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Illustration: Melmoth ou l'homme errant-troisième partie - Charles robert Maturin

Melmoth ou l'homme errant-troisième partie


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-11-20

Lu par Eric
Livre audio de 6h
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Illustration: John Milton's “Paradise Lost“ de Gustave Doré - Domaine public
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Partie: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8.


Melmoth ou l’Homme errant
Melmoth the Wanderer



Charles Robert Maturin
Trad. : Jean Cohen - 1820

XII

Le lendemain était le jour fixé pour la visite de l’évêque. Une inquiétude indéfinissable régnait dans les préparatifs de la communauté. Ce couvent était le premier de Madrid et, comme je vous l’ai dit, toute la capitale était dans l’agitation par la réunion des circonstances singulières qui s’offraient dans cette affaire. Le fils d’une des premières familles de l’Espagne s’était fait religieux au sortir de l’enfance. Peu de mois après il avait protesté contre ses vœux ; il était accusé d’avoir fait un pacte avec l’esprit infernal. Les uns étaient curieux de voir un exorcisme, les autres désiraient ou craignaient le succès de mon appel. Celui-ci songeait que l’Inquisition s’emparerait probablement de l’affaire, celui-là jugeait qu’un auto-da-fé pourrait en être le résultat possible.

De mon côté je n’étais pas sans espérance. Je ne connaissais nullement l’évêque, et je ne concevais pas que sa visite pût m’être avantageuse ; mais je voyais que le couvent était inquiet, et cela seul suffisait pour m’offrir un présage favorable. Je me disais avec la finesse naturelle aux malheureux : « Ils tremblent, donc je dois me réjouir. » Quand nos souffrances sont mises ainsi dans la balance avec celles des autres, il est rare que la main soit bien ferme ; nous sommes toujours disposés à la faire pencher un peu de notre côté.

L’évêque arriva de grand matin, et passa quelques heures avec le supérieur dans son appartement. Pendant ce temps il régnait dans la maison une tranquillité qui contrastait fortement avec l’agitation dont elle sortait. J’étais seul, debout dans ma cellule : je dis debout, car on ne m’avait pas laissé de siège. Je pensais en moi-même que cet événement ne me présageait rien de bon ni de mauvais. Je n’étais pas coupable de ce dont on m’accusait. Moi, le complice de Satan ! moi, victime au contraire d’une erreur diabolique ! Hélas ! mon seul crime était une soumission involontaire aux supercheries que l’on avait mises en usage contre moi. Cet homme, me disais-je, cet évêque ne peut me donner la liberté ; mais il peut me rendre justice.

Cependant le couvent était dans un accès de fièvre. Il y allait de la réputation de la maison. Ma situation était notoire. Ils avaient travaillé à me donner l’apparence et le renom d’un possédé. L’heure de l’épreuve approchait. Je ne vous dirai pas tous les moyens dont ils se servirent dans le cours de la matinée pour que je répondisse dignement à ce qu’ils avaient rapporté sur mon compte. Je craindrais que vous ne me crussiez capable de manquer à la vérité, si je vous citais le quart des horreurs qu’ils me firent souffrir. Le résultat en fut que j’étais dans un état de souffrance impossible à décrire, quand je reçus l’ordre de me présenter devant l’évêque qui, entouré du supérieur et de la communauté, m’attendait à l’église. C’était là le moment qu’ils avaient fixé. Je me livrai à eux. Ils me lièrent les bras et les jambes avec des cordes, me portèrent en bas et me placèrent à la porte de l’église ; les quatre moines dont j’ai souvent eu l’occasion de parler, se tinrent toujours à côté de moi. L’évêque était à l’autel, le supérieur auprès de lui ; les religieux remplissaient le chœur. On me jeta par terre comme un chien mort, et ceux qui m’avaient porté se retirèrent avec promptitude, comme s’ils s’étaient crus souillés par mon attouchement.

Ce spectacle frappa l’évêque ; il me dit d’une voix forte :

— Levez-vous, malheureux, et avancez.

Je répondis d’une voix qui parut le faire frissonner :

— Dites-leur de me délier et je vous obéirai.

L’évêque jeta un regard froid, mais plein d’indignation, sur le supérieur, qui sur-le-champ s’approcha de lui et lui parla à l’oreille. Cette consultation à voix basse continua pendant quelque temps ; et quoique couché par terre, je remarquai que l’évêque secouait la tête à tout ce que lui disait le supérieur.

À la fin l’ordre fut donné de me délier. Je n’y gagnai pas beaucoup, car les quatre moines restèrent à mes côtés. Ils me tinrent les bras en me faisant monter les marches de l’autel. Je vis alors pour la première fois l’évêque en face. C’était un homme dont la physionomie était aussi remarquable que le caractère. L’une faisait sur les sens la même impression que l’autre sur l’âme. Il était d’une taille élevée et majestueuse. Ses cheveux étaient blancs. Aucun sentiment ne l’agitait, aucune passion n’avait laissé de trace sur ses traits. Ses yeux noirs, mais froids, se tournaient vers vous sans avoir l’air de vous voir. Quand sa voix parvenait à votre oreille, elle paraissait ne s’adresser qu’à votre âme. Du reste sa réputation était sans tache, sa discipline exemplaire, sa vie celle d’un anachorète, ou pour mieux dire d’une statue. Tel était l’homme devant lequel je me trouvais.

Quand il eut donné l’ordre de me délier, le supérieur parut fort ému ; mais cet ordre était positif, et je fus délivré de mes liens. J’étais placé, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, entre les quatre moines, et je sentais que mon apparence justifiait assez l’impression que l’évêque avait reçue à mon égard. J’étais déguenillé, affamé, pâle et cependant enflammé par l’horrible traitement que je venais d’éprouver. J’espérais pourtant qu’en me soumettant à tout ce que l’on allait exiger de moi, je rétablirais ma réputation auprès de l’évêque. Celui-ci prononça avec une répugnance visible la formule de l’exorcisme, et chaque fois que revenaient les mots Diabolo te adjuro, les moines qui me tenaient me tordaient les bras et me faisaient crier de douleur, ce qui me donnait l’air d’avoir des convulsions. L’évêque en parut dans le premier moment troublé ; et quand l’exorcisme fut terminé, il m’ordonna de m’approcher de l’autel. Je l’essayai ; mais les quatre moines qui m’entouraient toujours, firent en sorte que j’eus l’air de ne pouvoir y parvenir qu’avec beaucoup de peine. L’évêque dit :

— Éloignez-vous ; laissez-le venir seul.

Ils furent forcés d’obéir. Je m’avançai en tremblant. Je me mis à genoux. L’évêque, plaçant son étole sur ma tête, me demanda si je croyais en Dieu et dans la sainte Église catholique. Au lieu de répondre, je jetai des cris aigus et je me précipitai de l’autel. L’évêque se leva pour se retirer, tandis que le supérieur et les autres s’approchèrent de moi. En les voyant venir, je rassemblai mon courage ; et sans prononcer une seule parole, je montrai du doigt les morceaux de verre qui jonchaient les marches de l’autel et qui avaient percé mes sandales déjà déchirées. L’évêque ordonna sur-le-champ à un moine de les balayer avec la manche de sa tunique. Cet ordre fut exécuté et le moment d’après je reparus devant le prélat sans crainte ni douleur. Il continua ses questions.

— Pourquoi ne priez-vous pas dans l’église ?

— Parce que les portes m’en sont fermées.

— Comment !… Qu’est-ce que cela veut dire ? On m’a remis un mémoire contenant de grandes plaintes contre vous, et parmi les plus graves se trouve celle que vous ne priez point dans l’église.

— J’ai dit que les portes m’en étaient fermées. Hélas ! il ne m’était pas plus possible de les ouvrir que d’ouvrir les cœurs des membres de la communauté. Tout est ici fermé pour moi.

L’évêque se retourna vers le supérieur qui répondit :

— Les portes de l’église sont toujours fermées aux ennemis de Dieu. Le prélat reprit avec la calme sérénité que[6] lui était ordinaire :

— Ma question est simple. Je ne veux point de réponses évasives et détournées. Les portes de l’église ont-elles été fermées pour cet être malheureux ? lui avez-vous refusé le privilège de s’adresser à Dieu ?

— Je l’ai fait, parce que je pensais et croyais…

— Je ne vous demande point ce que vous pensiez et croyiez. Je vous fais une simple question sur un fait. Lui avez-vous ou ne lui avez-vous pas refusé accès à la maison de Dieu ?

— J’avais raison de croire que…

— Je vous préviens que de telles réponses peuvent me forcer à vous faire changer en un instant de situation avec l’individu que vous accusez. Lui avez-vous ou ne lui avez-vous pas fermé les portes de l’église ? Répondez oui ou non.

Le supérieur tremblant de colère et d’effroi, répondit :

— Je l’ai fait ; mais j’en avais le droit.

— C’est ce dont je ne me sens pas capable de juger. En attendant, il paraît que vous vous avouez coupable du fait dont vous l’accusiez.

Le supérieur resta muet. L’évêque continuant à examiner un papier qu’il tenait, m’adressa la parole en ces termes :

— Comment se fait-il que les religieux ne peuvent dormir dans leurs cellules par le trouble que vous leur causez ?

— Je n’en sais rien : c’est à eux à l’expliquer.

— Le malin esprit ne vous visite-t-il pas toutes les nuits ? Vos blasphèmes, vos exécrables impuretés ne retentissent-ils pas à l’oreille de tous ceux qui ont le malheur d’être placés près de vous ? N’êtes-vous pas la terreur et le tourment de toute la communauté ?

Je répondis :

— Je suis ce qu’ils m’ont fait ; je ne nie point les bruits extraordinaires que j’entends dans ma cellule ; mais ils en savent mieux que moi la véritable cause. Je suis assailli dans mon lit par une voix qui me parle à l’oreille. Il paraît du reste qu’elle arrive jusqu’à celle des frères ; car ils entrent dans ma cellule et profitent de la terreur où je suis plongé pour y donner les interprétations les plus incroyables.

— Mais n’entend-on pas des cris la nuit dans votre cellule ?

— Oui, des cris de terreur ; des cris jetés, non par un homme qui célèbre des orgies infernales, mais par un homme qui les craint.

— Cependant vous prononcez des blasphèmes, des imprécations, des impuretés ?

— Quelquefois, dans une terreur qu’il m’était impossible de vaincre, j’ai répété les sons qui avaient retenti à mon oreille ; mais toujours d’un

ton d’horreur et d’aversion qui prouvait jusqu’à l’évidence que je ne les avais point imaginés et que je ne faisais que les redire après un autre. Je prends toute la communauté à témoin de ce que je dis. Les cris que je jetais, les expressions dont je me servais, étaient bien certainement des marques de ma haine pour les suggestions infernales qui m’avaient été faites. Demandez à toute la communauté, si chaque fois que l’on est entré dans la cellule on ne m’a pas trouvé seul, tremblant et agité de convulsions. J’étais la victime de mon trouble dont ils affectaient de se plaindre, et quoique je n’aie jamais pu découvrir ou deviner les moyens dont ils se servaient pour me persécuter, je ne crois pas me tromper en attribuant ces terreurs, aux mêmes individus qui ont couvert les murs de ma cellule d’images de démons dont les traces subsistent encore.

— On vous accuse aussi d’être entré dans l’église à minuit, d’avoir dégradé les tableaux et les statues, foulé aux pieds la croix, en un mot, d’avoir commis tous les actes d’un démon, en violant le sanctuaire.

À cette accusation si injuste et si cruelle, il ne me fut pas possible de retenir mon émotion ; je m’écriai :

— J’ai couru à l’église dans un accès de frayeur dont leurs machinations m’avaient rempli. Je m’y suis rendu à minuit parce que le jour elle m’était fermée ainsi que vous venez de l’apprendre ; je me suis prosterné devant la croix et je ne l’ai point foulée aux pieds ; j’ai embrassé les statues des saints et je ne les ai point violées, j’ose même dire que jamais prières plus sincères n’ont été offertes à Dieu dans ces murs, que celles que j’ai prononcées cette nuit au milieu de ma solitude, de mes terreurs et de mes persécutions.

— Le lendemain matin, quand la communauté voulut entrer à l’église, ne l’en empêchâtes-vous pas par vos cris ?

— J’étais paralysé pour avoir passé toute la nuit sur le pavé où ils m’avaient jeté. Je voulus me lever et me retirer à leur approche. La douleur me fit jeter quelques cris, car j’avais d’autant plus de peine à marcher qu’aucun d’eux ne m’offrit le plus léger secours. En un mot tout ce que l’on vous a dit sont des faussetés[7]. Je suis allé à l’église pour implorer la miséricorde divine et ils prétendent que mon action a été celle d’un cœur apostat. Si j’avais tenté de renverser la croix ou de dégrader les images, les marques de cette violence ne subsisteraient-elles pas ? Ne les aurait-on pas conservées avec soin pour servir de témoignage contre moi ? Cependant y en a-t-il un vestige ? non il n’y en a pas, il ne peut y en avoir : car elle n’a jamais existé.

L’évêque m’arrêta. Il eût été inutile de faire un appel à sa sensibilité ; celui pour lequel je m’étais décidé ne manqua pas son effet ; au bout de quelque temps, il me dit :

— Vous ne ferez donc pas de difficulté de rendre en présence de toute la communauté, le même hommage aux images du Sauveur et des saints que vous dites avoir voulu leur rendre cette nuit ?

— Je n’en ferai aucune.

On m’apporta un crucifix que je baisai avec émotion et respect, et je demandai, les larmes aux yeux, ma part dans les mérites infinis du sacrifice qu’il représentait.

L’évêque me dit ensuite :

— Faites des actes de foi, d’espérance et de charité.

J’obéis, et quoique je les fisse d’abondance, je remarquai que les dignes ecclésiastiques qui accompagnaient l’évêque se regardaient mutuellement avec compassion, intérêt et admiration. L’évêque me demanda où j’avais appris ces prières.

— Mon cœur, répondis-je, a été mon seul maître ; je n’en ai pas d’autre. On ne me donne pas de livres.

— Comment ?… Songez bien à ce que vous dites.

— Je répète que je n’en ai point ; ils m’ont ôté mon bréviaire, mon crucifix, ils ont dépouillé ma cellule de tous ses meubles ; je m’agenouille sur le carreau ; je prie par cœur ; si vous daignez visiter ma cellule, vous verrez que je vous ai dit la vérité.

À ces mots, l’évêque lança un regard terrible sur le supérieur. Il se remit cependant bientôt : car n’étant nullement accoutumé aux émotions, il sentait qu’en s’y livrant il changeait ses habitudes, et portait en quelque sorte, atteinte à sa dignité. Il me dit froidement de me retirer, et je lui obéissais déjà quand il me rappela. Pour la première fois mon air parut l’avoir frappé. Absorbé dans la contemplation de ses devoirs, il fallait que les objets extérieurs lui fussent longtemps présentés, avant de faire sur lui aucune impression. Il était venu pour examiner un prétendu démoniaque. Convaincu cependant qu’il y avait de l’injustice et de l’imposture dans le fait, il agit avec un courage, une résolution et une intégrité qui lui firent honneur.

Mais pendant tout ce temps l’horreur et la misère de mon aspect, qui auraient frappé sur-le-champ tout homme dont les sensations auraient été le moins du monde extérieures, ne firent aucune impression sur lui ; il ne s’en aperçut qu’en me voyant descendre lentement et péniblement les marches de l’autel ; mais aussi l’impression fut d’autant plus vive qu’elle avait été plus tardive. Il me rappela et me demanda comme s’il me voyait pour la première fois, comment il se faisait que mon habit était si scandaleusement déchiré. J’aurais pu si je l’avais voulu, dévoiler un mystère qui aurait ajouté à la confusion du supérieur ; mais je me contentai de répondre :

— C’est la suite des mauvais traitements que j’ai éprouvés. Plusieurs autres questions de la même espèce au sujet de mon apparence

suivirent, et je fus obligé de tout découvrir. L’évêque fut courroucé à un point incroyable des détails que je lui donnai. Quand les âmes sévères cèdent à une émotion quelconque, elles le font avec une véhémence inconcevable, car tout est pour elles un devoir, et même la passion quand l’occasion s’en présente. Il est possible encore que la nouveauté de l’émotion soit pour elles une surprise agréable.

Quand au bon évêque, dont la pureté égalait la sévérité, il se sentit plein d’horreur, de chagrin et d’indignation aux détails que je fus forcé de donner. Le supérieur tremblait et la communauté n’osait pas me contredire. Le prélat reprit sa froideur : car la rigueur était pour lui une habitude et la sensibilité un effort. Il m’ordonna de nouveau de me retirer : j’obéis et je me rendis à ma cellule. Les murs étaient nus comme je les ai décrits, mais même à côté de la splendeur de la scène dont je venais d’être témoin à l’église, ils me parurent tout brillants de mon triomphe. Une illusion éclatante éblouit pour un moment mes yeux et puis tout s’apaisa. Dans ma solitude je m’agenouillai et je priai le Tout-Puissant

de toucher le cœur de l’évêque et de le rendre sensible à la modération et à la sensibilité avec laquelle j’avais parlé.

Je priais encore quand j’entendis marcher dans le corridor. Le bruit cessa pour un instant et je me tus ; je pensai que l’on venait de m’entendre et que, sans doute, le peu de mots que j’avais dits avaient fait une vive impression. Au bout de quelques moments l’évêque entra dans ma cellule avec quelques ecclésiastiques de la suite et accompagné du supérieur. Les premiers s’arrêtèrent tous frappés d’horreur à l’aspect de ma demeure.

Je vous ai dit, Monsieur, qu’elle ne consistait plus que dans les quatre murs dépouillés et un lit. C’était un spectacle scandaleux et avilissant. J’étais à genoux au milieu de la chambre, et je prends Dieu à témoin que je n’avais aucune intention de faire de l’effet. L’évêque commença par jeter un coup d’œil autour de lui, tandis que les ecclésiastiques qui l’accompagnaient, marquaient leur horreur par des regards et des gestes qui n’exigeaient aucune interprétation. Après un silence, l’évêque dit en se tournant vers le supérieur.

— Eh bien ! que dites-vous de ceci ?

Le supérieur hésita, et répondit à la fin :

— Je l’ignorais.

— C’est faux, reprit l’évêque ; et quand cela serait vrai, vous n’en seriez que plus coupable ; votre devoir vous ordonne de visiter les cellules tous les jours. Comment pourriez-vous, sans l’avoir négligé, ignorer l’état honteux où se trouve celle-ci ?

Il fit plusieurs fois le tour de la cellule suivi des ecclésiastiques qui haussaient les épaules, et se jetaient les uns aux autres des regards de mécontentement. Le supérieur était pétrifié. Il entendit l’évêque dire en sortant :

— Tout ceci doit être réparé avant que je quitte la maison. Et s’adressant particulièrement au supérieur, il ajouta :

— Vous êtes indigne de la place que vous occupez ; vous devriez être déposé.

Puis élevant la voix et prenant un ton plus sévère, il dit :

— Catholiques ! religieux ! chrétiens ! c’est affreux ; c’est horrible ; tremblez pour les suites de ma prochaine visite, si les mêmes désordres subsistent encore. Je vous promets que je la répéterai sous peu.

Il revint ensuite à ma cellule, et, s’arrêtant à la porte, il dit au supérieur :

— Prenez soin que tous les abus commis dans cette cellule soient réparés avant demain matin.

Le supérieur marqua par son silence sa soumission à cet ordre.

Je me couchai cette nuit sur mon matelas entre mes quatre murs dépouillés. La fatigue et l’épuisement me firent dormir d’un profond sommeil. Je me réveillai longtemps après l’heure des matines, et je me trouvai entouré de tous les agréments qu’une cellule puisse offrir. Le crucifix, le bréviaire, le pupitre, la table, tout avait été replacé pendant mon sommeil, comme par enchantement. Je sautai à bas de mon lit, et je regardai autour de moi avec extase. L’heure de la réfection approchait. Ma joie se calmait, et je sentais renaître mes terreurs. Il est difficile de passer d’un état d’humiliation extrême à la première position dans la société dont on est membre. Je descendis quand j’entendis sonner la cloche ; je m’arrêtai un moment à la porte, puis, avec une impulsion

désespérée, j’entrai et je pris ma place habituelle. Personne ne s’y opposa. On ne dit rien. Après le dîner la communauté se sépara. J’attendais la cloche des vêpres. Je jugeai que ce serait le moment décisif. Elle sonna à la fin, les religieux s’assemblèrent. Je me joignis à eux sans opposition. Je pris ma place au cœur [8]; mon triomphe était complet et j’en tremblais. Hélas ! quel est le moment de succès où nous n’éprouvions pas un sentiment d’inquiétude ? Notre destinée est pour nous comme cet esclave qui, tous les matins, devait rappeler au monarque de l’antiquité qu’il n’était qu’un homme, et il est rare qu’elle ne prenne pas soin de remplir sa propre prédiction dans le cours de la journée.

Deux jours se passèrent. La tempête qui nous avait agités, pendant si longtemps, s’était changée en un calme profond. Je me retrouvai dans l’état où j’avais été auparavant. Je remplis de nouveau mes devoirs accoutumés, sans que personne m’en fît ou des compliments ou des reproches. On paraissait me considérer comme un homme qui recommençait

la vie monastique. Ces deux jours furent pour moi d’une tranquillité parfaite, et je prend Dieu à témoin que je jouis de mon triomphe avec modération. Je ne parlai point de la position d’où je sortais ; je ne fis point de reproches à ceux qui l’avaient causée ; je ne dis pas un mot de la visite de l’évêque, qui en peu d’heures avait fait changer de place au couvent entier et à moi, et qui m’avait mis en état d’opprimer à mon tour mes oppresseurs si je l’avais voulu. Je supportai mon succès sans vanité, car j’étais soutenu par l’espoir de la liberté. Le triomphe du supérieur ne devait pas tarder à se renouveler.

Le troisième jour, dans la matinée, je fus appelé au parloir. Un messager me remit un paquet contenant, à ce que j’appris, le résultat de ma réclamation. D’après la règle du couvent, j’étais obligé de le remettre d’abord dans les mains du supérieur, qui devait en prendre communication

avant qu’il me fût permis de le lire. Je pris le paquet et je me rendis à pas lents à son appartement. En le tenant dans ma main, je l’examinais, je le pesais, je le retournais en tous sens, afin, s’il était possible, d’en deviner le contenu par la forme. Une pensée désolante se présenta à mon esprit ; je me dis que si la nouvelle qu’il contenait avait été favorable, le messager me l’aurait remis d’un air de triomphe, afin que je pusse, en dépit de l’étiquette du couvent, rompre le cachet qui renfermait l’arrêt de ma délivrance. Il arrive souvent que nos présages sont inspirés par notre destinée, et la mienne étant celle d’un moine, il ne faut pas s’étonner s’ils étaient noirs et s’ils se vérifiaient.

J’approchai de la cellule du supérieur avec mon paquet. Je frappai, on me dit d’entrer ; mes yeux étaient baissés et je ne distinguai que les ourlets du bas des robes des moines, qui étaient réunis dans l’appartement. J’offris respectueusement ce que je tenais. Le supérieur y jeta nonchalamment

un regard, et puis le lança par terre. Un des religieux voulut le relever.

— Arrêtez, dit le supérieur, c’est à lui à le ramasser.

Je fis ainsi qu’il l’avait dit, et je retournai dans ma cellule, après avoir fait une profonde révérence au père supérieur. Je m’assis tenant en main le fatal paquet. J’allais l’ouvrir quand une voix intérieure sembla me dire : C’est inutile tu dois déjà en savoir le contenu. Je ne le lus en effet qu’au bout de quelques heures : il m’apprenait que mon appel avait échoué.

Je voyais, d’après les détails que l’on me donnait, que l’avocat avait mis en usage tout son talent, tout son zèle, toute son éloquence. Un moment la cour avait été sur le point de décider en faveur de ma réclamation, mais on craignit qu’un pareil arrêt ne fût d’un exemple dangereux. L’avocat de mes adversaires observa que si ma prétention était admise, tous les religieux de l’Espagne réclameraient contre leurs vœux. N’est-ce pas là une nouvelle preuve de la justice de ma cause ?

L’émotion que l’infortuné Monçada éprouva dans cet endroit de son récit, le força de le suspendre encore, et ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’il le reprit en ces termes :

XIII

Il me serait impossible de vous peindre l’état où le rejet de mon appel jeta mon esprit, car je n’en conservai aucun souvenir distinct. Toutes les couleurs disparaissent la nuit, et pour le désespoir il n’y a point de jour : la monotonie est son essence et sa malédiction. Je me promenais dans le jardin pendant des heures entières, sans en rapporter d’autres impressions que celle qu’avait faite sur mon oreille le bruit de mes pas ; la pensée, le sentiment, la passion, et ce qui les met en œuvre, la vie et l’avenir, tout était pour moi éteint et englouti.

Je restais le plus longtemps qu’il m’était possible au jardin ; une sorte d’instinct, remplaçant le choix que je n’avais plus l’énergie de faire, me dirigeait de ce côté, afin d’éviter la présence des religieux. Un soir j’y aperçus du changement. La fontaine avait besoin de réparation. La source qui lui fournissait de l’eau était située hors des murs du couvent, et les ouvriers, en poursuivant leurs travaux, avaient trouvé nécessaire de creuser un passage sous le mur du jardin, qui communiquait avec un endroit ouvert dans la ville. Ce passage était bien gardé le jour, pendant que les ouvriers étaient à l’ouvrage, et la nuit il était fermé par une porte construite exprès, et à laquelle on avait mis des chaînes, des barreaux et des verroux. On la laissait pourtant ouverte le jour, et cette image attrayante de la liberté au milieu de l’affreuse certitude d’un emprisonnement éternel, ajoutait un nouvel aiguillon à ma douleur qui commençait à s’user. J’entrai dans le passage, et j’approchai le plus qu’il me fut possible de la porte qui me séparait de la vie. Je m’assis sur une des pierres éparses, et j’appuyai ma tête sur mes mains : je ne sais combien de temps je restai dans cette position ; tout à coup, je fus frappé d’un léger bruit, et j’aperçus un papier que quelqu’un faisait passer sous la porte, dans un endroit où une légère inégalité dans le terrain rendait la tentative praticable. Je me baissai pour le saisir ; on le retira, mais l’instant d’après, une voix, dont mon émotion ne me permit pas de distinguer le son, dit tout bas :

— Alonzo !

— Oui, oui, répondis-je vivement.

On me mit sur-le-champ le papier dans la main, et j’entendis l’inconnu qui se retirait avec promptitude. Je ne perdis pas un moment pour lire le peu de mots que contenait le billet : « Soyez ici demain soir à pareille heure. J’ai beaucoup souffert à cause de vous ; détruisez ceci. »

Ce billet était de l’écriture de mon frère Juan : de cette écriture que je connaissais si bien depuis notre dernière correspondance, de cette écriture dont je n’ai jamais contemplé les traits sans sentir renaître l’espérance dans mon sein. Je m’étonne que pendant ces vingt-quatre heures, mon émotion ne m’ait pas trahi aux yeux du couvent, mais peut-être n’est-ce que l’émotion occasionnée par des causes frivoles qui se montre à l’extérieur. J’étais absorbé dans la mienne : il est du moins certain que pendant toute cette journée, mon âme ne cessait de se mouvoir comme le balancier d’une pendule, qui répéterait alternativement ces mots : il y a de l’espoir ! il n’y a pas d’espoir !

