Les Aventures de Todd Marvel-La Cave de Bronze
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Publication : 2010-06-20
Lu par Stanley
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Illustration : QwirkSilver
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Chapitre 01 - Le Pendu.
Chapitre 02 - La Confession de Markham.
Chapitre 03 - La Cave de Bronze.
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Chapitre 01 - Le Pendu.
Chapitre 02 - La Confession de Markham.
Chapitre 03 - La Cave de Bronze.
Huitième épisode
LA CAVE DE BRONZE
CHAPITRE PREMIER
LE PENDU
Levés avant le jour, trois cavaliers traversaient lentement une clairière de l'immense forêt vierge qui couvre encore presque entièrement cette partie du Mexique qu'on appelle les Terres chaudes. Le soleil allait se lever ; les étoiles pâlissaient une à une, comme effacées par une main invisible. Vers l'orient, le ciel, à demi voilé par la brume qui montait d'un étang bordé de palmiers, était d'une délicieuse couleur d'argent, glacé d'azur, teinté des nuances les plus délicates, de l'orangé, du mauve et du gris perle. Un silence imposant planait sur les solitudes.
Tout à coup une brise légère rida la surface de l'étang, les feuillages frissonnèrent avec un bruissement plaintif et doux, la forêt tout entière s'agita et frémit et le disque de pourpre claire du soleil apparut drapé de légers nuages de vermeil et d'or.
La brume s'était dissipée, les feuillages ruisselaient d'une rosée aussi abondante qu'une pluie. Par milliers, les oiseaux secouaient leurs ailes et s'élançaient des arbres où ils avaient passé la nuit. Des vols de corbeaux, de perroquets verts, de spatules roses, de hérons, se dispersaient dans le ciel avec mille cris discordants ; dans une savane lointaine, des taureaux sauvages faisaient entendre de longs mugissements.
Laissant derrière eux l'étang peuplé de serpents d'eau, d'alligators et de tortues, les trois cavaliers suivaient un sentier ombragé – avec une inouïe luxuriance de feuillages, de fleurs et de fruits – par des poivriers aux grappes d'un rouge éclatant, des acajous, des palmiers royaux, des sapotiers et des cocotiers, au pied desquels poussaient d'inextricables buissons de mimosas épineux, d'euphorbes et de fougères arborescentes.
Ils chevauchaient avec lenteur, souvent forcés de s'ouvrir un passage à coups de machete[7] à travers les lianes enchevêtrées, lorsque celui qui marchait en tête, un métis mexicain coiffé d'un sombrero orné de plaques d'or et drapé dans un vaste manteau ou zarape, retint tout à coup sa monture en poussant un cri de surprise.
Les deux autres voyageurs, deux hommes de race blanche, vêtus de kaki et coiffés de casques en moelle de sureau, s'étaient rapprochés immédiatement.
Ils virent alors ce qui avait provoqué le cri d'étonnement de leur compagnon.
À un tournant du sentier, celui-ci s'était trouvé brusquement nez à nez avec un pendu accroché à la maîtresse branche d'un manguier, et dont les haillons se balançaient au vent du matin.
Les deux Blancs avaient sauté à bas de leurs chevaux ; mais le Mexicain ne paraissait nullement disposé à les imiter.
– Señores, déclara-t-il gravement, cela porte malheur de secourir un pendu.
Et il ne bougea pas.
Appuyé au dossier de sa haute selle, campé sur ses vastes étriers à boîtes, il s'apprêta flegmatiquement à regarder ce qu'allaient faire les deux señores.
D'un coup de machete, l'un d'eux avait tranché la corde, pendant que le second, une sorte de géant, recevait le pendu dans ses bras et le déposait doucement sur le sol.
– Le corps est encore tiède, déclara le géant.
– Je vais te dire immédiatement si on peut conserver quelque espoir, répondit son compagnon. La face est congestionnée, presque violette, la langue gonflée et pendante, mais cela ne prouve rien… La colonne vertébrale n'a pas été disloquée.
Le charitable cavalier avait déboutonné la chemise et la veste du pendu et lui baignait les tempes avec l'eau de sa gourde, puis, à l'aide d'un tube emprunté à une touffe de bambous, il insuffla de l'air dans les narines, en ayant soin de tenir la bouche fermée de façon à gonfler les poumons. En appuyant ensuite à la base du thorax, il força les bronches à se dégonfler, réalisant ainsi artificiellement les mouvements de la respiration.
Entre temps, l'autre cavalier enlevait les souliers du patient et lui frictionnait vigoureusement la plante des pieds et la cheville pour forcer la circulation du sang à se rétablir.
Pendant trois quarts d'heure, les deux sauveteurs continuèrent à appliquer le même traitement au pendu, avec une patience dont s'émerveillait leur guide, nonchalamment occupé à fumer un de ces excellents cigares de St-Jean de Tuxtla que les amateurs égalent aux havanes.
– Carajo ! murmura-t-il, il faut vraiment que ces señores aient du temps à perdre. Je serais fort étonné s'ils réussissaient !…
En cela il se trompait.
Le plus grand des cavaliers avait tiré de sa poche un de ces couteaux à plusieurs lames qui sont pourvus d'une mèche à saigner les chevaux ; il s'en servit pour piquer légèrement une des veines situées derrière l'oreille droite du patient et il répéta cette opération derrière l'oreille gauche, puis à la tempe.
Un sang noir gouttela d'abord lentement puis finit par jaillir plus abondant et plus rouge. Presque aussitôt le pendu ouvrit les yeux et poussa un profond soupir.
Il était sauvé, la respiration et la circulation avaient repris leur cours.
Mais au moment où il avait ouvert les yeux, les deux cavaliers avaient jeté le même cri de surprise.
– Markham. C'est Markham !
Ils demeuraient tous deux muets de stupeur en reconnaissant dans celui qu'ils venaient d'arracher à la mort, précisément l'homme qu'ils cherchaient en vain depuis trois semaines dans les déserts du Mexique.
Le pendu ressuscité ne paraissait pas moins surpris qu'eux-mêmes de cette rencontre, mais à sa surprise se mêlaient visiblement la peur et la confusion. Sa face, une heure auparavant violacée par la congestion, était devenue d'une pâleur livide, ses mains tremblaient.
– John Jarvis ! bégaya-t-il enfin.
– Moi-même, Mr Markham, lui répondit-on, charmé de vous voir revenu à l'existence. C'est une cure dont je suis véritablement fier. J'ajoute que vous êtes la personne que je désirais le plus rencontrer. Vous n'avez pas oublié, je suppose, que nous avons un compte assez sérieux à régler ensemble ?
À ces paroles, prononcées avec une amère ironie, Markham frissonna de tout son corps et parut sur le point de s'évanouir, John Jarvis s'en aperçut.
– Je vois, Mr Markham, dit-il, que vous n'êtes pas encore en état de discuter. Il ne faudrait pas nous faire la mauvaise plaisanterie de passer de nouveau de vie à trépas. Vous nous avez donné suffisamment de mal comme cela.
Et se tournant vers son compagnon :
– À quoi penses-tu, mon brave Floridor ? Tu vois bien que notre malade est loin d'être tout à fait guéri. Je suis sûr que quelques gorgées d'eau-de-vie de canne le remettront complètement.
Floridor haussa les épaules et obéit avec mauvaise grâce ; il fit boire Markham et banda les plaies légères qui avaient résulté de la saignée.
L'ex-pendu s'était laissé faire, mais sa mine farouche, les regards de haine que dardaient ses yeux gris, montraient combien il était humilié et furieux de se trouver ainsi à la merci de ses ennemis.
– Vous auriez dû me laisser où j'étais ! murmura-t-il d'une voix sourde.
– J'ai eu pitié de vous sans vous reconnaître, mais j'aurais agi de même en sachant à qui j'avais affaire.
– Par philanthropie ! fit Markham agressif et goguenard.
– Non.
– Je m'en doute. Dites plutôt que vous aviez le vague espoir de récupérer les deux millions de dollars que j'ai volés au banquier Rabington.
– Et quand cela serait ?
– Vous perdez votre temps ! Est-ce que je serais couvert de pareilles guenilles, si j'avais des bank-notes ?
Et Markham éclata d'un rire faux et strident comme le cri d'un oiseau de proie.
– Ce n'est pas toujours une raison, répliqua John Jarvis en regardant le voleur bien en face.
– Vous croyez ! Mettez-vous bien dans l'esprit que, de moi, vous n'avez rien à attendre. Vous pouvez fouiller mes haillons, vous n'y trouverez pas une piastre ! J'ai été dépouillé de tout. Il y a huit jours j'ai vendu mon browning à des vaqueros pour un peu de nourriture, depuis je n'ai vécu que des fruits de la forêt…
– Il est possible que vous disiez la vérité, mais vous ne me ferez pas croire que vous ignorez où sont les bank-notes ?
– Je le sais, mais vous ne seriez pas plus avancé si je vous le disais.
Contre l'attente de Markham, John Jarvis demeura silencieux. Il réfléchissait.
Toute cette conversation avait eu lieu en anglais, au grand mécontentement du métis qui ne parlait que l'espagnol et dont la curiosité se trouvait déçue. Tout doucement il avait rapproché son cheval.
– Que veux-tu, Bernardillo ? lui demanda John Jarvis.
– Je désirerais savoir, fit-il, avec cette affectation de politesse, dont les Mexicains ont hérité des Espagnols, si les señores sont disposés à continuer leur route ?
– Nous attendrons pour cela que la grosse chaleur soit tombée. Pour le moment nous allons déjeuner, puis faire la sieste. Pendant que nous allumerons le feu, tâche de trouver quelque gibier dans les environs, mais ne t'éloigne pas trop.
– Bien, señor, je serai promptement de retour, là où il y a de l'eau, le gibier est toujours abondant.
Bernardillo fit volter son cheval avec l'élégance d'un écuyer consommé et disparut dans le sous-bois ; bientôt, on entendit crépiter coup sur coup les détonations de sa carabine. Comme beaucoup de ses compatriotes, Bernardillo était un tireur infaillible, il s'amusait souvent à tuer des hirondelles au vol, à balle franche. Au bout d'un quart d'heure à peine, il était de retour, portant, suspendus à l'arçon de sa selle, deux de ces gros perroquets au plumage bariolé de rouge, de bleu et de jaune que les Mexicains appellent des huacamayas et une demi-douzaine de beaux écureuils noirs, dont la chair est exquise.
Avec des feuilles sèches Floridor avait allumé un grand feu à l'ombre d'un bombax géant, au tronc blanc et lisse. Des gobelets et de petites assiettes d'argent avaient été disposés sur la mousse verdoyante et, dans les buissons voisins, le Canadien avait cueilli des goyaves à la pulpe dorée et des mangues excellentes malgré leur parfum de térébenthine.
Avec une dextérité sans pareille, Bernardillo dépouilla, pluma et vida son gibier, en bourra l'intérieur de plantes aromatiques et le mit à rôtir, enfilé sur des baguettes.
Markham suivait ces préparatifs avec des regards brillants de convoitise : il était évident qu'il avait dû subir les jours précédents une diète sévère, et cette partie de son récit, au moins, était exacte.
Il le prouva en engloutissant, avec la voracité d'un loup affamé, tout ce qu'on voulut bien lui donner, y compris les indigestes tortillas de maïs, offertes par Bernardillo. Pendant tout le repas, le métis s'était, d'ailleurs, montré plein de prévenances pour le rescapé. On en comprit bientôt la raison.
– Señor, lui dit-il, en lui offrant gravement un cigare, voudriez-vous me permettre de prendre un bout de votre… corde. J'espère que je ne suis pas indiscret ?
Markham ne savait s'il devait rire ou se fâcher. Il prit le parti d'imiter John Jarvis et Floridor qui s'égayaient de cette requête inattendue et donna carte blanche au métis.
– Vous êtes encore assez naïf pour croire que ma corde vous portera bonheur ? lui dit-il seulement.
– J'en suis fermement convaincu, répliqua Bernardillo avec le plus grand sérieux et il s'empressa d'aller prendre possession de ce qu'il regardait comme un précieux cadeau.
Un moment distrait par cet incident, John Jarvis était redevenu silencieux. Markham l'observait avec inquiétude. Affaibli, sans armes, en face de trois cavaliers robustes et bien armés, l'ex-directeur de la banque de Presidio se rendait compte qu'il était entièrement à leur merci.
La chaleur était devenue accablante, les rayons du soleil parvenu au zénith tombaient verticalement d'un ciel embrasé. Hommes et chevaux, comme dans l'histoire de Peter Schlemihl, semblaient avoir perdu leur ombre. Un silence de mort planait sur la forêt dont les feuillages pendaient languissamment. Les corolles se fermaient, les oiseaux-mouches, les grands papillons jaunes rayés de noir s'étaient réfugiés au creux des buissons. Vaincus par cette atmosphère, brûlante comme l'haleine d'une fournaise, Bernardillo et Floridor s'étaient jetés sur leurs couvertures de cheval et s'étaient endormis.
Markham et John Jarvis n'avaient pas cédé au sommeil, mais malgré l'épaisseur des frondaisons qui les abritaient et bien qu'ils demeurassent immobiles, leur front était emperlé de sueur et une immense torpeur les accablait. Ce ne fut que par un puissant effort de volonté que le détective parvint à dompter l'envahissante somnolence.
– Que voulez-vous que je fasse de vous ? dit-il tout à coup à Markham, d'un ton plein de sévérité. J'ai les pleins pouvoirs de Mr Rabington pour demander l'extradition du voleur et de l'assassin que vous êtes ! Je ne parle pas de votre fille, Miss Lilian, que vous avez réduite au désespoir et que vous ruinez car elle s'est engagée à abandonner jusqu'au dernier cent, sa fortune personnelle pour désintéresser la Mexican Mining Bank.
Profondément humilié, honteux de lui-même, Markham baissait la tête comme écrasé sous le poids de ces accusations.
– Vous n'avez aucune excuse ! reprit John Jarvis avec indignation, vous êtes intelligent, vous êtes énergique et vous étiez riche. Votre crime n'est pas de ceux dont la misère ou l'ignorance peuvent atténuer la responsabilité…
« Dans ces conditions il ne me reste qu'à remplir jusqu'au bout la mission qui m'a été confiée. Je vais vous emmener jusqu'à la côte et vous embarquer pour l'Amérique. »
L'attitude et la physionomie de Markham étaient pitoyables. Ses joues creuses, envahies par une barbe grise qui n'avait pas été rasée depuis quinze jours, son teint déjà jauni par le soleil, ses yeux fiévreux, dont les paupières étaient enflammées, bordées d'écarlate par l'ophtalmie, ses vêtements déchirés, le faisaient ressembler à ces vagabonds – lamentables épaves humaines – qui errent sur les quais des grandes villes maritimes. Le cercle rouge laissé par la corde autour du cou ajoutait encore à l'aspect sinistre du misérable.
Qui eût dit que ce loqueteux et le correct gentleman, l'homme d'affaires réputé qui, quelques semaines auparavant, avait reçu Mr Rabington au seuil de la banque de Presidio, n'étaient qu'une seule et même personne ?
– J'ai perdu la partie… murmura-t-il d'une voix morne et aveulie, tant pis pour moi ! Je suis sous vos pieds, écrasez-moi !
Il s'affala sur la mousse et ferma les yeux comme pour dormir.
John Jarvis qui était foncièrement généreux le regarda longtemps en silence, mordu au cœur par un étrange sentiment où se mélangeaient le mépris et la pitié.
