passé…
– All right ! Jusqu'au dernier moment j'ai craint que le gredin ne vous glissât entre les doigts. Ce n'est pas un malfaiteur ordinaire celui-là.
– Ce qui m'étonne, reprit le Canadien, c'est qu'il soit resté si longtemps à New York, ce qui nous a permis de le capturer. Il aurait pu, riche comme il l'était, gagner l'étranger depuis longtemps.
« Il faut croire qu'il n'a pas pu le faire. Il a sans doute été obligé de se mettre en règle avec les nombreux complices qui l'avaient aidé et qui, sans cela, l'auraient fait chanter ou l'auraient dénoncé. Il a dû leur verser des sommes considérables, car nous n'avons retrouvé aucune trace de sa fortune personnelle ici ; ce qui me surprend, c'est qu'il n'ait pas rendu la liberté à Miss Elsie, après avoir empoché l'énorme rançon qu'il a exigée des protecteurs de la jeune fille.
– Il avait un but, certainement. Avec un bandit aussi audacieux, il faut s'attendre à tout. Peut-être avait-il formé le projet d'épouser Miss Elsie qui est très riche. Mais qui connaîtra jamais tout ce qu'avait pu combiner ce génie malfaisant ? L'essentiel est qu'il soit hors d'état de nuire.
– J'allais oublier de vous dire que, d'après une dépêche arrivée ce matin à Montgomery Street, le véritable Jérémias Bott – un honnête pasteur de l'Arkansas – a été assassiné, il y a un mois dans des circonstances mystérieuses. Son cadavre retrouvé hier dans un ravin, a pu être identifié à grand-peine. Nul doute que Klaus Kristian ne l'ait tué pour s'emparer de ses papiers… »
Floridor prit congé de l'inspecteur et se fit conduire au palais de la Cinquième Avenue.
Comme il y entrait deux personnages graves et vêtus de noir en sortaient, cérémonieusement reconduits par Todd Marvel.
C'étaient deux médecins, deux célèbres spécialistes des maladies nerveuses.
Tout de suite le Canadien s'enquit de la santé de Miss Elsie.
– Elle n'est pas aussi malade que je le craignais, répondit le milliardaire qui paraissait un peu rassuré, certes son état est grave, mais il n'est pas désespéré. Comme je l'avais deviné, Elsie a servi de sujet à de dangereuses expériences d'hypnotisme et son système nerveux s'en ressentira longtemps. Elle est encore sous l'impression de la terreur que lui inspirait Klaus Kristian.
« Les médecins ont ordonné le repos le plus absolu, un régime fortifiant, et le grand air. Mais ce n'est que très lentement qu'elle se remettra des terribles secousses qu'elle a ressenties. Le moral chez elle est aussi atteint que le physique… »
Après une longue conversation avec Floridor, le milliardaire regagna les appartements de Miss Elsie, au chevet de laquelle un garde-malade et un interne avaient déjà été installés ; le Canadien se rendit au poste de T. S. F. installé dans le palais même pour télégraphier au banquier Rabington et à Mr Oliver Broom les grandes nouvelles de la journée.
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