Le jour, ce jour éternel se termina à la fin. La soirée arriva ; oh ! comme j’épiais son ombre croissante ! Pendant les prières des vêpres, avec quelle joie je considérais les teintes d’or et de pourpre qui brillaient au travers des carreaux de la grande fenêtre de l’église ! Il était impossible de voir une soirée plus propice : elle était calme et obscure. Le jardin était désert, on n’y voyait pas une figure humaine ; aucun pied ne retentissait dans les allées solitaires. Je hâtai ma marche ; tout à coup je crus entendre le bruit d’une personne qui me suivait, je m’arrêtai : ce n’étaient que les palpitations de mon propre cœur que je distinguais dans le profond silence de ce moment fatal. Je posai la main sur ma poitrine, comme une mère qui cherche à pacifier son enfant. Cela ne l’empêcha pourtant pas de s’agiter. J’entrai dans le passage, j’approchai de la porte ; j’entendais toujours résonner dans mon oreille ces mots : Soyez ici demain à pareille heure. Je me baissai et j’aperçus[9], d’un œil qui semblait dévorer ce qu’il voyait, j’aperçus, dis-je, un morceau de papier sous la porte ; je le saisis et le cachai sous ma robe. Je tremblais à tel point de joie, que je ne savais comment faire pour l’emporter dans ma cellule sans que l’on me devinât. J’y réussis cependant, et quand je lus cet écrit, son contenu justifia bien mon émotion. Une grande partie en était cependant illisible, parce qu’il avait été jeté entre les pierres et sur une terre humide : sur la première page je pus distinguer seulement que mon frère avait été retenu à la campagne, pour ainsi dire en prison, et cela par l’influence du directeur. Un jour, se trouvant à la chasse avec un seul domestique, le désir de la liberté fit naître tout à coup en son esprit l’idée d’effrayer cet homme, pour en obtenir ce qu’il désirait ; en conséquence, il lui présenta le canon de son fusil, et le menaça de lui brûler la cervelle, s’il faisait la moindre résistance. Le domestique se laissa donc attacher à un arbre. La page suivante, quoique très effacée, m’apprit que mon frère était arrivé heureusement à Madrid, où il avait reçu la première nouvelle du mauvais succès de mon appel. L’effet de cette nouvelle sur le tendre, l’ardent, l’impétueux Juan, se concevait facilement au style interrompu et irrégulier dans lequel il s’efforçait de le décrire ; il disait ensuite : « Je suis présentement à Madrid, fermement résolu de n’en pas sortir que je ne vous aie délivré ; cela n’est pas impossible, pourvu que vous ayez du courage. Il n’y a point de porte, pas même celle d’un couvent, qui soit inaccessible à une clef d’or. Mon premier but, celui d’obtenir le moyen de communiquer avec vous, paraissait d’abord aussi impraticable que votre fuite, et cependant j’y suis parvenu : j’ai appris que l’on faisait des réparations dans le jardin, et je me suis posté tous les jours devant la porte, dans l’espoir de vous rencontrer, en vous nommant souvent à voix basse. Ce ne fut que le sixième jour que vous y vîntes. »

Dans une autre partie de sa lettre, il décrivait plus amplement son projet. « De l’argent et du mystère, tels sont les premiers points auxquels nous devons nous attacher ; je ne crains point d’être dénoncé, grâce aux déguisements que je porte. Je me procurerai moins facilement de l’argent, ma fuite a été si soudaine, que je n’ai pas songé à m’en pourvoir avant de partir de la campagne ; aussi ai-je déjà été obligé de vendre ma montre et mes bagues, pour me procurer de quoi vivre, et pour acheter des costumes. Je trouverais les plus fortes sommes en me nommant, mais cela pourrait offrir du danger. Le bruit de mon séjour à Madrid parviendrait infailliblement aux oreilles de mon père. Il faudra que je m’adresse à un juif ; une fois que j’aurai de l’argent, je suis presque sûr de vous délivrer : j’ai déjà entendu parler d’un homme qui se trouve dans votre couvent, où il est caché pour des motifs fort extraordinaires. Il serait probablement facile de l’engager à… »

Les passages de la lettre qui suivaient paraissaient avoir été écrits à de longs intervalles. Les premiers mots que je pus lire, montraient quelle était la gaîté naturelle de cet être, le plus ardent, le plus léger et le plus généreux qui eût jamais été créé.

« N’ayez aucune inquiétude pour ce qui me regarde ; il est impossible qu’on me devine. J’ai toujours été connu pour le talent remarquable que je possède pour l’imitation, et ce talent m’est présentement de la plus grande utilité. Quelquefois je parcours les rues sous le costume d’un majo, avec d’énormes moustaches ; d’autres fois je prends l’accent d’un Biscayen, et comme l’époux de dona Rodriguez, je me dis aussi bon gentilhomme que le roi, parce que je viens des montagnes. Mais les déguisements qui me plaisent le plus, sont ceux d’un mendiant ou d’un bohémien. Le premier me procure un accès dans les couvents, l’autre de l’argent et des nouvelles. Quand les courses et les stratagèmes de la journée sont passés, vous souririez en voyant le grenier et le grabat où l’héritier des Monçada se retire pour prendre du repos. Le sentiment de notre supériorité est quelquefois plus délicieux, quand il est renfermé dans notre propre sein, que quand tout le monde en est témoin. D’ailleurs, il me semble que le mauvais lit, le siège mal affermi, les poutres couvertes de toiles d’araignées, d’huile rance et tous les autres agréments de ma nouvelle demeure, sont une espèce d’expiation de tous les torts que j’ai eus envers vous, Alonzo. Je m’attriste parfois au milieu de ces privations auxquelles je ne suis pas accoutumé, et cependant je suis soutenu par une sorte d’énergie sauvage et pleine de gaîté, qui fait le fond de mon caractère. Ma position me fait frémir la nuit, quand je rentre chez moi, et quand je place pour la première fois de ma propre main, la lampe sur le misérable foyer ; mais le matin je ris quand je me revêts de bizarres haillons, quand je décolore mon visage, et quand j’accentue mon langage au point que les habitants de la maison, qui me rencontrent sur l’escalier, ne reconnaissent pas leur commensal de la veille. Je change tous les jours de demeure et de costume. Ne craignez rien pour moi, mais venez tous les soirs à la porte du passage, car tous les soirs j’aurai pour vous des nouvelles fraîches. Mon industrie est infatigable, mon zèle ne se tarira pas ; mon cœur et mon âme sont tout de feu pour votre cause. Je déclare de nouveau que je ne quitterai pas ces lieux avant que vous soyez libre. Alonzo, comptez sur moi. ».

Je vous épargnerai, Monsieur, le détail de ce que j’éprouvai à la lecture de cette lettre. Ô mon Dieu, pardonnez-moi l’humilité avec laquelle je baisai ces caractères. J’aurais pu adorer la main qui les avait tracés. Je voyais un être si jeune, si généreux, si dévoué, sacrifier tous les agréments que le rang, la jeunesse et le plaisir peuvent offrir ; endossant les déguisements les plus vils, supportant les privations les plus déplorables, surtout pour un enfant fier et voluptueux comme lui, cachant ses souffrances sous une gaîté affectée et sous une magnanimité réelle, et faisant tout cela pour moi ! Oh mon Dieu ! quels furent mes sentiments !

Le lendemain au soir je retournai à la porte ; mais je ne vis pas de papier. J’attendis jusqu’à ce que l’obscurité fût si profonde que je ne l’eusse pu distinguer quand même il y en aurait eu. Le jour suivant je fus plus heureux. La même voix déguisée me dit tout bas : Alonzo ! et me sembla plus douce qu’aucune musique que j’eusse jamais entendue. Ce nouveau billet n’était que de quelques lignes : aussi je n’eus pas de peine à l’avaler aussitôt que je l’eus parcouru. Voici ce que j’y lus :

« J’ai trouvé à la fin un juif qui consent à m’avancer une somme considérable. Il prétend qu’il ne me connaît pas ; mais je suis convaincu que mon nom ne lui est pas étranger. Du reste il ne me trahira pas : car l’intérêt usuraire qu’il me fait payer et ses pratiques illégales m’assurent de sa discrétion. Sous peu de jours je posséderai les moyens de vous délivrer, et j’ai été assez heureux pour découvrir comment ces moyens devront être employés. »

Le billet ne contenait que cela. Pendant quatre jours consécutifs, les travaux des ouvriers excitèrent une si vive curiosité dans le couvent, où il était facile d’en faire naître, que je n’osai rester dans le passage de peur de causer des soupçons. Pendant tout ce temps, je souffris non seulement l’inquiétude d’une espérance suspendue, mais encore la crainte que le moyen de communication entre mon frère et moi ne fût entièrement rompu : car je savais que les ouvriers n’avaient plus que peu de jours à travailler. Je donnai cet avis à mon frère par la même voie que je recevais les siens. Puis je me reprochai de l’avoir pressé. Je réfléchis à la difficulté qu’il devait éprouver à rester caché, à faire des affaires avec des juifs, à gagner les domestiques du couvent. Je songeai à tout ce qu’il avait entrepris et à tout ce qu’il avait souffert. Je craignais ensuite que toutes ces démarches ne fussent inutiles. Je ne voudrais pas recommencer ces quatre journées pour le plus beau trône de la terre. Le soir du cinquième jour je trouvai sous la porte un billet contenant ce qui suit :

« Tout est arrangé ! Je me suis assuré du juif à des conditions bien dignes de lui. Il affecte d’ignorer mon véritable rang et les biens immenses que je dois posséder un jour ; mais il en est fort bien instruit et n’ose pas me trahir pour sa propre sûreté. Il sait qu’il suffirait d’un mot de moi pour le livrer à l’Inquisition. Il y a du reste dans votre couvent un misérable sur le compte duquel j’ai entendu raconter les bruits les plus épouvantables. Il a, dit-on, coupé le cou à son père pendant qu’il soupait, afin de se procurer une légère somme d’argent pour payer une dette contractée au jeu. C’est un Portugais. Après avoir fui la justice humaine dans sa patrie, il a voulu échapper aussi à celle de Dieu. En conséquence il a feint le repentir le plus complet et il est entré dans votre couvent où il est présentement frère-lai. Mais je sais de bonne part que son repentir n’est qu’un manteau dont il couvre le cœur le plus pervers. Il a espéré qu’il empêcherait par là que le gouvernement espagnol ne le livrât aux tribunaux de son pays. C’est sur les crimes de ce misérable que je fonde toutes mes espérances. Il n’hésitera point si l’on peut parvenir à le tenter. Il entreprendra de vous délivrer pour de l’argent, comme pour de l’argent il entreprendrait de vous étrangler dans votre cellule. Il envie à Judas les trente pièces d’argent pour lesquelles le Sauveur du monde fut vendu. Il vendrait son âme pour la moitié de ce prix. C’est là l’instrument avec lequel il faudra que je travaille. Il est horrible, mais nécessaire. J’ai lu que des plantes et des reptiles les plus venimeux on retirait les remèdes les plus efficaces. Je ferai de même. J’exprimerai le jus, et j’écraserai la plante sous mes pieds.

« Alonzo, ne tremblez point à ces mots. Ne souffrez point que vos habitudes prennent le dessus sur votre caractère. Confiez votre délivrance à moi et aux instruments avec lesquels je suis forcé de travailler, et ne doutez point que la main qui trace ces lignes ne serre bientôt celle d’un frère heureux et libre. »

Je lus et relus plusieurs fois dans ma solitude ces lignes, et plus je les relisais, plus je sentais s’élever dans mon âme des doutes et des inquiétudes. Ma confiance diminuait à mesure et dans la même proportion que celle de mon frère semblait augmenter. Il y avait un contraste effrayant entre sa position indépendante et libre de toute crainte, et la solitude, la timidité et le danger de la mienne. Quoique je ne cessasse de brûler du désir et de l’espoir de me sauver par son courage et son adresse, je craignais cependant de confier mon sort à un jeune homme si impétueux : à un jeune homme qui avait quitté en secret la maison paternelle, qui vivait à Madrid de ruse et d’imposture, et qui avait engagé dans son entreprise un misérable, l’opprobre de la nature. Sur quel fondement reposait donc l’espoir de ma délivrance ? D’un côté sur la tendre énergie d’un être étourdi, entreprenant et sans soutien, et de l’autre sur la coopération d’un démon qui commencerait peut-être par s’emparer de la récompense promise et qui mettrait ensuite en nous trahissant, le sceau à notre malheur mutuel et irréparable.

Livré à ces réflexions et souffrant des doutes les plus horribles, je délibérais, je priais, je versais d’abondantes larmes. J’écrivis enfin quelques mots à Juan pour lui faire connaître avec franchise mes doutes et mes craintes. J’exprimais d’abord les difficultés qui me paraissaient devoir s’opposer à ma fuite. Je disais : « Peut-on croire qu’un homme que tout Madrid, que toute l’Espagne poursuivra, pourra réellement parvenir à s’échapper ? La fuite d’un religieux est une chose par elle-même déjà presque impossible. Et comment pourrait-il ensuite rester caché ? Les cloches de tous les couvents de l’Espagne sonneraient d’elles-mêmes pour donner l’alarme sur sa désertion. Les pouvoirs civils, militaires et ecclésiastiques seraient tous sur le qui-vive. Chassé, poursuivi, au désespoir, j’errerais de ville en ville sans trouver nulle part de retraite. Il me faudrait braver le courroux de l’Église, la vengeance des lois, la haine de la société, les soupçons du peuple au milieu duquel je serais obligé de me glisser, en évitant et en maudissant sa pénétration. Songez à tout cela et à la croix enflammée de l’Inquisition brillant dans le lointain pour couronner le reste. Ô Juan ! que ne pouvez-vous savoir les terreurs dans lesquelles j’ai vécu, dans lesquelles j’aimerais mieux mourir que de les éprouver de nouveau, dût ma délivrance en être la suite ! »

Je continuai longtemps sur le même ton ; je répétai l’observation du peu de chance qu’il y avait qu’un religieux espagnol pût quitter son couvent, et je terminais par demander à mon frère, quand même tout réussirait au gré de nos désirs, quand je parviendrais à sortir de ma prison, quand l’Inquisition ne me découvrirait pas ou fermerait les yeux sur ma fuite, ce que je deviendrais et comment je gagnerais ma vie. Je n’étais bon à rien ; je ne connaissais aucune profession.

Aussitôt que j’eus achevé cette lettre, une impulsion, dont il m’est impossible de rendre compte, fit que je la déchirai en mille morceaux, et les brûlai soigneusement l’un après l’autre à ma lampe. Je retournai ensuite veiller à la porte du passage, qui était pour moi la porte de l’espérance. En passant dans le corridor, je rencontrai un homme d’un aspect repoussant. Je me rangeai contre le mur, car j’avais pris pour règle de conduite de n’avoir avec les frères d’autres communications que celles que la discipline exigeait. Néanmoins, en passant devant moi, il toucha ma robe et me lança un regard significatif. Je compris sur-le-champ que c’était là la personne dont Juan m’avait parlé dans sa lettre. Quelques instants après, étant descendu au jardin, je trouvai un billet qui confirma mes conjectures. Il contenait ces mots :

« Je me suis procuré l’argent ; je me suis assuré de notre agent. C’est un démon incarné, mais son courage et son intrépidité ne peuvent être révoqués en doute. Promenez-vous dans le cloître demain soir. Quelqu’un touchera votre robe ; saisissez son poignet gauche, ce sera le signal. S’il hésite, dites-lui à l’oreille : Juan ! Il répondra Alonzo. C’est là votre homme. Suivez ses conseils. Il vous fera connaître toutes les démarches que j’ai faites. »

À la lecture de ce billet, il me semblait être devenu une machine montée pour remplir certaines fonctions auxquelles sa coopération est inévitable. L’active vigueur des mouvements de Juan me donnait malgré moi l’impulsion, et n’ayant pas le temps de délibérer, je n’avais par conséquent pas celui de faire un choix. Quand une volonté étrangère et puissante agit de cette manière sur nous, quand un autre entreprend de presser, de sentir et d’agir pour nous, c’est avec plaisir que nous lui abandonnons notre responsabilité physique et même morale. Nous disons avec la lâcheté de l’égoïsme : Soit ! vous avez décidé pour moi ; sans réfléchir que le tribunal de Dieu n’admet point de caution. Je me promenai dès le lendemain soir dans le cloître. J’arrangeai mes vêtements ; je composai mes regards ; on m’aurait cru plongé dans la plus profonde méditation. Je l’étais en effet ; mais je ne songeais pas aux sujets dont on me croyait occupé. Tandis que je marchais quelqu’un toucha ma robe. Je tressaillis, et, à ma grande consternation, je vis un des frères qui me demanda pardon de ce que la manche de sa tunique avait touché la mienne. Deux minutes après un autre religieux me toucha. Je sentis la différence. Il y avait une force intelligente et communicative dans ce mouvement. Ce dernier saisit ma robe comme quelqu’un qui ne craint point d’être connu, et qui n’a pas d’excuses à faire. Comment se fait-il que dans la vie le crime nous saisisse d’une main ferme et sans crainte, tandis que la conscience la plus pure tremble en glissant sur le bord de notre habit ? Je serrai son poignet d’une main mal assurée, et lui dis à l’oreille :

— Juan !

Il répondit :

— Alonzo ! et ne s’arrêta pas un moment.

Il me resta pour lors quelques instants pour réfléchir à la singularité de ma destinée, qui se trouvait confiée à la fois à deux êtres dont l’un était l’horreur du genre humain et l’autre sa honte. J’éprouvais une antipathie incroyable pour toute communication avec un monstre qui avait essayé de laver son parricide dans une dévotion simulée. Je ne craignais pas moins les passions de Juan et sa précipitation. Enfin je fus convaincu que j’étais soumis à une puissance qui m’inspirait un invincible effroi, et qu’il fallait, pour me délivrer, obéir à tout ce que cette puissance exigerait de moi.

La soirée d’après, je commençai ma promenade. Je n’oserais affirmer que mon pas fût aussi ferme ; mais je puis attester qu’il avait une régularité artificielle bien plus parfaite que la veille. La même personne toucha de nouveau ma robe, et nomma à voix basse Juan. Après cela, je ne pouvais plus hésiter. Je dis en passant :

— Je suis en votre pouvoir.

Une voix rauque me répondit :

— Non, je suis dans le vôtre.

Je murmurai :

— Soit. Je vous entends : nous nous appartenons.

— Oui. Nous ne pouvons parler ici ; mais une occasion favorable s’offre à nous. Demain est la veille de la Pentecôte. Les membres de la communauté vont deux à deux à l’autel passer une heure en prière, et cette cérémonie continue toute la nuit. L’aversion que vous avez inspirée à tous les frères est si vive, qu’ils ont unanimement refusé de faire la prière avec vous. Vous serez donc seul. Votre heure est de deux à trois. Je viendrai vous trouver ; nous pourrons causer sans qu’on nous interrompe ou qu’on nous soupçonne.

À ces mots, il me quitta. Tout se passa comme il me l’avait prédit. Les moines se rendirent deux à deux à la prière. Quand mon tour fut venu, on me réveilla, et je descendis seul à l’église.

XIV

Je ne suis pas superstitieux, mais en entrant dans l’église j’éprouvai un frisson inexprimable et qui semblait se communiquer jusqu’à mon âme. Je m’approchai de l’autel ; j’essayai de me mettre à genoux ; une invincible main me repoussait, une voix semblait me demander ce que je venais faire en ce lieu. Je songeai que ceux qui m’y avaient précédé avaient été absorbés dans la prière, et que ceux qui m’y suivraient viendraient rendre même hommage à la divinité, tandis que moi je n’entrais dans l’église qu’avec un projet d’imposture et de perfidie ; que j’abusais des moments consacrés au service de Dieu pour combiner les moyens de me dérober à ce service. Tout me disait que j’étais un fourbe qui me servais des voiles mêmes du temple pour couvrir ma fourberie. Je tremblais de mon projet et de moi-même ; je m’agenouillai, cependant, quoique je n’osasse pas prier ; les marches de l’autel me paraissaient plus froides qu’à l’ordinaire ; je frémissais du silence que j’étais obligé de garder. Hélas ! comment pouvons-nous espérer le succès d’une entreprise que nous n’osons pas confier à Dieu ! La prière, quand nous nous y livrons avec ferveur, ne se borne pas à nous rendre éloquents, elle communique encore aux objets qui nous entourent une sorte d’éloquence qui répond à la nôtre. Jadis quand j’épanchais mon cœur devant Dieu, il me semblait que les lampes brillaient d’un plus grand éclat, que les images des saints me souriaient. L’atmosphère silencieuse de la nuit se remplissait de formes et de voix, et chaque zéphir qui soupirait devant ma fenêtre, m’apportait les accords célestes des anges. Maintenant tout était tranquille ; les lampes, les images, l’autel, la voûte, tous me contemplaient en silence ; ils m’entouraient comme des témoins accusateurs, dont la seule présence, sans même qu’ils ouvrent la bouche, suffit pour vous condamner. Je n’osais lever les yeux, je n’osais parler, je n’osais surtout prier, de peur de dévoiler une pensée sur laquelle je ne pouvais implorer les bénédictions de Dieu. J’oubliais qu’il est aussi inutile qu’impie de prétendre garder un secret que Dieu doit savoir.

Mon agitation n’avait pas duré fort longtemps quand j’entendis marcher ; c’était l’homme que j’attendais.

— Levez-vous, me dit-il, car j’étais à genoux. Levez-vous ; nous n’avons pas de temps à perdre. Vous ne devez rester qu’une heure dans l’église, et j’ai bien des choses à vous dire dans cette heure.

Je me levai, il continua :

— La nuit de demain est fixée pour votre fuite.

— La nuit de demain ! Dieu tout-puissant !

— Oui. Dans les projets désespérés, il y a toujours moins de danger à se presser qu’à languir. Déjà des milliers d’yeux et d’oreilles nous guettent ; un seul mouvement faux ou équivoque nous mettrait dans l’impossibilité d’échapper à leur vigilance. Il peut y avoir quelque danger à nous hâter ainsi ; mais c’est un mal inévitable. Demain, quand minuit aura sonné, descendez à l’église ; il est probable que vous n’y trouverez personne. Si par hasard il y avait quelqu’un occupé à prier ou à méditer, retirez-vous, pour éviter les soupçons. Retournez aussitôt que l’église sera libre : j’y serai. Voyez-vous cette porte ? En disant ces mots, il me montrait du doigt une petite porte que j’avais souvent remarquée, mais que je ne me rappelais pas d’avoir jamais vue ouverte. J’en ai obtenu la clef, ajouta-t-il… n’importe par quel moyen. Elle conduisait autrefois dans les caveaux du couvent ; mais par des motifs extraordinaires, et que je n’ai pas le temps de vous expliquer à présent, on a ouvert un autre passage et celui-ci n’a plus été employé ou fréquenté depuis plusieurs années. Il nous conduira vers un passage de traverse qui communique, à ce qu’on m’a dit, par une trappe, avec le jardin.

— À ce qu’on m’a dit ! répétai-je, juste ciel ! c’est donc sur un bruit vague que vous vous fiez dans une affaire aussi importante ! Si vous n’êtes pas sûr que ce passage existe, ou si vous n’en connaissez pas parfaitement la direction, nous pouvons errer toute la nuit dans ses détours, ou, peut-être…

— Ne m’interrompez plus par de si faibles objections. Je n’ai pas le temps de prêter l’oreille à des craintes que je ne puis ni dissiper ni partager. Si nous arrivons sains et saufs par la trappe au jardin un autre danger nous attend.

Il s’arrêta comme un homme qui veut voir l’effet de la frayeur qu’il vient lui-même de faire naître, non par méchanceté, mais par vanité et pour faire paraître son propre courage plus grand, puisqu’il veut l’affronter. Je gardai le silence, et n’entendant de ma part, ni flatterie, ni crainte, il continua :

— Deux énormes chiens sont lâchés toutes les nuits dans le jardin ; il faudra les faire taire. Le mur a seize pieds de haut ; votre frère s’est procuré une échelle de corde qu’il nous jettera, et au moyen de laquelle vous pourrez descendre en sûreté.

— En sûreté ! mais Juan lui-même sera en danger.

— Ne m’interrompez plus. Le danger que nous avons à courir dans les murs du couvent est le moindre qui nous attende : quand nous en serons sortis, où trouverons-nous un asile et le secret qui nous sera nécessaire ? L’argent de votre frère vous mettra peut-être en état de quitter Madrid. Il en répandra beaucoup, et chacun de vos pas devra être marqué par son or ; mais après cela les dangers se présenteront en si grand nombre que l’entreprise et les périls nous paraîtront à peine commencés. Comment traverserez-vous les Pyrénées ? Comment…

Il passa sa main sur son front, de l’air d’un homme qui fait un effort au-dessus de ses moyens et qui éprouve le plus grand embarras pour effectuer son dessein. Ce mouvement me parut si plein de sincérité que j’en fus vivement frappé. Il servit de contre-poids à mes préventions ; en attendant, plus il m’inspirait de confiance, plus je partageais ses craintes. Je répétai après lui :

— Comment ferai-je en définitive pour me sauver ? Je puis, par votre secours, traverser ce labyrinthe souterrain, dont les vapeurs froides me glacent déjà en imagination. Je puis retrouver la lumière, monter et redescendre la muraille ; mais après tout cela, comment me sauverai-je ? Comment ferai-je pour subsister ? l’Espagne entière n’est qu’un vaste monastère. Chaque pas que je ferai me ramènera vers ma prison.

— Ce soin regarde votre frère, répondit-il un peu sèchement, j’ai fait ce que j’avais entrepris.

Je lui fis ensuite diverses questions sur les détails de ma fuite ; ses réponses furent monotones, évasives, et si peu satisfaisantes, que je sentis renaître d’abord tous mes soupçons et puis toutes mes craintes. Je lui demandai comment il avait fait pour se procurer la clef.

— Ce ne sont pas vos affaires.

Telle fut la réponse uniforme que je reçus, non seulement à cette question, mais encore à toutes celles que je lui fis sur la manière dont il s’y était pris pour obtenir les moyens de faciliter ma fuite. Je fus à la fin forcé de renoncer à l’espoir de satisfaire ma curiosité et revenant à ce qu’il m’avait dit, je repris :

— Mais ce terrible passage près des caveaux ! La possibilité, la crainte que nous n’en sortions jamais ! songez à ce que c’est d’errer au milieu de ruines sépulcrales, à trébucher sur des morts, à rencontrer ce que je n’ose décrire : songez à l’horreur de se trouver parmi ces êtres qui n’appartiennent ni aux vivants ni aux morts, ces êtres qui se jouent avec les cadavres, qui se régalent et qui vivent au sein de la corruption ! Faut-il que nous passions près des caveaux ?

— Qu’importe ? j’ai peut-être plus de raisons de les craindre que vous. L’ombre de votre père s’élèvera-t-elle du sein de la terre pour vous foudroyer ?

Ces mots qu’il avait prononcés pour m’encourager me firent au contraire frémir ; ils étaient prononcés par un parricide, se vantant de son crime, à minuit dans une église, et en présence des saints dont les images silencieuses semblaient pénétrées d’horreur. Afin d’oublier s’il était possible la sensation que je venais d’éprouver, je parlai de la hauteur du mur et de la difficulté de fixer l’échelle de cordes sans être aperçus. Il me répondit encore :

— Tout cela me regarde ! tout est déjà arrangé.

Je remarquai que chaque fois qu’il me parlait ainsi, il détournait les yeux et coupait ses mots en monosyllabes. Je vis enfin que la chose était sans remède et qu’il fallait absolument que je m’abandonnasse entièrement à lui. À lui ! grand Dieu ! Quelles furent mes sensations quand je me fus convaincu de cette nécessité ! J’étais donc en son pouvoir ! cette idée pénétra jusque dans mon âme. Et cependant je ne pus m’empêcher de parler encore des difficultés insurmontables qui me paraissaient devoir s’opposer à ma fuite. Pour lors il perdit patience et me reprocha ma timidité et mon ingratitude ; quand je le vis reprendre son ton naturellement féroce et menaçant, je sentis plus de confiance en lui que quand il avait essayé de le déguiser. Dans ses discours, composés moitié de remontrances et moitié d’invectives, il déployait tant d’habileté, tant d’intrépidité et tant d’art que je commençai à sentir une espèce de sécurité douteuse. Je fus convaincu du moins que s’il y avait un homme au monde capable de me délivrer, ce ne pouvait être que lui ; la crainte lui était totalement inconnue. Il n’avait aucune idée de la conscience. Quand il parlait du crime qu’il avait commis, c’était pour m’inspirer une haute idée de son audace. Je m’en aperçus à l’expression de sa physionomie, car je l’avais involontairement regardé ; son œil n’était point creusé par les remords, ni vague par l’effet de la crainte. Il se fixait sur moi fier, menaçant et à fleur de tête. Le danger n’excitait en lui qu’une seule idée ; le désir et le besoin de le surmonter. Il formait une entreprise hasardeuse comme un joueur qui se place vis-à-vis d’un adversaire digne de lui ; et quand il y allait de la vie ou de la mort, il lui semblait seulement que l’enjeu était augmenté ; forcé d’employer plus de talent et plus de courage, la nécessité lui fournissait les moyens dont il avait besoin.

Notre conférence tirait à sa fin, quand tout à coup il me vint dans l’idée que cet homme s’exposait à un danger qu’il n’était nullement probable qu’il voulût braver pour moi seul, et je résolus à tout prix d’éclaircir au moins ce mystère. Je lui dis donc :

— Mais comment pourvoirez-vous à votre propre sûreté ? Que deviendrez-vous quand ma fuite sera découverte ? Le seul soupçon que vous y ayez pris part, ne suffira-t-il pas pour vous exposer aux châtiments les plus cruels ? Et que sera-ce quand ce soupçon deviendra la plus irrécusable certitude ?

Il m’est impossible de décrire le changement qui s’opéra dans ses traits pendant que je prononçais ces mots. Il me regarda d’abord sans parler, avec un mélange indéfinissable de sarcasme, de dédain, de doute et de curiosité ; puis il s’efforça de rire ; mais les muscles de son visage n’étaient pas assez souples pour le lui permettre, ils ne purent produire qu’un espèce de rire sardonique, dont l’horreur surpasse toute imagination. C’est une chose effrayante que la gaîté du crime ; son sourire s’achète au prix de tant de gémissements ! Mon sang se glaça en le regardant. J’attendais qu’il parlât, pour que le son de sa voix me soulageât. À la fin il me dit :

— Croyez-vous que je sois assez sot pour travailler à votre liberté, au risque de perdre à jamais la mienne, peut-être la vie ? au risque d’être livré à l’Inquisition ?