– C'est une vraie loque, songeait-il avec une secrète irritation… Il ne s'est pas même défendu ! J'aurais été presque content qu'il m'injurie, qu'il me menace, que du moins, il me propose quelque chose ! Un vrai yankee lutte jusqu'au bout, que diable !
CHAPITRE II
LA CONFESSION DE MARKHAM
Un quart d'heure s'écoula dans le silence étouffant de la forêt. Puis, brusquement, la réaction qu'avait espérée le détective se produisit. Ned Markham se releva d'un bond, drapé dans ses haillons et se campa en face de John Jarvis.
– Si vous êtes un homme, lui dit-il d'un ton résolu, vous me laisserez une chance ! Cela, vous le ferez, à cause de ma fille ! Est-il juste que la pauvre Lilian expie les sottises et les crimes dont elle est innocente ? Je vais vous proposer quelque chose :
« Rabington tient certainement beaucoup plus à rentrer dans son argent qu'à me voir pendu ?
– C'est très probable.
– Eh bien, je sais où sont les deux millions de dollars, je vous aiderai à les reprendre ; je ne vous dis pas que cela sera commode, mais ce n'est pas impossible.
– Et quelles sont vos conditions ?
– Un pardon plein et entier. Je n'ai que quarante ans, je puis refaire ma vie.
– Vous teniez à l'instant un tout autre langage. Vous laissiez à entendre que les bank-notes étaient gardées en lieu sûr…
– J'ai changé de point de vue, voilà tout, déclara froidement Markham. Vous avez tout à gagner et rien à perdre en acceptant mon offre.
– Qui me prouvera que je puis avoir confiance en vous ?
– Votre propre expérience des hommes. Regardez-moi ! Suis-je le même qu'il y a un quart d'heure ? Je me suis ressaisi. J'ai retrouvé la volonté de lutter. L'énergie et la loyauté vont de pair. Vous devez sentir que je parle sincèrement.
Étonné de ce changement d'attitude, John Jarvis eut une minute d'hésitation, mais Markham avait parlé avec un accent de franchise si convaincant, si brutalement vrai qu'il fut persuadé. Il y a des heures où le pire criminel ne ment pas.
– Dans l'intérêt de mon ami Rabington, déclara-t-il, je ne crois pas devoir refuser ce que vous proposez, mais c'est à l'expresse condition que vous ne me cacherez rien.
– Je n'ai aucune raison de dissimuler.
– Je sais déjà que vous avez eu pour complice la femme qui a pris la fuite avec vous, la señora Violante Alvaredo.
Ned Markham avait changé de visage.
– Violante ! murmura-t-il entre ses dents. Je me suis promis que je la tuerais ! Oui ! Elle a été mon mauvais génie.
Il soupira douloureusement et passa la main sur son front comme pour chasser des pensées importunes.
– Cette femme m'avait complètement affolé, reprit-il au bout d'un instant… Mon aventure est d'une désolante banalité. J'ai agi comme le dernier des naïfs…
« Violante Alvaredo appartient à une ancienne famille espagnole des environs d'Orizava, et elle est très fière de son origine. Elle répète avec orgueil qu'il y a un Alvaredo sur la liste des conquistadors que donne le vieil historien Bernal Diaz del Castillo. Elle est avec cela d'une beauté foudroyante. Grande brune élancée, ses traits sont d'une régularité admirable, ses cheveux dénoués tombent jusqu'à ses pieds, ses grands yeux de velours, tour à tour noyés de langueur ou fulgurants de passion sont les plus beaux, les plus impérieux, les plus caressants et les plus terribles qui soient au monde et sa démarche harmonieuse et souple est celle d'une reine !
– Quel enthousiasme ! Je crains que vous ne soyez encore mal guéri.
– Hélas ! murmura Ned Markham avec un soupir, quel malheur qu'une si parfaite beauté soit unie à une perfidie, à un cynisme dont je n'ai pas vu d'exemple.
« Il y a trois mois, elle vint à Presidio et loua une villa voisine de la mienne. J'ai su plus tard qu'en agissant ainsi, elle suivait un plan froidement combiné. Comme elle l'avait deviné, dès que je l'eus vue, j'en devins amoureux fou. Je lui offris de l'épouser, sans écouter les remontrances de mes amis qui m'assuraient que Violante n'était qu'une aventurière.
« Elle accueillit ma proposition mieux que je ne pouvais l'espérer. Très féline, très enveloppante, elle ne m'opposa pas un refus formel, mais « elle désirait mieux me connaître ». Une première expérience qu'elle avait faite du mariage n'avait pas été heureuse. Le mari qu'elle avait épousé à seize ans, avait dissipé sa dot et l'avait abandonnée. Il était mort, heureusement, mais elle avait besoin de beaucoup réfléchir pour contracter une nouvelle union, malgré toute la sympathie que je lui inspirais.
« Le temps passa. Sa présence, son sourire étaient devenus pour moi un besoin aussi impérieux que la nourriture ou le sommeil.
« Elle avait la folie des bijoux. Les gemmes les plus coûteuses lui paraissaient des choses de première nécessité, le mot indispensable revenait sans cesse dans les demandes qu'elle m'adressait avec une désinvolture superbe : « indispensables », les colliers de perles pour faire ressortir la blancheur de sa peau, les rivières de diamants pour montrer que leurs feux étaient moins étincelants que ses beaux yeux, les rubis moins rouges que ses lèvres et jusqu'à un diadème de saphirs « indispensable » pour donner à sa fastueuse chevelure le reflet bleuté de l'aile du corbeau.
« Elle me remerciait à peine et le lendemain c'était une nouvelle fantaisie plus onéreuse que celle de la veille. Puis, il fallut des robes en harmonie avec les bijoux. On fit venir les toilettes de la Nouvelle Orléans, de New York, de Paris même.
– Cela coûte cher, dit froidement le détective.
– Tout m'était égal, pourvu qu'elle fût contente. J'étais en proie au vertige, je puisais à pleines mains dans la caisse sans vouloir songer aux conséquences. Notez que jusqu'alors je n'avais pas obtenu la plus légère faveur. C'est à peine si elle me permettait de lui baiser la main. Si je tentais de devenir plus familier, j'étais foudroyé par un regard de reine offensée, accompagné d'une moue hautaine.
« Enfin mes soins furent récompensés. C'est-à-dire que nos fiançailles furent célébrées, mais dans le plus grand mystère. Violante avait d'excellentes raisons pour ne pas attirer sur sa personne l'attention publique.
« Dès lors de nouvelles complications surgirent ; la famille de la noble señora refusait son consentement, puis Violante avait des dettes laissées par son premier mari. Sous divers prétextes, elle me demanda des sommes dont l'importance allait croissant « mais qui n'étaient, disait-elle, qu'une avance, dont les riches terrains miniers qu'elle m'apportait en dot, me rembourseraient amplement. »
« Enfin le jour vint où je dus avouer que je devais trois cent mille dollars à ma caisse. Je tremblais que cette révélation n'amenât une rupture.
« Il n'en fut rien.
« Violante me répondit, avec un beau sang-froid, que, puisque j'en étais arrivé là, je ne serais pas puni plus sévèrement pour avoir volé deux millions de dollars que trois cent mille. Nous n'avions qu'à traverser le Rio del Norte pour nous trouver en sûreté au Mexique. Là notre mariage serait célébré et grâce à l'argent volé je pourrais mettre en valeur les fameux terrains miniers qui constituaient la dot et qui renfermaient des gisements aurifères d'une richesse incalculable.
« Elle finit par me persuader, ajouta Ned Markham en rougissant, je n'ai pas besoin de vous raconter ce que vous savez déjà…
– Pourquoi, demanda brusquement le détective, n'avez-vous pas traversé la frontière aussitôt après le vol ?
– C'était bien notre intention, mais il s'est produit un contretemps. L'enquête du coroner et les autres formalités m'ont retenu très tard. Les Indiens venus de la rive mexicaine s'étaient lassés d'attendre et étaient repartis et j'ai dû rester à Presidio toute la journée du dimanche.
– Ce qui a bien manqué de vous devenir fatal.
– C'est vrai, je n'avais que très peu d'avance sur vous… Mais j'ai hâte d'en finir avec ma misérable aventure. Une fois en sûreté, nous prîmes le train jusqu'à Mexico, et je remarquai que Violante paraissait préoccupée, elle n'adressait la parole à personne et le panama qu'elle portait était toujours rabattu sur ses yeux, j'en sus plus tard la raison. Une fois elle m'arracha des mains un journal illustré que je m'apprêtais à lire et le lança par la portière du wagon, et quand je lui demandai l'explication de ce geste : « Vous n'avez pas besoin de lire, me dit-elle, cela me déplaît, cela doit vous suffire. » Un voyageur m'apprit plus tard que l'illustré contenait les portraits de plusieurs bandits célèbres, entre autres, ceux du général Pedro Estrada et de sa dévouée lieutenante, la fameuse doña Alferez.
« Vous devinez n'est-ce pas que la doña Alferez et Violante Alvaredo n'étaient qu'une seule et même personne…
« Il avait été décidé que notre mariage aurait lieu dans le magnifique domaine de l'Estanzilla que possédait ma fiancée à cinq jours de marche de la capitale et qui occupait, assurait-elle, toute une vallée délicieusement fertile. À Mexico nous achetâmes des chevaux et nous nous mîmes en route, accompagnés de quatre hommes que Violante avait choisis elle-même.
« À mesure que nous nous éloignions de la ville, elle reprenait toute sa gaîté et toute son arrogance. Je m'aperçus que les rares vaqueros ou Indiens que nous rencontrions la saluaient avec une déférence exagérée. Elle m'expliqua effrontément que sa famille était très puissante et très populaire dans la région et que le respect qu'on lui témoignait était tout naturel. La vérité, c'est que les passants – si respectueux – avaient grand-peur d'être détroussés.
« Nous fûmes obligés de faire un long détour pour éviter de traverser les placers de Santa Maria, un des principaux établissements de la Mexican Mining Bank, qui ne sont qu'à dix milles de l'Estanzilla.
« Après une série de marches fatigantes à travers un pays montagneux et sans routes tracées, nous atteignîmes l'Estanzilla, où je comptais enfin trouver la récompense de mes peines.
« Je demeurai muet de surprise, le magnifique domaine se réduisait à un fort démantelé qui doit dater de l'occupation française, au lieu de la fertile vallée qu'on m'avait annoncée, des ravins stériles aux rocs tourmentés dont le fort occupait le point culminant.
« Violante riait aux larmes de ma mine désappointée : « Entre, me dit-elle, me tutoyant pour la première fois depuis que nous nous connaissions, tu n'es pas au bout de tes étonnements. » Nous franchîmes un pont-levis, des portes massives s'ouvrirent comme d'elles-mêmes à notre approche pour se refermer aussitôt derrière nous. Nous étions dans une vaste cour carrée, où une trentaine de cavaliers armés jusqu'aux dents contenaient leurs chevaux, comme s'ils eussent été prêts à partir en expédition.
« À la vue de ces hommes aux faces patibulaires, le voile de l'illusion se déchira, la vérité m'apparut : J'avais été odieusement berné, c'est dans un repaire de voleurs de grand chemin que j'apportais les deux millions de dollars que j'avais volés moi-même. Tout s'écroulait autour de moi.
« Je faillis m'évanouir de saisissement.
« Au centre de la troupe dont il était sans doute le chef, se tenait un cavalier dont le sombrero et le zarape étaient galonnés et brodés d'or. Deux énormes brownings à pommeau d'argent étaient passés dans sa ceinture et sa selle était couverte en peau de jaguar. Gros et robuste, le teint basané, le visage très régulier, orné de deux longues et fines moustaches noires, ce personnage ne manquait pas d'allure.
« C'est vers lui que – sans plus se préoccuper de moi que si je n'avais jamais existé – Violante dirigea son cheval, puis, se haussant sur ses étriers, elle embrassa l'homme, à pleine bouche, avec une sorte de gloutonnerie passionnée.
« Me voilà, mon Pedrillo adoré, murmurait-elle, en l'étreignant ardemment dans ses bras, âme de mon cœur ! que je suis heureuse ! Trésor de ma vie ! Je ne te quitterai plus jamais, même pour un seul jour !
« Et comme Pedrillo ne répondait qu'avec une certaine nonchalance à ces brûlantes caresses, elle jeta un regard brillant de jalousie vers trois ou quatre femmes, assez jolies, qui se trouvaient mêlées aux cavaliers.
« M'as-tu gardé ton cœur, au moins, pendant ma longue absence ? fit-elle. Ah ! si je croyais que tu eusses commis, même par la pensée, un péché contre notre amour, je crois que je t'arracherais les yeux avec mes ongles !…
– As-tu réussi ? demanda-t-il.
– Oui, dit-elle orgueilleusement en me montrant du doigt, j'ai accompli ce tour de force que tu croyais impossible. Le yankee est là avec ses dollars. Regarde s'il ne fait pas une mine à mourir de rire !
« J'étais fou de rage de m'être si sottement laissé berner. Le sang m'aveuglait. Je pris mon browning et je tirai en visant à la tête.
« Avec le plus beau sang-froid du monde elle fit faire un écart à son cheval, ma balle effleura le bord de son léger panama et alla s'aplatir sur le mur.
« Violante n'était nullement émue.
– Voilà l'homme que j'aime, me cria-t-elle, le général Pedro Estrada, qui grâce à tes dollars sera bientôt dictateur du Mexique. Avant un mois nous aurons fait un « pronunciamento » et levé un corps d'armée.
– Tu seras toujours mon adorée, murmura-t-il, flatté dans son amour-propre par ces démonstrations passionnées.
« Je constatai alors que Violante me détestait de toute la puissance de son ingratitude.
– As-tu donc pensé, me cria-t-elle, avec sa moue la plus dédaigneuse, qu'un homme comme toi pourrait jamais devenir mon mari ? Oserais-tu te comparer à Pedrillo ? Lui il tient la campagne avec ses soldats et il prend noblement partout ce dont il a besoin, comme cela est permis en temps de guerre, toi tu n'es qu'un voleur de l'argent qui t'était confié, et je t'ai justement puni !
« Cette fois, c'en était trop, j'étais insulté et bafoué après avoir été dépouillé. J'étais fou de rage, mes mains tremblaient, j'ajustai de nouveau l'aventurière, bien décidé cette fois à ne pas la manquer. Mais avant que j'eusse eu le temps de tirer, un lasso siffla à mes oreilles, je me sentis les bras entravés et je fus brutalement arraché de ma selle avec une rapidité qui ne me donna pas le temps de réfléchir.
« Mon browning avait roulé à terre, les bandits riaient aux éclats, celui qui m'avait si adroitement cueilli tirait sur son lasso de toutes ses forces, me forçant à raboter de mon dos le pavé de la cour, j'eus bientôt les mains et le visage en sang.
« Pendant quelques minutes je servis de jouet à cette canaille.
– En voilà assez ! dit enfin Pedro Estrada, flanquez-le dehors et qu'il aille où il voudra !
– Il serait plus prudent de lui casser la tête, objecta haineusement Violante, il a tiré sur moi, puis il peut nous dénoncer…
– Lui, fit « le général » avec un gros rire, et à qui ? Ce n'est toujours pas au consul des États-Unis ! Ouste ! vous autres, débarrassez-moi de ce coquin, je l'ai assez vu !
« Il ajouta très haut, certainement exprès pour que je l'entendisse :
– Viens, ma belle Violante, tu m'aideras à porter les bank-notes dans la cave de bronze ! Nous allons compter nos richesses.
« Non sans avoir reçu quelques horions je me retrouvai en dehors du pont-levis, mais dans quel pitoyable état ! J'étais meurtri, désespéré, conspué même, par les bandits et de plus sans un sou en poche.
« J'avais eu la présence d'esprit de ramasser mon browning, mais c'est tout ce qui me restait. En me délivrant du lasso, un des « soldats » de Pedro Estrada m'avait subtilement allégé de mon portefeuille et un autre avait raflé toute la menue monnaie que j'avais en poche. Je délibérai si je ne ferais pas mieux de me sauter la cervelle, tout de suite, pour en finir.
« Pourtant je me raidis contre cette faiblesse et clopin-clopant, je me mis en route à l'aventure. Je crois que j'aurais fait pitié à Violante elle-même…
« Il était écrit, cependant, que je devais revoir une fois encore « le général » Pedro Estrada.
« Le soir de cette néfaste journée, j'avais trouvé l'hospitalité dans la hutte d'un péon indien, mais le lendemain, j'étais si courbatu, si déprimé, que c'est à peine si je pus parcourir quelques milles. Je m'étais arrêté pour me reposer dans un petit bois de cyprès, quand un grand bruit de chevaux parvint à mes oreilles.
« Je me dissimulai promptement derrière un buisson et bien m'en prit, Pedro Estrada et une douzaine de ses hommes passèrent à quelques pas de moi.
« Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant au milieu d'eux, garrotté sur le cheval qu'il montait, l'ancien sous-directeur de la succursale de Presidio, le belge Gérard Perquin le fiancé de Lilian…
– Que vous avez tenté de faire assassiner », dit sévèrement John Jarvis.
Ned Markham baissa la tête.
– Le malheureux Gérard ! reprit le détective avec tristesse, une fatalité semble le poursuivre. Je savais qu'il était au Mexique, mais j'ignorais ce qu'il était devenu. J'ai appris par une lettre de Mr Rabington que sitôt qu'il a été capable de se lever il est parti pour Mexico, après avoir juré à Miss Lilian qu'il retrouverait les millions volés ou périrait à la tâche.
« Markham, votre fille ne méritait pas d'avoir un tel père ! Quand elle a connu votre crime et votre fuite elle a exigé que Mr Rabington prenne hypothèque sur tous ses biens et comme le total de deux millions de dollars n'était pas encore atteint, Gérard s'est engagé à parfaire la somme. Ils sont encore fiancés, mais Miss Lilian, toujours en deuil, ne sort jamais, bien que la population de Presidio lui témoigne le plus grand respect.
– Pourra-t-elle jamais me pardonner ? balbutia Markham avec accablement.
– Si vous essayez sincèrement de réparer le mal que vous avez fait, dit gravement le détective, je vous promets que je vous aiderai.
À ce moment, Bernardillo, sa sieste terminée, se relevait en bâillant et se dirigeait vers John Jarvis. Celui-ci mit un doigt sur ses lèvres.
– Pas un mot, dit-il à l'oreille de Markham. Il est inutile que l'on sache qui vous êtes. Les coureurs de prairie dans le genre de Bernardillo, sont presque toujours en excellents termes avec les bandits.
La chaleur était maintenant devenue supportable. La petite expédition se remit en route, seulement le détective avait modifié son itinéraire. On allait maintenant se diriger à marches forcées vers le placer de Santa Maria – propriété de la Mexican Mining Bank – qui n'était situé qu'à quelques milles du fort de l'Estanzilla où se trouvaient à la fois le fiancé de miss Lilian et les millions volés.
CHAPITRE III
LA CAVE DE BRONZE
Avec ses montagnes géantes aux profondes vallées, le Mexique offre une prodigieuse variété de couches géologiques ; dans cette terre embrasée par les volcans, secouée par les tremblements de terre, on découvre des gisements de métaux précieux et de minéraux rares d'une diversité et d'une richesse infinies. L'or, l'argent, le platine, le mercure, le cuivre s'y rencontrent aussi bien que les rubis, les émeraudes et les topazes.
Quoique ces trésors soient défendus par des marécages pestilentiels, des déserts, des montagnes infranchissables, de tout temps on s'est battu pour leur possession et cette généreuse terre mexicaine « le plus beau jardin du monde », comme l'a appelée un poète espagnol, a été largement arrosée de sang.
Aujourd'hui la lutte se continue sous d'autres formes. Malgré leur ténacité, leur furieuse bravoure, dès qu'il s'agit de conquérir des dollars, les Américains ont été de longues années avant d'entamer ce pays mystérieux et fermé, replié en lui-même et qui n'avait guère changé depuis Fernand Cortez. Actuellement, ils y possèdent des chemins de fer et des mines, concurrencés en cela par les Anglais et les Allemands, et chaque année l'œuvre de pénétration se poursuit avec persévérance.
Demain, c'est au Mexique – où l'on a découvert les plus riches sources du monde – que se livrera la grande bataille pour le pétrole, qui, de plus en plus, deviendra le grand et peut-être l'unique combustible industriel.
Déjà les trois peuples impérialistes prennent position, achetant fiévreusement des terrains, sollicitant des concessions des éphémères dictateurs de ce pays où règne en permanence la guerre civile.
Dans un rayon de dix milles autour de l'Estanzilla il n'y avait pas moins de quatre exploitations minières, deux anglaises, une américaine – la mine d'or de la Mexican Mining Bank – et une allemande dont les concessionnaires opéraient des sondages pour la recherche du pétrole.
Ce dernier établissement, encore à ses débuts, ne comprenait que quelques hangars au-dessus desquels s'élevaient les échafaudages du derrick ou superstructure des puits de sondage, construit au fond d'une vallée de la Cordillère que bordaient de toutes parts des rochers abrupts.
C'est vers ces bâtiments où brillaient encore quelques lumières qu'un peu avant minuit, se dirigeait à bride abattue une amazone montée sur une superbe jument de race andalouse. Sans modérer son allure elle franchissait insoucieusement les ravins, les cours d'eau et les rochers, suivait parfois des sentiers qui côtoyaient des gouffres.
Le ciel était d'un bleu profond d'une douceur de velours où les étoiles luisaient comme une poussière de diamants, répandant sur le paysage tourmenté une lueur argentée, infiniment mystérieuse. Dans ce décor de silence et de sérénité, l'amazone passait comme un ouragan.
Elle fit halte à deux pas de la palissade qui entourait les bâtiments, sauta en bas de sa jument baignée de sueur et tira la corde d'une cloche. Des abois de chiens retentirent, il y eut un va-et-vient de lumières à l'intérieur et un homme qu'escortaient de grands dogues d'Ulm parut à la barrière à claire-voie.
– Que désirez-vous ? demanda-t-il à la visiteuse, en espagnol, mais avec un fort accent allemand.
– Il faut que je voie tout de suite le señor ingénieur, répondit-elle avec impatience. Je suis dona Violante Alvaredo.
L'homme ouvrit aussitôt la barrière et introduisit la jeune femme dans une pièce aux murs nus, uniquement meublée de tables et d'escabeaux de bois blanc, et qu'éclairait d'une vive lueur une lampe à acétylène. Quand Violante entra, l'ingénieur était fort occupé à coller des étiquettes, portant chacune un chiffre et une annotation, sur de petits flacons remplis d'un liquide brun ou verdâtre, qui était du pétrole brut. Sur une autre table, des spécimens des couches traversées par la sonde étaient méthodiquement alignés dans de petites boîtes plates.
Assez corpulent, l'ingénieur paraissait avoir dépassé la quarantaine. Sa face carrée, aux mâchoires lourdes, exprimait une énergie puissante, mais brutale : le front très vaste était surmonté d'une forêt de cheveux roux ; derrière les sourcils pâles, les yeux petits et d'un jaune verdâtre, étincelaient d'intelligence et de ruse.
– Asseyez-vous, señora, dit-il en avançant un escabeau à la visiteuse.
Celle-ci paraissait trop surexcitée pour accepter cette offre. Essoufflée et rouge, les yeux brillants de fièvre, elle allait et venait par l'étroite pièce. Elle rejeta son manteau et l'ingénieur s'aperçut que son corsage de velours bleu orné de broderies d'or, était taché de sang, il y avait aussi un peu de sang sur sa main droite, couverte de bagues de grand prix.
Émue, hésitante, en proie sans doute à un violent combat intérieur, elle ne se décidait pas à prendre la parole, mais l'angoisse se peignait sur ses traits bouleversés, dans ses admirables yeux noirs d'où les larmes semblaient prêtes à jaillir.
– Que se passe-t-il donc, señora ? demanda enfin l'ingénieur. Vous paraissez troublée, jamais je ne vous ai vue ainsi.
– Je viens de faire une mort… murmura-t-elle avec un frémissement de tout son corps. J'ai tué Lorenza… une de ces filles de rien qui vivent à l'Estanzilla, avec les hommes que commande Pedro Estrada.
Et comme son interlocuteur demeurait silencieux :
– Je ne m'en repens pas ! continua-t-elle avec un grondement de colère dans la voix, je recommencerais au besoin. J'ai surpris cette maudite fille avec Pedrillo, je lui ai planté mon poignard dans le sein. L'envie me mordait au cœur de le tuer, lui aussi ! Il m'a fallu toute ma volonté, toute la force de mon amour pour ne pas le faire… Ah, le lâche ! comment a-t-il osé me trahir, après ce que j'ai fait pour lui ?… C'est un homme sans âme, un ingrat !…
Violante fondit en larmes, elle sanglotait et se tordait les mains, tandis que l'ingénieur la considérait avec le sang-froid tranquille d'un savant qui dissèque une plante ou un insecte.
– Il y a longtemps, poursuivit-elle, que je soupçonnais sa trahison, il se montrait presque froid avec moi ; on eût dit qu'il ne m'embrassait que pour remplir une tâche qu'on ne peut éviter. Ah ! je n'aurais pas dû quitter l'Estanzilla. C'est pendant que j'étais à Presidio que cette coquine a dû l'enjôler ! Ces derniers temps, c'est à peine s'il avait la pudeur de cacher ses sentiments. Lorenza le suivait partout, il lui achetait des parures avec l'argent que j'ai gagné, moi, au prix de tant de dangers ! Quelle honte !
– Il me semble que vous ne manquez pas de parures. Vous en avez autant que la Vierge miraculeuse de Cosamaloapam, qui en possède pour cent mille piastres, et qui, dit-on, rougit de plaisir, quand on la porte en procession, avec tous ses bijoux.
– Ne vous moquez ni de moi ni de la Vierge, reprit tristement Violante en caressant d'un geste machinal le collier de grosses perles et la rivière de diamants qui s'étalaient sur sa poitrine décolletée. Je donnerais toutes ces babioles pour que Pedrillo m'aimât comme autrefois.
– Enfin que voulez-vous de moi ? demanda l'ingénieur du ton sec et tranchant de l'homme positif auquel on fait perdre son temps.
Violante eut un regard d'une énergie sauvage.
– Vous avez raison, fit-elle, parlons sérieusement. Je veux que vous m'aidiez à reconquérir Pedrillo…
– Que voulez-vous que je fasse.
– Écoutez-moi. Cela est triste à dire, mais je ne le tiens que par l'argent. Il faut que vous m'aidiez à faire sortir de l'Estanzilla les bank-notes que j'ai rapportées de Presidio.
Les petits yeux de l'ingénieur lancèrent un éclair furtif, sa physionomie se détendit.
– Je vais réfléchir, dit-il.
– Puis, continua-t-elle, un peu calmée, c'est lui rendre service, à Pedrillo ; depuis que cet argent est entré à l'Estanzilla, c'est une orgie perpétuelle, les hommes passent la nuit à danser, à boire et à jouer de la guitare… Toute la somme s'en ira en fumée, comme cela est arrivé chaque fois que nous avons fait une prise importante.
« Cela je ne le veux pas, si Pedro Estrada n'est pas ambitieux, il faut que je le sois pour lui. Je me suis juré qu'il serait dictateur et les bank-notes ne doivent pas être employées à autre chose !
– Puis, fit l'ingénieur en baissant la voix, il y a une autre raison pour que l'argent ne reste pas à l'Estanzilla. Ceux auxquels il appartenait vont essayer de le reprendre. Je sais de source certaine qu'ils sont en ce moment à la mine de Santa Maria où ils organisent une expédition contre Pedro Estrada.
– Qui vous a dit cela ?
– Vous devez savoir que je suis toujours bien informé. Qui donc vous a donné la marche à suivre dans votre affaire de Presidio ? Qui vous a fait acquérir à vil prix ces terrains que la société que je représente a rachetés à beaux deniers comptants ? Qui vous a maintes fois prévenus quand il y avait une bonne capture à faire, ou quand les troupes régulières se préparaient à vous donner la chasse ? Convenez que je me suis toujours montré votre ami et un ami bien renseigné ?
– Aussi n'ai-je confiance qu'en vous. C'est ici que je déposerai les bank-notes. Je vous sais capable de les défendre.
– Oui, mais il ne faudrait pas trop tarder.
– Vous allez venir avec moi, cette nuit même, à l'instant ! Le moment est propice. Les hommes font bombance, à cette heure-ci les trois quarts d'entre eux dorment déjà, assommés par le pulque et l'eau-de-vie de canne.
– Mais Pedro Estrada ?
– Il est parti comme un fou, à franc étrier, chercher un médecin pour la Lorenza qui n'était pas encore tout à fait morte.
« Je crains bien, ajouta-t-elle avec un sourire féroce, qu'il ne la trouve pas vivante quand il rentrera…
– Nous allons partir de suite. Vous savez comment ouvrir la cave de bronze ?
– Oui, j'ai la double clef de la porte et je sais le mot de la combinaison. Pedrillo n'a pas osé me les retirer.
Pendant la dernière partie de cette conversation, l'ingénieur s'était armé, avait jeté un manteau sur ses épaules et s'était coiffé d'un sombrero. Il se fit amener son cheval par un péon et bientôt il galopa aux côtés de Violante, par les chemins raboteux qui conduisaient à l'Estanzilla.
Ils en étaient encore à une certaine distance, lorsque le son des guitares leur arriva, porté par la brise. En même temps ils constatèrent que les fenêtres de l'ancien fort étaient brillamment illuminées.
– Voilà ce qu'ils font toutes les nuits, murmura Violante avec mépris ; ils ne sont guère bons à autre chose !
À mesure que la jeune femme et son compagnon se rapprochaient, ils discernaient plus distinctement le vacarme des cris, des rires et des chansons.
Ils arrivèrent près du pont-levis qui était abaissé.
– C'est parfait, s'écria Violante quand ils eurent franchi la porte qu'ils trouvèrent entrebâillée, personne n'est là pour surveiller les allants et venants. Les gardiens sont ivres morts.
– Tant mieux pour nous ! ricana l'ingénieur.
La cour était déserte ; seuls une douzaine d'ivrognes dormaient au clair de lune, sur la pierre nue, en chantonnant encore dans leur sommeil quelque vague refrain.
– Ils mériteraient que les yankees viennent cette nuit et les égorgent jusqu'au dernier ! s'écria Violante indignée.
– C'est qu'il n'y aurait rien d'impossible à cela, grommela son compagnon dont le front se rembrunit. Hâtons-nous, il faut aller vite en besogne.
Tous deux allèrent attacher leurs chevaux sous un hangar où s'en trouvaient déjà un grand nombre d'autres, et, se faufilant le long des murs, gagnèrent le fond de la cour, en évitant de passer près de la salle d'où s'élevait le tumulte de l'orgie.
Ils étaient arrivés devant une porte basse lorsque Violante se retourna, comme hésitante.