Il voulut de nouveau rire.

— Non, non il faut que nous fuyions ensemble. Pouviez-vous supposer que je prendrais tant d’intérêt à une aventure où je ne serais que le confident ? Je pensais à mon propre danger ; je calculais ma propre sûreté. Notre position réciproque a réuni par hasard deux caractères fort opposés dans la même chance, mais cette union est désormais inévitable et inséparable. Votre destinée est liée à la mienne par un lien qu’aucun effort humain ne pourra rompre. Nous ne nous séparerons plus dans ce monde ; le secret que chacun de nous possède est sous la garde de l’autre. Nous sommes mutuellement les maîtres de nos jours, et un moment d’absence peut être un moment de trahison. Notre vie devra se passer à épier réciproquement l’air que nous respirons, les regards que nous lançons, à craindre le sommeil comme un traître involontaire, et à écouter les murmures interrompus de nos songes mutuels. Nous pouvons nous haïr, nous tourmenter, être fatigués l’un de l’autre, ce qui est pis encore que la haine, mais nous séparer, jamais.

Mon âme entière se révolta à ce tableau d’une liberté pour laquelle j’avais tant risqué. J’examinais l’être formidable avec lequel mon existence allait être désormais, pour ainsi dire, incorporée. Il allait se retirer, mais il s’arrêta non loin de moi pour répéter ses dernières paroles, ou peut-être pour en observer l’effet. J’étais assis sur les marches de l’autel ; l’heure était avancée, les lampes qui éclairaient l’église ne donnaient plus qu’une lumière affaiblie, et la position était telle qu’à l’exception de son visage et d’une de ses mains, qu’il étendait vers moi, tout son corps était enveloppé dans les ténèbres, ce qui donnait à cette tête pâle et fortement éclairée, un aspect véritablement effrayant. Ses traits au lieu d’être féroces, ne furent plus que sombres et lugubres, quand il répéta les mots :

— Nous séparer, jamais : je dois être à jamais près de vous.

Et le son grave de sa voix retentit comme le tonnerre dans l’église. Un grand silence suivit. Il resta dans la même position, et je n’eus pas la force de changer la mienne. L’horloge sonna trois heures, et me rappela que le temps de ma prière était écoulé. Nous nous séparâmes, et nous sortîmes de l’église par des chemins opposés. Les deux religieux qui devaient me remplacer arrivèrent heureusement un peu tard ; l’un et l’autre étaient accablés de sommeil, de sorte qu’ils ne firent pas attention à nous.

Je pourrais aussi facilement mettre de la suite dans la description d’un songe, que vous faire connaître ou même vous donner une légère idée de ce qui se passa dans mon esprit pendant la journée du lendemain : tantôt je me croyais prisonnier. Tantôt libre ; dans un moment j’étais l’homme le plus heureux, dans un autre je périssais au milieu des flammes de l’Inquisition. Les fréquentes alternatives d’espérance et de désespoir que j’éprouvais tour-à-tour, me privaient de toutes mes facultés. La nuit arriva à la fin ; je ferais peut-être mieux de dire que le jour parut, car ce jour avait été une nuit pour moi. Tout m’était propice : le couvent dormait, j’entrouvis plusieurs fois la porte de ma cellule pour m’en assurer. Il dormait, aucun pas ne retentissait plus dans les corridors ; pas une voix ne résonnait sous un toit qui renfermait tant d’individus. Je me dérobai enfin de ma cellule ; je descendis à l’église : cette démarche n’avait rien d’extraordinaire, elle était habituelle à ceux dont la conscience ou les nerfs étaient troublés pendant le calme profond et triste d’une nuit de couvent.

En approchant de la porte de l’église, où des lampes brûlaient toute la nuit, j’entendis une voix humaine ; je me retirai effrayé : c’était un vieux moine qui était descendu pour demander à un saint, auquel il portait une dévotion particulière, de le délivrer d’une très vive douleur de dents qui l’empêchait de dormir. Je fus singulièrement contrarié en le voyant, d’autant plus qu’il resta fort longtemps et que je craignais qu’il ne fût remplacé par un autre ; je vis en effet approcher quelqu’un. Je me retournai, et ma satisfaction fut extrême en apercevant mon compagnon ; je lui fis comprendre par un signe ce qui m’empêchait d’entrer dans l’église. Il me répondit de même, et s’éloigna de quelques pas, après m’avoir montré un trousseau d’énormes clefs qu’il cachait sous sa robe. Cette vue me ranima, et j’attendis encore une demi-heure dans les souffrances mentales les plus intolérables. J’entendis sonner deux heures, je frappai du pied avec autant de véhémence que la prudence me le permettait ; je n’étais d’ailleurs nullement tranquillisé par l’impatience visible de mon compagnon, qui sortait de temps à autre de derrière la colonne où il s’était caché, et me jetait un coup d’œil inquiet et égaré, auquel je répondais par un regard de désespoir. Il se retirait ensuite marmottant des malédictions entre ses dents, et les grinçant avec un bruit affreux que j’entendais distinctement, vu que je retenais mon haleine.

Je pris à la fin une résolution désespérée[10] ; j’entrai dans l’église, et m’avançant droit à l’autel, je m’agenouillai sur ses marches. Le vieux moine me vit ; imaginant que j’y étais venu dans quelque intention semblable à la sienne, il s’approcha de moi et m’invita à joindre nos prières, afin que chacun de nous profitât de celles de l’autre. Il y a quelque chose d’étrange dans cette union des intérêts les plus élevés et les plus minutieux de la vie. J’étais un prisonnier, n’aspirant qu’à la liberté, et risquant mon existence pour l’obtenir. Tout mon bonheur temporel, peut-être même celui de mon éternité, dépendait d’un moment ; et à côté de moi priait un être dont la destinée était à jamais fixée, qui allait traîner quelques années encore dans l’obscurité d’un cloître, et qui venait au pied des autels, demander à Dieu la rémission d’une douleur momentanée que j’aurais consenti à souffrir toute ma vie pour un moment de liberté.

Quand il m’adressa la parole, je m’éloignai involontairement : je sentais que le but de nos prières était différent, et je n’osais scruter mon cœur pour en découvrir le motif. Je ne pouvais, dans le moment, décider qui de nous deux avait raison, de lui dont la demande ne déshonorait point le lieu où elle se faisait, ou de moi qui, forcé de lutter contre une existence désorganisée et contraire à la nature, étais sur le point d’en violer les vœux. Je me mis néanmoins à genoux, et je priai pour son rétablissement avec d’autant plus de sincérité, que le succès de ma demande assurait sa retraite. Je tremblai pourtant en songeant à mon hypocrisie. Je profanais l’autel de Dieu. Je me riais des souffrances mêmes de l’individu pour lequel je priai. J’étais le pire de tous les hypocrites : je l’étais à genous, en face de l’autel. Je voulus, à la vérité, m’excuser en me disant que l’on m’avait forcé à ce que je faisais, et en rejetant ma faute sur les autres, mais je sentis que ce n’était ni le lieu ni le moment de faire mon examen de conscience. Quoi qu’il en soit, je m’agenouillai, je priai, je tremblai, jusqu’à ce que le pauvre patient, soit qu’il fût un peu soulagé, soit qu’il se fatiguât de prier en vain, se levât et se retirât à pas lents. Pendant quelques instants mon inquiétude fut extrême, par la crainte qu’un autre fâcheux ne survînt ; mais je me tranquillisai en entendant le pas ferme et décidé de mon compagnon. Il était à mes côtés, et après avoir prononcé quelques jurements qui me parurent doublement affreux, à cause du lieu où je me trouvais, il s’empressa [11] de courir à la porte : il tenait en main le trousseau de clefs, et je suivis comme par instinct ce gage de ma délivrance.

La porte était fort basse ; nous descendîmes quatre marches pour y arriver. Mon guide y appliqua la clef, en enveloppant le trousseau dans sa robe pour en étouffer le bruit. À chaque essai qu’il faisait pour la faire tourner, il reculait, grinçait des dents, frappait du pied. La serrure ne cédait pas. Je joignais les mains au désespoir et les tordais.

— Cherchez une lumière, me dit-il. Prenez une lampe devant une de ces figures.

La légèreté avec laquelle il parlait des saintes images me fit frissonner. L’action qu’il exigeait de moi me paraissait un véritable sacrilège. J’allai pourtant, et d’une main tremblante je pris une lampe, avec laquelle je j’éclairai pendant qu’il essayait de nouveau la clef. Durant ces nouvelles tentatives, nous nous communiquions mutuellement nos craintes à voix basse.

— N’ai-je pas entendu le bruit ?

— Non ; c’était seulement l’écho de cette opiniâtre et bruyante serrure… Quelqu’un vient, je crois.

— Personne.

— Regardez dans le passage.

— Je ne pourrais plus vous éclairer.

— N’importe, le premier point est de ne pas être découvert.

— Non, le plus important est de nous sauver.

Je dis ces mots avec un courage qui fit tressaillir mon compagnon, et posant ma lampe à terre, je joignis mes efforts aux siens pour faire tourner la clef. La serrure résistait toujours ; elle était invincible. Nous essayâmes de nouveau, en serrant les dents et en retenant notre haleine. Nos mains étaient déchirées. Ce fut en vain… encore… toujours en vain.

Soit que la férocité naturelle de mon compagnon lui fît supporter moins bien que moi les contrariétés, soit que son courage, comme il arrive souvent, fût plus sensible à une légère douleur physique qu’aux périls qui menaçaient sa vie, ou pour quelque autre motif que je ne puis exprimer, il s’assit sur les degrés qui conduisaient à la porte, essuya avec la manche de sa robe les larges gouttes de sueur qui ruisselaient de son front, et me jeta un regard qui exprimait à la fois son désespoir et sa sincérité. L’horloge sonna trois heures. Ce son fit sur mon oreille l’effet de la trompette qui doit infailliblement résonner au jour du jugement. Mon guide joignit les mains avec une douleur féroce et convulsive qui aurait pu donner une idée de la mort du pécheur impénitent, de cette agonie sans remords, de cette souffrance sans espoir et sans consolation, qui imprime parfois au crime l’apparence de la magnanimité, et qui nous inspire une horrible admiration pour l’âme déchue à laquelle nous n’osons sympathiser.

— Nous sommes perdus ! s’écria-t-il ; vous êtes perdu ! À trois heures un moine doit venir méditer dans l’église.

Puis il ajouta d’une voix plus basse et avec un accent horrible :

— J’entends déjà ses pas dans le passage.

Comme il prononçait ces mots, la clef, qu’il n’avait cessé de tenir, tourna enfin dans la serrure. La porte s’ouvrit et nous trouvâmes un passage libre. Mon compagnon se remit à cette vue, et au bout d’un instant nous eûmes franchi l’un et l’autre le seuil. Notre premier soin fut de retirer la clef et de fermer la porte en dedans. Pendant cette opération, nous découvrîmes avec plaisir que nous avions eu une fausse alerte et que personne n’était entré dans l’église. Quand nous eûmes fermé la porte, nous nous regardâmes avec une confiance renaissante, et nous commençâmes notre voyage en silence et en sûreté.

En sûreté ! Juste Ciel ! je n’en tremblais pas moins à la pensée de ce voyage souterrain dans les caveaux d’un couvent, avec un parricide pour guide et pour compagnon ; mais un grand danger nous familiarise avec ce qu’il y a de plus horrible. Si l’on m’avait raconté d’un autre ce que je faisais, je l’aurais regardé comme l’homme le plus téméraire et le plus imprudent qu’il y eût au monde, et c’était moi. Vos romans, Monsieur, vous ont accoutumé aux passages souterrains et aux horreurs surnaturelles ; mais c’est en vain que la plume la plus exercée s’efforcerait de rendre affreuse la description de l’état où je me trouvais : elle ne saurait approcher de ce que l’on doit infailliblement éprouver quand on s’engage dans une entreprise au-dessus de ses forces, de son expérience ou de son calcul, et que l’on est obligé de confier sa vie et sa délivrance à des mains fumantes du sang paternel. Ce fut en vain que je m’efforçai de m’y accoutumer, en me disant que ce n’était que pour peu de temps ; je voulais en vain me persuader que, dans des entreprises de ce genre, de pareils associés étaient inévitables. Je frémissais de ma position, de moi-même, et cette terreur est insurmontable. Les pierres me faisaient trébucher ; je frissonnais à chaque pas que je faisais. Un brouillard s’élevait devant mes yeux ; il me semblait que la lumière s’affaiblissait. Mon imagination commençait à travailler, et quand j’entendis les malédictions avec lesquelles mon compagnon me reprochait ma lenteur involontaire, j’eus un moment l’idée que je suivais les pas d’un démon qui m’avait séduit pour m’entraîner dans l’abîme.

Nos courses dans le passage semblaient ne pas devoir finir. Mon compagnon tournait à droite, à gauche, s’avançait, se retirait, s’arrêtait (ses pauses étaient affreuses !) puis s’avançait de nouveau, essayait une autre direction. Parfois le passage était si bas, que pour le suivre j’étais obligé de me traîner sur mes genoux et sur mes mains, et même dans cette posture, ma tête heurtait contre la voûte. Un temps assez considérable s’était écoulé, du moins d’après mon calcul, car l’effroi mesure mal les heures, quand le passage devint si étroit et si bas, qu’il me fut impossible d’avancer davantage, et je m’étonnai que mon compagnon pût m’avoir devancé. Je l’appelai et ne reçus point de réponse. Le passage, ou plutôt le trou, était si obscur que je ne voyais pas à dix pouces devant moi. J’avais aussi la lampe à surveiller. Je la tenais d’une main tremblante ; elle commençait à brûler d’une lumière affreuse par l’atmosphère épaisse du souterrain. Une frayeur soudaine s’empara de moi. Entouré de vapeurs malsaines, j’éprouvai comme un accès de fièvre. J’appelai encore, sans qu’aucune voix répondît à mes cris. Dans des moments de péril, la mémoire est malheureusement fertile. Je me rappelai et je ne pus m’empêcher d’appliquer à ma position l’histoire que j’avais lue de certains voyageurs qui visitaient les catacombes, dans les pyramides d’Égypte. L’un d’eux, en se traînant, comme je faisais, par terre, se trouva tout à coup arrêté ; et soit par la frayeur, soit par une suite naturelle de sa situation, son corps enfla à tel point qu’il lui devint impossible d’avancer, de se retirer ou de livrer passage à ses compagnons ; les autres étaient sur leur retour. Voyant leur course arrêtée par cet obstacle invincible, leurs torches près de s’éteindre, et leur guide effrayé au point de ne pouvoir leur donner aucun conseil, ils proposèrent, avec cette impulsion d’égoïsme qu’un danger pressant nous donne toujours, ils proposèrent, dis-je, de couper les membres de l’être malheureux qui obstruait leur passage. Il entendit cette proposition, et son corps se contractant par un spasme musculaire, rentra dans ses dimensions ordinaires. On le retira de la position pénible où il se trouvait ; mais il avait été suffoqué par l’effort, et on le laissa sans vie dans le caveau. Ces détails qui exigent du temps pour les expliquer, se présentèrent à la fois et au même instant à mon esprit. Que dis-je, à mon esprit ? Non, à mes sens. Je n’avais que des sensations ; et tout le monde sait que la douleur physique poussée à un haut degré, anéantit en nous toute autre faculté.

Je m’efforçai de retourner, toujours en me traînant, au lieu d’où j’étais venu. J’y réussis. Je crois que l’anecdote que je m’étais rappelée eut sur moi un effet correspondant à celui dont j’avais lu la narration, et je sentis réellement une contraction dans mes membres. Je fus presque délivré par la seule sensation, et l’instant d’après je le fus en effet. J’étais sorti du passage sans savoir comment. Il faut que j’aie fait un de ces efforts extraordinaires, dont l’énergie est d’autant plus grande, que nous ne la sentons pas nous-mêmes. Quoi qu’il en soit, j’étais sauvé et je restais épuisé et hors d’haleine, la lampe mourante à la main, regardant autour de moi, et ne voyant que les murs noirs et humides et les arches de la voûte qui semblait s’abaisser sur moi, pour me priver à jamais de l’espérance et de la liberté. La lampe s’éteignait à vue d’œil. Je la contemplais d’un regard fixe. Je savais que ma vie, ou ce qui m’était plus cher encore, ma délivrance, dépendait du soin avec lequel je guetterais sa dernière lueur, et cependant je la regardais avec un œil hébété, un regard stupéfait. Sa flamme devenait de plus en plus faible. Cette vue me réveilla. Je jetai les yeux autour de moi ; un rayon plus vif me fit voir un objet à mes côtés : je frissonnai, et sans le vouloir je jetai des cris. Une voix me dit :

— Paix ! faites silence. Je ne vous avais laissé que pour reconnaître les passages. J’ai découvert le chemin qui conduit à la trappe. Soyez tranquille. Ne parlez pas : tout ira bien.

J’avançai en tremblant ; il me parut que mon compagnon tremblait aussi. Il me dit à l’oreille :

— Il me semble que la lampe est presque éteinte.

— Vous voyez.

— Tâchez de la conserver pendant quelques moments encore.

— J’y ferai mon possible ; mais si je ne le puis, qu’arrivera-t-il ?

— Il faudra que nous périssions.

Il dit ces mots avec un jurement si affreux, que je crus que la voûte allait tomber sur nous pour nous écraser. Il n’en est pas moins vrai, Monsieur, que des sentiments d’une grande violence conviennent le mieux aux occasions désespérées. Aussi les blasphèmes de ce misérable m’inspirèrent-ils une sorte de confiance horrible dans son courage. Il poursuivait son chemin en jurant toujours ; je marchais après lui, épiant la dernière lueur de la lampe avec une douleur qu’augmentait ma crainte d’indisposer encore davantage mon horrible guide. J’ai déjà observé que dans les plus affreux périls nous nous occupons souvent des détails les plus minutieux. Néanmoins quelque soin que j’y misse, ma lampe diminuait, tremblait, sa lumière pâlit enfin comme le sourire du désespoir et elle s’éteignit. Je n’oublierai jamais le regard que mon guide jeta quand il la vit au moment de finir. Je l’avais guettée comme les derniers battements d’un cœur qui expire, elle s’éteignit, et je me crus déjà du nombre de ces âmes à qui l’obscurité des ténèbres est réservée à jamais.

Ce fut dans ce moment qu’un léger son frappa mon oreille glacée. C’était les matines que les religieux commençaient à chanter dans la chapelle située au-dessus de nous. Cette voix céleste nous fit frémir. Elle nous annonçait l’existence d’un Dieu, tandis que nous paraissions sourds à son nom. L’effet qu’elle fit sur moi fut terrible. Je tombai par terre et je ne saurais dire si l’obscurité ou mon émotion m’avait fait trébucher. Mon compagnon, après m’avoir relevé rudement, m’adressa la parole d’une voix plus rude encore que son bras. Il me dit avec des jurements qui me glacèrent le sang que ce n’était pas le moment de faillir ou de craindre. Je lui demandai en tremblant ce qu’il fallait que je fisse.

— Suivez-moi, me dit-il, et cherchez en tâtonnant votre chemin dans l’obscurité.

Paroles affreuses ! ceux qui nous font connaître toute l’étendue de notre malheur nous paraissent toujours méchants, car nos cœurs et notre imagination nous le dépeignent moins grand qu’il n’est. Nous apprenons la vérité de tout le monde plutôt que de nous-mêmes.

Je le suivis dans une obscurité complète, et en me traînant sur mes mains et sur mes genoux, car je ne pouvais plus me tenir debout. Cette position ne tarda pas à me faire porter le sang à la tête. Je me sentis d’abord étourdi, j’éprouvai ensuite une sorte d’imbécillité. Je m’arrêtai, mon compagnon murmura un jurement et je pressai machinalement le pas comme un chien qui reconnaît la voix de son maître. Déjà ma robe était toute déchirée et je n’avais plus de peau sur les genoux ni sur la paume des mains. Ma tête avait reçu plusieurs meurtrissures en frappant contre les pierres aiguës et irrégulières qui garnissaient les parois et le toit de cet éternel passage ; mais ce que j’éprouvais de plus affreux était une soif ardente, causée par l’air épais que je respirais depuis si longtemps joint à la vive émotion à laquelle j’étais en proie. Je ne puis comparer cette sensation qu’à celle qu’occasionnerait un charbon ardent qui brûlerait dans le gosier. Vainement je cherchais quelques gouttes de salive pour humecter ma bouche, je ne trouvais que du feu.

Tel était mon état quand je criai à mon compagnon qu’il m’était impossible d’aller plus loin.

— Restez donc, et pourrissez où vous êtes, me répondit-il.

Le discours le plus consolant n’eût peut-être pas fait sur moi autant d’effet que ces paroles. Cette confiance du désespoir, cette témérité qui bravait le danger, m’inspirèrent un courage momentané. Mais que devient le courage au sein des ténèbres et l’incertitude ? Les pas tremblants de mon guide, son haleine oppressée, les malédictions qu’il ne cessait de marmoter[12] entre ses dents, me firent deviner ce qui se passait. Je ne me trompais point. Il s’arrêta à la fin, et ce fut pour la dernière fois. J’entendis le dernier soupir du désespoir, le grincement des dents, le bruit des mains qui se joignaient ou plutôt se frappaient par le sentiment involontaire d’un malheur sans remède. J’étais dans ce moment à genoux derrière lui, et je répétais chaque cri, chaque geste, avec véhémence qui fit tressaillir mon guide. Il m’imposa silence en jurant ; ensuite il s’efforça de prier, mais ses prières ressemblaient tant à des blasphèmes, et ses blasphèmes avaient tant de ressemblance avec des prières adressées à l’ange des ténèbres, qu’éperdu d’horreur, je le suppliai de cesser. Il se tut, et pendant une demi-heure environ, aucun de nous ne prononça une parole. Nous nous couchâmes par terre comme deux chiens épuisés d’une longue chasse et qui ne peuvent plus poursuivre le gibier qu’ils sont cependant sur le point d’atteindre. Nous n’osions nous adresser la parole, car nos discours n’auraient servi qu’à augmenter réciproquement notre désespoir. Une des sensations les plus horribles qu’il y ait, est peut-être cette espèce de crainte que les autres partagent et dont nous n’osons parler même à ceux qui la connaissent de peur de l’augmenter. La soif qui me dévorait sembla même se perdre dans cette nouvelle soif que mon âme éprouvait de se communiquer, tandis que toute communication était impossible ou du moins inutile ; c’est sans doute là un des supplices des âmes condamnées. Elles savent tout ce qu’elles ont à souffrir et n’osent se dévoiler mutuellement cette horrible vérité qui n’est plus un secret, mais sur laquelle elles voudraient jeter du mystère par leur profond silence.

Ces moments qui me parurent éternels étaient cependant sur le point de cesser. Tout à coup mon compagnon se lève et jette un cri de joie. Je crus son esprit égaré ; mais il jouissait de toute sa raison. Il s’écria :

— Le jour ! le jour ! Je vois la lumière du ciel ! Nous sommes près de la trappe ! Je vois le jour !

Au sein de l’horreur qui nous enveloppait, il n’avait cessé de tenir ses regards élevés, car il savait que pourvu que nous fussions près de la trappe, la plus faible lueur deviendrait visible par la profonde obscurité dans laquelle nous nous trouvions. Il avait raison. Je me levai avec vivacité ; je vis comme lui la lumière ; nous tenions les yeux tournés vers ce point, tandis que nos mains étaient jointes et nos bouches béantes. C’était une ligne presque imperceptible d’une lumière grisâtre qui brillait au-dessus de nos têtes. Elle s’élargit, elle devint plus brillante. C’était en effet la lumière du ciel ; bientôt après, le vent agréable et frais du matin arriva jusqu’à nous à travers les fentes de la trappe qui communiquait avec le jardin.

XV

Quoique la vie et la liberté parussent si proches de nous, notre position était encore fort critique. La lumière du jour qui nous avait fait découvrir l’issue du souterrain, pouvait aussi faciliter les poursuites de nos ennemis ; il n’y avait pas un moment à perdre. Mon compagnon me proposa de monter le premier, et je n’osai lui faire d’observations. J’étais trop en son pouvoir pour qu’il me fût possible de lui résister, et durant la jeunesse la supériorité dans la dépravation paraît toujours une supériorité de puissance. Nous éprouvons un respect honteux pour ceux qui ont passé avant nous par les derniers degrés du vice. Cet homme était criminel, et son crime le rendait en quelque sorte sacré à mes yeux. Il est toujours facile d’acquérir par des forfaits une connaissance prématurée de la vie. Il en savait plus que moi, aussi le regardais-je comme ma plus précieuse ressource dans cette entreprise désespérée. Je le craignais comme un démon, et cependant je l’invoquais comme un Dieu.

Je consentis donc à ce qu’il me proposait. J’étais fort grand, mais il était plus robuste que moi ; il s’éleva sur mes épaules ; je pliais sous le poids ; mais il réussit à soulever la trappe. Le grand jour nous éclaira soudain tous deux ; il lâcha prise à l’instant, et laissant retomber la trappe, il fut renversé lui-même avec une violence qui m’entraîna par terre avec lui.

— Les ouvriers sont là, s’écria-t-il, nous sommes perdus s’ils nous voient. Le jardin en est déjà rempli et ils y resteront toute la journée. Cette maudite lampe nous a perdus ; si elle avait duré quelques moments de plus, nous serions parvenus au jardin, nous aurions franchi le mur et nous jouirions présentement de notre liberté, au lieu qu’à présent…

Il se roulait par terre en parlant, agité par des convulsions de rage et de désespoir. Quant à moi, je ne trouvais rien de si terrible dans notre position ; nous allions à la vérité perdre une journée ; mais nous étions délivrés de la plus affreuse des inquiétudes, de la crainte d’errer dans l’obscurité jusqu’à ce que nous fussions morts de faim ; nous avions trouvé la trappe. Je mettais la plus grande confiance dans le zèle et dans la patience de Juan. J’étais sûr que s’il nous avait attendus cette nuit, il nous attendrait aussi la suivante et plus d’une encore après celle-là, enfin, je me disais que nous n’avions pas vingt-quatre heures à attendre, et un jour se pouvait-il comparer à l’éternité que nous aurions eu à passer dans le couvent ?

Je fis toutes ces observations à mon compagnon, tandis que je fermais la trappe, mais je découvris à ses plaintes, à ses imprécations, à l’inquiétude que lui causaient son impatience et son désespoir, toute la différence qu’il y a entre un homme et un autre dans un moment d’épreuve. Il possédait le courage actif et moi le courage passif. Il était prêt à risquer son corps, sa vie, son âme, quand il fallait agir. Dès qu’il était question de souffrir, je devenais le héros de la soumission. Tandis que cet homme avec toute sa force physique et la hardiesse de son âme, si je puis m’exprimer ainsi, se roulait par terre avec l’imbécillité d’un enfant qui se livre à un accès de colère, j’étais son consolateur, son conseiller, son soutien. À la fin, il daigna écouter la raison ; il avoua que nous n’avions d’autre alternative que de rester vingt-quatre heures dans ce passage obscur ; mais telle est l’agitation de l’esprit humain que cet arrangement que peu d’heures auparavant nous aurions accueilli comme le bienfait d’un ange qui s’intéressait à notre délivrance, ne nous parut bientôt plus qu’un supplice à peine supportable. Nous étions tout à fait épuisés ; les efforts de différents genres que nous avions faits pendant cette nuit pourraient à peine se concevoir. Je suis convaincu que l’idée seule qu’il s’agissait pour nous de la vie ou de la mort avait pu soutenir nos forces ; et maintenant que la lutte était passée, nous commencions à nous apercevoir de notre faiblesse. Nos souffrances mentales n’avaient pas été moins vives que celles de notre corps. Songez aussi, monsieur, à l’atmosphère peu naturelle que nous respirions depuis si longtemps, au milieu des ténèbres et des dangers. Nous éprouvions déjà ses premiers effets pestilentiels, effets qui se manifestaient tantôt par une sueur qui nous inondait, tantôt par un sentiment de froid qui nous glaçait jusqu’au sang. C’était donc dans cet état de fièvre et d’épuisement que nous devions passer une journée entière, au sein de l’obscurité et privés d’aliments ! La journée précédente s’était écoulée dans une abstinence sévère et nous commencions à sentir les souffrances d’une faim qu’il était impossible d’apaiser. Il fallait continuer à jeûner, jusqu’au moment de notre délivrance, dans un lieu triste, froid, humide, qui diminuait d’instant en instant les forces dont nous aurions eu besoin.

La dernière pensée qui me vint, fut celle du compagnon avec lequel j’allais passer cette terrible journée ; être que j’abhorrais du fond de l’âme, mais dont la présence était en même temps une malédiction irrévocable et une invincible nécessité. Nous restions donc là frissonnants devant la trappe et sans oser nous communiquer mutuellement nos sentiments.