– Avant tout, fit-elle, j'ai bien envie d'aller voir si la Lorenza a fini de mourir.
– Pourquoi ?
– Parce que, murmura-t-elle avec un sourire féroce, si par hasard elle était encore vivante, je mettrais bon ordre à cela…
– Je ne vous savais pas si cruelle, répliqua l'ingénieur avec une sourde colère, ne vous occupez pas de cette fille ! Je vous déclare que je renonce à vous aider si vous ne voulez pas suivre mes conseils.
– Soit, déclara la jeune femme, haineusement, j'irai voir la Lorenza un peu plus tard.
Elle ouvrit la porte où aboutissaient les dernières marches d'un large escalier de pierre aux marches branlantes. Ils descendirent avec précaution à la clarté d'une petite lampe électrique que tenait Violante.
Après avoir compté trente marches, ils se trouvèrent dans une galerie creusée dans le roc sur lequel le fort était construit.
– Voici l'entrée de la cave de bronze, déclara Violante, en montrant l'extrémité de la galerie où sur la teinte bleuâtre du granit se découpait un rectangle d'une éblouissante couleur verte.
– Qui diable a eu l'idée d'une semblable installation ? demanda l'ingénieur avec surprise. Cela coûterait aujourd'hui une somme folle.
– La cave de bronze remonte peut-être au temps de Cortez ; c'est là qu'on serrait les sacs de poudre d'or et les barres d'argent avec lesquels les Indiens payaient l'impôt aux conquistadors. Plus tard les Français la transformèrent en poudrière ; enfin, Pedrillo a fait adapter à la porte par un serrurier de Mexico le mécanisme d'un coffre-fort moderne.
Ils s'étaient approchés. Violante manœuvra rapidement les boutons de métal qui commandaient la serrure.
– Quel est le mot ? demanda-t-il.
– Je n'ai pas le droit de vous le dire. D'ailleurs que vous importe, puisque nous prendrons tout.
– C'est juste, fit-il avec dépit.
La porte s'était entrebâillée, mais elle était si massive qu'ils durent réunir leurs efforts pour l'ouvrir entièrement.
La clarté de la lampe électrique montrait les parois – du même vert éclatant que la porte – d'une chambre de dix à douze mètres de longueur sur quatre de largeur. Il n'y avait aucun soupirail, aucune prise d'air, aucune ouverture vers l'extérieur, et il s'exhalait de ce réduit une amère et nauséeuse odeur de vert-de-gris.
Violante et son compagnon se reculèrent chassés par ce souffle pestilentiel. Ils apercevaient au fond du souterrain, la valise qui refermait les bank-notes et, à côté, un tas régulier d'objets brillants.
Pendant qu'ils attendaient que l'air se fût renouvelé dans l'intérieur de la chambre de bronze afin de pouvoir y pénétrer sans danger, ils demeurèrent silencieux. Le chant des guitares assourdi par l'épaisseur des voûtes leur arrivait vague et lointain comme dans un rêve.
Ils se sentaient envahis pas une étrange émotion que nul des deux n'eût voulu avouer à l'autre.
Tout à coup l'ingénieur tressaillit, il avait cru entendre le bruit étouffé d'un gémissement.
– Est-ce que je déraisonne ? balbutia-t-il, il m'a semblé…
– Ne faites pas attention à cela, répondit-elle, il y a quelques prisonniers dans les cachots.
De la main elle lui montrait plusieurs portes situées à droite et à gauche de la galerie, qu'il n'avait pas remarquées en arrivant, car le bois et la pierre envahis par les moisissures se confondaient dans une même teinte.
– Il faut en finir, ajouta-t-elle, j'ai hâte d'être sortie d'ici.
Elle alla jusqu'au fond de la chambre de bronze et souleva la valise.
– Qu'est-ce qui brille là-bas ? demanda-t-il.
– Ce sont des lingots d'or, la réserve de Pedro Estrada.
– Nous allons les emporter, je suppose ?
– Non, c'est impossible, Pedrillo m'a défendu d'y toucher sous peine de grands malheurs. Je lui ai juré de ne jamais essayer de les prendre.
– Vous êtes vraiment naïve, ricana-t-il, vous croyez tout ce qu'on vous dit. Le malheur sera pour lui de ne plus trouver ses lingots ! Allons, passez-les-moi, ils seront mieux entre nos mains qu'entre les siennes !
Après une seconde d'hésitation, la jeune femme obéit et remit à l'ingénieur une barre d'or de la forme et de la grosseur d'une brique. Elle retourna en chercher une seconde qu'elle lui donna comme la première.
Mais au moment où elle soulevait la troisième, un déclenchement se produisit et la porte de bronze se referma rapidement, avec le bruit d'un coup de canon, dont les voûtes du souterrain répercutèrent longtemps le grondement solennel.
L'ingénieur demeura immobile, si troublé qu'il laissa tomber sa lampe électrique qui s'éteignit.
Il trébuchait dans les ténèbres, tâtonnant pour trouver l'escalier, si ému qu'il ne songeait même pas aux deux lingots qu'il avait déposés à terre.
– Elle est perdue ! bégaya-t-il en claquant des dents. Pourquoi n'a-t-elle pas voulu me dire le mot ?…
Un frisson d'épouvante lui descendait le long de l'échine, lorsque tout à coup jaillit des portes refermées un hurlement de bête qu'on égorge, un appel déchirant qui n'avait plus rien d'humain, et la sonorité du métal, dont les vibrations se répercutaient avec une lenteur majestueuse, comme celles des cloches, amplifiait de terrifiante façon ces accents douloureux.
Se cognant aux murailles, l'ingénieur s'enfuit à moitié fou et ses pieds se heurtèrent contre les premières marches de l'escalier. Il lui semblait qu'il était poursuivi par les râles d'agonie de la misérable Violante, scellée toute vive dans le sépulcre de bronze, à l'atmosphère vénéneuse.
Il gravit quelques marches, le visage baigné d'une sueur glacée, puis s'arrêta une seconde, le cœur gonflé par une intolérable angoisse, il constatait que l'horrible clameur qui l'avait remué dans toutes les fibres de son être allait déjà en diminuant, se muait en un gémissement ininterrompu comme le grondement d'un gong.
– Il faut pourtant que je redescende ! se cria-t-il à lui-même.
Farouchement, il revint sur ses pas, et, à quatre pattes sur le visqueux, il chercha sa lampe. Les mains tendues il explorait les ténèbres, s'efforçant au sang-froid. Pendant dix minutes mortelles, il tâtonna au hasard. Enfin, il trouva ce qu'il voulait.
La voix de la moribonde, cette voix qui semblait venir de l'autre côté du tombeau, s'était tue brusquement. Dans un milieu hermétiquement isolé de l'air extérieur, l'asphyxie accomplit son œuvre avec une rapidité foudroyante. Violante était sans doute déjà morte, ou tout au moins évanouie.
Ce funèbre silence parut à l'ingénieur aussi terrible à supporter que les cris déchirants qui retentissaient quelques instants auparavant. Il venait de ramasser précipitamment les deux lingots et se préparait à quitter ce lieu de désolation lorsqu'une inquiétude lui vint.
Il gratta le métal avec son couteau, le cuivre apparut sous la mince couche d'or. Il rejeta les lingots, furieux de la déconvenue. Il remarqua alors que sur l'éclatant fond vert de la porte de bronze on avait grossièrement dessiné une tête de mort, suivie du chiffre 3.
– Il aurait fallu, songea-t-il, comprendre cet avertissement ou cette menace énigmatique. Pedro Estrada est sans doute le seul à savoir qu'en déplaçant le troisième lingot, on déclenche le mécanisme de la fermeture…
Maintenant qu'il avait surmonté sa peur d'un instant et maté ses nerfs, l'ingénieur demeurait exaspéré de cette expédition manquée.
– Allons-nous-en, grommela-t-il.
Il se rapprocha de l'escalier, mais au moment où il allait s'y engager, un homme apparut au haut des marches, aux rayons de la lune sa silhouette se détachait en vigueur sur le cadre de la porte qui aboutissait à la cour et qui était demeurée ouverte.
L'ingénieur étouffa un juron, la retraite lui était coupée par le nouveau venu, dans lequel il crut reconnaître Pedro Estrada.
Il n'eut que le temps d'éteindre sa lampe et de se rejeter en arrière ; il laissa l'inconnu qui était muni d'une petite lanterne sourde descendre tranquillement, mais au moment où il mettait le pied sur le sol de la galerie, il lui brûla la cervelle, presqu'à bout portant, avec son browning.
La minute d'après, il s'élançait vers le hangar où il avait attaché son cheval, montait en selle et franchissait au galop la porte de l'Estanzilla.
Il n'en était pas éloigné de plus de cinq cents mètres quand un homme se dressa devant lui en lui intimant l'ordre de faire halte.
Pour toute réponse, il déchargea son browning dans la direction de celui qui lui barrait le passage et enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval ; des coups de feu éclatèrent.
Plusieurs balles traversèrent son manteau et blessèrent son cheval ; une autre lui enleva son feutre. La lune un instant voilée par un nuage se dégageait éblouissante, les traits du fugitif apparurent en pleine lumière.
– Klaus Kristian ! cria une voix dans la nuit.
– Nous nous reverrons, Todd Marvel ! répondit le docteur, avec un ricanement.
Au milieu de la grêle de projectiles qui continuait à siffler à ses oreilles, le bandit enleva son cheval et d'un bond lui fit franchir une large crevasse, ce qui rendait toute poursuite inutile.
Les ouvriers de la mine d'or de Santa Maria que le détective avait armés pour faire le siège de l'Estanzilla, sortaient maintenant de derrière les rochers et les buissons où ils s'étaient mis en embuscade. Grâce à l'obscurité, grâce aussi à la négligence des bandits, ils avaient peu à peu cerné la petite forteresse.
– Je suis allé jusque dans la cour intérieure, déclara Floridor, il est inutile de nous cacher maintenant, les portes sont ouvertes et le pont-levis abaissé. Personne ne nous fera résistance.
– Et Ned Markham ?
– Il est entré dans l'Estanzilla et n'en est pas ressorti. Je crains qu'il ne se soit laissé surprendre.
– Nous allons bien voir.
D'un coup de sifflet Todd Marvel rassembla ses hommes : ils étaient au nombre d'un centaine, tous résolus et bien armés.
L'Estanzilla fut sur-le-champ occupée sans coup férir.
Ceux des bandits qui n'étaient pas complètement ivres furent capturés avant d'avoir eu le temps de faire usage de leurs armes, mais on ne put découvrir ni Violante, ni Pedro Estrada.
Les prisonniers interrogés déclarèrent que « le général » et son amie avaient isolément quitté le fort, dans le courant de la soirée.
– Je crains bien que nous n'arrivions trop tard, dit le détective. L'intervention de Klaus Kristian dans cette affaire ne me dit rien de bon, puis, Markham a disparu.
– Je ne crois pas qu'il nous ait trahis, en tout cas nous ne pouvons porter aucun jugement avant d'avoir visité la cave de bronze.
Ils en découvrirent sans peine l'emplacement et descendirent. Floridor qui marchait le premier, armé d'une torche de résine, arrivait au bas de l'escalier lorsqu'il se trouva en face d'un cadavre qui gisait au milieu d'une mare de sang. Il reconnut Ned Markham.
– Le malheureux ! murmura-t-il, il a durement expié son crime.
« Il vaut mieux peut-être qu'il en ait été ainsi.
« Ce sera sans doute, plus tard, pour Miss Lilian un adoucissement à ses peines d'apprendre que son père, avant de mourir, a essayé de réparer le mal qu'il avait fait. »
Ce fut là toute l'oraison funèbre du voleur de bank-notes.
Après avoir retrouvé, non sans surprise, les deux lingots de cuivre doré rejetés par Klaus Kristian, Todd Marvel et Floridor étaient arrivés à la porte de bronze ; ils comprirent du premier coup que la dynamite seule pourrait avoir raison d'une pareille fermeture. Les mineurs de Santa Maria avaient heureusement apporté une certaine quantité d'explosifs pour le cas où l'on eût été forcé de pratiquer une brèche.
On s'occupa sans perdre de temps d'installer un fourneau de mine sous le seuil de la cave.
On avait d'autant plus de raisons de se hâter qu'un retour offensif de Klaus Kristian et des travailleurs de la concession allemande placés sous ses ordres n'était pas impossible.
Les préparatifs étaient terminés et Floridor venait de mettre le feu au cordon Bickford qui devait provoquer l'explosion, lorsque le vieux mineur qui l'avait aidé attira son attention.
– Il me semble qu'on a appelé, ici, tout près, fit-il.
– Je n'ai rien entendu, dit le Canadien, en haussant les épaules.
– C'était une voix très faible.
– Tu te trompes, tes oreilles ont tinté ! Allons-nous-en !
Ils s'éloignèrent précipitamment quand, tout à coup, Floridor se frappa le front. Il revint précipitamment sur ses pas et écrasa sous son talon la mèche qui continuait à brûler.
– Mon Dieu, qu'allais-je faire ! balbutia-t-il, tu ne t'étais pas trompé, il y a un prisonnier ici. Nous avions totalement oublié le fiancé de Miss Lilian, Gérard Perquin !
« Quelques minutes de plus et c'en était fait de lui !
– Mais pourquoi n'a-t-il pas appelé plus tôt ? grommela le vieux mineur.
La porte fut enfoncée d'un coup d'épaule par Floridor et l'on tira le malheureux Belge du réduit où il gisait sur un peu de paille pourrie.
Il était si affaibli qu'il paraissait hors d'état de se tenir debout.
Il fut transporté dans la cour avec précaution : il parut respirer avec délice l'air pur de la montagne, et une faible rougeur colora presque aussitôt ses joues amaigries.
Sur l'ordre de Todd Marvel on le coucha dans un hamac de fibres d'aloès, et en attendant qu'il fût assez fort pour pouvoir supporter des aliments plus solides, on lui fit boire quelques gorgées de vin d'Espagne.
Au bout d'une demi-heure de soins – bien qu'encore très faible – il était en état de remercier ses sauveurs et de leur donner les renseignements qu'ils attendaient avec impatience.
Grâce au signalement et aux photographies de Violante et de Markham dont il était muni, il avait pu les suivre à la piste jusqu'à l'Estanzilla. Il se rendait à la mine de Santa Maria pour y chercher du renfort, quand, signalé à ses ennemis par Klaus Kristian, il avait été pris par eux et jeté dans un cachot fétide où les bandits oubliaient souvent de lui apporter à manger.
Il avait entendu tout ce que s'étaient dit Klaus Kristian et Violante Alvaredo mais, quand les portes de bronze s'étaient refermées avec un bruit de tonnerre, ses nerfs déjà ébranlés n'avaient pu résister à une pareille commotion.
Il s'était évanoui.
Il commençait à peine à revenir à lui, quand le mot de dynamite avait frappé ses oreilles.
C'était miracle qu'il eût eu la force de pousser le faible cri d'appel que le vieux mineur avait entendu.
Ce récit fut interrompu par une violente détonation, le fort trembla dans ses fondations.
Un rugissement souterrain sembla s'élever des assises de la montagne.
Les portes de la cave de bronze venaient de sauter.
*
* *
Les bank-notes furent retrouvées intactes à côté du cadavre de Violante dont le visage noirci et marbré de taches violettes gardait pourtant dans la mort une tragique beauté.
Son agonie, dans la cave de bronze, avait dû être terrible.
Son immense chevelure, toute dénouée et souillée de vert-de-gris, était éparse autour d'elle, ses ongles étaient arrachés et des larmes de sang gouttelaient de ses prunelles.
Son dernier geste avait été pour tracer la nom de Pedrillo d'un doigt défaillant sur l'éblouissante couche verte d'oxyde de cuivre qui recouvrait les parois de la chambre.
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LA CAVE DE BRONZE
CHAPITRE PREMIER
LE PENDU
Levés avant le jour, trois cavaliers traversaient lentement une clairière de l'immense forêt vierge qui couvre encore presque entièrement cette partie du Mexique qu'on appelle les Terres chaudes. Le soleil allait se lever ; les étoiles pâlissaient une à une, comme effacées par une main invisible. Vers l'orient, le ciel, à demi voilé par la brume qui montait d'un étang bordé de palmiers, était d'une délicieuse couleur d'argent, glacé d'azur, teinté des nuances les plus délicates, de l'orangé, du mauve et du gris perle. Un silence imposant planait sur les solitudes.
Tout à coup une brise légère rida la surface de l'étang, les feuillages frissonnèrent avec un bruissement plaintif et doux, la forêt tout entière s'agita et frémit et le disque de pourpre claire du soleil apparut drapé de légers nuages de vermeil et d'or.
La brume s'était dissipée, les feuillages ruisselaient d'une rosée aussi abondante qu'une pluie. Par milliers, les oiseaux secouaient leurs ailes et s'élançaient des arbres où ils avaient passé la nuit. Des vols de corbeaux, de perroquets verts, de spatules roses, de hérons, se dispersaient dans le ciel avec mille cris discordants ; dans une savane lointaine, des taureaux sauvages faisaient entendre de longs mugissements.
Laissant derrière eux l'étang peuplé de serpents d'eau, d'alligators et de tortues, les trois cavaliers suivaient un sentier ombragé – avec une inouïe luxuriance de feuillages, de fleurs et de fruits – par des poivriers aux grappes d'un rouge éclatant, des acajous, des palmiers royaux, des sapotiers et des cocotiers, au pied desquels poussaient d'inextricables buissons de mimosas épineux, d'euphorbes et de fougères arborescentes.
Ils chevauchaient avec lenteur, souvent forcés de s'ouvrir un passage à coups de machete[7] à travers les lianes enchevêtrées, lorsque celui qui marchait en tête, un métis mexicain coiffé d'un sombrero orné de plaques d'or et drapé dans un vaste manteau ou zarape, retint tout à coup sa monture en poussant un cri de surprise.
Les deux autres voyageurs, deux hommes de race blanche, vêtus de kaki et coiffés de casques en moelle de sureau, s'étaient rapprochés immédiatement.
Ils virent alors ce qui avait provoqué le cri d'étonnement de leur compagnon.
À un tournant du sentier, celui-ci s'était trouvé brusquement nez à nez avec un pendu accroché à la maîtresse branche d'un manguier, et dont les haillons se balançaient au vent du matin.
Les deux Blancs avaient sauté à bas de leurs chevaux ; mais le Mexicain ne paraissait nullement disposé à les imiter.
– Señores, déclara-t-il gravement, cela porte malheur de secourir un pendu.
Et il ne bougea pas.
Appuyé au dossier de sa haute selle, campé sur ses vastes étriers à boîtes, il s'apprêta flegmatiquement à regarder ce qu'allaient faire les deux señores.
D'un coup de machete, l'un d'eux avait tranché la corde, pendant que le second, une sorte de géant, recevait le pendu dans ses bras et le déposait doucement sur le sol.
– Le corps est encore tiède, déclara le géant.
– Je vais te dire immédiatement si on peut conserver quelque espoir, répondit son compagnon. La face est congestionnée, presque violette, la langue gonflée et pendante, mais cela ne prouve rien… La colonne vertébrale n'a pas été disloquée.
Le charitable cavalier avait déboutonné la chemise et la veste du pendu et lui baignait les tempes avec l'eau de sa gourde, puis, à l'aide d'un tube emprunté à une touffe de bambous, il insuffla de l'air dans les narines, en ayant soin de tenir la bouche fermée de façon à gonfler les poumons. En appuyant ensuite à la base du thorax, il força les bronches à se dégonfler, réalisant ainsi artificiellement les mouvements de la respiration.
Entre temps, l'autre cavalier enlevait les souliers du patient et lui frictionnait vigoureusement la plante des pieds et la cheville pour forcer la circulation du sang à se rétablir.
Pendant trois quarts d'heure, les deux sauveteurs continuèrent à appliquer le même traitement au pendu, avec une patience dont s'émerveillait leur guide, nonchalamment occupé à fumer un de ces excellents cigares de St-Jean de Tuxtla que les amateurs égalent aux havanes.
– Carajo ! murmura-t-il, il faut vraiment que ces señores aient du temps à perdre. Je serais fort étonné s'ils réussissaient !…
En cela il se trompait.
Le plus grand des cavaliers avait tiré de sa poche un de ces couteaux à plusieurs lames qui sont pourvus d'une mèche à saigner les chevaux ; il s'en servit pour piquer légèrement une des veines situées derrière l'oreille droite du patient et il répéta cette opération derrière l'oreille gauche, puis à la tempe.
Un sang noir gouttela d'abord lentement puis finit par jaillir plus abondant et plus rouge. Presque aussitôt le pendu ouvrit les yeux et poussa un profond soupir.
Il était sauvé, la respiration et la circulation avaient repris leur cours.
Mais au moment où il avait ouvert les yeux, les deux cavaliers avaient jeté le même cri de surprise.
– Markham. C'est Markham !
Ils demeuraient tous deux muets de stupeur en reconnaissant dans celui qu'ils venaient d'arracher à la mort, précisément l'homme qu'ils cherchaient en vain depuis trois semaines dans les déserts du Mexique.
Le pendu ressuscité ne paraissait pas moins surpris qu'eux-mêmes de cette rencontre, mais à sa surprise se mêlaient visiblement la peur et la confusion. Sa face, une heure auparavant violacée par la congestion, était devenue d'une pâleur livide, ses mains tremblaient.
– John Jarvis ! bégaya-t-il enfin.
– Moi-même, Mr Markham, lui répondit-on, charmé de vous voir revenu à l'existence. C'est une cure dont je suis véritablement fier. J'ajoute que vous êtes la personne que je désirais le plus rencontrer. Vous n'avez pas oublié, je suppose, que nous avons un compte assez sérieux à régler ensemble ?
À ces paroles, prononcées avec une amère ironie, Markham frissonna de tout son corps et parut sur le point de s'évanouir, John Jarvis s'en aperçut.
– Je vois, Mr Markham, dit-il, que vous n'êtes pas encore en état de discuter. Il ne faudrait pas nous faire la mauvaise plaisanterie de passer de nouveau de vie à trépas. Vous nous avez donné suffisamment de mal comme cela.
Et se tournant vers son compagnon :
– À quoi penses-tu, mon brave Floridor ? Tu vois bien que notre malade est loin d'être tout à fait guéri. Je suis sûr que quelques gorgées d'eau-de-vie de canne le remettront complètement.
Floridor haussa les épaules et obéit avec mauvaise grâce ; il fit boire Markham et banda les plaies légères qui avaient résulté de la saignée.
L'ex-pendu s'était laissé faire, mais sa mine farouche, les regards de haine que dardaient ses yeux gris, montraient combien il était humilié et furieux de se trouver ainsi à la merci de ses ennemis.
– Vous auriez dû me laisser où j'étais ! murmura-t-il d'une voix sourde.
– J'ai eu pitié de vous sans vous reconnaître, mais j'aurais agi de même en sachant à qui j'avais affaire.
– Par philanthropie ! fit Markham agressif et goguenard.
– Non.
– Je m'en doute. Dites plutôt que vous aviez le vague espoir de récupérer les deux millions de dollars que j'ai volés au banquier Rabington.
– Et quand cela serait ?
– Vous perdez votre temps ! Est-ce que je serais couvert de pareilles guenilles, si j'avais des bank-notes ?
Et Markham éclata d'un rire faux et strident comme le cri d'un oiseau de proie.
– Ce n'est pas toujours une raison, répliqua John Jarvis en regardant le voleur bien en face.
– Vous croyez ! Mettez-vous bien dans l'esprit que, de moi, vous n'avez rien à attendre. Vous pouvez fouiller mes haillons, vous n'y trouverez pas une piastre ! J'ai été dépouillé de tout. Il y a huit jours j'ai vendu mon browning à des vaqueros pour un peu de nourriture, depuis je n'ai vécu que des fruits de la forêt…
– Il est possible que vous disiez la vérité, mais vous ne me ferez pas croire que vous ignorez où sont les bank-notes ?
– Je le sais, mais vous ne seriez pas plus avancé si je vous le disais.
Contre l'attente de Markham, John Jarvis demeura silencieux. Il réfléchissait.
Toute cette conversation avait eu lieu en anglais, au grand mécontentement du métis qui ne parlait que l'espagnol et dont la curiosité se trouvait déçue. Tout doucement il avait rapproché son cheval.
– Que veux-tu, Bernardillo ? lui demanda John Jarvis.
– Je désirerais savoir, fit-il, avec cette affectation de politesse, dont les Mexicains ont hérité des Espagnols, si les señores sont disposés à continuer leur route ?
– Nous attendrons pour cela que la grosse chaleur soit tombée. Pour le moment nous allons déjeuner, puis faire la sieste. Pendant que nous allumerons le feu, tâche de trouver quelque gibier dans les environs, mais ne t'éloigne pas trop.
– Bien, señor, je serai promptement de retour, là où il y a de l'eau, le gibier est toujours abondant.
Bernardillo fit volter son cheval avec l'élégance d'un écuyer consommé et disparut dans le sous-bois ; bientôt, on entendit crépiter coup sur coup les détonations de sa carabine. Comme beaucoup de ses compatriotes, Bernardillo était un tireur infaillible, il s'amusait souvent à tuer des hirondelles au vol, à balle franche. Au bout d'un quart d'heure à peine, il était de retour, portant, suspendus à l'arçon de sa selle, deux de ces gros perroquets au plumage bariolé de rouge, de bleu et de jaune que les Mexicains appellent des huacamayas et une demi-douzaine de beaux écureuils noirs, dont la chair est exquise.
Avec des feuilles sèches Floridor avait allumé un grand feu à l'ombre d'un bombax géant, au tronc blanc et lisse. Des gobelets et de petites assiettes d'argent avaient été disposés sur la mousse verdoyante et, dans les buissons voisins, le Canadien avait cueilli des goyaves à la pulpe dorée et des mangues excellentes malgré leur parfum de térébenthine.
Avec une dextérité sans pareille, Bernardillo dépouilla, pluma et vida son gibier, en bourra l'intérieur de plantes aromatiques et le mit à rôtir, enfilé sur des baguettes.
Markham suivait ces préparatifs avec des regards brillants de convoitise : il était évident qu'il avait dû subir les jours précédents une diète sévère, et cette partie de son récit, au moins, était exacte.
Il le prouva en engloutissant, avec la voracité d'un loup affamé, tout ce qu'on voulut bien lui donner, y compris les indigestes tortillas de maïs, offertes par Bernardillo. Pendant tout le repas, le métis s'était, d'ailleurs, montré plein de prévenances pour le rescapé. On en comprit bientôt la raison.
– Señor, lui dit-il, en lui offrant gravement un cigare, voudriez-vous me permettre de prendre un bout de votre… corde. J'espère que je ne suis pas indiscret ?
Markham ne savait s'il devait rire ou se fâcher. Il prit le parti d'imiter John Jarvis et Floridor qui s'égayaient de cette requête inattendue et donna carte blanche au métis.
– Vous êtes encore assez naïf pour croire que ma corde vous portera bonheur ? lui dit-il seulement.
– J'en suis fermement convaincu, répliqua Bernardillo avec le plus grand sérieux et il s'empressa d'aller prendre possession de ce qu'il regardait comme un précieux cadeau.
Un moment distrait par cet incident, John Jarvis était redevenu silencieux. Markham l'observait avec inquiétude. Affaibli, sans armes, en face de trois cavaliers robustes et bien armés, l'ex-directeur de la banque de Presidio se rendait compte qu'il était entièrement à leur merci.
La chaleur était devenue accablante, les rayons du soleil parvenu au zénith tombaient verticalement d'un ciel embrasé. Hommes et chevaux, comme dans l'histoire de Peter Schlemihl, semblaient avoir perdu leur ombre. Un silence de mort planait sur la forêt dont les feuillages pendaient languissamment. Les corolles se fermaient, les oiseaux-mouches, les grands papillons jaunes rayés de noir s'étaient réfugiés au creux des buissons. Vaincus par cette atmosphère, brûlante comme l'haleine d'une fournaise, Bernardillo et Floridor s'étaient jetés sur leurs couvertures de cheval et s'étaient endormis.
Markham et John Jarvis n'avaient pas cédé au sommeil, mais malgré l'épaisseur des frondaisons qui les abritaient et bien qu'ils demeurassent immobiles, leur front était emperlé de sueur et une immense torpeur les accablait. Ce ne fut que par un puissant effort de volonté que le détective parvint à dompter l'envahissante somnolence.
– Que voulez-vous que je fasse de vous ? dit-il tout à coup à Markham, d'un ton plein de sévérité. J'ai les pleins pouvoirs de Mr Rabington pour demander l'extradition du voleur et de l'assassin que vous êtes ! Je ne parle pas de votre fille, Miss Lilian, que vous avez réduite au désespoir et que vous ruinez car elle s'est engagée à abandonner jusqu'au dernier cent, sa fortune personnelle pour désintéresser la Mexican Mining Bank.
Profondément humilié, honteux de lui-même, Markham baissait la tête comme écrasé sous le poids de ces accusations.
– Vous n'avez aucune excuse ! reprit John Jarvis avec indignation, vous êtes intelligent, vous êtes énergique et vous étiez riche. Votre crime n'est pas de ceux dont la misère ou l'ignorance peuvent atténuer la responsabilité…
« Dans ces conditions il ne me reste qu'à remplir jusqu'au bout la mission qui m'a été confiée. Je vais vous emmener jusqu'à la côte et vous embarquer pour l'Amérique. »
L'attitude et la physionomie de Markham étaient pitoyables. Ses joues creuses, envahies par une barbe grise qui n'avait pas été rasée depuis quinze jours, son teint déjà jauni par le soleil, ses yeux fiévreux, dont les paupières étaient enflammées, bordées d'écarlate par l'ophtalmie, ses vêtements déchirés, le faisaient ressembler à ces vagabonds – lamentables épaves humaines – qui errent sur les quais des grandes villes maritimes. Le cercle rouge laissé par la corde autour du cou ajoutait encore à l'aspect sinistre du misérable.
Qui eût dit que ce loqueteux et le correct gentleman, l'homme d'affaires réputé qui, quelques semaines auparavant, avait reçu Mr Rabington au seuil de la banque de Presidio, n'étaient qu'une seule et même personne ?
– J'ai perdu la partie… murmura-t-il d'une voix morne et aveulie, tant pis pour moi ! Je suis sous vos pieds, écrasez-moi !
Il s'affala sur la mousse et ferma les yeux comme pour dormir.
John Jarvis qui était foncièrement généreux le regarda longtemps en silence, mordu au cœur par un étrange sentiment où se mélangeaient le mépris et la pitié.
– C'est une vraie loque, songeait-il avec une secrète irritation… Il ne s'est pas même défendu ! J'aurais été presque content qu'il m'injurie, qu'il me menace, que du moins, il me propose quelque chose ! Un vrai yankee lutte jusqu'au bout, que diable !