Tout à coup, la lumière du ciel disparut ; je ne savais à quoi attribuer ce phénomène, quand je sentis une averse, la plus forte peut-être qui ait jamais arrosé la terre, et qui, pénétrant par les fentes de la trappe, m’inonda complètement dans moins de cinq minutes. Je quittai l’endroit où je me tenais ; mais déjà j’étais trempé jusqu’aux os. Cette pluie fut suivie de coups de tonnerre si violents que je me demandai un moment si Dieu ne me poursuivait pas dans les abîmes où je cherchais à fuir sa main vengeresse. Les blasphèmes de mon compagnon étouffaient presque les roulements du tonnerre, surtout quand il se sentit tout le corps mouillé, tandis que sur la terre l’eau s’élevait à la hauteur de sa cheville. Il proposa pour lors de nous retirer dans un enfoncement qu’il connaissait et qui nous offrirait, disait-il, un abri, ajoutant qu’il n’y avait que quelques pas du lieu où nous étions, et que nous retrouverions facilement notre chemin. Je n’osai pas m’opposer à sa volonté, et je le suivis dans cette obscure retraite qui n’était séparée du reste du caveau que par les débris d’une vieille porte ; la lumière avait reparu et je pouvais distinguer les objets qui m’environnaient. Les trous profonds que je vis dans le mur me parurent faits pour attacher un énorme verrou, et les gonds de fer qui subsistaient encore, quoique couverts de rouille, indiquaient que cette porte, d’une force extraordinaire, avait sans doute servi à fermer l’entrée d’un cachot. Bien qu’il n’y eût plus de porte, je frémis en y entrant. Quand nous y fûmes, nous nous jetâmes tous deux par terre, hors d’état de faire un mouvement de plus. Nous ne nous parlions pas, car nous sentions l’un et l’autre un besoin irrésistible de sommeil, et quant à moi, je songeais avec une parfaite indifférence que ce repos serait peut-être le dernier que je prendrais. J’étais cependant sur le point de recouvrer ma liberté, et malgré la situation déplorable où je me trouvais, j’étais à mes propres yeux, plus digne d’envie que dans la désespérante sécurité de ma cellule. Il n’est, hélas ! que trop vrai que notre âme se rétrécit à l’approche d’un événement heureux, comme si ses forces épuisées par les efforts qu’elle a faits pour l’obtenir, ne suffisaient plus pour en jouir. C’est ainsi que nous sommes toujours obligés de mettre l’espérance à la place du bonheur, et de prendre les moyens pour le but, ou de les confondre pour tirer d’eux une jouissance qui, sans cela, ne serait que de la lassitude sous un autre nom. Ces réflexions ne me vinrent pas dans le moment ! j’étais trop fatigué. Il y a des cas, monsieur, où le pouvoir de la pensée nous accompagne jusqu’au bord du sommeil, et d’autres où il nous abandonne durant la veille. Nous sommes prêts alors à tout sacrifier au repos. Le repos est le seul bienfait que nous demandions à Dieu.

Telle était ma position quand je me couchai sur la terre ; et je ne devais cependant pas profiter longtemps de la tranquillité dont j’avais si grand besoin. Mon compagnon dormait comme moi. Que dis-je ? grand Dieu ! quel sommeil était le sien ! qui aurait pu fermer l’œil ou même l’oreille dans son voisinage ! Il parlait aussi haut et aussi continuellement que s’il s’était livré aux occupations habituelles de la vie. J’entendis malgré moi le secret de ses songes. Je savais qu’il avait assassiné son père ; mais j’ignorais que son parricide le poursuivait pendant son repos. Mon sommeil fut interrompu par des accents pour le moins aussi horribles que ceux que j’avais entendus à mon chevet dans le couvent ; ils me troublèrent avant de m’avoir réveillé. Ils augmentèrent, ils redoublèrent, et m’occasionnèrent un cauchemar affreux. Je croyais que le supérieur et tout le couvent nous poursuivaient avec des torches enflammées, et les faisaient briller jusque dans mes yeux. Je jetai un cri ; je dis :

— Épargnez ma vue ; ne m’aveuglez pas ; ne me réduisez pas à un état de démence ; je confesserai tout.

Une voix rauque me répéta :

— Confessez.

Je me réveillai en sursaut ; ce n’était que la voix de mon compagnon qui dormait ; je me levai sur mes jambes et je le contemplai. Il se roulait sur sa couche de pierre, comme si c’eût été du duvet. On eût dit que son corps était de fer ; l’irrégularité du pavé n’avait aucun effet sur lui. J’ai beaucoup entendu dire, j’ai beaucoup lu des horreurs du lit de mort du pécheur, je ne crois pas qu’elles puissent être plus affreuses que celles de son sommeil. Mon compagnon commença par murmurer quelques mots à voix basse, parmi lesquels j’en distinguai plusieurs qui ne me rappelaient que trop ce que j’aurais voulu oublier, du moins tant que nous serions ensemble. Il disait :

— Un vieillard ?… Oui… Eh bien ? il a d’autant moins de sang. Des cheveux blancs ?… n’importe ; mes crimes ont contribué à les faire blanchir. Il y a longtemps qu’il aurait dû les avoir arrachés. Ils sont blancs, dites-vous ?… Eh bien ! Ce soir ils ne le seront plus, car ils seront teints de sang. Oui, oui ; je sais qu’il les montrera au jour du jugement et qu’ils porteront témoignage contre moi. Il sera à la tête d’une armée plus considérable que l’armée des martyrs : l’armée de ceux qui ont eu leurs enfants pour meurtriers. N’est-ce pas la même chose d’arracher la vie à ses parents ou de leur briser le cœur ? J’ai déjà brisé celui de mon père ; la vie lui sera d’autant moins douloureuse à perdre.

Après ce discours épouvantable il se mit à rire ; puis il frissonna et se débattit. Tremblant d’horreur je voulus l’éveiller. Je secouai son bras musculeux ; je le roulai sur le dos, sur la figure : ce fut en vain ; il semblait que je le berçasse ; il n’en dormit que plus profondément, et continua à rêver.

— Emparez-vous de la bourse : je connais le tiroir de la commode où il la garde ; mais auparavant assurez-vous qu’il est bien mort… Eh quoi ! vous n’osez pas ?… Ses cheveux blancs vous font frémir ! Son sommeil paisible !… Oh ! oh ! croirait-on que des scélérats puissent être des sots ?… Il faut donc que ce soit moi : je le veux bien. La lutte sera courte. Il est possible qu’il soit damné ; il est certain que je le serai. Chut !… Comme les degrés crient !… Ne lui diront-ils pas que c’est son fils qui monte ? Ils n’oseraient pas… ; les murs les démentiraient. Pourquoi n’avez-vous pas graissé les gonds ?… Nous y voici… Il dort profondément… Oui, comme il est calme !… Ce calme le rend plus propre à monter au ciel… Maintenant… maintenant… je tiens le genou sur sa poitrine… Où est le couteau ?… S’il me regarde, je suis perdu. Le couteau !… Je suis un lâche… Le couteau !… S’il ouvre les yeux, c’en est fait de moi. Le couteau, maudits poltrons !… Qui oserait balancer quand je tiens la gorge de mon père ?… Là,… là,… là,… il y a du sang jusqu’au manche : … c’est le sang du vieillard… Cherchez l’argent pendant que j’essuie la lame… Je ne puis l’essuyer, car les cheveux blancs sont mêlés avec le sang. Ces cheveux touchèrent mes lèvres la dernière fois qu’il m’embrassa… J’étais un enfant alors… Alors, je ne l’aurais pas tué pour le monde entier… Maintenant,… maintenant… que suis-je ? Ah ! ah ! ah ! que Judas secoue son sac d’argent à côté du mien… Il a trahi son Sauveur, et j’ai assassiné mon père… Argent pour argent, et âme pour âme, j’ai vendu la mienne plus cher : il était fou de donner son âme pour trente pièces… Mais pour lequel de nous deux les feux de l’enfer seront-ils plus ardents ?… N’importe, je veux l’essayer.

Aux discours horribles qu’il ne cessait de répéter, je l’appelai ; je criai de toutes mes forces, afin qu’il s’éveillât. Il ouvrit enfin les yeux, et me dit, avec un éclat de rire aussi effrayant que ses songes :

— Eh bien ! qu’avez-vous entendu ?… Je l’ai assassiné. Il y a longtemps que vous savez cela. Vous vous êtes fié à moi pour cette maudite entreprise, qui met dans un danger éminent la vie de l’un et de l’autre, et vous ne pouvez supporter de m’entendre parler à moi-même, quoique je ne dise rien que vous ne sachiez déjà.

— Non, je ne puis le supporter, répondis-je accablé d’horreur ; et je ne voudrais pas recommencer l’heure que je viens de passer, dût ma liberté en dépendre. Quelle affreuse idée que celle de rester une journée entière dans une obscurité profonde, mourant de faim et de froid, et écoutant les discours incohérents d’un… Ne me lancez pas ce regard railleur ; je sais tout : votre seul aspect me fait frémir. La main de fer de la nécessité a pu seule m’unir à vous pour un moment. Nous sommes, hélas ! unis, mais pour mon malheur. Il faut que je supporte cette affreuse alliance tant qu’elle durera ; mais n’en rendez pas les moments trop horribles. Ma vie et ma liberté sont dans vos mains ; et, dans la position où nous nous trouvons, je pourrais dire encore ma raison. Je ne puis souffrir l’effrayante éloquence de votre sommeil. Si je suis forcé d’y prêter plus longtemps l’oreille, vous m’emmènerez de ces lieux vivant, mais privé de raison : car ma tête n’est plus assez forte pour supporter des tourments semblables. Ne dormez pas, je vous en conjure ; souffrez que je veille à côté de vous pendant cette horrible journée ; cette journée qui s’écoulera dans les ténèbres et les souffrances, au lieu de la lumière et du bonheur dont nous espérions jouir. Je consens à souffrir la faim, à grelotter de froid, à coucher sur ces pierres dures et humides ; mais je ne puis souffrir vos songes. Si vous dormez, je serai forcé de vous réveiller, ne fût-ce que pour défendre ma raison. Je sens que mes forces physiques diminuent rapidement, et j’en suis d’autant plus jaloux de conserver celles de mon entendement. Ne me regardez pas de cet air menaçant. Vous êtes plus fort que moi ; mais le désespoir nous rend égaux.

Pendant que je prononçais ces paroles, ma voix avait l’éclat du tonnerre, et des éclairs sortaient de mes yeux. Je sentais toute la force que donne la colère, et je m’aperçus que mon compagnon n’y était pas insensible. Je continuai sur un ton qui me fit tressaillir moi-même.

— Si vous osez dormir, je vous réveillerai. Quand vous ne feriez que sommeiller, je ne vous laisserai pas un moment de repos. Vous veillerez avec moi. Pendant cette journée, nous souffrirons ensemble, je l’ai résolu. Je vous l’ai déjà dit : je puis tout souffrir, excepté les rêves inquiets d’un homme qui voit, dans son sommeil, l’image d’un père assassiné. Vous pouvez veiller, délirer, blasphémer ; mais vous ne dormirez pas.

L’homme me regarda pendant quelques instants avec un étonnement qui marquait combien peu il m’avait cru capable d’une telle énergie de passion et de volonté. Quand il fut bien convaincu qu’il ne se trompait pas, l’expression de sa physionomie changea tout à coup. Pour la première fois il parut sentir en commun avec moi ; tout ce qui avait un air de férocité était conforme à sa nature et lui plaisait. Il m’assura avec des jurements qui me glacèrent le sang, que mon courage lui faisait plaisir. « Je veux me tenir éveillé », ajouta-t-il avec un bâillement qui laissait voir une gueule semblable à celle d’un tigre qui se prépare à son festin sanguinaire.

— Mais comment ferons-nous pour ne pas dormir ? Nous n’avons rien à manger et rien à boire.

Il lâcha pour lors une kyrielle de jurements affreux, après quoi il se mit à chanter ; mais quelles chansons ! leur obscénité était si dégoûtante qu’élevé d’abord dans l’intérieur de ma famille et puis dans la sévérité d’un couvent, je ne pus m’empêcher de penser qu’un démon incarné hurlait à mes côtés. Je le suppliai de cesser ; mais cet homme passait si rapidement d’une atrocité extrême à une extrême légèreté, du délire du crime à des chants qui auraient fait horreur dans un lieu de débauche, qu’il me devint tout à fait inexplicable. Je n’avais jamais vu ni même cru qu’il fût possible de réunir ainsi les deux extrêmes. Je devais avoir une bien faible connaissance des hommes pour ne pas savoir que le crime et l’insensibilité se réunissent souvent dans le même cœur, et qu’il n’y a pas sur la terre d’alliance plus indissoluble que celle qui existe entre la main qui ose tout et le cœur qui ne sent rien.

Ce fut au milieu d’une de ses chansons les plus licencieuses que mon compagnon s’arrêta tout à coup. Il regarda pendant quelques instants autour de lui et à la lueur faible et triste qui nous éclairait, je crus remarquer qu’une expression extraordinaire obscurcissait sa physionomie. Je n’osais y faire attention.

? Savez-vous où nous sommes ? me dit-il tout bas.

? Je ne le sais que trop ; nous sommes dans les caveaux d’un couvent, loin de tout secours humain, sans aliments, sans lumière et presque sans espoir.

? Ah ! oui ; ses derniers habitants en ont été la preuve.

? Ses derniers habitants ? Quels furent-ils ?

? Je puis vous le dire, si vous êtes en état de l’entendre.

? Je ne suis point en état de l’entendre, m’écriai-je, en me bouchant les oreilles, je ne veux point l’écouter. Il me suffit de connaître le narrateur pour savoir que l’histoire en doit être horrible.

? Cette nuit fut vraiment horrible, reprit-il sans m’écouter, et faisant volontairement allusion à quelque circonstance de sa narration.

Il n’en dit pas davantage, et sa voix se confondit en murmures incohérents. Je me plaçai aussi loin de lui que le permettaient les limites du caveau, et cachant ma tête dans mes genoux, je m’efforçai de ne point penser. Que la situation de l’âme est affreuse, quand elle nous réduit à désirer que nous n’en ayons plus ; à préférer l’état des bêtes qui périssent tout entières, afin de ne plus jouir de ce privilège de l’humanité qui ajoute à notre malheur ! Je ne pouvais dormir ; quoique le sommeil paraisse une nécessité de la nature, il exige toujours que l’âme y concoure par sa volonté. D’ailleurs, si je l’avais voulu, la faim dévorante qui s’était changée en nausées insupportables, me l’eût rendu tout à fait impossible. Vous ne croirez peut-être pas, monsieur, qu’au milieu de cette complication de maux physiques et moraux, ma plus grande souffrance provenait de l’oisiveté dans laquelle j’étais forcé de rester. Aussi, après avoir lutté contre elle pendant près d’une heure, d’après mon calcul, je me levai, et dans un moment de désespoir, je suppliai mon compagnon de me raconter l’histoire dont il avait parlé concernant notre terrible séjour. Avec une bonté féroce il m’accorda sur-le-champ ma requête, et quoique je m’aperçusse que son corps robuste avait souffert plus que le mien des peines de la nuit et des privations de la journée, il s’y prépara avec une sorte de triste vivacité. Il se trouvait dans son élément. Il allait effrayer une âme faible par un récit d’horreur, et étonner un esprit ignorant par une multitude de crimes.

? Je me rappelle, dit-il, une circonstance extraordinaire dans laquelle ce caveau a joué un grand rôle. Je n’ai pas pu m’expliquer dans le premier moment pourquoi cette porte et cette voûte m’étaient si bien connues. Tant d’idées étranges m’occupent chaque jour que des événements qui feraient sur d’autres une impression ineffaçable, passent devant mon esprit comme des ombres, tandis que les pensées seules ont pour moi de la solidité. Je ne connais d’autres événements que des émotions. Vous savez ce qui m’a amené dans ce maudit couvent ; quoi qu’il en soit j’y étais et je me voyais obligé d’en suivre la discipline. Une partie de cette discipline consiste à faire subir à des criminels extraordinaires, des pénitences aussi extraordinaires que leur crime. Il faut alors non seulement se soumettre à toutes les rigueurs naturelles de la vie religieuse, mais encore remplir le rôle d’exécuteur chaque fois qu’un châtiment inusité doit être infligé. On me fit l’honneur de me croire plus particulièrement fait pour cette espèce de récréation, et peut-être ne me flattait-on pas.

« Peu de jours après que je fus devenu membre de cette communauté, l’occasion se présenta de mettre mes talents à l’épreuve. On me dit de m’attacher à un jeune religieux d’une famille distinguée qui venait de prononcer ses vœux et qui remplissait ses devoirs avec cette froide exactitude, preuve incontestable que son cœur ne s’y livrait pas. Je comprenais sans peine qu’en m’ordonnant de m’attacher à lui, on me prescrivait de me montrer son plus mortel ennemi. En attendant, le seul crime de ce jeune moine était d’être soupçonné d’une passion terrestre. Il était, comme je l’ai déjà dit, le rejeton d’une famille distinguée qui, pour l’empêcher de contracter ce qu’elle appelait un mariage avilissant, c’est-à-dire d’épouser une femme d’un rang inférieur au sien, qu’il aimait et qui aurait fait son bonheur, le força à prendre l’habit de moine. Parfois il paraissait accablé de douleur, mais parfois aussi ses yeux brillaient d’un rayon d’espoir qui fit naître les soupçons de la communauté. L’espérance est en effet une plante étrangère au climat d’un couvent.

« Au bout de quelque temps un jeune novice entra dans la maison. À compter de ce moment le changement le plus frappant se fit voir dans le nouveau religieux. Mes yeux firent sur-le-champ sentinelle. Les yeux découvrent facilement le malheur quand ils ont l’espérance de l’aggraver. L’attachement du jeune moine pour le novice augmentait de jour en jour ; ils étaient toujours ensemble dans le jardin ; ils respiraient le parfum des fleurs ; ils cultivaient le même carré d’œillets ; ils entrelaçaient leurs bras en se promenant ; leurs voix s’unissaient dans le chœur. L’amitié est souvent portée à l’excès dans les couvents, mais celle-ci ressemblait trop à de l’amour. Ainsi quand les psaumes de l’office renfermaient quelques expressions de tendresse, comme il arrive assez souvent, ils se dirigeaient mutuellement leurs paroles, avec un accent qu’il était impossible de méconnaître. Quand les corrections étaient infligées, chacun d’eux voulait supporter la part de l’autre. Quand le couvent jouissait d’un jour de récréation, les cadeaux qui s’envoyaient à la cellule de l’un se retrouvaient infailliblement dans celle de l’autre. Ces indices me suffirent ; je découvris ce secret d’un bonheur mystérieux qui est le plus grand des malheurs pour ceux qui ne peuvent jamais le partager. Ma vigilance redoubla et fut récompensée par une nouvelle découverte dont je fus d’autant plus enchanté qu’elle devait me donner une haute importance aux yeux de tout le couvent. Vous ne pouvez vous imaginez celle que l’on y attache à des secrets de ce genre.

« Un soir que le jeune religieux et son cher novice étaient dans le jardin, le premier cueillit une pêche et l’offrit à son ami ; celui-ci l’accepta avec un mouvement qui me parut un peu gauche : il ressemblait beaucoup à une révérence de femme. Le jeune moine, en partageant le fruit avec un couteau, effleura légèrement le doigt du novice ; il témoigna aussitôt la plus vive inquiétude, et déchira son habit pour envelopper la blessure. J’avais vu toute cette scène, et dès ce moment je n’eus plus aucun doute. Je me rendis cette nuit même chez le supérieur. On conçoit facilement le résultat de notre entrevue. On les épia, mais avec beaucoup de prudence dans les commencements. Ils étaient apparemment sur leurs gardes : car, malgré ma vigilance, il me fut, pendant quelque temps, impossible de rien découvrir de nouveau. Il n’y a pas de situation plus contrariante que d’être intérieurement convaincu de la vérité d’une chose, sans pouvoir se rendre maître d’un seul fait qui puisse faire partager sa conviction à autrui. Une nuit que, par l’ordre du supérieur, j’avais pris mon poste dans le corridor, où je passais souvent des heures entières, remplissant le noble rôle d’espion, je crus entendre des pas. Il faisait noir. Un pied léger passa à côté de moi ; j’entendis une respiration entrecoupée et palpitante. Quelques instants après, une porte s’ouvrit ; c’était celle du jeune religieux : j’en étais sûr, car l’habitude de veiller à cette même place m’avait rendu l’ouïe si fine, que je reconnaissais les habitants de toutes les cellules par les gémissements de l’un, les prières de l’autre, les rêves agités du troisième. Cette porte, sutout, d’où ne partait jamais aucun son, ne pouvait m’être inconnue. Je m’étais muni d’une petite chaîne, au moyen de laquelle j’attachai le bouton de la porte avec celui d’une porte voisine, en sorte qu’il fût impossible d’ouvrir aucune des deux de l’intérieur. Je me hâtai de courir chez le supérieur, avec un orgueil que nul ne peut convevoir, s’il n’a comme moi découvert un secret coupable dans un couvent. Je ne sais si le supérieur n’était pas lui-même agité de ce délicieux sentiment, car il était éveillé et debout, entouré de quatre religieux, que vous vous rappellerez peut-être. (Je frémis à ce souvenir.) Je leur communiquai mes nouvelles avec une ardeur et une volubilité bien contraires au respect que je leur devais, et qui en outre rendaient mon discours presque inintelligible. Ils eurent, néanmoins, la bonté de ne pas faire attention à cette inconvenance qui, dans tout autre cas, aurait été sévèrement punie, et ils daignèrent même suppléer à quelques lacunes dans ma narration, avec une condescendance et une facilité réellement merveilleuse. J’étais enchanté de m’être rendu utile au supérieur, et je me glorifiais dans ma nouvelle dignité d’espion.

« Nous partîmes sans perdre un moment ; nous arrivâmes à la porte de la cellule, et je montrai d’un air de triomphe la chaîne encore placée, mais dont les faibles vibrations indiquaient que les infortunés connais- saient leur danger. J’ouvris la porte ; oh ! comme ils durent trembler ! Le supérieur et les quatre moines s’élancèrent dans la cellule. Je tenais la lumière… Vous frémissez… Pourquoi ? J’étais coupable, et je désirais voir un crime qui palliât le mien, du moins dans l’opinion du couvent : d’ailleurs, je brûlais d’être témoin d’un malheur qui égalât ou même surpassât celui que j’éprouvais, et cette curiosité n’était pas facile à contenter.

« Quand nous entrâmes dans la cellule, les tristes époux se tenaient étroitement embrassés : vous pouvez juger de la scène qui suivit. Ici, je dois rendre, quoique à regret, justice au supérieur. C’était un homme qui, par les sentiments que le couvent sans doute lui avait donnés, n’avait aucune idée de l’union des sexes ; il éprouvait autant d’étonnement et d’horreur à la vue de deux êtres humains, de sexe différent, qui osaient s’aimer en dépit des liens monastiques, que s’il avait été témoin de quelqu’une de ces horribles conjonctions qui font frémir la nature. Il exprima toute l’horreur qu’il éprouvait, et il le fit avec sincérité. Quelle que pût être l’affectation avec laquelle il maintenait la rigueur de la discipline conventuelle, sa conduite dans cette occasion en fut totalement exempte. L’amour était un sentiment qu’il regardait comme inséparable du péché, même quand il était sanctifié par le sacrement du mariage. Mais l’amour dans un couvent ! Il est impossible de se faire une idée de son courroux et moins encore de concevoir combien ce courroux était majestueux et accablant, renforcé par les principes et sanctifié par la religion. Je ne pourrais décrire le bonheur que cette scène me donna : un moment avait suffi pour mettre à mon niveau ces misérables qui avaient triomphé de moi. Je m’étais traîné vers ces murs, comme vers un asile, moi, rebut de la société et quel avait été mon crime ?… Allons… Je vois que vous frémissez ; je n’en dirai pas davantage. Le besoin m’y avait poussé. Et là, je voyais deux êtres devant lesquels, peu de jours avant, je me serais agenouillé comme devant les saints de l’autel, qui maintenant étaient abaissés même au-dessous de moi. Je savourais la douleur du moine apostat et du novice. Mon cœur ulcéré jouissait profondément de la colère du supérieur. Je sentais qu’ils étaient tous des hommes comme moi. Je les avais crus des anges, et ils étaient mortels. À force d’épier leurs mouvements, de flatter leurs passions, de travailler pour leur intérêt, ou plutôt pour le mien, en leur faisant accroire que je n’avais que le leur en vue, j’avais trouvé le moyen de procurer autant de malheur aux autres et d’occupation à moi-même que si j’eusse été réellement dans le monde. J’avais percé le sein de mon père : c’était l’affaire d’un moment. Ici, j’avais deux cœurs à percer tous les jours et sans cesse, je ne devais pas craindre de rester oisif.

À cet endroit de son récit, mon compagnon essuya son front endurci, s’arrêta un moment pour prendre haleine, puis continua en ces termes :

? Je n’aime pas trop à détailler les moyens par lesquels ce couple fut induit à croire qu’il pouvait s’échapper du couvent. Il suffit que j’en fus le principal agent ; que le supérieur prit part à la supercherie ; que je les guidai à travers les mêmes passages où vous avez passé cette nuit : ils tremblaient et me bénissaient à chaque pas… que…

? Arrêtez, m’écriai-je, malheureux ! vous retracez pas à pas la course que je viens de faire.

? Eh quoi ! reprit-il avec un rire féroce, vous croyez donc que je vous trahis ? S’il était vrai, à quoi vous serviraient vos soupçons ? Vous êtes en mon pouvoir. Ma voix pourrait en ce moment appeler la moitié du couvent pour vous saisir ; mon bras pourrait vous attacher contre ce mur, jusqu’à ce que les ministres de la mort, qui n’attendent qu’un signal, vinssent vous arracher la vie.

? Je sais, dis-je, que je suis en votre pouvoir, et si je me fiais à votre générosité, je ferais mieux de me briser la cervelle contre les pierres de cette voûte non moins dures que votre cœur. Mais je sais aussi que vos intérêts sont liés d’une manière ou d’une autre avec ma fuite, et c’est pour cela que je me fie à vous ; d’ailleurs j’y suis forcé. Quoique mon sang déjà refroidi par la faim et la fatigue, se glace en vous écoutant, je dois pourtant vous écouter et vous confier ma vie et ma délivrance. Je vous parle avec cette humble sincérité que notre position m’a enseignée. Je vous hais, je vous crains, si je vous avais rencontré dans le monde, je vous aurais fui avec un dégoût inexprimable ; mais ici le malheur commun a réuni les substances les plus opposées en une alliance contre nature. Cette force cessera d’agir du moment où je serai délivré du couvent et de vous. Mais pendant quelques heures encore je sais que ma vie dépend de vos efforts et de votre présence, tandis que je ne pourrais supporter cette présence qu’à l’aide de l’horrible intérêt que m’inspire votre discours. Continuez donc cette affreuse histoire ; passons cette longue et triste journée nous haïssant cordialement l’un l’autre : quand elle se sera écoulée, maudissons-nous, et ne nous voyons plus.

Je m’étonnais, quoique sans doute ceux qui ont l’habitude de scruter le cœur humain n’y auraient rien trouvé de surprenant, je m’étonnais, dis-je, que plus ma position m’inspirait une férocité bien contraire à notre situation réciproque, et qui était sans doute l’effet du désespoir et de la faim, plus le respect de mon compagnon pour moi paraissait augmenter. Après une longue pause, il me demanda s’il pouvait continuer sa relation. Je n’eus pas la force de répondre : car les efforts que je venais de faire m’avaient épuisé, et ranimaient en moi les nausées de la faim. Je lui fis un signe d’affirmation, et il reprit la parole.

? On les conduisit ici, me dit-il. J’avais formé le plan, et le supérieur y avait consenti : je fus le conducteur de leur prétendue fuite. Ils s’imaginaient que le supérieur fermait les yeux sur leur démarche. Je les conduisis donc, comme je vous l’ai dit, à travers ces mêmes passages que nous avons parcourus. J’avais un plan de cette région souterraine ; mais mon sang se glaçait en la traversant. L’idée du sort qui attendait mes compagnons ne servait pas à le réchauffer. Je retournai une fois la lampe, sous prétexte d’en arranger la mèche, mais en réalité pour examiner ces infortunées victimes. Elles s’embrassaient ; un rayon de joie brillait dans leurs yeux. Elles se parlaient à l’oreille de leur prochaine délivrance et du bonheur dont elles allaient jouir, et me nommaient dans les intervalles qu’elles pouvaient dérober aux vœux qu’elles formaient l’une pour l’autre. Ce spectacle détruisit les derniers restes de la componction que mon horrible tâche m’avait inspirée. Ils osaient donc être heureux en présence d’un homme condamné à un malheur éternel ! Quelle plus grande insulte pouvaient-ils me faire ? Je résolus de les en punir sur-le-champ.