CHAPITRE II
LA CONFESSION DE MARKHAM
Un quart d'heure s'écoula dans le silence étouffant de la forêt. Puis, brusquement, la réaction qu'avait espérée le détective se produisit. Ned Markham se releva d'un bond, drapé dans ses haillons et se campa en face de John Jarvis.
– Si vous êtes un homme, lui dit-il d'un ton résolu, vous me laisserez une chance ! Cela, vous le ferez, à cause de ma fille ! Est-il juste que la pauvre Lilian expie les sottises et les crimes dont elle est innocente ? Je vais vous proposer quelque chose :
« Rabington tient certainement beaucoup plus à rentrer dans son argent qu'à me voir pendu ?
– C'est très probable.
– Eh bien, je sais où sont les deux millions de dollars, je vous aiderai à les reprendre ; je ne vous dis pas que cela sera commode, mais ce n'est pas impossible.
– Et quelles sont vos conditions ?
– Un pardon plein et entier. Je n'ai que quarante ans, je puis refaire ma vie.
– Vous teniez à l'instant un tout autre langage. Vous laissiez à entendre que les bank-notes étaient gardées en lieu sûr…
– J'ai changé de point de vue, voilà tout, déclara froidement Markham. Vous avez tout à gagner et rien à perdre en acceptant mon offre.
– Qui me prouvera que je puis avoir confiance en vous ?
– Votre propre expérience des hommes. Regardez-moi ! Suis-je le même qu'il y a un quart d'heure ? Je me suis ressaisi. J'ai retrouvé la volonté de lutter. L'énergie et la loyauté vont de pair. Vous devez sentir que je parle sincèrement.
Étonné de ce changement d'attitude, John Jarvis eut une minute d'hésitation, mais Markham avait parlé avec un accent de franchise si convaincant, si brutalement vrai qu'il fut persuadé. Il y a des heures où le pire criminel ne ment pas.
– Dans l'intérêt de mon ami Rabington, déclara-t-il, je ne crois pas devoir refuser ce que vous proposez, mais c'est à l'expresse condition que vous ne me cacherez rien.
– Je n'ai aucune raison de dissimuler.
– Je sais déjà que vous avez eu pour complice la femme qui a pris la fuite avec vous, la señora Violante Alvaredo.
Ned Markham avait changé de visage.
– Violante ! murmura-t-il entre ses dents. Je me suis promis que je la tuerais ! Oui ! Elle a été mon mauvais génie.
Il soupira douloureusement et passa la main sur son front comme pour chasser des pensées importunes.
– Cette femme m'avait complètement affolé, reprit-il au bout d'un instant… Mon aventure est d'une désolante banalité. J'ai agi comme le dernier des naïfs…
« Violante Alvaredo appartient à une ancienne famille espagnole des environs d'Orizava, et elle est très fière de son origine. Elle répète avec orgueil qu'il y a un Alvaredo sur la liste des conquistadors que donne le vieil historien Bernal Diaz del Castillo. Elle est avec cela d'une beauté foudroyante. Grande brune élancée, ses traits sont d'une régularité admirable, ses cheveux dénoués tombent jusqu'à ses pieds, ses grands yeux de velours, tour à tour noyés de langueur ou fulgurants de passion sont les plus beaux, les plus impérieux, les plus caressants et les plus terribles qui soient au monde et sa démarche harmonieuse et souple est celle d'une reine !
– Quel enthousiasme ! Je crains que vous ne soyez encore mal guéri.
– Hélas ! murmura Ned Markham avec un soupir, quel malheur qu'une si parfaite beauté soit unie à une perfidie, à un cynisme dont je n'ai pas vu d'exemple.
« Il y a trois mois, elle vint à Presidio et loua une villa voisine de la mienne. J'ai su plus tard qu'en agissant ainsi, elle suivait un plan froidement combiné. Comme elle l'avait deviné, dès que je l'eus vue, j'en devins amoureux fou. Je lui offris de l'épouser, sans écouter les remontrances de mes amis qui m'assuraient que Violante n'était qu'une aventurière.
« Elle accueillit ma proposition mieux que je ne pouvais l'espérer. Très féline, très enveloppante, elle ne m'opposa pas un refus formel, mais « elle désirait mieux me connaître ». Une première expérience qu'elle avait faite du mariage n'avait pas été heureuse. Le mari qu'elle avait épousé à seize ans, avait dissipé sa dot et l'avait abandonnée. Il était mort, heureusement, mais elle avait besoin de beaucoup réfléchir pour contracter une nouvelle union, malgré toute la sympathie que je lui inspirais.
« Le temps passa. Sa présence, son sourire étaient devenus pour moi un besoin aussi impérieux que la nourriture ou le sommeil.
« Elle avait la folie des bijoux. Les gemmes les plus coûteuses lui paraissaient des choses de première nécessité, le mot indispensable revenait sans cesse dans les demandes qu'elle m'adressait avec une désinvolture superbe : « indispensables », les colliers de perles pour faire ressortir la blancheur de sa peau, les rivières de diamants pour montrer que leurs feux étaient moins étincelants que ses beaux yeux, les rubis moins rouges que ses lèvres et jusqu'à un diadème de saphirs « indispensable » pour donner à sa fastueuse chevelure le reflet bleuté de l'aile du corbeau.
« Elle me remerciait à peine et le lendemain c'était une nouvelle fantaisie plus onéreuse que celle de la veille. Puis, il fallut des robes en harmonie avec les bijoux. On fit venir les toilettes de la Nouvelle Orléans, de New York, de Paris même.
– Cela coûte cher, dit froidement le détective.
– Tout m'était égal, pourvu qu'elle fût contente. J'étais en proie au vertige, je puisais à pleines mains dans la caisse sans vouloir songer aux conséquences. Notez que jusqu'alors je n'avais pas obtenu la plus légère faveur. C'est à peine si elle me permettait de lui baiser la main. Si je tentais de devenir plus familier, j'étais foudroyé par un regard de reine offensée, accompagné d'une moue hautaine.
« Enfin mes soins furent récompensés. C'est-à-dire que nos fiançailles furent célébrées, mais dans le plus grand mystère. Violante avait d'excellentes raisons pour ne pas attirer sur sa personne l'attention publique.
« Dès lors de nouvelles complications surgirent ; la famille de la noble señora refusait son consentement, puis Violante avait des dettes laissées par son premier mari. Sous divers prétextes, elle me demanda des sommes dont l'importance allait croissant « mais qui n'étaient, disait-elle, qu'une avance, dont les riches terrains miniers qu'elle m'apportait en dot, me rembourseraient amplement. »
« Enfin le jour vint où je dus avouer que je devais trois cent mille dollars à ma caisse. Je tremblais que cette révélation n'amenât une rupture.
« Il n'en fut rien.
« Violante me répondit, avec un beau sang-froid, que, puisque j'en étais arrivé là, je ne serais pas puni plus sévèrement pour avoir volé deux millions de dollars que trois cent mille. Nous n'avions qu'à traverser le Rio del Norte pour nous trouver en sûreté au Mexique. Là notre mariage serait célébré et grâce à l'argent volé je pourrais mettre en valeur les fameux terrains miniers qui constituaient la dot et qui renfermaient des gisements aurifères d'une richesse incalculable.
« Elle finit par me persuader, ajouta Ned Markham en rougissant, je n'ai pas besoin de vous raconter ce que vous savez déjà…
– Pourquoi, demanda brusquement le détective, n'avez-vous pas traversé la frontière aussitôt après le vol ?
– C'était bien notre intention, mais il s'est produit un contretemps. L'enquête du coroner et les autres formalités m'ont retenu très tard. Les Indiens venus de la rive mexicaine s'étaient lassés d'attendre et étaient repartis et j'ai dû rester à Presidio toute la journée du dimanche.
– Ce qui a bien manqué de vous devenir fatal.
– C'est vrai, je n'avais que très peu d'avance sur vous… Mais j'ai hâte d'en finir avec ma misérable aventure. Une fois en sûreté, nous prîmes le train jusqu'à Mexico, et je remarquai que Violante paraissait préoccupée, elle n'adressait la parole à personne et le panama qu'elle portait était toujours rabattu sur ses yeux, j'en sus plus tard la raison. Une fois elle m'arracha des mains un journal illustré que je m'apprêtais à lire et le lança par la portière du wagon, et quand je lui demandai l'explication de ce geste : « Vous n'avez pas besoin de lire, me dit-elle, cela me déplaît, cela doit vous suffire. » Un voyageur m'apprit plus tard que l'illustré contenait les portraits de plusieurs bandits célèbres, entre autres, ceux du général Pedro Estrada et de sa dévouée lieutenante, la fameuse doña Alferez.
« Vous devinez n'est-ce pas que la doña Alferez et Violante Alvaredo n'étaient qu'une seule et même personne…
« Il avait été décidé que notre mariage aurait lieu dans le magnifique domaine de l'Estanzilla que possédait ma fiancée à cinq jours de marche de la capitale et qui occupait, assurait-elle, toute une vallée délicieusement fertile. À Mexico nous achetâmes des chevaux et nous nous mîmes en route, accompagnés de quatre hommes que Violante avait choisis elle-même.
« À mesure que nous nous éloignions de la ville, elle reprenait toute sa gaîté et toute son arrogance. Je m'aperçus que les rares vaqueros ou Indiens que nous rencontrions la saluaient avec une déférence exagérée. Elle m'expliqua effrontément que sa famille était très puissante et très populaire dans la région et que le respect qu'on lui témoignait était tout naturel. La vérité, c'est que les passants – si respectueux – avaient grand-peur d'être détroussés.
« Nous fûmes obligés de faire un long détour pour éviter de traverser les placers de Santa Maria, un des principaux établissements de la Mexican Mining Bank, qui ne sont qu'à dix milles de l'Estanzilla.
« Après une série de marches fatigantes à travers un pays montagneux et sans routes tracées, nous atteignîmes l'Estanzilla, où je comptais enfin trouver la récompense de mes peines.
« Je demeurai muet de surprise, le magnifique domaine se réduisait à un fort démantelé qui doit dater de l'occupation française, au lieu de la fertile vallée qu'on m'avait annoncée, des ravins stériles aux rocs tourmentés dont le fort occupait le point culminant.
« Violante riait aux larmes de ma mine désappointée : « Entre, me dit-elle, me tutoyant pour la première fois depuis que nous nous connaissions, tu n'es pas au bout de tes étonnements. » Nous franchîmes un pont-levis, des portes massives s'ouvrirent comme d'elles-mêmes à notre approche pour se refermer aussitôt derrière nous. Nous étions dans une vaste cour carrée, où une trentaine de cavaliers armés jusqu'aux dents contenaient leurs chevaux, comme s'ils eussent été prêts à partir en expédition.
« À la vue de ces hommes aux faces patibulaires, le voile de l'illusion se déchira, la vérité m'apparut : J'avais été odieusement berné, c'est dans un repaire de voleurs de grand chemin que j'apportais les deux millions de dollars que j'avais volés moi-même. Tout s'écroulait autour de moi.
« Je faillis m'évanouir de saisissement.
« Au centre de la troupe dont il était sans doute le chef, se tenait un cavalier dont le sombrero et le zarape étaient galonnés et brodés d'or. Deux énormes brownings à pommeau d'argent étaient passés dans sa ceinture et sa selle était couverte en peau de jaguar. Gros et robuste, le teint basané, le visage très régulier, orné de deux longues et fines moustaches noires, ce personnage ne manquait pas d'allure.
« C'est vers lui que – sans plus se préoccuper de moi que si je n'avais jamais existé – Violante dirigea son cheval, puis, se haussant sur ses étriers, elle embrassa l'homme, à pleine bouche, avec une sorte de gloutonnerie passionnée.
« Me voilà, mon Pedrillo adoré, murmurait-elle, en l'étreignant ardemment dans ses bras, âme de mon cœur ! que je suis heureuse ! Trésor de ma vie ! Je ne te quitterai plus jamais, même pour un seul jour !
« Et comme Pedrillo ne répondait qu'avec une certaine nonchalance à ces brûlantes caresses, elle jeta un regard brillant de jalousie vers trois ou quatre femmes, assez jolies, qui se trouvaient mêlées aux cavaliers.
« M'as-tu gardé ton cœur, au moins, pendant ma longue absence ? fit-elle. Ah ! si je croyais que tu eusses commis, même par la pensée, un péché contre notre amour, je crois que je t'arracherais les yeux avec mes ongles !…
– As-tu réussi ? demanda-t-il.
– Oui, dit-elle orgueilleusement en me montrant du doigt, j'ai accompli ce tour de force que tu croyais impossible. Le yankee est là avec ses dollars. Regarde s'il ne fait pas une mine à mourir de rire !
« J'étais fou de rage de m'être si sottement laissé berner. Le sang m'aveuglait. Je pris mon browning et je tirai en visant à la tête.
« Avec le plus beau sang-froid du monde elle fit faire un écart à son cheval, ma balle effleura le bord de son léger panama et alla s'aplatir sur le mur.
« Violante n'était nullement émue.
– Voilà l'homme que j'aime, me cria-t-elle, le général Pedro Estrada, qui grâce à tes dollars sera bientôt dictateur du Mexique. Avant un mois nous aurons fait un « pronunciamento » et levé un corps d'armée.
– Tu seras toujours mon adorée, murmura-t-il, flatté dans son amour-propre par ces démonstrations passionnées.
« Je constatai alors que Violante me détestait de toute la puissance de son ingratitude.
– As-tu donc pensé, me cria-t-elle, avec sa moue la plus dédaigneuse, qu'un homme comme toi pourrait jamais devenir mon mari ? Oserais-tu te comparer à Pedrillo ? Lui il tient la campagne avec ses soldats et il prend noblement partout ce dont il a besoin, comme cela est permis en temps de guerre, toi tu n'es qu'un voleur de l'argent qui t'était confié, et je t'ai justement puni !
« Cette fois, c'en était trop, j'étais insulté et bafoué après avoir été dépouillé. J'étais fou de rage, mes mains tremblaient, j'ajustai de nouveau l'aventurière, bien décidé cette fois à ne pas la manquer. Mais avant que j'eusse eu le temps de tirer, un lasso siffla à mes oreilles, je me sentis les bras entravés et je fus brutalement arraché de ma selle avec une rapidité qui ne me donna pas le temps de réfléchir.
« Mon browning avait roulé à terre, les bandits riaient aux éclats, celui qui m'avait si adroitement cueilli tirait sur son lasso de toutes ses forces, me forçant à raboter de mon dos le pavé de la cour, j'eus bientôt les mains et le visage en sang.
« Pendant quelques minutes je servis de jouet à cette canaille.
– En voilà assez ! dit enfin Pedro Estrada, flanquez-le dehors et qu'il aille où il voudra !
– Il serait plus prudent de lui casser la tête, objecta haineusement Violante, il a tiré sur moi, puis il peut nous dénoncer…
– Lui, fit « le général » avec un gros rire, et à qui ? Ce n'est toujours pas au consul des États-Unis ! Ouste ! vous autres, débarrassez-moi de ce coquin, je l'ai assez vu !
« Il ajouta très haut, certainement exprès pour que je l'entendisse :
– Viens, ma belle Violante, tu m'aideras à porter les bank-notes dans la cave de bronze ! Nous allons compter nos richesses.
« Non sans avoir reçu quelques horions je me retrouvai en dehors du pont-levis, mais dans quel pitoyable état ! J'étais meurtri, désespéré, conspué même, par les bandits et de plus sans un sou en poche.