« Nous étions près de ce cachot. Je le savais ; je les engageai à y entrer (la porte à cette époque était encore entière) en leur disant que j’irais pendant ce temps examiner si le passage était libre. Ils firent comme je leur avais dit, et me remercièrent de mes précautions. Ils ignoraient qu’ils ne devaient plus quitter ce lieu. Mais leur vie était-elle à comparer aux souffrances que leur bonheur me faisait éprouver ? Aussitôt qu’ils furent entrés et tandis qu’ils s’embrassaient, je fermai la porte et tournai la serrure. Cette action ne leur causa pas d’inquiétude dans le premier moment. Ils la regardèrent comme une nouvelle précaution de l’amitié.

« Dès que je les eus renfermés, je courus auprès du supérieur qui était furieux de l’outrage fait à la sainteté de son couvent, et plus encore à sa pénétration, dont il se piquait autant que si réellement il en avait possédé. Il descendit avec moi dans le caveau. Les moines le suivirent les yeux enflammés de colère. Cette colère les aveuglait à tel point qu’ils eurent de la peine à découvrir la porte, même après que je la leur eus désignée à plusieurs reprises. Le supérieur de sa propre main enfonça plusieurs clous que les moines lui fournissaient officieusement, et ferma ainsi la gâche qui ne devait plus s’ouvrir. L’ouvrage ne fut pas long. Au premier bruit des pas qui retentirent dans le passage, les victimes poussèrent un cri, et un second quand les premiers coups de marteau furent donnés contre la porte. Elles crurent qu’elles avaient été découvertes et qu’une troupe de moines furieux voulaient enfoncer leur retraite. Ces terreurs se changèrent bientôt en d’autres bien plus affreuses, quand ils entendirent clouer la porte, et que les religieux se retirèrent. Ils jetèrent un dernier cri, mais qu’il était différent des autres ! c’était celui du désespoir : ils connaissaient leur sort.

« On avait cru m’imposer une pénitence en m’ordonnant de veiller à leur porte ; mais ce fut avec joie que je l’exécutai. Loin de considérer cet office comme pénible ou douloureux, je l’eusse pris par choix, quand même j’aurais été supérieur du couvent. Vous appelez ce sentiment de la cruauté ; je soutiens que ce n’est que de la curiosité ; cette même curiosité qui attire des milliers de personnes à la représentation d’une tragédie et qui fait assister avec plaisir la femme la plus délicate au spectacle des douleurs et des lamentations. Je jouissais d’un grand avantage sur elles. Les douleurs, les lamentations dont j’étais témoin étaient véritables. Je me plaçai donc à cette porte, à cette porte qui, semblable à celle de l’enfer dans le Dante, aurait pu porter pour inscription : Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance ! Mes regards exprimaient la pénitence, la joie était dans mon cœur. Je pouvais entendre chaque mot qui se disait. Pendant quelques heures ils s’efforçaient de se consoler mutuellement. Ils exprimaient tour à tour l’espoir de la délivrance, et quand mon ombre passant devant le seuil interceptait ou rendait la lumière, ils se disaient : « C’est lui. » Et ils étouffaient les sanglots du désespoir afin de se les cacher l’un à l’autre. Vers le soir, un moine vint m’apporter des aliments et m’offrit de prendre ma place. Je ne l’aurais pas quittée pour tout au monde ; je répondit cependant au religieux que je voulais me faire un mérite de mon sacrifice et qu’avec la permission du supérieur j’y passerais la nuit. Mon confrère fut enchanté de trouver si facilement un remplaçant. Il me quitta et je pris les aliments qu’il m’avait apportés. J’entendais parler mes prisonniers. Je mangeais, mais je me nourrissais bien plus délicieusement de leur faim dont ils n’osaient pourtant rien dire. Ils réfléchissaient, ils délibéraient, et comme le malheur est toujours ingénieux, ils se disaient qu’il était impossible que le supérieur les eût renfermés là pour les laisser mourir de faim. A ces mots je ne pus m’empêcher de rire ; le bruit en frappa leurs oreilles et ils gardèrent un moment le silence. Pendant toute la nuit, j’entendis leurs gémissements ; c’était ceux de la douleur physique, auprès desquels les soupirs de sentiment les plus exaltés ne sont rien. J’avais lu des romans français et tous leurs inimaginables alambiquages. Madame de Sévigné dit elle-même qu’elle se serait ennuyée de sa fille pendant un long voyage tête à tête avec elle ; mais renfermez deux amants dans un cachot sans nourriture, sans lumière et sans espoir, et je veux être damné (je le suis probablement déjà), s’ils ne s’ennuient[13] l’un de l’autre en moins de douze heures.

« Le second jour, la faim et l’obscurité firent leur effet naturel. Ils demandèrent à grands cris la liberté et frappèrent avec force des coups réitérés à la porte. Ils dirent qu’ils étaient prêts à se soumettre à tous les châtiments qu’on leur imposerait, et l’approche des moines qu’ils avaient tant craint la nuit précédente, était alors l’objet de leurs vœux les plus ardents. Les plus terribles vicissitudes de la vie humaine ne sont-elles pas au fond des maux imaginaires ? Ils demandaient aujourd’hui à genoux, ce qu’hier ils auraient peut-être racheté au prix de leurs âmes. « Quand les souffrances de la faim augmentèrent, ils quittèrent la porte et se traînèrent dans un coin, chacun de leur côté. Chacun de leur côté ! oh ! comme je guettais ce moment. L’inimitié remplaçait déjà l’amour dans leur cœur : quelle joie pour le mien ! Ils ne pouvaient se déguiser mutuellement les détails révoltants de ce qu’ils souffraient. Quelle différence pour deux amants de se placer devant une table abondamment servie ou de se coucher dans le sein de l’obscurité et de la famine ! D’échanger cet appétit qui a besoin des mets les plus délicats pour se réveiller, contre celui qui donnerait tous les trésors de l’amour pour un morceau de pain !

« La seconde nuit se passa alternativement en gémissements et en malédictions ; et dans leurs douleurs, je dois rendre justice aux femmes, quoique je les haïsse autant que les hommes, l’amant accusa son amante d’être la cause de toutes ses souffrances, tandis que jamais, jamais celle-ci ne lui fit le plus léger reproche. Ses gémissements pourraient à la vérité en être d’indirects et d’amers, mais elle ne prononça pas un seul mot qui pût le blesser. Je remarquai cependant un grand changement dans leurs sensations physiques. Le premier jour, ils étaient toujours ensemble, et chaque mouvement qu’ils faisaient semblait n’être fait que par une seule personne. Le second, l’homme lutta seul, la femme gémit dans sa faiblesse. La troisième nuit… comment la décrire ?… Mais vous m’avez dit de continuer. Toutes les plus horribles, les plus dégoûtantes souffrances de la faim étaient passées. La désunion de tous les liens du cœur, de la passion, de la nature, avait commencé. Ils se détestaient, ils se seraient maudits s’ils en avaient eu la force. La quatrième nuit, j’entendis tout à coup la malheureuse femme jeter un cri… Son amant, dans le délire de la faim, avait attaché ses dents à son épaule. Ce sein sur lequel il avait si souvent reposé, allait lui servir de pâture…

? Monstre ! vous riez.

? Oui, je ris de tout le genre humain et du mensonge qu’il profère quand il parle d’amour. Je ris des passions de l’homme et de ses soucis. Le vice et la vertu, la religion et l’impiété sont également les résultats de petites localités et d’une position factice. Un seul besoin physique, une leçon sévère et inattendue prononcée par la nécessité, vaut mieux que toute la logique des philosophes. Ce couple qui ne croyait pas qu’il lui fût possible d’exister l’un sans l’autre, qui avait tout risqué, qui avait foulé aux pieds toutes les lois divines et humaines pour se réunir, ce couple, dis-je, une heure de privations suffit pour le détromper. Les ennemis les plus irréconciliables ne se regardent pas avec plus d’horreur que ces amants. Malheureux ! vous étiez fiers d’avoir des cœurs ; moi, je me glorifiais de n’en point avoir ; qui de nous deux avait le plus raison ? Mon histoire est bientôt finie, et j’espère aussi que le jour ne tardera pas à baisser. La dernière fois que je suis venu en ce lieu, j’avais quelque chose pour m’exciter. C’est bien peu de parler d’un tel événement quand on a eu le bonheur d’en avoir été témoin. Le sixième jour, je n’entendis plus rien, on décloua la porte. Nous entrâmes ; ils n’étaient plus. Ils étaient couchés assez loin l’un de l’autre, bien plus loin que sur ce simple lit de couvent que leur passion avait converti en couche voluptueuse. La femme était repliée sur elle-même ; elle avait dans la bouche une boucle de ses longs cheveux. Sur son épaule on voyait une légère cicatrice : c’était le seul outrage qu’elle eût souffert du désespoir de la faim. L’homme était étendu tout de son long ; sa main était entre ses lèvres ; il paraît que la force lui avait manqué pour exécuter le dessein qui l’y avait conduite. On enleva les corps pour les ensevelir. Quand ils furent exposés à la lumière, les longs cheveux de la jeune femme retombant autour d’une physionomie que ne déguisait plus l’habillement d’un novice, me rappela une ressemblance qui m’était familière et que je crus reconnaître. Je regardai de plus près… c’était ma sœur… la seule que j’eusse… et j’avais entendu sa voix s’affaiblir peu à peu !… J’avais entendu !…

Ici la voix de mon compagnon s’affaiblit à son tour. Il cessa de parler. Tremblant pour une vie à laquelle la mienne était si intimement liée, je m’approchai de lui en chancelant ; je le soulevai à moitié dans mes bras, et me rappelant qu’il y avait sans doute un courant d’air sous la trappe, je m’efforçai de l’y traîner. Je réussis, et tandis qu’il respirait l’air extérieur, je vis avec une joie inexprimable que la lumière baissait déjà visiblement ; la soirée s’avançait ; nous n’avions plus de motifs pour attendre.

Il revint à lui, car son évanouissement avait été causé par l’inanition et nullement par la sensibilité. Quoi qu’il en soit, je m’intéressais vivement à son rétablissement, et si j’avais été capable d’observer les vicissitudes extraordinaires de l’esprit humain, j’aurais été fort étonné du changement qui se manifesta en lui quand il eut repris ses sens. Il ne fit pas la moindre allusion au récit qu’il venait de faire, ni à ce qu’il venait d’éprouver, mais s’élançant de mes bras à la vue de la lumière baissante, il se prépara sur-le-champ à notre départ, avec une nouvelle énergie, avec une plénitude de raison qui tenait du miracle. Il grimpa le long de la muraille avec une merveilleuse dextérité, et à l’aide de mes épaules et des pierres qui avançaient. Il ouvrit la trappe, dit que tout était tranquille, m’aida à monter après lui, et bientôt, avec une joie sans pareille, je respirai de nouveau l’air pur du ciel.

La nuit était profondément obscure. Je ne pouvais distinguer les édifices d’avec les arbres, excepté quand un vent léger faisait mouvoir ceux-ci. Je suis convaincu que c’est à ces ténèbres que je dois la conservation de ma raison, dans de pareilles circonstances. Si en quittant le séjour de l’obscurité, de la famine et du froid j’eusse trouvé tout à coup un ciel brillant de toute la majesté d’une belle nuit, mon jugement y aurait succombé. Je n’ose dire à quels excès je me serais livré. Nous traversâmes le jardin sans que nos pieds touchassent à terre. En approchant de la muraille mon courage faillit m’abandonner avec mes forces. Je dis à l’oreille de mon compagnon :

? Ne vois-je pas des lumières briller aux fenêtres du couvent ?

? Non, les lumières sont dans vos yeux. C’est un effet de l’obscurité dont vous sortez, du besoin, de l’effroi. Venez.

? Mais j’entends le son des cloches.

? Ces cloches sont dans votre imagination. Un estomac vide est le bedeau qui les sonne. Ce n’est pas le moment de balancer. Venez, venez. Ne pesez pas si fort sur mon bras… Ne tombez pas, s’il vous est possible… O ciel ! il se trouve mal !

Ces mots furent les derniers que j’entendis. J’étais tombé, je crois, dans ses bras. Il me traîna jusqu’au mur, et enlaça mes doigts glacés dans les cordes de l’échelle. Cette action me rendit sur-le-champ le sentiment, et je commençai à monter, sans savoir encore précisément ce que je faisais. Mon Compagnon me suivit : nous parvînmes en haut de la muraille. Je chancelais de faiblesse et de crainte. J’éprouvais une inquiétude inexprimable ; je tremblais, quoique l’échelle y eût été, de n’y point trouver mon frère. Tout à coup j’aperçois la lumière d’une lanterne, et je vois un individu en bas. Je m’élance près de lui, sans m’embarrasser si je rencontrerais les bras d’un frère ou le poignard d’un assassin.

? Alonzo ! cher Alonzo ! murmure une voix.

? Juan ! cher Juan ! fut tout ce que je pus répondre, et je sentis mon sein palpitant pressé contre celui du plus généreux et du plus tendre des frères.

? Combien vous avez dû souffrir !… Combien j’ai souffert moi-même pendant cette affreuse journée. J’avais presque renoncé à vous voir. Hâtez-vous : la voiture est à vingt pas.

Tandis qu’il parlait, je distinguais, à la lueur de sa lanterne, ces traits si beaux et si majestueux qui jadis m’avaient fait frémir, comme le gage d’une éternelle émulation, mais qui m’offraient alors le sourire de la divinité fière, mais bienfaisante, à laquelle je devais ma délivrance. Je montrai du doigt mon compagnon. Je ne pouvais parler, car une faim dévorante me consumait. Juan me soutenait, me consolait, m’encourageait ; il faisait autant et plus qu’aucun homme eût jamais fait pour un autre : que dis-je, pour la femme la plus faible et la plus délicate que le sort eût confiée à sa protection. Mon cœur se déchire, quand je me rappelle sa noble tendresse. Nous attendions mon compagnon qui descendait de la muraille.

? Hâtez-vous ! hâtez-vous ! dit mon frère : j’ai faim aussi ; il y a vingt-quatre heures que je vous attends sans avoir pris de nourriture…

Nous pressâmes le pas. La place était déserte. À la faible lueur de la lanterne, je distinguai une voiture : je n’en demandai pas davantage ; je m’y élançai avec promptitude.

? Il est en sûreté, s’écria Juan en voulant me suivre.

? Mais l’es-tu ? répondit une voix de tonnerre.

Juan chancela sur le marchepied de la voiture, et tomba en arrière. Je m’élançai après lui ; je fus inondé de son sang… Il n’était plus.

XVI

Ma mémoire ne me retrace avec exactitude qu’un seul moment d’une souffrance inexprimable ; qu’un son qui frappa mon oreille comme la trompette au jour du jugement. Je perdis connaissance, et un temps considérable s’écoula durant lequel je me souviens seulement d’avoir refusé toute nourriture, d’avoir résisté aux efforts de ceux qui voulaient me faire changer de lieu ; mais ce n’étaient que les faibles et vaines tentatives d’un homme accablé d’un affreux cauchemar.

Par des dates que j’ai pu recueillir depuis, j’ai découvert que je suis resté au moins quatre mois en cet état. Plusieurs changements se firent, durant cet intervalle, dans ma situation, mais sans que j’y prisse aucune part. Je me rappelle cependant parfaitement qu’un jour je recouvrai tout à coup mes sens et ma raison, et que je me trouvai dans un lieu que j’examinai avec le plus grand étonnement et la plus vive curiosité. Ma mémoire ne me tourmentait pas. Il ne me vint pas dans l’idée de demander pourquoi j’étais là, ni ce que j’avais souffert avant d’y arriver. Le retour de ma raison se faisait graduellement, comme la marée montante, et, par bonheur, la mémoire se fit longtemps attendre : mes sens m’occupèrent assez dans les premiers moments.

J’étais sur un lit peu différent de celui que j’occupais dans ma cellule ; mais l’appartement que j’habitais ne ressemblait en aucune façon à celui que je possédais au couvent. Il était un peu plus grand, et le plancher était recouvert d’une natte. Il n’y avait ni crucifix, ni tableaux, ni bénitier. Tous les meubles consistaient en un lit, une table grossière, une lampe et une cruche d’eau. La chambre était sans fenêtres. De gros boutons de fer, qui se montraient distinctement à la lumière de la lampe, garnissaient la porte, et indiquaient qu’elle était bien fermée. Je me mis sur mon séant, et, m’appuyant sur mon bras, je regardai autour de moi avec l’inquiétude d’un homme qui craint que le moindre mouvement qu’il fera ne dissipe le charme, et ne le replonge dans l’obscurité. Dans cet instant, le souvenir de tout le passé me frappa comme d’un coup de foudre. Je poussai un cri, et je retombai sur mon lit, effrayé, mais avec toute ma connaissance. Je me rappelai à l’instant tous les événements dont j’avais été témoin, avec une force qui ne pouvait être surpassée que par la réalité. Ma fuite, ma délivrance, mon désespoir, tout se retraça à ma pensée. Je crus sentir l’embrassement de Juan ; je crus sentir aussi son sang couler sur moi, je vis ses yeux se tourner encore vers moi, avant de se fermer à jamais, et je jetai un nouveau cri, tel que jamais il n’en avait retenti dans ces murs.

À ce bruit un individu entra dans ma chambre. Il portait un costume que je n’avais point encore vu, et il me fit entendre, par des signes, que je devais garder le plus profond silence. Je le contemplai sans ouvrir la bouche, et mon étonnement eut tout l’effet d’une apparente soumission à ses ordres. Il se retira, et je commençai à me demander où j’étais. J’y réfléchissais sans pouvoir me l’expliquer, quand le même individu rentra. Il posa sur la table du pain, du vin et une petite portion de viande ; puis il me fit signe d’approcher. J’obéis machinalement, et quand je fus assis, il me dit à l’oreille que l’état dans lequel je m’étais trouvé m’avait rendu incapable de comprendre les règlements du lieu où j’étais, et qu’il avait en conséquence différé de m’en instruire ; mais qu’à présent, il était obligé de me prévenir que ma voix ne devait jamais s’élever au-dessus du diapason dans lequel il m’adressait la parole, et qui suffisait pour tout ce que je pouvais avoir à dire. Il m’apprit enfin que des cris, des exclamations de tout genre étaient sévèrement punis, comme une infraction aux usages inviolables du lieu. Il était même défendu de tousser trop fort, de peur que le bruit ne servît de signal. Je répétai plusieurs fois :

— Où suis-je ? Quel est donc ce lieu ? Quels sont ces mystérieux règlements ? Mais je ne reçus pour toute réponse que ces mots :

— Mon devoir est de communiquer les ordres que je reçois, et non de répondre à des questions.

Après quoi il partit.

Quelque extraordinaires que parussent ces injonctions, elles étaient si imposantes, si péremptoires, elles étaient si ressemblantes au langage établi d’un système absolu et depuis longtemps fixé, que l’obéissance me parut inévitable. Je me jetai sur le lit en murmurant en moi-même. « Où suis-je ? » jusqu’à ce que le sommeil vînt m’accabler.

On dit que le sommeil de la convalescence est profond ; le mien fut troublé par des rêves inquiets. Je me croyais dans le couvent ; j’expliquais le second livre de Virgile, et je lisais le passage où Hector se montre en songe à Enée. Tout à coup je m’imaginai qu’Hector et mon frère Juan étaient la même personne ; il me disait de fuir ; il disparaissait ensuite : je voyais autour de moi les palais troyens livrés aux flammes. Dans ce moment je me réveillai.

C’est une chose fort étrange, Monsieur, que l’âme et les sens puissent continuer à agir pendant le sommeil, quoique leur action soit en apparence suspendue, et que les images qu’ils nous présentent soient plus vives que n’aurait été la réalité. Je me réveillai, comme je viens de vous le dire, dans l’idée que j’étais entouré de flammes, et je ne vis qu’une faible lumière, fort près de mes yeux, à la vérité, mais que l’on retira aussitôt que je les ouvris. La personne qui la tenait la couvrit pour un moment, puis s’avança de nouveau vers moi, et je distinguai les traits du compagnon de ma fuite. Tout ce qui s’était passé lors de notre dernière entrevue revint soudain à ma mémoire. Je me levai en sursaut, et je m’écriai :

— Sommes-nous libres ?

— Chut !… un de nous deux est libre ; mais nous ne devons pas parler si haut.

— On m’a déjà dit cela, et je ne saurais comprendre le motif de ce mystérieux silence. Si je suis libre, dites-le-moi, et dites-moi aussi si Juan a survécu à cet affreux moment… Ma raison est[14] à peine revenue ; dites-moi comment Juan se porte.

— Oh ! parfaitement. Il n’y a pas de prince qui repose sous un dais plus somptueux. Il y a des colonnes de marbre, des bannières flottantes et des plumes d’une grande magnificence. Il y avait aussi de la musique, mais il n’a pas paru y faire attention. Il était couché sur du velours et sur de l’or, et pourtant il restait insensible à toute cette pompe. Sur sa lèvre décolorée se peignait le sourire du dédain pour tout ce qui se passait autour de lui. Il était assez fier même pendant sa vie.

— Pendant sa vie, m’écriai-je ; il est donc vraiment mort !

— En pouvez-vous douter, puisque vous savez par qui le coup a été porté ? Aucune de mes victimes ne m’a jamais donné la peine d’en frapper un second.

— Vous ! vous !

Il me sembla pendant quelques moments que je nageais dans une mer de flammes et de sang. Je retombai dans ma première démence, et je me rappelle seulement d’avoir prononcé sur lui des malédictions qui auraient épuisé la justice divine, si elle avait voulu les écouter. J’aurais continué à extravaguer, s’il ne m’eût fait taire par un grand éclat de rire, qu’il fit partir au milieu de mes malédictions, et dont le bruit les absorba. Je levai les yeux, croyant voir un autre être ; c’était toujours le même.

— Vous vous étiez donc imaginé, me dit-il, que par votre témérité vous endormiriez la vigilance d’un couvent ? Deux enfants, l’un craintif et l’autre téméraire, avaient donc pensé qu’ils étaient de dignes adversaires de ce système tout-puissant ? Vous, fuir du sein d’un cloître !

Il continua pendant fort longtemps à me déduire toutes les raisons qui devaient m’empêcher de réussir dans cette entreprise, avec une énergie et une volubilité inconcevables. Je m’efforçai vainement de le suivre ou de le comprendre. La première idée qui me frappa fut qu’il n’était peut-être pas ce qu’il paraissait, que ce n’était pas le compagnon de ma fuite qui m’adressait la parole. J’appelai à mon secours tout le reste de ma raison pour m’en assurer. Je savais qu’il suffirait d’un petit nombre de questions, pourvu que j’eusse la force de les prononcer.

— Ne fûtes-vous pas l’agent de ma fuite ? Ne fûtes-vous pas l’homme qui ?… Qu’est-ce qui vous a porté à cette démarche dont le mauvais succès paraît vous réjouir ?

— Une promesse d’argent.

— Et vous m’avez trahi, dites-vous, et vous vous glorifiez de votre trahison ? Qu’est-ce qui vous y a engagé ?

— Une récompense plus forte. Votre frère ne donnait que de l’or. Les religieux me promettaient le salut, et ne sachant comment m’y prendre pour y travailler moi-même, je ne demandai pas mieux que de leur en abandonner le soin.

— Le salut, au prix de la trahison et du meurtre ?

— La trahison et le meurtre ! ce sont là de grands mots. Parlez plutôt raison. N’est-ce pas votre trahison qui a été la plus vile ? Vous avez voulu rompre des vœux que vous aviez prononcés devant Dieu et les hommes. Vous avez éloigné votre frère de ses devoirs envers ses parents et les vôtres ; vous avez participé aux intrigues qu’il a ourdies contre la sainteté d’une institution monastique, et c’est vous qui osez parler de trahison ! N’avez-vous pas aussi, avec une dureté de conscience sans exemple, dans un être aussi jeune, n’avez-vous pas cherché, pour vous sauver, à séduire un confrère ? N’avez-vous pas fait tout ce qui dépendait de vous pour lui faire rompre ses vœux, sacrés aux yeux des hommes, et inviolables sans doute devant Dieu, s’il y a un Dieu dans le ciel ? et c’est vous qui parlez de trahison ? Il n’y a pas sur la terre de traître plus infâme que vous. Moi, je sais que je suis un parricide. J’ai assassiné mon père, mais il n’a pas senti le coup ; je ne l’ai pas senti non plus, car j’étais enivré de vin, de colère, de sang, n’importe de quoi ; mais vous, vous avez porté froidement des coups prémédités au cœur de votre père et de votre mère. Vous les avez tués de propos délibéré. Qui de nous deux est le meurtrier le plus cruel ? et c’est vous, vous qui venez encore parler de meurtre et de trahison ! Je suis, auprès de vous, aussi innocent que l’enfant qui vient de naître. Vos parents se sont séparés. Votre mère est allée se jeter dans un couvent, pour cacher le désespoir et la honte qu’elle éprouve de votre conduite dénaturée. Votre père se plonge alternativement dans la volupté et dans la pénitence, également malheureux dans l’une et dans l’autre. Votre frère, vous le savez, a péri en cherchant à vous sauver. Vous avez répandu la désolation sur une famille entière. Vous avez porté le coup mortel à la paix et au bonheur de tous ses membres, et vous l’avez porté sans regarder une seule fois en arrière ; et c’est vous qui osez parler de trahison et de meurtre !

Il continua encore pendant quelque temps sur le même ton ; mais je n’entendais plus rien. J’étais tellement accablé des nouvelles affreuses qu’il venait de me donner sur ma famille, que je ne savais plus du tout ce qu’il me disait. Enfin je m’écriai :

— Juan est donc vraiment mort ? Et c’est vous qui fûtes son meurtrier ! Vous ! Je crois tout ce que vous venez de me dire : je suis sans doute fort coupable ; mais Juan est-il mort ?

En disant ces mots, je levai sur lui des yeux qui n’avaient plus la force de le contempler. Mes traits n’exprimaient plus rien que l’étonnement d’une douleur sans pareille ; ma voix ne pouvait plus prononcer de reproches : mes souffrances ne permettaient pas la plainte. J’attendais sa réponse ; il garda le silence ; mais ce silence diabolique en disait assez.

— Et ma mère s’est retirée dans un couvent ? Il fit un signe de tête.

— Et mon père… ?

Il sourit, et je fermai les yeux. Je pouvais tout supporter, excepté de le voir sourire. Je ne dis plus rien. Il n’y a point de reproche plus amer que le silence, car il semble toujours renvoyer les coupables à leur propre cœur, dont l’éloquence ne manque presque jamais de remplir la lacune d’une manière très peu satisfaisante pour l’accusé. Mon regard lui causa donc un courroux que les plus dures invectives n’auraient, j’en suis sûr, pas pu faire naître dans son sein. Je suis même persuadé que des imprécations auraient été pour lui la plus douce musique. Elles auraient été la preuve que sa victime souffrait tous les maux qu’il était en état d’infliger. Il trahit ses sentiments par la violence de ses exclamations ; et, profitant d’un silence que je n’avais ni la force, ni le désir de rompre, il continua pendant plus d’un quart d’heure à vomir les blasphèmes les plus épouvantables qui jamais eussent frappé mon oreille. Le peu que je compris de ses atroces discours était que, n’ayant aucun espoir d’obtenir directement le pardon de Dieu, n’ayant pas même la volonté de l’implorer, il espérait rendre ses souffrances, dans un autre monde, moins horribles, en entraînant d’autres individus dans des crimes si grands, qu’ils pussent effacer en quelque sorte les siens.

— Ce fut dans cet espoir, me dit-il à la fin, que je feignis de concourir au plan que votre frère avait imaginé…

À ces mots, mon attention se réveilla. Je sentis que son discours allait acquérir pour moi un degré d’intérêt qu’il n’avait pas eu jusqu’alors : il continua.

— Mais le supérieur était instruit de tous les détails à mesure que je les apprenais moi-même. Ce fut dans cet espoir que je passai cette fatale journée avec vous dans le souterrain ; car si nous avions tenté de nous échapper en plein jour, votre crédulité, toute grande qu’elle était, eût pu en être ébranlée ; mais pendant tout ce temps je ne cessais de mettre la main au poignard que je portais dans mon sein, et qui m’avait été remis dans un but que j’ai bien accompli. Quant à vous, le supérieur a permis votre fuite pour ne plus vous avoir en son pouvoir. Il s’ennuyait de votre présence, ainsi que la communauté ; elle était pour eux un fardeau et un reproche. Votre appel avait été une disgrâce pour le couvent. Ils jugèrent que vous étiez plus fait pour être une victime qu’un prosélyte, et ils jugèrent bien. Vous êtes mieux placé dans votre demeure actuelle, et il n’y a pas de danger que vous en sortiez jamais.

— Mais où suis-je donc ?

— Vous êtes… dans les prisons de l’Inquisition.