« J'avais eu la présence d'esprit de ramasser mon browning, mais c'est tout ce qui me restait. En me délivrant du lasso, un des « soldats » de Pedro Estrada m'avait subtilement allégé de mon portefeuille et un autre avait raflé toute la menue monnaie que j'avais en poche. Je délibérai si je ne ferais pas mieux de me sauter la cervelle, tout de suite, pour en finir.
« Pourtant je me raidis contre cette faiblesse et clopin-clopant, je me mis en route à l'aventure. Je crois que j'aurais fait pitié à Violante elle-même…
« Il était écrit, cependant, que je devais revoir une fois encore « le général » Pedro Estrada.
« Le soir de cette néfaste journée, j'avais trouvé l'hospitalité dans la hutte d'un péon indien, mais le lendemain, j'étais si courbatu, si déprimé, que c'est à peine si je pus parcourir quelques milles. Je m'étais arrêté pour me reposer dans un petit bois de cyprès, quand un grand bruit de chevaux parvint à mes oreilles.
« Je me dissimulai promptement derrière un buisson et bien m'en prit, Pedro Estrada et une douzaine de ses hommes passèrent à quelques pas de moi.
« Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant au milieu d'eux, garrotté sur le cheval qu'il montait, l'ancien sous-directeur de la succursale de Presidio, le belge Gérard Perquin le fiancé de Lilian…
– Que vous avez tenté de faire assassiner », dit sévèrement John Jarvis.
Ned Markham baissa la tête.
– Le malheureux Gérard ! reprit le détective avec tristesse, une fatalité semble le poursuivre. Je savais qu'il était au Mexique, mais j'ignorais ce qu'il était devenu. J'ai appris par une lettre de Mr Rabington que sitôt qu'il a été capable de se lever il est parti pour Mexico, après avoir juré à Miss Lilian qu'il retrouverait les millions volés ou périrait à la tâche.
« Markham, votre fille ne méritait pas d'avoir un tel père ! Quand elle a connu votre crime et votre fuite elle a exigé que Mr Rabington prenne hypothèque sur tous ses biens et comme le total de deux millions de dollars n'était pas encore atteint, Gérard s'est engagé à parfaire la somme. Ils sont encore fiancés, mais Miss Lilian, toujours en deuil, ne sort jamais, bien que la population de Presidio lui témoigne le plus grand respect.
– Pourra-t-elle jamais me pardonner ? balbutia Markham avec accablement.
– Si vous essayez sincèrement de réparer le mal que vous avez fait, dit gravement le détective, je vous promets que je vous aiderai.
À ce moment, Bernardillo, sa sieste terminée, se relevait en bâillant et se dirigeait vers John Jarvis. Celui-ci mit un doigt sur ses lèvres.
– Pas un mot, dit-il à l'oreille de Markham. Il est inutile que l'on sache qui vous êtes. Les coureurs de prairie dans le genre de Bernardillo, sont presque toujours en excellents termes avec les bandits.
La chaleur était maintenant devenue supportable. La petite expédition se remit en route, seulement le détective avait modifié son itinéraire. On allait maintenant se diriger à marches forcées vers le placer de Santa Maria – propriété de la Mexican Mining Bank – qui n'était situé qu'à quelques milles du fort de l'Estanzilla où se trouvaient à la fois le fiancé de miss Lilian et les millions volés.
CHAPITRE III
LA CAVE DE BRONZE
Avec ses montagnes géantes aux profondes vallées, le Mexique offre une prodigieuse variété de couches géologiques ; dans cette terre embrasée par les volcans, secouée par les tremblements de terre, on découvre des gisements de métaux précieux et de minéraux rares d'une diversité et d'une richesse infinies. L'or, l'argent, le platine, le mercure, le cuivre s'y rencontrent aussi bien que les rubis, les émeraudes et les topazes.
Quoique ces trésors soient défendus par des marécages pestilentiels, des déserts, des montagnes infranchissables, de tout temps on s'est battu pour leur possession et cette généreuse terre mexicaine « le plus beau jardin du monde », comme l'a appelée un poète espagnol, a été largement arrosée de sang.
Aujourd'hui la lutte se continue sous d'autres formes. Malgré leur ténacité, leur furieuse bravoure, dès qu'il s'agit de conquérir des dollars, les Américains ont été de longues années avant d'entamer ce pays mystérieux et fermé, replié en lui-même et qui n'avait guère changé depuis Fernand Cortez. Actuellement, ils y possèdent des chemins de fer et des mines, concurrencés en cela par les Anglais et les Allemands, et chaque année l'œuvre de pénétration se poursuit avec persévérance.
Demain, c'est au Mexique – où l'on a découvert les plus riches sources du monde – que se livrera la grande bataille pour le pétrole, qui, de plus en plus, deviendra le grand et peut-être l'unique combustible industriel.
Déjà les trois peuples impérialistes prennent position, achetant fiévreusement des terrains, sollicitant des concessions des éphémères dictateurs de ce pays où règne en permanence la guerre civile.
Dans un rayon de dix milles autour de l'Estanzilla il n'y avait pas moins de quatre exploitations minières, deux anglaises, une américaine – la mine d'or de la Mexican Mining Bank – et une allemande dont les concessionnaires opéraient des sondages pour la recherche du pétrole.
Ce dernier établissement, encore à ses débuts, ne comprenait que quelques hangars au-dessus desquels s'élevaient les échafaudages du derrick ou superstructure des puits de sondage, construit au fond d'une vallée de la Cordillère que bordaient de toutes parts des rochers abrupts.
C'est vers ces bâtiments où brillaient encore quelques lumières qu'un peu avant minuit, se dirigeait à bride abattue une amazone montée sur une superbe jument de race andalouse. Sans modérer son allure elle franchissait insoucieusement les ravins, les cours d'eau et les rochers, suivait parfois des sentiers qui côtoyaient des gouffres.
Le ciel était d'un bleu profond d'une douceur de velours où les étoiles luisaient comme une poussière de diamants, répandant sur le paysage tourmenté une lueur argentée, infiniment mystérieuse. Dans ce décor de silence et de sérénité, l'amazone passait comme un ouragan.
Elle fit halte à deux pas de la palissade qui entourait les bâtiments, sauta en bas de sa jument baignée de sueur et tira la corde d'une cloche. Des abois de chiens retentirent, il y eut un va-et-vient de lumières à l'intérieur et un homme qu'escortaient de grands dogues d'Ulm parut à la barrière à claire-voie.
– Que désirez-vous ? demanda-t-il à la visiteuse, en espagnol, mais avec un fort accent allemand.
– Il faut que je voie tout de suite le señor ingénieur, répondit-elle avec impatience. Je suis dona Violante Alvaredo.
L'homme ouvrit aussitôt la barrière et introduisit la jeune femme dans une pièce aux murs nus, uniquement meublée de tables et d'escabeaux de bois blanc, et qu'éclairait d'une vive lueur une lampe à acétylène. Quand Violante entra, l'ingénieur était fort occupé à coller des étiquettes, portant chacune un chiffre et une annotation, sur de petits flacons remplis d'un liquide brun ou verdâtre, qui était du pétrole brut. Sur une autre table, des spécimens des couches traversées par la sonde étaient méthodiquement alignés dans de petites boîtes plates.
Assez corpulent, l'ingénieur paraissait avoir dépassé la quarantaine. Sa face carrée, aux mâchoires lourdes, exprimait une énergie puissante, mais brutale : le front très vaste était surmonté d'une forêt de cheveux roux ; derrière les sourcils pâles, les yeux petits et d'un jaune verdâtre, étincelaient d'intelligence et de ruse.
– Asseyez-vous, señora, dit-il en avançant un escabeau à la visiteuse.
Celle-ci paraissait trop surexcitée pour accepter cette offre. Essoufflée et rouge, les yeux brillants de fièvre, elle allait et venait par l'étroite pièce. Elle rejeta son manteau et l'ingénieur s'aperçut que son corsage de velours bleu orné de broderies d'or, était taché de sang, il y avait aussi un peu de sang sur sa main droite, couverte de bagues de grand prix.
Émue, hésitante, en proie sans doute à un violent combat intérieur, elle ne se décidait pas à prendre la parole, mais l'angoisse se peignait sur ses traits bouleversés, dans ses admirables yeux noirs d'où les larmes semblaient prêtes à jaillir.
– Que se passe-t-il donc, señora ? demanda enfin l'ingénieur. Vous paraissez troublée, jamais je ne vous ai vue ainsi.
– Je viens de faire une mort… murmura-t-elle avec un frémissement de tout son corps. J'ai tué Lorenza… une de ces filles de rien qui vivent à l'Estanzilla, avec les hommes que commande Pedro Estrada.
Et comme son interlocuteur demeurait silencieux :
– Je ne m'en repens pas ! continua-t-elle avec un grondement de colère dans la voix, je recommencerais au besoin. J'ai surpris cette maudite fille avec Pedrillo, je lui ai planté mon poignard dans le sein. L'envie me mordait au cœur de le tuer, lui aussi ! Il m'a fallu toute ma volonté, toute la force de mon amour pour ne pas le faire… Ah, le lâche ! comment a-t-il osé me trahir, après ce que j'ai fait pour lui ?… C'est un homme sans âme, un ingrat !…
Violante fondit en larmes, elle sanglotait et se tordait les mains, tandis que l'ingénieur la considérait avec le sang-froid tranquille d'un savant qui dissèque une plante ou un insecte.
– Il y a longtemps, poursuivit-elle, que je soupçonnais sa trahison, il se montrait presque froid avec moi ; on eût dit qu'il ne m'embrassait que pour remplir une tâche qu'on ne peut éviter. Ah ! je n'aurais pas dû quitter l'Estanzilla. C'est pendant que j'étais à Presidio que cette coquine a dû l'enjôler ! Ces derniers temps, c'est à peine s'il avait la pudeur de cacher ses sentiments. Lorenza le suivait partout, il lui achetait des parures avec l'argent que j'ai gagné, moi, au prix de tant de dangers ! Quelle honte !
– Il me semble que vous ne manquez pas de parures. Vous en avez autant que la Vierge miraculeuse de Cosamaloapam, qui en possède pour cent mille piastres, et qui, dit-on, rougit de plaisir, quand on la porte en procession, avec tous ses bijoux.
– Ne vous moquez ni de moi ni de la Vierge, reprit tristement Violante en caressant d'un geste machinal le collier de grosses perles et la rivière de diamants qui s'étalaient sur sa poitrine décolletée. Je donnerais toutes ces babioles pour que Pedrillo m'aimât comme autrefois.
– Enfin que voulez-vous de moi ? demanda l'ingénieur du ton sec et tranchant de l'homme positif auquel on fait perdre son temps.
Violante eut un regard d'une énergie sauvage.
– Vous avez raison, fit-elle, parlons sérieusement. Je veux que vous m'aidiez à reconquérir Pedrillo…
– Que voulez-vous que je fasse.
– Écoutez-moi. Cela est triste à dire, mais je ne le tiens que par l'argent. Il faut que vous m'aidiez à faire sortir de l'Estanzilla les bank-notes que j'ai rapportées de Presidio.
Les petits yeux de l'ingénieur lancèrent un éclair furtif, sa physionomie se détendit.
– Je vais réfléchir, dit-il.
– Puis, continua-t-elle, un peu calmée, c'est lui rendre service, à Pedrillo ; depuis que cet argent est entré à l'Estanzilla, c'est une orgie perpétuelle, les hommes passent la nuit à danser, à boire et à jouer de la guitare… Toute la somme s'en ira en fumée, comme cela est arrivé chaque fois que nous avons fait une prise importante.
« Cela je ne le veux pas, si Pedro Estrada n'est pas ambitieux, il faut que je le sois pour lui. Je me suis juré qu'il serait dictateur et les bank-notes ne doivent pas être employées à autre chose !
– Puis, fit l'ingénieur en baissant la voix, il y a une autre raison pour que l'argent ne reste pas à l'Estanzilla. Ceux auxquels il appartenait vont essayer de le reprendre. Je sais de source certaine qu'ils sont en ce moment à la mine de Santa Maria où ils organisent une expédition contre Pedro Estrada.
– Qui vous a dit cela ?
– Vous devez savoir que je suis toujours bien informé. Qui donc vous a donné la marche à suivre dans votre affaire de Presidio ? Qui vous a fait acquérir à vil prix ces terrains que la société que je représente a rachetés à beaux deniers comptants ? Qui vous a maintes fois prévenus quand il y avait une bonne capture à faire, ou quand les troupes régulières se préparaient à vous donner la chasse ? Convenez que je me suis toujours montré votre ami et un ami bien renseigné ?
– Aussi n'ai-je confiance qu'en vous. C'est ici que je déposerai les bank-notes. Je vous sais capable de les défendre.
– Oui, mais il ne faudrait pas trop tarder.
– Vous allez venir avec moi, cette nuit même, à l'instant ! Le moment est propice. Les hommes font bombance, à cette heure-ci les trois quarts d'entre eux dorment déjà, assommés par le pulque et l'eau-de-vie de canne.
– Mais Pedro Estrada ?
– Il est parti comme un fou, à franc étrier, chercher un médecin pour la Lorenza qui n'était pas encore tout à fait morte.
« Je crains bien, ajouta-t-elle avec un sourire féroce, qu'il ne la trouve pas vivante quand il rentrera…
– Nous allons partir de suite. Vous savez comment ouvrir la cave de bronze ?
– Oui, j'ai la double clef de la porte et je sais le mot de la combinaison. Pedrillo n'a pas osé me les retirer.
Pendant la dernière partie de cette conversation, l'ingénieur s'était armé, avait jeté un manteau sur ses épaules et s'était coiffé d'un sombrero. Il se fit amener son cheval par un péon et bientôt il galopa aux côtés de Violante, par les chemins raboteux qui conduisaient à l'Estanzilla.
Ils en étaient encore à une certaine distance, lorsque le son des guitares leur arriva, porté par la brise. En même temps ils constatèrent que les fenêtres de l'ancien fort étaient brillamment illuminées.
– Voilà ce qu'ils font toutes les nuits, murmura Violante avec mépris ; ils ne sont guère bons à autre chose !
À mesure que la jeune femme et son compagnon se rapprochaient, ils discernaient plus distinctement le vacarme des cris, des rires et des chansons.
Ils arrivèrent près du pont-levis qui était abaissé.
– C'est parfait, s'écria Violante quand ils eurent franchi la porte qu'ils trouvèrent entrebâillée, personne n'est là pour surveiller les allants et venants. Les gardiens sont ivres morts.
– Tant mieux pour nous ! ricana l'ingénieur.
La cour était déserte ; seuls une douzaine d'ivrognes dormaient au clair de lune, sur la pierre nue, en chantonnant encore dans leur sommeil quelque vague refrain.
– Ils mériteraient que les yankees viennent cette nuit et les égorgent jusqu'au dernier ! s'écria Violante indignée.
– C'est qu'il n'y aurait rien d'impossible à cela, grommela son compagnon dont le front se rembrunit. Hâtons-nous, il faut aller vite en besogne.
Tous deux allèrent attacher leurs chevaux sous un hangar où s'en trouvaient déjà un grand nombre d'autres, et, se faufilant le long des murs, gagnèrent le fond de la cour, en évitant de passer près de la salle d'où s'élevait le tumulte de l'orgie.
Ils étaient arrivés devant une porte basse lorsque Violante se retourna, comme hésitante.
– Avant tout, fit-elle, j'ai bien envie d'aller voir si la Lorenza a fini de mourir.
– Pourquoi ?