XVII

Ce qu’il m’avait dit n’était que trop vrai : j’étais prisonnier du Saint-Office ! Il n’y a pas de doute que de grandes conjonctures ne nous inspirent les sentiments qu’ils exigent pour les surmonter. Plus d’un homme a bravé les tempêtes sur le sein de l’Océan, qui tremblait quand le tonnerre grondait dans sa cheminée. Je sentis la vérité de cette observation. J’étais prisonnier de l’Inquisition ; mais je savais que mon crime, quelque grand qu’il fût, n’était pas de ceux qui tombent directement sous la compétence de son tribunal. Je n’avais jamais prononcé un mot qui dénotât un manque de respect pour l’Église catholique, ou qui exprimât le plus léger doute sur un article de foi. Les absurdes accusations de sorcellerie et de possession, portées contre moi dans le couvent, avaient été complètement détruites lors de la visite de l’évêque. Ma répugnance pour la vie religieuse était, à la vérité, suffisamment connue, et j’en avais donné des preuves trop funestes ; mais je ne pouvais pas encourir pour cela les peines de l’Inquisition. Je n’avais rien à craindre de l’Inquisition, du moins à ce que je me disais, et j’ajoutais une pleine foi à mes raisonnements.

Le septième jour après le retour de ma raison était celui que l’on avait fixé pour mon interrogatoire. On m’en avait prévenu, quoique l’Inquisition ne soit pas dans l’usage de donner de pareils avis.

Vous n’ignorez pas, Monsieur, que de tout ce que l’on raconte sur la discipline intérieure de l’Inquisition, il peut à peine y avoir quelque chose de vrai, les prisonniers étant obligés de prêter serment qu’ils ne dévoileront rien de ce qui se passe dans ses murs. Ceux qui ne craignent pas de violer ce serment ne se font sans doute pas non plus un scrupule de trahir la vérité dans les détails qu’ils donnent. Quant à moi je ne ferai ni l’un ni l’autre. Un serment me défend de vous faire part des circonstances de mon emprisonnement ou de mes interrogatoires. Je ne puis vous communiquer que quelques traits généraux, qui peuvent avoir rapport à la narration extraordinaire que j’ai entrepris de vous faire.

Mon premier interrogatoire se termina d’une manière assez favorable. On déplora, on réprouva à la vérité mon aversion pour la vie monastique, mais on ne me dit rien qui pût faire naître en moi des craintes particulières. Je fus donc aussi heureux qu’on peut l’être dans la solitude et dans l’obscurité, couché sur la paille et nourri au pain et à l’eau ! Mais la quatrième nuit après mon premier interrogatoire, je fus réveillé par une vive clarté qui vint frapper mes paupières. Je me levai en sursaut et je vis une personne, tenant une lumière et qui se retira de devant mon lit, pour s’asseoir dans le coin le plus éloigné de ma chambre.

Quoique je fusse enchanté à la vue d’une figure humaine, j’avais déjà acquis assez l’habitude des usages de l’Inquisition pour demander d’un ton péremptoire et froid quel était celui qui s’était permis d’entrer dans la cellule d’un prisonnier. L’inconnu répondit de la voix la plus douce qui jamais je crois ait retenti dans les murs du Saint-Office, qu’il était prisonnier comme moi, que par une indulgence particulière on lui avait permis de me visiter et qu’il espérait…

Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

— Ah ! doit-on nommer l’espérance en ces lieux ?

Il m’adressa encore avec la même douceur quelques paroles de consolation, et sans parler de ce qui pouvait nous regarder personnellement l’un ou l’autre, il dépeignit l’agrément que nous éprouverions en nous voyant et en causant souvent ensemble.

Cet inconnu me visita pendant plusieurs nuits consécutives, et je ne pus m’empêcher de remarquer trois circonstances fort extraordinaires dans ses visites et dans son apparence. La première était qu’il s’efforçait autant qu’il lui était possible de me cacher ses yeux. Il me tournait le dos ; s’asseyait de côté, changeant souvent de position et mettant la main devant sa figure. Quand parfois il s’oubliait ou qu’il était forcé de me regarder, j’étais frappé de l’éclat extraordinaire dont ses yeux brillaient. Cet éclat n’avait rien d’humain, et dans l’obscurité de ma prison, j’étais obligé de me détourner car je ne pouvais le supporter. La seconde circonstance extraordinaire que m’offraient ses visites était qu’il entrait et sortait de chez moi sans que personne s’y opposât. On eût dit qu’il possédait à toute heure la clef de mon cachot. Enfin, ce qui mettait le comble à mon étonnement c’était non seulement qu’il parlait d’une voix haute et intelligible, tout à fait différente du murmure habituel des conversations inquisitoriales, mais encore qu’il exprimait librement l’horreur que lui inspirait tout le système de l’Inquisition ; sa haine pour les inquisiteurs, et tout ce qui tenait à eux depuis saint Dominique lui-même jusqu’au moindre familier du Saint-Office, s’exhalait en termes si violents que plus d’une fois il me fit trembler.

Vous avez peut-être entendu dire, Monsieur, qu’il existe des personnes employées par l’Inquisition elle-même à consoler les prisonniers dans leur solitude, sous la condition qu’ils obtiendront d’eux dans la conversation familière l’aveu des secrets que la torture n’a pu leur ravir. Je découvris dès le premier moment que mon inconnu n’était pas un de ces gens-là. Il insultait trop grossièrement le système ; son indignation était trop franche.

J’ai oublié de vous faire part d’une particularité de ses visites qui me frappait d’une terreur plus grande encore que toutes celles que m’inspirait l’Inquisition. Il ne cessait de me parler d’événements et de personnages dont il était impossible que sa mémoire lui fournît le souvenir. Il s’arrêtait pour lors tout à coup : puis il reprenait avec une espèce de raillerie affectée sur la distraction qu’il avait commise. Il m’est impossible de vous exprimer l’impression que faisaient sur moi ces allusions continuelles à des événements anciens ou à des personnes qui depuis longtemps n’existaient plus. Sa conversation était riche, variée et instructive, mais il parlait si souvent des morts que malgré moi, je me figurais souvent qu’il était du nombre. Il était surtout versé dans l’histoire anecdotique, et moi qui n’en savais presque rien, je l’écoutais avec d’autant plus de ravissement qu’il racontait tout avec la fidélité d’un témoin oculaire. Ce qui me plaisait surtout était la description des fêtes brillantes de la cour de Louis XIV. Il me fit verser des larmes en décrivant la mort funeste de madame Henriette.

Parmi les traits qu’il citait il y en avait de peu intéressants ; mais c’était toujours une suite de détails minutieux qui portaient à l’esprit l’idée et presque la conviction qu’il avait vu lui-même ce qu’il décrivait, et qu’il avait connu les personnes dont il parlait. Je me rappelle surtout une fois qu’il me racontait l’anecdote connue du cardinal de Richelieu qui, se trouvant avec le roi Louis XIII dans une réunion, passa devant le roi, au moment où l’on annonçait la voiture de Sa Majesté. « Louis, continua l’inconnu, dit en souriant : Son éminence veut toujours être la première. – La première à servir Votre Majesté, reprit le cardinal avec une présence d’esprit admirable, et, prenant vivement un flambeau des mains d’un page qui était à côté de moi, il éclaira le Roi jusqu’à sa voiture. »

Je ne pus m’empêcher de l’arrêter aux paroles extraordinaires qui lui étaient échappées, et je lui dis :

— Y étiez-vous ?

Il me fit une réponse ambiguë, et, écartant ce sujet, il continua à m’amuser par plusieurs détails curieux de l’histoire privée du dix-septième siècle, dont il parlait avec une fidélité minutieuse qui ne laissait pas d’être un peu effrayante. Il me quitta, et je le regrettai, quoique je ne pusse expliquer la sensation extraordinaire que me causaient ses visites.

Peu de jours après, je devais être interrogé pour la seconde fois. La veille au soir, je fus visité par un des officiers supérieurs du tribunal. Je fis d’autant plus attention à ce qu’il me dit, que ses discours étaient plus détaillés et plus énergiques que je ne m’y serais attendu de la part d’un habitant de cette silencieuse demeure. Cette circonstance me fit penser qu’il allait peut-être me communiquer quelque chose d’extraordinaire, et je ne me trompai pas. Il me dit en termes précis qu’il régnait depuis quelque temps dans le Saint-Office un trouble et une inquiétude jusqu’alors sans exemple. On répandait qu’un être à figure humaine avait paru dans les cellules de quelques-uns des prisonniers, où il prononçait des discours contraires non seulement à la foi catholique et à la discipline de la sainte Inquisition, mais encore à la religion en général, et à la croyance en Dieu et dans une vie à venir. Il ajouta que, malgré la vigilance la plus assidue, aucun des employés du tribunal n’avait encore pu réussir à suivre cet individu dans ses visites aux cellules des prisonniers ; que la garde avait été doublée ; que toutes les précautions ordinaires, et de bien plus grandes encore, avaient été prises, mais le tout sans succès. Les seuls avis de l’existence de cet être singulier venaient de quelques prisonniers qu’il avait entretenus, et auxquels il avait parlé un langage qui paraissait lui avoir été dicté par l’ennemi du genre humain, pour accomplir la perdition de ces infortunés. Enfin il m’annonça qu’on ne manquerait pas de m’interroger à ce sujet, et peut-être avec plus d’instance que je ne m’y attendais. Il m’engagea à bien réfléchir à ce que je dirais ; après quoi, me recommandant à la garde de Dieu, il se retira.

Je compris sans peine de quoi il s’agissait ; mais tranquille sur mon innocence, j’attendis mon interrogatoire plutôt avec de l’espérance qu’avec de la crainte. Après les questions ordinaires : pourquoi j’étais en prison ? qui m’avait accusé ? de quel crime je me sentais coupable ? si je me rappelais d’avoir jamais montré du mépris pour les dogmes de l’Église ? etc., etc., on ajouta quelques questions inusitées, qui semblaient se rapporter indirectement à l’individu qui m’avait visité. J’y répondis avec une sincérité qui parut faire une impression terrible sur mes juges. Je leur dis sans détour qu’une personne était entrée dans mon cachot.

— Il faut l’appeler une cellule, dit le grand inquisiteur.

— Soit : dans ma cellule. Cette personne parla avec la plus grande sévérité du Saint-Office ; elle prononça des mots que le respect ne me permet pas de répéter. J’eus de la peine à croire qu’une telle personne eût reçu la permission de visiter les cachots, je veux dire les cellules, de la sainte Inquisition.

Quand j’eus prononcé ces mots, un des juges, tremblant sur sa chaise, essaya de m’adresser la parole. Son ombre agrandie par la faible lumière qui régnait dans la salle offrait, sur le mur opposé, l’image d’un géant paralytique. Sa voix s’arrêta dans son gosier ; ses yeux se tournaient avec un mouvement convulsif : tout à coup il tomba, frappé d’apoplexie, un moment avant qu’on ait pu le transporter dans un appartement voisin. Cet événement interrompit l’interrogatoire ; je fus renvoyé à ma cellule, et je vis à regret que j’avais laissé dans l’esprit de mes juges une impression défavorable. Ils interprétèrent cette circonstance, déjà extraordinaire par elle-même, de la manière la plus extraordinaire et la plus injuste ; et, dans l’interrogatoire suivant, je sentis les effets de leur prévention.

La nuit suivante, je reçus, dans ma cellule, la visite d’un des inquisiteurs qui causa longtemps avec moi du ton le plus sérieux, et sans aucune passion. Il me décrivit l’aspect atroce et révoltant sous lequel j’avais paru, depuis le premier moment, aux yeux du Saint-Office. Moine apostat, j’avais déjà été accusé de sorcellerie dans mon couvent ; dans une tentative pour me sauver, j’avais causé la mort de mon frère, que j’avais porté, par ma séduction, à seconder ma fuite ; enfin j’avais plongé une des premières familles du royaume dans le désespoir et la honte.

J’allais répondre ; mais il m’arrêta, en me disant qu’il était venu pour parler, et non pour écouter. Il m’informa ensuite que, quoique j’eusse été acquitté, lors de la visite de l’évêque, des soupçons de communication avec le malin esprit, ces soupçons venaient néanmoins de se renouveler, avec une force terrible, à l’occasion de cet être extraordinaire, de l’existence duquel je ne pouvais douter, et qui ne s’était jamais présenté dans les prisons de l’Inquisition avant que j’y fusse entré. On ne pouvait en tirer d’autre conclusion, sinon que j’étais réellement la victime de l’ennemi du genre humain. Il me dit de songer sérieusement au danger de la situation dans laquelle j’étais placé, par les soupçons qui s’attachaient généralement, et à ce qu’il craignait, trop justement sur moi. Enfin, il me conjura, au nom de mon salut, de mettre toute ma confiance dans le Saint-Office ; et, si l’être mystérieux venait me visiter de nouveau, de bien écouter ce que ses lèvres impures me suggéreraient, afin de rapporter fidèlement ses discours au tribunal.

Quand l’inquisiteur fut parti, je réfléchis à ce qu’il venait de me dire. Je m’imaginais que ce qui m’arrivait pouvait bien avoir quelque rapport avec la conspiration tramée contre moi dans le couvent. Peut-être voulait-on m’entraîner à m’accuser moi-même. Je sentis donc la nécessité d’une vigilance imperturbable. J’avais le sentiment de mon innocence, et il me mettait en état de braver l’Inquisition elle-même ; mais dans les murs du Saint-Office, ce sentiment et cette témérité sont également inutiles. Menacé à la fois du pouvoir de l’Inquisition et de celui du démon, je résolus d’examiner soigneusement ce qui se passerait dans ma cellule, et je n’attendis pas longtemps. La seconde nuit après mon interrogatoire, je vis le même inconnu rentrer chez moi. Mon premier mouvement fut d’appeler à haute voix les officiers de l’Inquisition. Je sentis néanmoins une espèce d’incertitude impossible à décrire, ne sachant s’il fallait me jeter dans les bras du Saint-Office ou dans ceux de cet être extraordinaire, plus formidable peut-être que tous les inquisiteurs du monde, depuis Madrid jusqu’à Goa. Je craignais de la supercherie des deux côtés. Je ne savais ce qu’il fallait croire ou penser. Entouré d’ennemis de toutes parts, j’aurais volontiers donné mon cœur à celui qui, le premier, aurait jeté le masque, et déclaré franchement et ouvertement son inimitié.

Après un peu de réflexion, je jugeai qu’il fallait me méfier de l’Inquisition, et écouter ce que l’inconnu aurait à me dire. Je ne pouvais me détacher de l’idée qu’il était son agent secret. J’étais fort injuste envers les inquisiteurs. Sa conversation, cette fois, fut plus amusante que jamais ; mais elle fut aussi bien digne d’exciter tous les soupçons du saint tribunal. À chaque phrase qu’il prononçait, je voulais me lever et appeler les officiers ; soudain je me représentais l’étranger devenant mon accusateur, et me désignant pour victime à leur colère. Je tremblais à l’idée qu’un seul mot pouvait me compromettre, et me conduire, par de longs tourments, à la mort.

Je gardai donc le silence, et je prêtai l’oreille à ce que me disait cet inconnu, à qui les murs de l’Inquisition ne paraissaient être que ceux d’un appartement ordinaire. Il était assis à mes côtés, aussi tranquillement que sur le fauteuil le plus voluptueux. Mes sens, mon esprit étaient si égarés, que j’ai de la peine à me rappeler son discours. En voici un aperçu :

— Vous êtes prisonnier de l’Inquisition. Le Saint-Office est, sans contredit, établi dans des vues fort sages, et que des êtres faibles et pécheurs comme nous ne sommes pas en état de comprendre. Mais, autant que j’en puis juger, ses prisonniers sont non seulement insensibles aux bienfaits qu’ils peuvent retirer de sa vigilance ; mais ils les reçoivent avec une ingratitude atroce. Vous, par exemple, qui êtes accusé de sorcellerie, de fratricide et de je ne sais combien de crimes encore, votre détention salutaire en ce lieu vous empêche d’outrager encore la nature, la religion, la société. Eh bien ! je gage que vous éprouvez si peu de reconnaissance pour ces bienfaits, que votre plus ardent désir est de vous y dérober le plus promptement possible. En un mot, je suis convaincu que le vœu secret de votre cœur est de ne point augmenter le fardeau des obligations que vous avez au Saint-Office, mais au contraire, de diminuer, autant qu’il dépendra de vous, la douleur que ces saints personnages éprouveront tant que vous souillerez leurs murs de votre présence ; aussi ne demandez-vous pas mieux que d’y mettre un terme, longtemps avant celui qu’ils ont eux-mêmes fixé. Votre désir est de fuir les prisons du Saint-Office, s’il est possible. Vous savez que c’est là votre désir.

Je ne répondis pas un mot. Cette ironie féroce et sauvage, le seul mot de fuite, m’inspirait une terreur impossible à décrire. L’inconnu continua :

— Quant à votre fuite, je m’y engage, et c’est plus qu’aucun pouvoir humain ne saurait faire ; mais vous ne pouvez ignorer quelle en sera la difficulté : cette difficulté vous effrayera-t-elle ? Hésitez-vous ?

Je continuais à garder le silence. Il crut que je balançais.

— Vous croyez peut-être qu’en languissant ici dans les cachots de l’Inquisition, vous assurerez infailliblement votre salut. Il n’y a pas d’erreur plus absurde et cependant plus enracinée dans le cœur de l’homme, que la pensée, que ses souffrances dans le monde faciliteront son bonheur éternel.

À ces mots je me crus en sûreté. Je m’empressai de répondre que je sentais, que j’étais convaincu que mes souffrances ici-bas serviraient, du moins en partie, à mitiger des châtiments que je n’avais que trop mérités dans l’avenir. J’avouai mes erreurs ; je me confessai pénitent de mes malheurs, comme s’ils eussent été des crimes ; et l’énergie de ma douleur, s’unissant à l’innocence de mon cœur, je me recommandai au Tout-Puissant avec une onction bien sincère. J’invoquai les noms de Dieu, du Sauveur et de sa sainte Mère, avec les supplications les plus ardentes et la dévotion la plus vive. Je m’étais agenouillé : quand je me levai, je regardai autour de moi, l’inconnu avait disparu.

Quand je fus de nouveau interrogé, on commença par suivre les formes ordinaires, puis on m’adressa des questions artificieuses, comme s’il avait été nécessaire d’user d’artifice pour me faire parler sur un sujet à l’égard duquel je ne demandais pas mieux que d’épancher mon cœur. Aussitôt que l’on m’eut dit un mot, je commençai ma narration avec une ardeur et une sincérité qui auraient détrompé tout autre que des inquisiteurs. Je déclarai que j’avais été de nouveau visité par cet être mystérieux. Je répétai en tremblant chaque mot de notre dernière conférence. Je ne supprimai pas une syllabe des insultes qu’il avait prodiguées au Saint-Office, de l’acrimonie de ses sarcasmes, de son athéisme avoué, de sa conversation diabolique. Je m’appesantis sur les plus petits détails. J’espérais me faire un mérite auprès de l’Inquisition, en accusant son ennemi et celui du genre humain. Oh ! qu’il est difficile de peindre le zèle avec lequel nous agissons entre deux ennemis mortels, dans l’espoir de nous concilier la faveur de l’un des deux ! L’Inquisition m’avait déjà suffisamment fait souffrir ; mais dans ce moment je me serais abaissé devant elle, j’aurais sollicité la place du dernier de ses familiers, de l’exécuteur de ses sentences, en un mot, j’aurais souffert tous les maux qu’elle était capable d’infliger, pourvu que l’on ne me crût pas l’allié de l’ennemi des âmes.

Quelle fut, hélas ! ma douleur, quand je m’aperçus que mes discours prononcés avec la sincérité, avec l’éloquence d’une âme combattant contre les démons qui s’efforcent de l’entraîner loin des routes de la miséricorde, que ces discours, dis-je, ne faisaient aucune impression ! Les juges parurent frappés à la vérité du ton sérieux avec lequel je parlais. Ils ajoutèrent foi malgré eux pour un moment à mes paroles, mais je ne tardai pas à découvrir que j’étais pour eux un objet de terreur. Ils semblaient ne me regarder qu’à travers une atmosphère de mystère et de soupçon. Ils ne cessaient de me demander de nouveaux détails, de nouvelles circonstances, enfin ils voulaient apprendre de moi quelque chose qui était dans leur esprit et pas dans le mien. Plus ils prenaient de peine à arranger artificiellement leurs questions, plus elles me devenaient inintelligibles. J’avais dit tout ce que je savais, j’avais vraiment désiré tout dire ; mais il ne m’était pas possible d’en dire davantage, et je souffris d’autant plus de ne pouvoir remplir le désir de mes juges, que j’ignorais absolument ce qu’ils voulaient de moi. Quand on me renvoya dans ma cellule, on me prévint de la manière la plus solennelle que si je négligeais désormais de me rappeler et de rapporter chaque mot que me dirait l’être extraordinaire dont ils convenaient qu’ils ne pouvaient empêcher les visites, je devais m’attendre à éprouver toute la sévérité du Saint-Office. Je promis tout ce que l’on exigeait de moi, et pour donner une preuve de ma sincérité, je suppliai que l’on voulût bien permettre que quelqu’un passât la nuit dans ma cellule, ou bien, si cela était contraire aux règles de l’Inquisition, qu’une sentinelle fût placée dans le corridor qui y communiquait, afin que je pusse, par un signal convenu, lui donner avis de l’arrivée de cet inconnu mystérieux dont les visites impies seraient à la fois découvertes et punies.

En me laissant parler ainsi, on m’avait accordé un privilège tout à fait inusité dans le tribunal de l’Inquisition, où le prisonnier ne peut que répondre à des questions, et ne doit jamais parler, à moins qu’on ne l’interroge. Ma proposition donna lieu cependant à une délibération, et quand elle fut terminée, je découvris avec horreur qu’il n’y avait pas un seul des officiers qui osât prendre sur lui de veiller près de ma cellule.

J’y retournai dans une agonie inexprimable. Plus je m’étais efforcé de me justifier plus je paraissais coupable. Ma seule ressource et ma seule consolation furent d’obéir strictement aux ordres du tribunal. Je veillai soigneusement toute la nuit. L’inconnu ne vint point. Vers le matin je m’endormis ; mais hélas ! de quel sommeil épouvantable ! les génies ou les démons du lieu où j’étais semblèrent avoir arrangé le songe qui occupa ma pensée. Je suis convaincu qu’une victime réelle d’un véritable auto-da-fé ne souffre pas plus pendant l’horrible procession qui le conduit aux flammes, que je ne le fis pendant ce songe. Je crus que ma sentence était prononcée. La cloche avait sonné. Nous quittions la prison de l’Inquisition. Je ne vous peindrai point cette procession dont sans doute vous avez lu ou entendu mainte description effrayante. Il suffit que je vous dise que je voyais tout dans mon songe avec la plus terrible exactitude. Il n’y manquait rien. Toutes les cloches sonnaient dans mes oreilles ; mais le sentiment le plus affreusement inexplicable c’était de me voir passer moi-même. Je me voyais, je me sentais deux fois. Il m’est impossible de vous donner une idée de cette horreur. Je montai sur l’échafaud, on m’enchaîna à ma chaise. Je vis les feux s’allumer ; bientôt les flammes commencèrent à se faire sentir sous la plante de mes pieds, elles montèrent peu à peu ; enfin, dans mon rêve je brûlai à petit feu et j’éprouvai toutes les angoisses inséparables de cet état de douleurs inouïes. Enfin, quand mon corps fut complètement consumé, quand il ne fut plus qu’un monceau de cendres, je jetai un cri épouvantable et je me réveillai. Je me retrouvai dans ma prison ; à mes côtés était assis mon tentateur. Avec une impulsion à laquelle je ne pus résister, une impulsion dictée par l’horreur de mon songe, je m’élançai à ses pieds et je m’écriai : « Sauvez-moi. »

Je ne sais, Monsieur, et je ne crois pas que l’intelligence humaine puisse résoudre ce problème, si cet être indéfinissable avait le pouvoir d’influencer mes songes, et de dicter à un témoin les images qui m’avaient poussé à me jeter à ses pieds dans l’espoir d’y trouver ma sûreté. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il profita de ma terreur, moitié imaginaire, moitié réelle, et il commença par vouloir me démontrer qu’il avait en effet le pouvoir de me sauver des mains de l’Inquisition. Il me proposa ensuite une condition épouvantable que je ne communiquerai jamais à personne qu’à mon confesseur.

(Ici Melmoth ne put s’empêcher de se rappeler cette condition incommunicable qui avait été proposée à Stanton dans l’hospice des aliénés. Il frémit et se tut. L’Espagnol continua.)

À l’interrogatoire suivant, les questions furent plus sérieuses et plus pressantes encore ; mais comme je ne demandais pas mieux que de parler, toutes les formes d’un interrogatoire inquisitorial ne nous empêchèrent pas de bientôt nous entendre. Je voulais atteindre mon but, et ils n’avaient rien à perdre en m’y laissant arriver. Je confessai, sans hésiter, que j’avais revu cet être mystérieux qui pouvait pénétrer dans les réduits les plus cachés du Saint-Office, sans permission et sans empêchement. Les juges tremblaient sur leurs sièges pendant que je prononçais ces paroles. Je répétais ensuite tout, absolument tout ce qui s’était passé entre nous, à l’exception de cette seule proposition que j’avais résolu, comme je viens de vous le dire, de ne jamais révéler à qui que ce fût. On voulut exiger de moi que je continuasse ; je m’y refusai. Les juges se parlèrent à l’oreille. Il me semblait qu’ils délibéraient entre eux pour savoir s’ils me feraient donner la question.

Dans cet intervalle, je jetai un regard triste et inquiet autour de la salle où je me trouvais, et sur le fauteuil du grand inquisiteur, au-dessus duquel s’élevait un énorme crucifix de treize pieds de haut. Tout à coup j’aperçus un personnage assis devant la table qui était couverte d’un drap noir ; il faisait l’office de greffier, et mettait par écrit les dépositions des accusés. Quand on me conduisit auprès de cette table, ce personnage me regarda d’un air de connaissance : c’était le compagnon de ma fuite. Il était devenu l’un des familiers de l’Inquisition. Je perdis tout espoir quand je vis son œil féroce et perfide, qui ressemblait à celui du tigre ou du loup guettant leur proie. Il me lançait de temps à autre des regards sur lesquels je ne pouvais me méprendre, et que cependant je n’osais interpréter. J’ai lieu de croire que ce fut lui qui dicta la terrible sentence que j’entendis prononcer.

— Vous, Alonzo de Monçada, moine, profès de l’ordre de ***, accusé des crimes d’hérésie, d’apostasie et de fratricide…

— Oh ! non, non, m’écriai-je ; mais personne ne fit attention à moi.

— … et de conspiration avec l’ennemi du genre humain contre la paix de la communauté, dans laquelle vous aviez prononcé le vœu de vous consacrer à Dieu, et contre l’autorité du Saint-Office ; accusé en outre d’avoir communiqué dans votre cellule, située dans les prisons du Saint-Office, avec un messager infernal de l’ennemi de Dieu, de l’homme et de votre âme elle-même, convaincu, sur votre propre aveu, d’avoir donné accès dans votre cellule à l’esprit infernal, êtes, par la présente livrée à…

Je n’en entendis pas davantage. Je jetai un cri ; mais ma voix fut étouffée par les murmures des familiers. Il me semblait que le crucifix se balançait, que la lumière de la lampe était multipliée à l’infini. Je levai les mains en signe de supplication ; des mains plus fortes que les miennes me les firent baisser. Je voulus parler, on me ferma la bouche. Je me mis à genoux ; on allait m’entraîner, quand un vieux inquisiteur ayant fait un signe aux familiers, on me laissa un moment de liberté. Il m’adressa pour lors ces paroles, rendues plus terribles par la sincérité avec laquelle il parlait. Son âge, son action soudaine m’avaient fait espérer de la miséricorde. Il était aveugle depuis plus de vingt ans. Voici ce qu’il me dit :

— Misérable ! apostat ! excommunié ! je rends grâce au ciel de m’avoir privé de la lumière, puisqu’il m’épargne par là l’horreur de te contempler. Le démon t’a poursuivi depuis ta naissance. Tu es l’enfant du péché. Illégitime et maudit, tu fus toujours un fardeau pour l’Église, et maintenant l’esprit infernal vient te réclamer comme sa propriété, et tu le reconnais comme ton seigneur et maître… Va, âme damnée, nous te livrons au bras séculier ; nous espérons qu’il ne te traitera pas avec trop de sévérité.

À ces mots affreux, dont je ne comprenais que trop bien le sens, je poussai un cri d’horreur : on m’emmena, et ce cri, pour lequel j’avais épuisé toutes les forces de la nature, ne fit pas plus d’impression que ceux des misérables livrés à la torture.

Rentré dans ma cellule, je me sentis convaincu que tout ce qui m’était arrivé n’avait été qu’une ruse inquisitoriale, pour me forcer de m’accuser moi-même et me punir pour un crime, tandis que je n’étais coupable que d’une confession extorquée.

Plus j’y réfléchissais, plus je détestais mon aveugle et sotte crédulité. Comment avais-je pu croire qu’un étranger pût pénétrer dans les prisons de l’Inquisition, et les traverser à son gré sans être découvert ? Qu’il pût s’entretenir avec les prisonniers, paraître et disparaître ; insulter, railler, blasphémer ; proposer les moyens de fuir, les indiquer avec une précision et une facilité qui ne pouvaient être que le résultat d’un calme et profond calcul ; et cela dans les murs du Saint-Office, en présence, pour ainsi dire, des juges, à l’oreille du garde qui jour et nuit veillait dans les passages : la chose était ridicule, monstrueuse, impossible. C’était un complot pour me forcer à me condamner moi-même. L’Inconnu n’était qu’un agent de l’Inquisition. J’étais mon propre délateur et mon propre bourreau. Telle fut la conclusion de mon raisonnement, et, quelque triste qu’elle fût, on doit avouer qu’elle n’était que trop probable.

Il ne me restait plus qu’à attendre dans l’obscurité, dans le silence de ma cellule, le terme fatal de ma destinée. L’entière cessation des visites de l’étranger, depuis que ces visites étaient devenues inutiles, me confirmait de plus en plus dans l’idée que je m’en étais formée. Tout à coup il arriva un événement dont les suites trompèrent à la fois mes craintes, mes calculs et mes espérances : je veux dire le grand incendie qui se déclara dans les prisons du Saint-Office, vers la fin du dernier siècle.

Ce fut la nuit du 29 novembre 17 ** qu’arriva cet événement extraordinaire, et qui l’était doublement par les précautions que le Saint-Office prenait contre un pareil accident, et par la petite quantité de combustible qui se consommait dans ses murs. Au premier avis que les flammes gagnaient rapidement et que l’édifice était en danger, on ordonna de transporter les prisonniers de leurs cellules dans une cour pour y être gardés. Je dois avouer que nous fûmes traités avec beaucoup d’humanité et d’égards. On nous fit sortir tranquillement de nos cellules ; chacun de nous fut placé entre deux gardes, qui n’usèrent d’aucune violence, ne nous faisant entendre aucun langage sévère : ils nous assurèrent, au contraire, de temps à autre, que si le danger devenait imminent, on nous permettrait de nous sauver sans chercher à nous retenir. Le tableau que nous formions était digne d’occuper le pinceau d’un artiste. Nos tristes vêtements et nos pâles regards contrastaient avec les regards des gardes et des familiers, non moins sombres, mais imposants et imprimant le respect. Notre marche était éclairée par la lumière des torches qui s’affaiblissait à mesure que les flammes s’élevaient sur nos têtes, et se déroulaient en tourbillons sur le faîte de l’édifice. Le ciel était en feu. Je crus voir le tableau du dernier jour. Il me semblait que Dieu descendait dans la lumière qui enveloppait les cieux, tandis que nous pâlissions de terreur à la faible lueur qui nous éclairait.

Parmi les prisonniers se trouvaient des pères et des fils, qui peut-être habitaient depuis plusieurs années des cellules voisines sans le savoir, et qui maintenant n’osaient se reconnaître. N’était-ce pas, en effet, là le jour du jugement, quand les plus proches parents se retrouveront les uns parmi les brebis, et les autres parmi les boucs ? Il y avait aussi des parents et des enfants qui ne craignaient point d’étendre leurs bras décharnés les uns vers les autres, quoique convaincus qu’ils ne se réuniraient jamais, les uns étant condamnés aux flammes, les autres à l’emprisonnement, les autres enfin à une peine mitigée qui consistait à remplir les devoirs des familiers de l’Inquisition. C’était encore là le tableau du jugement dernier, quand le père et le fils, destinés à des sorts différents, éprouveront pour la dernière fois un mouvement d’affection mortelle, et se tendront les bras en vain par-dessus le gouffre de l’Éternité ! Derrière et autour de nous se tenaient les familiers et les gardes de l’Inquisition, contemplant attentivement le progrès des flammes, mais sans inquiétude sur l’événement quant à ce qui les regardait eux-mêmes. Tels seront sans doute les sentiments de ces esprits éternels qui écoutent l’arrêt du Tout-Puissant, et qui connaissent déjà la destinée des âmes qu’ils surveillent. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que je pousse plus loin la comparaison.

Le secours arrivait lentement. Les Espagnols sont naturellement indolents. Les pompes agissaient mal. Le danger augmentait, et les flammes s’élevaient toujours plus haut. Paralysés par la terreur, les pompiers se mirent à genoux, et implorèrent l’assistance de tous les saints du paradis. Toutes les cloches de Madrid sonnaient. Tous les alcades étaient de service. Le roi lui-même arriva au lieu de l’incendie. Les églises étaient pleines de dévots, qui envoyaient au Ciel leurs supplications. Tout cela n’empêchait pas les progrès du feu. Je suis sûr que vingt pompiers habiles se seraient rendus maîtres de l’incendie ; mais les nôtres étaient à genoux quand il aurait fallu travailler.

Cependant les flammes commencèrent à descendre dans la cour, et ce fut alors que s’offrit un tableau d’une horreur impossible à décrire. Les malheureux qui avaient été condamnés s’imaginèrent que leur heure était venue. Devenus imbéciles par la longueur de leur détention, et aussi soumis que le Saint-Office pouvait le désirer, le délire les saisit quand ils virent approcher les flammes. Ils s’écrièrent à haute voix :

— Épargnez-moi, épargnez-moi ! Faites-moi souffrir le moins que vous pourrez !

D’autres, se mettant à genoux devant les flammes, les invoquaient comme des saints. Ils croyaient voir les anges et la sainte Mère de Dieu qui descendaient pour recevoir leurs âmes au sortir du bûcher, et ils chantaient alleluia, moitié par crainte, moitié par espérance. Pendant cette scène de désolation, les inquisiteurs restaient fermes et impassibles : c’était une chose admirable à voir : leurs pieds ne bougeaient pas ; leurs regards ne donnaient aucun signe d’effroi. Ils paraissaient n’avoir d’autre principe ou motif d’existence que leur inflexible devoir.

Ce fut dans ce moment que, debout au milieu du groupe des prisonniers, mes yeux furent frappés d’un spectacle extraordinaire. C’est peut-être dans le moment du désespoir que l’imagination a le plus de pouvoir. Il est certain que l’homme qui a beaucoup souffert peut le mieux sentir et le mieux décrire ses sensations. À la lueur des flammes, le clocher de l’église des Dominicains se voyait aussi distinctement qu’en plein jour. Cette église n’est pas éloignée des bâtiments de l’Inquisition. La nuit était extrêmement obscure, et ce clocher brillait comme un météore dans le ciel. Je distinguai même sans peine l’heure que marquaient les aiguilles ; et le progrès calme et silencieux du temps, au milieu du tumulte et de la confusion qui régnaient dans cette nuit horrible, aurait pu m’offrir matière à de profondes et singulières réflexions, si mon attention n’avait pas été comme enchaînée à la vue d’une figure humaine placée sur le sommet de la flèche du clocher, et qui contemplait cette scène dans une tranquillité parfaite. Il était impossible de se tromper à la vue de cette figure : c’était celle de l’inconnu qui était venu me voir dans les cellules de l’Inquisition. L’espoir de me justifier me fit oublier tout le reste. J’appelai à haute voix les gardes, et, montrant du doigt cette figure, je les priai d’y jeter les yeux ; mais personne n’eut le temps d’y porter les regards. Dans ce moment même, la voûte de la cour vis-à-vis de nous s’écroula à nos pieds, avec un fracas épouvantable, et au milieu d’un océan de flammes : un seul cri sortit de toutes les bouches. Prisonniers, gardes, inquisiteurs frémirent tous, et ne formèrent plus qu’un groupe réuni par l’effroi.

L’instant d’après, les flammes étant momentanément étouffées par une si vaste masse de pierres, il s’en éleva une épaisse nuée de fumée et de poussière qui permettait à peine de distinguer les traits de la personne placée à vos côtés. La confusion fut augmentée par le contraste de cette obscurité soudaine avec l’éclat de la lumière qui nous avait comme aveuglés pendant près d’une heure, ainsi que par les cris des malheureux blessés ou estropiés par la chute de la voûte. Au milieu de ces cris, de ces ténèbres et de ces flammes, je vis devant moi un espace libre. La pensée et le mouvement furent simultanés. Nul ne me voyait, nul ne songeait à me poursuivre, et longtemps avant que l’on pût remarquer mon absence ou me chercher, j’avais traversé les décombres, et j’errais en secret et en sûreté dans les rues de Madrid.

Tout péril paraît léger à celui qui vient d’échapper à un péril extrême et imminent. Le malheureux qui s’est sauvé d’un naufrage est indifférent à l’égard de la côte où il aborde ; et quoique Madrid ne fût, pour moi, qu’une prison un peu moins étroite que l’Inquisition, l’idée que je n’étais plus entre les mains des familiers m’occasionna un sentiment vague, mais délicieux, de sécurité. Si j’avais réfléchi un moment, j’aurais su que mon costume et mes pieds nus devaient me trahir partout où j’irais. Quoi qu’il en soit, la conjoncture m’était favorable. Les rues étaient désertes : tous les individus qui n’étaient pas dans leurs lits remplissaient les églises, où ils s’efforçaient, par leurs prières, de désarmer la colère du Ciel, et d’obtenir l’extinction des flammes.

Je continuai à courir, sans savoir où j’allais, jusqu’à ce que les forces me manquassent. L’air pur que je n’avais pas respiré depuis longtemps, après m’avoir ranimé dans le premier moment, ne tarda pas à me couper la respiration. Je vis un édifice devant moi : ses larges portes étaient ouvertes. Je m’y élançai : c’était une église. Je tombai haletant sur le pavé. J’étais dans la nef, séparé du chœur par une grille en cuivre doré. Je vis les prêtres à l’autel, et un petit nombre de dévots à genoux dans le chœur. Une faible lumière éclairait l’église, et y répandait une teinte mélancolique et silencieuse, qui contrastait vivement avec la scène que je quittais. Je n’osai entrer dans ce lieu. Aussitôt qu’il me fut possible de faire un mouvement, je me levai et je quittai le monument sépulcral sur lequel je m’étais appuyé. Dans ce moment la lumière parut augmenter malicieusement ; elle me permit de lire l’inscription. Je vis les mots : « Orate pro animâ, etc. » J’arrivai au nom ; c’était : « Juan de Monçada. » Je m’élançai hors de l’église, comme si j’avais été poursuivi par un bataillon de démons. C’était sur le tombeau prématuré de mon frère que je m’étais reposé.

XVIII

Je courus jusqu’à ce que j’eusse perdu mon haleine et mes forces, sans remarquer que j’étais dans un passage obscur. Je fus à la fin arrêté par une porte, contre laquelle je tombai. Elle s’ouvrit, et je me trouvai dans une chambre basse et obscure. En me relevant, car j’étais tombé sur mes mains et mes genoux, je regardai autour de moi, et je vis un spectacle si singulier que mon inquiétude et mon effroi furent pour un moment suspendus.

La chambre était fort petite, et je m’aperçus que j’avais non seulement brisé la porte en tombant, mais encore que j’avais déchiré un ample rideau dont les plis auraient encore pu me cacher si je l’avais cru nécessaire. Il n’y avait personne, et j’eus le temps d’étudier à loisir son singulier ameublement.

Au milieu était une table couverte d’un drap, sur laquelle étaient placés un vase d’une forme bizarre, et un livre que je feuilletai en vain, mais dont je ne pus lire un mot. Je le pris donc sagement pour un livre de magie, et je le refermai avec un sentiment d’horreur. Ce n’était cependant qu’une bible hébraïque. Je vis aussi sur la table un couteau, et à son pied était attaché un coq, dont le chant aigu annonçait l’impatience que lui causait sa chaîne.

Ces préparatifs me parurent singuliers ; je ne doutais pas qu’ils n’indiquassent un sacrifice prochain ; je frémis, et je m’enveloppai dans le rideau qui cachait la porte que j’avais brisée en entrant. Une lampe, qui jetait une faible clarté, était suspendue au plafond. À l’aide de cette lumière je vis ce que je viens de décrire, et je pus observer ce qui suivit. Un homme entre deux âges, mais dont la physionomie pouvait paraître remarquable, même aux yeux d’un Espagnol, par l’extrême noirceur de ses sourcils, la longueur de son nez et un certain lustre dans ses yeux, entra dans la chambre, se mit à genoux devant la table, baisa le livre qui y était posé, et en lut quelques phrases que je jugeai devoir sans doute précéder un horrible sacrifice. Il examina ensuite le fil du couteau, se remit à genoux, prononça quelques mots que je ne pus comprendre, car ils étaient dans la même langue que le livre, puis il appela à haute voix : Manassé-ben-Salomon !

Personne ne répondit. Il soupira et passa sa main sur ses yeux comme un homme qui se demande pardon à lui-même de s’être un moment oublié. Il prononça ensuite le nom d’Antonio. Un jeune homme entra sur-le-champ, et dit :

— Mon père, m’avez-vous appelé ?

En finissant ces mots, il jeta un regard d’étonnement sur les objets singuliers qui remplissaient la chambre.

— Je t’ai appelé, mon fils, dit le père ; pourquoi ne m’as-tu pas répondu ?

— Mon père, je ne vous avais pas entendu ; c’est-à-dire, je ne croyais pas que ce fût moi que vous appelassiez. Je n’avais entendu qu’un nom dont vous ne vous étiez jamais encore servi, en m’adressant la parole. Aussitôt que vous avez dit Antonio, je vous ai obéi : je suis venu.

— Mais l’autre nom est celui sous lequel tu seras désormais connu de moi, à moins cependant que tu n’en préfères un autre. Je t’en laisserai le choix.

— Mon père, j’adopterai le nom que vous m’indiquerez.

— Non ; le choix de ton nouveau nom doit dépendre de toi. Il faut qu’à l’avenir tu adoptes celui que tu viens d’entendre ou un autre.

— Quel autre, mon père ?

— Celui de parricide.

Le jeune homme frémit d’horreur, moins encore à ce discours lui-même qu’à l’accent qui l’accompagnait. Après avoir regardé pendant quelque temps son père d’un air inquiet et suppliant, il fondit en larmes. Le père profita du moment. Il saisit le bras de son fils.

— Mon enfant, s’écria-t-il, je t’ai donné la vie ; il dépend de toi de me payer de ce bienfait ; la mienne est en ton pouvoir. Tu me crois catholique.

Je t’ai élevé dans cette religion, parce que ta vie et la mienne en dépendaient, dans un pays où en professant la vraie croyance nous périssions tous deux. Je suis de cette race infortunée, partout honnie et décriée, quoique le pays ingrat qui prononce anathème sur nous doive à notre industrie et à nos talents plus de la moitié des sources de sa prospérité nationale. Je suis un Juif, un Israélite, un de ceux de qui l’apôtre chrétien lui-même a dit : … il suffit… Le Messie viendra souffrant ou triomphant. Je suis Juif. Le jour de ta naissance, je t’ai appelé du nom de Manassé-ben-Salomon. Je ne sais quel vain espoir m’avait fait penser aujourd’hui que tu reconnaîtrais ce nom, parce que je l’aimais. O mon cher fils ! ne réaliseras-tu pas ce songe ? dis, ne le feras-tu pas ? Le Dieu de tes ancêtres t’attend pour t’embrasser, et ton père est à tes pieds qui t’implore, afin que tu suives la foi de ton père Abraham, du prophète Moïse et de tous les prophètes qui sont avec Dieu, et qui maintenant te contemplent, balançant entre l’infâme idolâtrie de ceux qui adorent le fils de l’homme, et la pieuse voix de ceux qui te disent de n’adorer que le Dieu de tes pères, le Dieu des siècles, le Dieu éternel du ciel et de la terre.

À ces mots, le jeune homme, accablé de tout ce qu’il voyait et entendait, et nullement préparé à cette transition soudaine du catholicisme au judaïsme, fondit en larmes.

— Mon enfant, continua le vieillard, c’est maintenant que tu vas t’avouer l’esclave de ces idolâtres qui sont maudits dans la loi de Moïse et par le commandement de Dieu, ou t’enrôler au nombre des fidèles qui reposeront dans le sein d’Abraham et qui verront les incrédules, d’après les paroles de leur propre prophète, ramper sur les cendres brûlantes de l’enfer et te supplier en vain de leur donner une goutte d’eau. Un pareil tableau ne t’excite-t-il pas à leur refuser en effet cette goutte d’eau ?

— Je ne la leur refuserais pas dit en pleurant le jeune homme, je leur donnerais mes larmes.

— Garde-les pour la tombe de ton père, ajouta le vieux Juif, pour la tombe à laquelle tu m’as condamné. J’ai vécu, amassant, veillant, temporisant avec ces maudits idolâtres, et le tout à cause de toi ; et maintenant, maintenant tu rejettes un Dieu qui, seul, est capable de te sauver, et un père qui, à genoux, te supplie d’accepter ce salut.

— Non, je ne les rejette point, dit le jeune homme égaré.

— À quoi te décides-tu donc ?… Je suis à tes pieds pour connaître ta résolution. Regarde : les mystérieux instruments de ton initiation sont prêts. Voici les purs livres de Moïse, le prophète de Dieu, que ces idolâtres eux-mêmes confessent. Voilà tous les préparatifs pour l’année d’expiation. Résous-toi à te laisser par ces rites consacrer au vrai Dieu, ou bien, saisis ton père qui a mis sa vie en tes mains et traîne-le par la gorge dans les prisons de l’Inquisition. Je te le permets ; tu le peux… le voudras-tu ?

Agenouillé et tremblant le père levait ses mains jointes vers son fils. Je profitai du moment ; le désespoir m’avait rendu téméraire. Je n’entendis pas un mot de ce qui venait d’être dit, excepté ce qui avait rapport à l’Inquisition ; mais cela seul me suffit. Je m’élançai de derrière le rideau où j’étais caché et je m’écriai :

— S’il ne vous dénonce pas à l’Inquisition, ce sera moi.

Je tombai en même temps à ses pieds. Ce mélange de menace et d’humilité, ma figure pâle, mon habit inquisitorial, la manière dont j’avais interrompu cette entrevue sainte et solennelle, frappèrent le Juif d’une horreur qu’il essaya vainement d’exprimer ; enfin, me relevant de la terre où je n’étais tombé que par faiblesse, j’ajoutai :

— Oui je vous dénoncerai à l’Inquisition, si vous ne me promettez à l’instant même de me mettre à l’abri de ses coups.

Le Juif jeta un regard sur mon costume : il aperçut en même temps son danger et le mien, et avec une présence d’esprit qui ne saurait se trouver que dans un homme fortement ému par l’idée de ce danger, il se hâta d’éloigner à la fois toutes les traces de son sacrifice expiatoire et des vêtements que je portais. Il appela en même temps Rébecca, pour qu’elle vînt enlever les vases qui étaient sur la table ; il dit à Antonio de sortir de la chambre et s’empressa de me couvrir d’un habit qu’il tira d’une garde-robe où, probablement, il était resté depuis plusieurs siècles. Celui que je portais me fut ôté avec tant de promptitude qu’il en resta à peine des lambeaux.

La scène qui suivit fut moitié effrayante, moitié ridicule. Une vieille Juive nommée Rébecca répondit à ses cris ; mais en voyant un étranger, elle se retirait tremblante, tandis que son maître qui perdait presque la tête l’appelait en vain par son nom chrétien de Marie. Obligé d’ôter la table lui-même, il la renversa et cassa la patte de l’animal infortuné qui y était attaché et qui, pour prendre part au tumulte général, se mit à pousser les cris les plus aigus et les plus insupportables. Le Juif pour les faire cesser, saisit le couteau et, après avoir prononcé les mots sacramentels, il égorgea le coq. Puis tout à coup tremblant à l’idée de cet aveu public de sa croyance, il s’assit et me demanda d’un air égaré, pourquoi nos seigneurs de l’Inquisition avaient daigné honorer d’une visite son humble demeure.

J’étais presque aussi troublé que lui ; et quoique nous parlassions tous deux la même langue, et que les circonstances nous forçassent de mettre l’un dans l’autre une grande confiance, nous aurions eu, pendant assez longtemps, besoin d’un interprète. À la fin, notre terreur mutuelle nous en servit, et le résultat fut qu’au bout d’une heure, je me vis habillé de vêtements convenables, et assis devant une table bien garnie. Surveillé par mon hôte, je le surveillais à mon tour, mais je ne courais aucun danger. Il me craignait plus que je ne devais le craindre, et pour bien des raisons. Il était Juif, et demeurait en Espagne ; il trahissait l’Église, ayant cherché à faire un prosélyte de son fils. Je n’étais qu’un fugitif échappé des prisons du Saint-Office. Ayant une répugnance assez naturelle pour les flammes du bûcher, je devais préférer, comme de raison, de les voir s’allumer pour un adhérent de la loi de Moïse, que pour moi. En effet, tout bien considéré, ma position était beaucoup plus favorable que la sienne, et le Juif agit en conséquence ; mais je n’attribuai sa conduite qu’à la frayeur qu’il éprouvait de l’Inquisition.

Je dormis cette nuit, mais je ne saurais dire où, ni comment. Mon sommeil fut interrompu par des songes, des visions dont il m’est impossible de rendre aucun compte. J’ai plus d’une fois interrogé ma mémoire sur la première nuit que je passai sous le toit du Juif, mais je n’y ai rien pu trouver, si ce n’est la conviction que ma raison était tout à fait égarée. Je me trompe peut-être : je ne puis dire ce qui en est. Je me souviens qu’il me fit monter un escalier étroit. Il m’éclairait, et je lui demandai s’il me faisait descendre les degrés qui conduisaient aux cachots de l’Inquisition. Il ouvrit une porte, et je m’informai si c’était celle de la chambre des tortures. Quand il voulut me déshabiller, je m’écriai :

— Ne me liez pas si fort. Je sais que je dois souffrir ; mais ayez de la pitié !

Il me jeta sur le lit, et je m’écriai :

— Me voilà sur la torture. Tirez fort, afin que je perde plus tôt connaissance ; mais que votre chirurgien ne soit pas là pour guetter mon pouls : qu’il cesse de battre, afin que je puisse cesser de souffrir.

Quant aux jours suivants, je n’en ai aucune espèce de souvenir, malgré les efforts que j’ai faits pour me les rappeler.

Au bout de quelques jours cependant le Juif commença à trouver que son repos était un peu chèrement acheté par la charge additionnelle d’un commensal de plus, et surtout d’un commensal dont la raison était dérangée. Il saisit le premier intervalle de lucidité que j’offris pour me le faire entendre, et pour me demander ce que je comptais faire et où je comptais aller. Cette question me donna, pour la première fois, une idée de l’avenir terrible et sans espérance qui se présentait à moi. L’Inquisition avait dévasté tout le sentier de ma vie, comme si elle y eût passé le fer et le feu. Je n’avais, dans tout le royaume des Espagnes, pas un pouce de terre où rester, pas un repas à gagner, pas une main à serrer, pas un être à saluer, pas un toit où reposer.

Vous n’ignorez pas sans doute, Monsieur, que le pouvoir de l’Inquisition, semblable à celui de la mort, vous sépare, par un simple attouchement, de toutes les relations que vous pouviez avoir avec le monde. Du moment où sa main vous a saisi, toutes les mains humaines se détachent de la vôtre. Vous n’avez plus ni père, ni mère, ni sœur, ni enfant. Le plus dévoué de vos parents ou de vos amis est le premier à mettre le feu au bûcher qui doit vous consumer, si l’Inquisition demande ce sacrifice. Je savais tout cela, et je sentais d’ailleurs que, quand même je n’eusse jamais été prisonnier de l’Inquisition, j’étais une créature isolée, repoussée par mon père et ma mère, meurtrier involontaire de mon frère, seul être sur la terre qui m’eût aimé, que je pusse chérir à mon tour, ou qui pût m’être utile. En Espagne, il m’était impossible de vivre caché, à moins de me condamner à un emprisonnement presque aussi triste que celui de l’Inquisition elle-même ; et si, par un miracle, je trouvais le moyen de sortir d’Espagne, je ne pourrais pas subsister un jour dans un pays étranger dont j’ignorais la langue et les usages, privé que j’étais de toute ressource pour gagner ma vie. Je ne voyais donc devant moi qu’une détresse absolue, rendue plus affreuse par le sentiment d’humiliation que me faisait éprouver mon inutilité. En cessant d’être une victime de la persécution, mon importance diminuait à mes propres yeux. Quand les hommes nous jugent dignes d’être tourmentés, nous ne sommes jamais sans quelque considération, quoique pénible et imaginaire. Même dans les prisons de l’Inquisition, j’appartenais à quelqu’un ; j’étais gardé et surveillé ; maintenant j’étais le rebut de la terre, et je versais des larmes de dépit et de douleur, en songeant à l’immensité du désert que j’avais à traverser.

Le Juif, que de pareils sentiments ne troublaient pas, sortait tous les jours pour recueillir des nouvelles ; et il revint un soir dans un ravissement tel que je découvris sans peine qu’il s’était tranquillisé sur lui-même ou sur moi. Il m’annonça que le bruit courait dans tout Madrid que j’avais péri dans l’incendie. Il ajouta que ce bruit avait acquis une nouvelle force par la circonstance que les corps de ceux qui avaient été écrasés par la chute de la voûte avaient été tellement défigurés par le feu et les meurtrissures, qu’il avait été impossible de distinguer leurs traits. On avait néanmoins rassemblé leurs restes, au nombre desquels on supposait que les miens devaient se trouver. On avait célébré une seule messe pour eux tous, et leurs cendres, renfermées dans une seule bière, avaient été déposées dans l’un des caveaux de l’église des Dominicains. Parmi les personnes qui assistaient au service funèbre, se trouvait ma mère ; mais son visage était couvert d’un voile si épais, que personne n’eût reconnu en elle la duchesse de Monçada, si le bruit n’avait couru dans l’église que sa présence en ce lieu était une pénitence qui lui avait été imposée. Le Juif termina par une assurance qui me causa une entière satisfaction : c’était que le Saint-Office n’était pas fâché d’accréditer le bruit de ma mort : car ce que l’Inquisition veut que l’on croie n’est presque jamais mis en doute à Madrid. Cette espèce d’extrait mortuaire que l’on me donnait était la meilleure sauvegarde de ma vie.

La joie de mon hôte le rendant communicatif, il m’annonça que le soir même il devait y avoir à Madrid la procession la plus belle et la plus solennelle que l’on n’y eût jamais vue. Le Saint-Office y devait paraître dans toute la pompe et toute la plénitude de sa gloire, accompagné de l’étendard de saint Dominique et de la croix, tandis que tous les ordres ecclésiastiques de Madrid le suivraient avec leurs diverses enseignes. Une garde militaire nombreuse devait protéger le cortège, où se trouverait sans doute toute la population de la capitale. Le but de cette procession était de se rendre dans la principale église pour s’y humilier devant Dieu, et le supplier d’éloigner à l’avenir de pareils malheurs.

La soirée approchait ; le Juif me quitta ; et moi, excité par un sentiment dont je ne saurais rendre compte, je montai à l’appartement le plus élevé de la maison, d’où j’écoutai, d’un cœur palpitant, le son des cloches qui annonçaient que la cérémonie allait commencer. Je n’attendis pas longtemps. J’étais, comme je viens de vous le dire, dans une chambre située à un étage supérieur. Il n’y avait qu’une fenêtre ; et, m’étant placé derrière un rideau que je tirais de temps à autre, je distinguai parfaitement tout le spectacle. La maison du Juif donnait sur une place où la procession devait passer, et qui était déjà si pleine de monde, que je ne pouvais concevoir comment elle trouverait le moyen de percer une masse si serrée, et en apparence si impénétrable. Je m’aperçus à la fin d’un mouvement qui semblait indiquer un pouvoir éloigné, donnant une espèce d’impulsion vague au vaste corps qui se déroulait en noircissant au-dessous de moi, semblable à l’Océan quand la tempête commence.

La foule se balança sans céder d’un pas. La procession commença. Je distinguai son approche au crucifix, à la bannière et aux cierges : car on la faisait de nuit, pour en rendre l’effet plus imposant. Tout à coup je vis la multitude s’entr’ouvrir, et j’aperçus la procession qui s’avançait, et ressemblait à un fleuve majestueux, resserré entre deux rives de peuple qui restaient à une distance aussi fixe que si elles avaient été construites en pierres. Les bannières, les croix et les cierges représentaient les flots. À la fin, je vis tout l’ensemble de la procession, et il est impossible de rien imaginer de plus imposant et de plus magnifique. Je considérais avec admiration ce superbe spectacle, quand tout à coup un tumulte s’éleva dans la foule. Je ne savais à quoi l’attribuer : tout le monde paraissait enchanté et dans la joie.