– Parce que, murmura-t-elle avec un sourire féroce, si par hasard elle était encore vivante, je mettrais bon ordre à cela…
– Je ne vous savais pas si cruelle, répliqua l'ingénieur avec une sourde colère, ne vous occupez pas de cette fille ! Je vous déclare que je renonce à vous aider si vous ne voulez pas suivre mes conseils.
– Soit, déclara la jeune femme, haineusement, j'irai voir la Lorenza un peu plus tard.
Elle ouvrit la porte où aboutissaient les dernières marches d'un large escalier de pierre aux marches branlantes. Ils descendirent avec précaution à la clarté d'une petite lampe électrique que tenait Violante.
Après avoir compté trente marches, ils se trouvèrent dans une galerie creusée dans le roc sur lequel le fort était construit.
– Voici l'entrée de la cave de bronze, déclara Violante, en montrant l'extrémité de la galerie où sur la teinte bleuâtre du granit se découpait un rectangle d'une éblouissante couleur verte.
– Qui diable a eu l'idée d'une semblable installation ? demanda l'ingénieur avec surprise. Cela coûterait aujourd'hui une somme folle.
– La cave de bronze remonte peut-être au temps de Cortez ; c'est là qu'on serrait les sacs de poudre d'or et les barres d'argent avec lesquels les Indiens payaient l'impôt aux conquistadors. Plus tard les Français la transformèrent en poudrière ; enfin, Pedrillo a fait adapter à la porte par un serrurier de Mexico le mécanisme d'un coffre-fort moderne.
Ils s'étaient approchés. Violante manœuvra rapidement les boutons de métal qui commandaient la serrure.
– Quel est le mot ? demanda-t-il.
– Je n'ai pas le droit de vous le dire. D'ailleurs que vous importe, puisque nous prendrons tout.
– C'est juste, fit-il avec dépit.
La porte s'était entrebâillée, mais elle était si massive qu'ils durent réunir leurs efforts pour l'ouvrir entièrement.
La clarté de la lampe électrique montrait les parois – du même vert éclatant que la porte – d'une chambre de dix à douze mètres de longueur sur quatre de largeur. Il n'y avait aucun soupirail, aucune prise d'air, aucune ouverture vers l'extérieur, et il s'exhalait de ce réduit une amère et nauséeuse odeur de vert-de-gris.
Violante et son compagnon se reculèrent chassés par ce souffle pestilentiel. Ils apercevaient au fond du souterrain, la valise qui refermait les bank-notes et, à côté, un tas régulier d'objets brillants.
Pendant qu'ils attendaient que l'air se fût renouvelé dans l'intérieur de la chambre de bronze afin de pouvoir y pénétrer sans danger, ils demeurèrent silencieux. Le chant des guitares assourdi par l'épaisseur des voûtes leur arrivait vague et lointain comme dans un rêve.
Ils se sentaient envahis pas une étrange émotion que nul des deux n'eût voulu avouer à l'autre.
Tout à coup l'ingénieur tressaillit, il avait cru entendre le bruit étouffé d'un gémissement.
– Est-ce que je déraisonne ? balbutia-t-il, il m'a semblé…
– Ne faites pas attention à cela, répondit-elle, il y a quelques prisonniers dans les cachots.
De la main elle lui montrait plusieurs portes situées à droite et à gauche de la galerie, qu'il n'avait pas remarquées en arrivant, car le bois et la pierre envahis par les moisissures se confondaient dans une même teinte.
– Il faut en finir, ajouta-t-elle, j'ai hâte d'être sortie d'ici.
Elle alla jusqu'au fond de la chambre de bronze et souleva la valise.
– Qu'est-ce qui brille là-bas ? demanda-t-il.
– Ce sont des lingots d'or, la réserve de Pedro Estrada.
– Nous allons les emporter, je suppose ?
– Non, c'est impossible, Pedrillo m'a défendu d'y toucher sous peine de grands malheurs. Je lui ai juré de ne jamais essayer de les prendre.
– Vous êtes vraiment naïve, ricana-t-il, vous croyez tout ce qu'on vous dit. Le malheur sera pour lui de ne plus trouver ses lingots ! Allons, passez-les-moi, ils seront mieux entre nos mains qu'entre les siennes !
Après une seconde d'hésitation, la jeune femme obéit et remit à l'ingénieur une barre d'or de la forme et de la grosseur d'une brique. Elle retourna en chercher une seconde qu'elle lui donna comme la première.
Mais au moment où elle soulevait la troisième, un déclenchement se produisit et la porte de bronze se referma rapidement, avec le bruit d'un coup de canon, dont les voûtes du souterrain répercutèrent longtemps le grondement solennel.
L'ingénieur demeura immobile, si troublé qu'il laissa tomber sa lampe électrique qui s'éteignit.
Il trébuchait dans les ténèbres, tâtonnant pour trouver l'escalier, si ému qu'il ne songeait même pas aux deux lingots qu'il avait déposés à terre.
– Elle est perdue ! bégaya-t-il en claquant des dents. Pourquoi n'a-t-elle pas voulu me dire le mot ?…
Un frisson d'épouvante lui descendait le long de l'échine, lorsque tout à coup jaillit des portes refermées un hurlement de bête qu'on égorge, un appel déchirant qui n'avait plus rien d'humain, et la sonorité du métal, dont les vibrations se répercutaient avec une lenteur majestueuse, comme celles des cloches, amplifiait de terrifiante façon ces accents douloureux.
Se cognant aux murailles, l'ingénieur s'enfuit à moitié fou et ses pieds se heurtèrent contre les premières marches de l'escalier. Il lui semblait qu'il était poursuivi par les râles d'agonie de la misérable Violante, scellée toute vive dans le sépulcre de bronze, à l'atmosphère vénéneuse.
Il gravit quelques marches, le visage baigné d'une sueur glacée, puis s'arrêta une seconde, le cœur gonflé par une intolérable angoisse, il constatait que l'horrible clameur qui l'avait remué dans toutes les fibres de son être allait déjà en diminuant, se muait en un gémissement ininterrompu comme le grondement d'un gong.
– Il faut pourtant que je redescende ! se cria-t-il à lui-même.
Farouchement, il revint sur ses pas, et, à quatre pattes sur le visqueux, il chercha sa lampe. Les mains tendues il explorait les ténèbres, s'efforçant au sang-froid. Pendant dix minutes mortelles, il tâtonna au hasard. Enfin, il trouva ce qu'il voulait.
La voix de la moribonde, cette voix qui semblait venir de l'autre côté du tombeau, s'était tue brusquement. Dans un milieu hermétiquement isolé de l'air extérieur, l'asphyxie accomplit son œuvre avec une rapidité foudroyante. Violante était sans doute déjà morte, ou tout au moins évanouie.
Ce funèbre silence parut à l'ingénieur aussi terrible à supporter que les cris déchirants qui retentissaient quelques instants auparavant. Il venait de ramasser précipitamment les deux lingots et se préparait à quitter ce lieu de désolation lorsqu'une inquiétude lui vint.
Il gratta le métal avec son couteau, le cuivre apparut sous la mince couche d'or. Il rejeta les lingots, furieux de la déconvenue. Il remarqua alors que sur l'éclatant fond vert de la porte de bronze on avait grossièrement dessiné une tête de mort, suivie du chiffre 3.
– Il aurait fallu, songea-t-il, comprendre cet avertissement ou cette menace énigmatique. Pedro Estrada est sans doute le seul à savoir qu'en déplaçant le troisième lingot, on déclenche le mécanisme de la fermeture…
Maintenant qu'il avait surmonté sa peur d'un instant et maté ses nerfs, l'ingénieur demeurait exaspéré de cette expédition manquée.
– Allons-nous-en, grommela-t-il.
Il se rapprocha de l'escalier, mais au moment où il allait s'y engager, un homme apparut au haut des marches, aux rayons de la lune sa silhouette se détachait en vigueur sur le cadre de la porte qui aboutissait à la cour et qui était demeurée ouverte.
L'ingénieur étouffa un juron, la retraite lui était coupée par le nouveau venu, dans lequel il crut reconnaître Pedro Estrada.
Il n'eut que le temps d'éteindre sa lampe et de se rejeter en arrière ; il laissa l'inconnu qui était muni d'une petite lanterne sourde descendre tranquillement, mais au moment où il mettait le pied sur le sol de la galerie, il lui brûla la cervelle, presqu'à bout portant, avec son browning.
La minute d'après, il s'élançait vers le hangar où il avait attaché son cheval, montait en selle et franchissait au galop la porte de l'Estanzilla.
Il n'en était pas éloigné de plus de cinq cents mètres quand un homme se dressa devant lui en lui intimant l'ordre de faire halte.
Pour toute réponse, il déchargea son browning dans la direction de celui qui lui barrait le passage et enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval ; des coups de feu éclatèrent.
Plusieurs balles traversèrent son manteau et blessèrent son cheval ; une autre lui enleva son feutre. La lune un instant voilée par un nuage se dégageait éblouissante, les traits du fugitif apparurent en pleine lumière.
– Klaus Kristian ! cria une voix dans la nuit.
– Nous nous reverrons, Todd Marvel ! répondit le docteur, avec un ricanement.
Au milieu de la grêle de projectiles qui continuait à siffler à ses oreilles, le bandit enleva son cheval et d'un bond lui fit franchir une large crevasse, ce qui rendait toute poursuite inutile.
Les ouvriers de la mine d'or de Santa Maria que le détective avait armés pour faire le siège de l'Estanzilla, sortaient maintenant de derrière les rochers et les buissons où ils s'étaient mis en embuscade. Grâce à l'obscurité, grâce aussi à la négligence des bandits, ils avaient peu à peu cerné la petite forteresse.
– Je suis allé jusque dans la cour intérieure, déclara Floridor, il est inutile de nous cacher maintenant, les portes sont ouvertes et le pont-levis abaissé. Personne ne nous fera résistance.
– Et Ned Markham ?
– Il est entré dans l'Estanzilla et n'en est pas ressorti. Je crains qu'il ne se soit laissé surprendre.
– Nous allons bien voir.
D'un coup de sifflet Todd Marvel rassembla ses hommes : ils étaient au nombre d'un centaine, tous résolus et bien armés.
L'Estanzilla fut sur-le-champ occupée sans coup férir.
Ceux des bandits qui n'étaient pas complètement ivres furent capturés avant d'avoir eu le temps de faire usage de leurs armes, mais on ne put découvrir ni Violante, ni Pedro Estrada.
Les prisonniers interrogés déclarèrent que « le général » et son amie avaient isolément quitté le fort, dans le courant de la soirée.
– Je crains bien que nous n'arrivions trop tard, dit le détective. L'intervention de Klaus Kristian dans cette affaire ne me dit rien de bon, puis, Markham a disparu.
– Je ne crois pas qu'il nous ait trahis, en tout cas nous ne pouvons porter aucun jugement avant d'avoir visité la cave de bronze.
Ils en découvrirent sans peine l'emplacement et descendirent. Floridor qui marchait le premier, armé d'une torche de résine, arrivait au bas de l'escalier lorsqu'il se trouva en face d'un cadavre qui gisait au milieu d'une mare de sang. Il reconnut Ned Markham.
– Le malheureux ! murmura-t-il, il a durement expié son crime.
« Il vaut mieux peut-être qu'il en ait été ainsi.
« Ce sera sans doute, plus tard, pour Miss Lilian un adoucissement à ses peines d'apprendre que son père, avant de mourir, a essayé de réparer le mal qu'il avait fait. »
Ce fut là toute l'oraison funèbre du voleur de bank-notes.
Après avoir retrouvé, non sans surprise, les deux lingots de cuivre doré rejetés par Klaus Kristian, Todd Marvel et Floridor étaient arrivés à la porte de bronze ; ils comprirent du premier coup que la dynamite seule pourrait avoir raison d'une pareille fermeture. Les mineurs de Santa Maria avaient heureusement apporté une certaine quantité d'explosifs pour le cas où l'on eût été forcé de pratiquer une brèche.
On s'occupa sans perdre de temps d'installer un fourneau de mine sous le seuil de la cave.
On avait d'autant plus de raisons de se hâter qu'un retour offensif de Klaus Kristian et des travailleurs de la concession allemande placés sous ses ordres n'était pas impossible.
Les préparatifs étaient terminés et Floridor venait de mettre le feu au cordon Bickford qui devait provoquer l'explosion, lorsque le vieux mineur qui l'avait aidé attira son attention.
– Il me semble qu'on a appelé, ici, tout près, fit-il.
– Je n'ai rien entendu, dit le Canadien, en haussant les épaules.
– C'était une voix très faible.
– Tu te trompes, tes oreilles ont tinté ! Allons-nous-en !
Ils s'éloignèrent précipitamment quand, tout à coup, Floridor se frappa le front. Il revint précipitamment sur ses pas et écrasa sous son talon la mèche qui continuait à brûler.
– Mon Dieu, qu'allais-je faire ! balbutia-t-il, tu ne t'étais pas trompé, il y a un prisonnier ici. Nous avions totalement oublié le fiancé de Miss Lilian, Gérard Perquin !
« Quelques minutes de plus et c'en était fait de lui !
– Mais pourquoi n'a-t-il pas appelé plus tôt ? grommela le vieux mineur.
La porte fut enfoncée d'un coup d'épaule par Floridor et l'on tira le malheureux Belge du réduit où il gisait sur un peu de paille pourrie.
Il était si affaibli qu'il paraissait hors d'état de se tenir debout.
Il fut transporté dans la cour avec précaution : il parut respirer avec délice l'air pur de la montagne, et une faible rougeur colora presque aussitôt ses joues amaigries.
Sur l'ordre de Todd Marvel on le coucha dans un hamac de fibres d'aloès, et en attendant qu'il fût assez fort pour pouvoir supporter des aliments plus solides, on lui fit boire quelques gorgées de vin d'Espagne.
Au bout d'une demi-heure de soins – bien qu'encore très faible – il était en état de remercier ses sauveurs et de leur donner les renseignements qu'ils attendaient avec impatience.
Grâce au signalement et aux photographies de Violante et de Markham dont il était muni, il avait pu les suivre à la piste jusqu'à l'Estanzilla. Il se rendait à la mine de Santa Maria pour y chercher du renfort, quand, signalé à ses ennemis par Klaus Kristian, il avait été pris par eux et jeté dans un cachot fétide où les bandits oubliaient souvent de lui apporter à manger.
Il avait entendu tout ce que s'étaient dit Klaus Kristian et Violante Alvaredo mais, quand les portes de bronze s'étaient refermées avec un bruit de tonnerre, ses nerfs déjà ébranlés n'avaient pu résister à une pareille commotion.
Il s'était évanoui.
Il commençait à peine à revenir à lui, quand le mot de dynamite avait frappé ses oreilles.
C'était miracle qu'il eût eu la force de pousser le faible cri d'appel que le vieux mineur avait entendu.
Ce récit fut interrompu par une violente détonation, le fort trembla dans ses fondations.
Un rugissement souterrain sembla s'élever des assises de la montagne.
Les portes de la cave de bronze venaient de sauter.
*
* *
Les bank-notes furent retrouvées intactes à côté du cadavre de Violante dont le visage noirci et marbré de taches violettes gardait pourtant dans la mort une tragique beauté.
Son agonie, dans la cave de bronze, avait dû être terrible.
Son immense chevelure, toute dénouée et souillée de vert-de-gris, était éparse autour d'elle, ses ongles étaient arrachés et des larmes de sang gouttelaient de ses prunelles.
Son dernier geste avait été pour tracer la nom de Pedrillo d'un doigt défaillant sur l'éblouissante couche verte d'oxyde de cuivre qui recouvrait les parois de la chambre.
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