Je tirai le rideau, et, à l’éclat de mille cierges, j’aperçus, au milieu d’un groupe de familiers réunis autour de la bannière de saint Dominique, j’aperçus, dis-je, la figure du compagnon de ma fuite. Le bruit de son crime s’était répandu partout, et il était généralement connu. Au premier moment, quelques sifflets se firent entendre, qui furent suivis d’un mouvement étouffé, mais plein d’horreur. Bientôt j’entendis des voix dans la foule qui s’écriaient :

— À quoi sert cette procession ? Pourquoi demander la cause de l’incendie, et le motif qui a engendré la sainte Vierge à retirer sa protection au Saint-Office ? Les Saints détournent de nous leur visage… cela est-il étonnant, quand un parricide marche au milieu des familiers de l’Inquisition ? Les mains qui ont égorgé un père sont-elles dignes de porter la bannière de la croix ?

Ces paroles, d’abord prononcées par un petit nombre de voix, circulèrent peu à peu parmi les spectateurs. Des regards féroces furent lancés ; on menaça du poing, on fit même mine de se baisser pour ramasser des pierres. Cependant la procession avançait et tout le monde s’agenouillait à mesure que les prêtres élevaient les crucifix. Mais les murmures augmentaient, et les mots de parricide, de profanation, de victime retentissaient de toutes parts et sortaient même de la bouche de ceux qui se mettaient à genoux. Les ecclésiastiques conservèrent pendant quelque temps leur sang-froid ; mais bientôt le bruit prit si fort le dessus que les premiers prêtres s’arrêtèrent, et ce fut là le signal de la scène terrible qui suivit. Un officier qui faisait partie de l’escorte s’approcha dans ce moment du grand inquisiteur, et le prévint du danger dont on était menacé ; il fut renvoyé avec cette courte réponse :

— Allez toujours ; les serviteurs du Christ n’ont rien à craindre.

La procession voulut pour lors continuer sa route ; mais sa marche était obstruée par la multitude qui paraissait décidée à accomplir un acte sanguinaire. On jeta quelques pierres ; et les prêtres levant le crucifix firent mettre le peuple à genoux et arrêtèrent ses coups. Les militaires s’adressèrent de nouveau au grand inquisiteur et le supplièrent de leur accorder la permission de disperser la foule. Ils reçurent toujours la même réponse laconique :

— La croix suffit pour protéger ses serviteurs ; quelles que soient vos craintes, je n’en éprouve point.

Un jeune officier, impatienté à la vue de cette apathie, s’élança sur son cheval qu’il avait quitté par respect, et au même instant une pierre l’atteignit à la tempe. Il tourna ses yeux ensanglantés vers l’inquisiteur, et… mourut. La multitude poussa de grands cris, et approcha plus près ; ses intentions n’étaient que trop manifestes. Elle pressait surtout du côté où était la victime qu’elle s’était désignée. Les militaires renouvelèrent leurs instances, sinon pour disperser la populace, du moins pour protéger la retraite de l’objet qui gênait sa vue, jusque dans une église voisine. Le misérable lui-même, s’apercevant du danger qui le menaçait, joignit ses prières aux leurs. Le grand inquisiteur pâlit mais ne changea point de résolution.

— Voici mes armes, s’écria-t-il en montrant les crucifix. Je vous défends de tirer une épée ou de lâcher un coup de fusil. Avancez, au nom de Dieu.

Ils essayèrent en effet d’avancer ; mais la presse devint si grande qu’il ne fut pas possible de faire un pas. La multitude n’ayant rien à craindre des militaires perdit toute espèce de frein ; les croix et les bannières allaient et venaient comme dans une bataille ; les ecclésiastiques pleins de confusion et de terreur se serraient les uns contre les autres. Dans cette vaste masse dont les moindres parties paraissaient être en mouvement, il n’y avait qu’une seule impulsion forte et énergique : celle qui poussait une portion de la foule directement vers l’endroit où la victime, bien qu’enveloppée et défendue par tout ce que la puissance spirituelle et temporelle a de plus respectable, la croix et l’épée, se tenait tremblante jusqu’au fond de l’âme. Le grand inquisiteur vit trop tard la faute qu’il avait faite ; il appela les militaires et leur dit de disperser à tout prix la foule. Ils s’efforcèrent d’obéir : mais déjà ils étaient eux-mêmes mêlés avec le peuple. Il n’y avait plus aucune apparence d’ordre ; et, d’ailleurs, les soldats avaient paru dès le premier moment peu disposés à ce service. Ils essayèrent de charger ; mais au milieu du peuple qui s’attachait à leurs chevaux, ils ne purent pas même se ranger en bataille et la première grêle de pierres les mit dans un désordre complet. Le murmure étouffé d’un petit nombre était devenu le cri général de tous.

— Livrez-le-nous, nous voulons l’avoir.

Et en disant cela ils se pressaient comme les flots qui, dans la tempête, attaquent le vaisseau échoué.

Quand les soldats se furent retirés, une centaine de prêtres entourèrent le malheureux, et avec un désespoir généreux, ils s’exposèrent à la fureur de la multitude. Le grand inquisiteur se hâta de courir au point menacé et se plaça à la tête des prêtres tenant la croix élevée. Sur ses traits régnait la pâleur de la mort, mais son œil n’avait rien perdu de sa vivacité, ni sa voix de sa fierté. Ce fut en vain. Le peuple procédait avec calme et même avec respect, quand on ne lui résistait pas, et s’efforçait d’écarter tout ce qui s’opposait à sa marche. Il prenait surtout soin de ne pas faire de mal aux prêtres qu’il était obligé de repousser, et ne cessait de leur demander pardon de la violence dont il se rendait coupable. Cette tranquillité rendait la vengeance d’autant plus terrible qu’elle était la preuve que rien ne la satisferait jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à son but. La dernière barrière fut enfin rompue ; personne ne s’y opposait plus. Avec des cris semblables à ceux qu’auraient poussés mille tigres réunis, la victime fut saisie et attirée en avant. Elle tenait dans ses deux mains les lambeaux des robes de ceux auxquels elle s’était vainement attachée ; et dans l’impuissance du désespoir, elle les élevait en l’air pour s’en former un inutile bouclier.

Les cris cessèrent pour un moment, quand on se fut rendu maître de l’objet que l’on poursuivait, et quand on put le considérer avec des yeux avides de vengeance. Ils recommencèrent bientôt et avec eux le sanglant sacrifice. Le malheureux fut précipité contre le pavé ; puis relevé et jeté en l’air. Il fut bientôt lancé de main en main comme le taureau lance avec ses cornes le chien qui hurle et se débat en vain. Couvert de sang, défiguré, noirci par la boue et meurtri de coups de pierres, il luttait et rugissait au milieu de ces bêtes féroces, jusqu’à ce qu’un grand cri s’élevât qui fit espérer qu’une scène, aussi horrible aux yeux de l’humanité que honteuse pour la civilisation, prendrait bientôt fin. Les militaires ayant reçu du renfort arrivèrent au grand galop, tandis que tous les ecclésiastiques, les habits déchirés et les crucifix brisés, faisaient l’arrière-garde, tout brûlants de défendre la cause de l’humanité et d’empêcher qu’une pareille disgrâce ne souillât le nom du christianisme et la nature humaine.

Hélas ! leur interposition ne fit que hâter la catastrophe. Je vis, je sentis, mais il m’est impossible de décrire les derniers moments de cette scène horrible. Traîné au milieu de la boue et des pierres, ils lancèrent une masse de chair meurtrie contre la porte de la maison où je me trouvais. Sa langue sortait de sa bouche déchirée, comme celle d’un taureau vaincu dans le combat. Un de ses yeux arraché de son orbite pendait sur sa joue ensanglantée. Il n’avait pas un membre qui ne fût brisé, pas une partie du corps qui ne fût couverte de blessures, et dans cet état pitoyable, il criait encore à haute voix :

— La vie ! la vie ! la vie ! miséricorde ! jusqu’à ce qu’une pierre lancée par une main plus humaine lui ôtât le sentiment de sa misérable existence.

Il tomba foulé sous mille pieds, il ne fut plus, au bout d’un instant, qu’un tas de boue sanglante et décolorée.

Cependant la cavalerie avançait et chargea avec fureur. La multitude rassasiée de cruautés et de sang céda dans un morne silence. L’officier qui commandait le détachement demanda :

— Où est la victime ?

— Sous les pieds de vos chevaux, lui répondit-on.

Ses yeux se tournèrent vers la terre, et il vit en effet une masse informe et sanglante dans laquelle l’animal venait de marcher.

Témoin de cette horrible exécution, je puis vous assurer, Monsieur, que j’éprouvai tous les effets que l’on attribue d’ordinaire à la fascination. Je frémis dans les commencements ; mais quand je vis lancer contre la porte le corps de l’infortuné moribond, je répétai les cris de la multitude avec une espèce d’instinct sauvage. Ensuite, je demandai la vie et la miséricorde, avec le malheureux que l’on torturait. Pendant que je criais ainsi, je vis les regards d’une personne de la foule se fixer sur moi et se retirer sur-le-champ. L’éclat de ces yeux que je ne pus méconnaître ne me fit aucun effet, mon existence était devenue si machinale, que sans réfléchir au danger que je pouvais courir, je restai fixé à la fenêtre, ne pouvant faire un pas pour m’en éloigner, ouvrant les yeux malgré moi pour contempler ce qui se passait, comme Régulus qui, privé de paupières, était forcé de soutenir l’éclat du soleil. Pendant quelques instants je m’imaginai moi-même être l’objet de la vengeance de la populace.

Le Juif s’était tenu éloigné pendant le tumulte de la nuit. Quand il revint, il fut frappé d’horreur à la vue de l’état où il me trouva. J’avais le délire, et malgré tout ce qu’il put faire ou dire, rien ne fut capable de me calmer. Mais si mon imagination avait été fortement frappée, la frayeur du Juif ne fut pas moins grande que la mienne, seulement il s’y mêla quelque chose de ridicule. Il oublia tout à coup les noms chrétiens dont il avait affublé tout son ménage, du moins depuis qu’il demeurait à Madrid. Il appelait à haute voix son fils Manassé-ben-Salomon et sa servante Rébecca pour qu’ils vinssent l’aider à me tenir et il s’écria :

— Ô père Abraham ! ma perte est certaine. Ce fou découvrira tout ; et Manassé-ben-Salomon, mon fils, mourra incirconcis !

Ces paroles agirent sur mon délire ; je me levai furieux, et le saisissant à la gorge, je m’écriai qu’il était prisonnier de l’Inquisition. Le malheureux accablé de terreur tomba à genoux et se mit à faire les plaintes les plus étranges. Tout à coup un bruit se fit entendre à la porte de la maison. Il dit à Rébecca d’y courir et d’empêcher que l’on n’entrât : car il ne doutait pas que ce ne fussent les familiers qui venaient le chercher. La pauvre fille fit ce qu’elle put pour opposer de la résistance ; mais les coups redoublèrent et bientôt la porte céda. Le Juif tremblant se croyait perdu ; il fut cependant bientôt rassuré en voyant entrer, au lieu des familiers de l’Inquisition qu’il attendait, deux de ses confrères qui, à ce qu’il paraissait, avaient quelque motif extraordinaire pour arriver ainsi chez lui à une heure indue et en forçant la porte.

Quand le Juif les eut aperçus, il me quitta, et après avoir mis le verrou à l’entrée de sa demeure, il entra dans sa chambre avec les étrangers, et resta avec eux en conversation très sérieuse pendant une grande partie de la nuit. Quel qu’ait été le sujet de leur délibération il laissa, sur le visage de mon hôte, des traces d’une vive inquiétude qui étaient encore visibles le lendemain matin. Il sortit de bonne heure et revint tard. Aussitôt qu’il fut rentré, il s’empressa de se rendre à l’appartement que j’occupais et témoigna la joie la plus vive en me voyant tranquille et raisonnable. Il fit placer des lumières sur la table, renvoya Rébecca et ferma la porte. Il fit ensuite plusieurs tours dans la chambre, toussa et cracha, et ce ne fut qu’après tous ces préparatifs qu’il se décida à la fin à s’asseoir et à me confier la cause de son trouble, auquel je ne sentais que trop que j’avais une part. Il me dit donc que, quoique le bruit de ma mort si généralement répandu dans Madrid, l’eût tranquillisé dans le moment, une nouvelle rumeur s’était élevée depuis la veille, qui, malgré sa fausseté et son impossibilité, pouvait avoir pour nous les suites les plus funestes. Il me demanda si j’avais été assez imprudent pour m’exposer à la vue du public le jour de l’horrible exécution ; et quand j’eus avoué que je m’étais tenu à une fenêtre, et que j’avais involontairement poussé des cris qui pouvaient être parvenus à l’oreille de quelques personnes, il se tordit les mains, et de ses traits pâles découlèrent des gouttes de sueur. Quand il se fut remis, il me dit que tout le monde croyait que mon spectre avait disparu dans cette horrible occasion ; que j’avais été vu planant dans les airs, afin d’être témoin des souffrances du misérable, tandis que ma voix l’appelait au sort qui lui était réservé dans l’éternité. Il ajouta que ce conte, bien fait pour offrir de la pâture à la crédule superstition, était répété par des milliers de bouches, et que, quelle que fût son absurdité, il ne laissait pas d’exciter la vigilance du Saint-Office, et pourrait peut-être conduire à une découverte. En conséquence, il jugeait nécessaire de me faire connaître un secret qui me mettrait à même de rester tranquille au sein même de la capitale, jusqu’à ce qu’on pût imaginer quelque moyen de m’en faire sortir, et de me procurer des ressources pour subsister dans un pays étranger, hors des atteintes de l’Inquisition.

Comme il allait me découvrir ce secret dont dépendait la sûreté de tous deux, et que je m’apprêtais à écouter avec la plus scrupuleuse attention, un coup fut frappé à la porte. Il n’avait aucune ressemblance avec ceux de la nuit précédente ; il était unique, solennel, péremptoire, et fut suivi d’une sommation d’ouvrir la maison au nom de la très-sainte Inquisition. À ces mots terribles, le malheureux Juif se mit à genoux ; il éteignit les chandelles, et, après avoir invoqué tous les Patriarches, il passa son bras dans un rosaire à gros grains. Tous ces mouvements divers se firent dans un seul instant. Un second coup fut frappé à la porte. Je restai immobile ; mais le Juif, quittant sa place, leva une des planches du plancher, et, me faisant un signe qui tenait le milieu entre l’instinct et la convulsion, il m’indiqua que je devais y descendre. J’obéis, et je ne tardai pas à me trouver dans les ténèbres, mais en sûreté.

J’avais descendu quelques marches, et je me tenais tremblant sur la dernière, quand les officiers de l’Inquisition entrèrent dans la chambre, et passèrent sur la planche même qui me cachait. Je pus entendre chaque mot qui se disait. Un des officiers, s’adressant au Juif qui rentra avec eux, en les saluant respectueusement, lui dit :

— Don Fernand, pourquoi ne nous avez-vous pas introduits plus tôt ?

— Révérend père, répondit le Juif en frémissant, je n’ai qu’une domestique, la vieille Marie ; elle est âgée et sourde ; mon jeune fils est au lit, et j’étais moi-même occupé à remplir mes devoirs religieux.

— Il paraît que vous les remplissez dans l’obscurité, dit un autre officier en montrant du doigt les chandelles que le Juif s’empressait de rallumer.

— Quand l’œil de Dieu est sur moi, très-révérend père, je ne suis jamais dans les ténèbres.

— L’œil de Dieu est en effet sur vous, reprit l’officier d’un ton grave et en s’asseyant, et l’œil du Saint-Office l’est aussi, cet œil auquel Dieu a daigné communiquer la vigilance et l’irrésistible pénétration du sien. Don Fernand Nunez (c’était le nom que portait le Juif parmi les Chrétiens), vous n’ignorez pas l’indulgence que l’Église montre à ceux qui ont renoncé aux erreurs de cette race incrédule et maudite de laquelle vous descendez ; mais vous ne pouvez pas ignorer non plus que ces individus sont les objets de sa plus active surveillance, par le soupçon qui s’attache nécessairement à l’incertitude de leur conversion, et à la possibilité de leur rechute. Vous êtes ancien d’âge, don Fernand ; mais vous n’êtes pas ancien chrétien ; aussi le Saint-Office est-il obligé d’avoir toujours les yeux ouverts sur votre conduite.

L’infortuné Juif, invoquant tous les saints, protesta que les recherches les plus scrupuleuses sur sa conduite seraient regardées, par lui, comme un honneur et une obligation. Il abjura en même temps l’ancienne croyance de sa race en des termes si véhéments et si exagérés, que je ne pus m’empêcher de soupçonner sa sincérité, même dans celle qu’il avouait au fond de son cœur, et je tremblais aussi qu’il ne fût prêt à me trahir. Les officiers de l’Inquisition, sans s’embarrasser de ses protestations, lui firent part du motif de leur visite. Le spectre d’un prisonnier de l’Inquisition avait été vu, disait-on, errant dans les environs

de sa maison, et le Saint-Office, dans sa sagesse, jugeait qu’il était bien plus probable que le prisonnier lui-même fût caché dans ses murs.

Je ne pouvais voir la frayeur du Juif, mais j’entendis que, d’une voix étouffée et tremblante, il suppliait les officiers de faire des recherches dans tous les appartements de la maison, et de la raser ensuite au niveau du terrain, s’ils y trouvaient la moindre chose qui pût compromettre un enfant fidèle et orthodoxe de l’Église.

— C’est bien notre intention, dit l’officier en le prenant au mot avec le plus grand sang-froid ; mais en attendant, don Fernand, permettez-moi de vous prévenir du danger que vous courrez s’il vous arrivait jamais, à quelque époque que ce fût, de donner asile à un prisonnier de l’Inquisition, à un ennemi de la sainte Église. Votre maison sera rasée, à la vérité, et ce sera la moindre des peines que vous encourrez.

L’inquisiteur prononça ce qui suit en élevant la voix, et en mettant une pause après chaque clause de la sentence, sans doute dans l’intention d’augmenter l’effroi du Juif, et d’en calculer l’étendue.

— Vous serez conduit en prison, comme soupçonné d’être un Juif relaps ; votre fils sera renfermé dans un couvent, afin de l’éloigner de l’influence pestilentielle de votre présence, et tout ce qui vous appartient sera confisqué jusqu’à la dernière pierre de vos murs, le dernier vêtement qui vous couvre, le dernier denier de votre bourse.

Le pauvre Juif, qui avait marqué les gradations de sa frayeur par des gémissements de plus en plus sensibles, ne put tenir à la clause de la confiscation, et, se laissant tomber par terre, du moins à ce que j’en jugeai par le bruit, il s’écria :

— Ô père Abraham, et tous les saints prophètes.

À ces paroles, je me regardai comme perdu : elles suffisaient pour le trahir ; et moi, sans hésiter, je résolus de braver l’obscurité, plutôt que de tomber de nouveau dans les mains de l’Inquisition. Je descendis, comme je pus, les degrés qui restaient, et puis je m’efforçai de trouver, en tâtonnant, mon chemin dans les passages où ils aboutissaient.

XIX

Je suis convaincu que quand ce passage eût été aussi long que ceux des Pyramides ou des Catacombes, j’aurais toujours poursuivi ma route jusqu’à ce que la faim ou la fatigue m’eussent forcé de m’arrêter. Heureusement je n’avais aucun danger de ce genre à craindre. Le pavé était uni, et les murs recouverts de nattes. J’étais dans les ténèbres, mais ma vie était en sûreté ; d’ailleurs je ne demandais qu’une chose : c’était de pouvoir me mettre à l’abri des atteintes de l’Inquisition ; tout le reste m’était indifférent.

J’étais dans cette position d’esprit qui réunit les extrêmes du courage et de la pusillanimité. Tout à coup j’aperçus une faible lumière. Juste Ciel ! quelle fut ma joie en la voyant ! Comme je pressai le pas pour m’en approcher ! Je ne tardai pas à découvrir qu’elle brillait à travers les fentes d’une porte que l’humidité du souterrain avait rendues assez larges pour que je pusse voir sans peine tout l’intérieur de l’appartement. Je me mis à genoux devant une de ces fentes, et je contentai la curiosité que j’éprouvais de connaître le lieu où je me trouvais.

Je vis une grande pièce tapissée en serge d’une couleur foncée, depuis le plafond jusque environ quatre pieds du plancher. Le reste était couvert d’une natte épaisse, sans doute dans le but de prévenir les effets de l’humidité souterraine. Au milieu de la chambre était placée une table couverte d’un drap noir, et sur laquelle se trouvait une lampe en fer d’une forme antique et singulière. C’était la lumière de cette lampe qui avait dirigé ma marche, et elle m’aida aussi à distinguer un ameublement qui ne laissait pas d’être fort singulier. Il y avait des cartes géographiques, des globes, et plusieurs instruments dont l’usage m’était inconnu, mais qui, selon ce que j’appris plus tard, étaient des instruments d’anatomie. Il s’y trouvait aussi une machine électrique, un modèle curieux en ivoire d’un instrument pour donner la question, quelques livres, plusieurs rouleaux de parchemin sur lesquels étaient tracés des caractères à encre rouge et jaune ; enfin quatre squelettes étaient rangés autour des murs, et placés dans des espèces de bières perpendiculaires qui donnaient à ces ossements décharnés des positions animées, et les faisaient paraître les vrais habitants de ce singulier appartement. Dans les intervalles, il y avait des animaux empaillés, entre autres un crocodile et des ossements gigantesques que je crus d’abord avoir appartenu[15] à Sampson, mais que je découvris plus tard être ceux d’un mammouth. J’y vis aussi des cornes d’élan que je pris pour celles du diable, et des fétus monstrueux de toute espèce. Je ne doutai pas que ceux-ci ne fussent les restes de quelques nains, esclaves du grand enchanteur, qui lui-même frappa le dernier ma vue.

À l’un des bouts de la table était assis un vieillard enveloppé dans une longue robe. Sa tête était couverte d’un bonnet de velours noir, avec une large bordure de fourrure, et ses lunettes étaient si grandes, qu’elles cachaient presque son visage. Il était occupé à déployer des rouleaux de parchemin d’une main tremblante et inquiète. Tout à coup, saisissant un crâne humain qui était sur la table à côté de lui, et le tenant dans des doigts aussi décolorés et presque aussi décharnés que lui-même, il l’apostropha du ton le plus sérieux. Toutes mes craintes pour ma sûreté personnelle s’évanouirent devant celle que j’éprouvais de me voir le témoin involontaire d’une orgie infernale. Je restais agenouillé devant la porte, lorsque enfin ma respiration, longtemps retenue, se fit jour par un long gémissement qui attira l’attention du personnage assis devant la table. Une vigilance habituelle suppléait en lui aux défauts que l’âge avait occasionnés dans ses sens. Il ne lui fallut qu’un instant pour courir à la porte, l’ouvrir, et me saisir d’un bras encore vigoureux, quoique ridé par la vieillesse. Je me crus entre les griffes du démon.

Il ferma la porte et y mit le verrou. J’étais tombé, et je vis une figure effrayante placée au-dessus de moi, et qui me dit d’une voix de tonnerre :

— Qui es-tu ? que viens-tu faire ici ?

Je ne savais comment répondre. Je jetai un regard fixe et muet sur les squelettes et sur le reste des meubles de ce terrible caveau.

— Arrête, dit l’inconnu, si tu es réellement épuisé, et si tu as besoin de te rafraîchir, bois de cette coupe : la liqueur qu’elle contient te fera autant de bien que si c’était du vin. Elle sera de l’eau pour tes entrailles, et de l’huile pour tes os.

En disant ces mots, il m’offrit à boire ; mais je repoussai son verre avec une horreur inexprimable, ne doutant pas qu’il ne contînt quelque composition magique. Dans la frayeur dont j’étais accablé, j’invoquai le Sauveur et tous ses saints, et, faisant le signe de la croix à chaque phrase que je prononçais, je lui dis :

? Non, tentateur, garde tes infernales potions pour la bouche de tes lutins ou pour toi-même. Il n’y a qu’un instant que je me suis échappé des mains de l’Inquisition, et j’aimerais dix mille fois mieux y retourner, et devenir sa victime volontaire, que de jamais consentir à être la tienne. Ta tendresse est la seule cruauté que je craigne. Dans les prisons mêmes du Saint-Office, où je voyais le bûcher qui s’allumait pour moi, et la chaîne qui devait m’attacher au poteau, j’étais soutenu par un pouvoir qui me donnait la force de contempler presque de sang-froid ces objets si terribles pour la nature, plutôt que de m’y dérober au prix de mon salut. Le choix me fut offert ; je me suis décidé, et dussé-je me trouver mille fois encore dans le cas de choisir, dussé-je voir les flammes s’élever déjà autour de moi, mon choix serait toujours le même.

Pendant que je parlais, le vieillard me contemplait avec un regard calme, mais surpris, qui me fit rougir de ma frayeur avant que j’eusse fini de l’exprimer.

? Quoi ! me dit-il à la fin, en répondant seulement à quelques expressions de mon discours qui paraissaient l’avoir plus frappé que le reste, es-tu échappé à ce bras qui porte ses coups dans l’ombre ? Es-tu ce jeune Nazaréen qui a cherché un asile dans la maison de notre frère Salomon, le fils d’Hilkiah, qui porte le nom de Fernand Nunez parmi les idolâtres de cette terre de captivité ? Je m’attendais à te voir ce soir ; je savais que tu viendrais manger de mon pain et boire dans ma coupe, et me servir de secrétaire ; car notre frère Salomon m’a fait un grand éloge de tes talents d’écrivain.

Je le regardais saisi d’étonnement. Je me rappelai alors pour la première fois, que Salomon avait été sur le point de me faire connaître une retraite sûre et secrète, et quoique je ne pusse m’empêcher de trembler encore en regardant autour du singulier appartement où nous étions, je sentis néanmoins renaître une espérance que justifiait la connaissance que mon hôte paraissait avoir de ma personne.

? Assieds-toi, me dit-il, en voyant que j’étais près de succomber à la fois à la fatigue et à l’effroi. Assieds-toi, mange une bouchée de pain et bois un peu de vin. Réconforte ton corps, car on dirait que tu viens d’échapper aux lacs de l’oiseleur ou aux flèches du chasseur.

J’obéis sans savoir ce que je faisais. J’avais véritablement besoin de ce qu’il m’offrait, et j’allais le prendre : mais un sentiment irrésistible de répugnance et d’horreur surmonta le besoin. Je rejetai les aliments qu’il me présentait, en montrant du doigt les objets dont j’étais entouré, et auxquels j’attribuais le dégoût que j’éprouvais. Il regarda pendant un moment autour de lui, comme étonné que des objets qui lui étaient si familiers pussent être repoussants pour un étranger ; puis, secouant la tête, il me dit :

? Tu es un sot ; mais tu es un Nazaréen, et je te plains. En vérité, ceux qui ont instruit ta jeunesse ne se sont pas contentés de fermer le livre de la sagesse pour toi, ils ont encore oublié de l’ouvrir pour eux-mêmes. Les Jésuites, tes maîtres, n’étaient-ils pas aussi maîtres dans l’art de guérir, et es-tu étranger à la vue de ses instruments les plus simples ? Mange, je t’en prie, et sois sûr que ces figures ne te feront point de mal. Ces ossements privés de vie ne peuvent ni mesurer tes aliments ni t’en priver ; ils ne peuvent serrer tes jointures ni les déchirer avec le fer, ainsi que l’auraient fait les êtres vivants qui allaient s’emparer de toi comme de leur proie, et j’en atteste le dieu des armées, tu l’aurais été, si le toit hospitalier d’Adonias ne t’eût offert cette nuit un asile. Je pris donc le pain qu’il ne cessait de m’offrir, et je bus à longs traits de son vin, que la soif causée par l’effroi et l’anxiété me faisait avaler comme de l’eau. Je ne laissais pourtant pas de faire de fréquents signes de croix et de prier Dieu, pour que cette boisson ne se convertît pas en un poison funeste et diabolique. Le Juif Adonias me contemplait avec une compassion et un mépris toujours croissant.

? Qu’est-ce qui t’effraie ? me dit-il. Si je possédais le pouvoir que la superstition de ta secte m’attribue, au lieu de te fournir des aliments, ne pourrais-je pas t’offrir toi-même en holocauste aux démons? Tu es en mon pouvoir, et cependant je n’ai ni la puissance, ni la volonté de te faire du mal. Est-ce à toi, qui viens d’échapper aux cachots de l’Inquisition, à trembler en considérant les meubles qui garnissent la cellule d’un docteur solitaire ? Dans cet appartement j’ai passé soixante années de ma vie, et tu frémis de le visiter pour un moment ! Mange, Nazaréen, les aliments ne sont point empoisonnés ; bois, il n’y a point de filtre dans cette coupe. Pouvais-tu en dire autant dans les prisons de l’Inquisition, ou même dans les cellules des Jésuites ? Mange et bois sans crainte dans le caveau d’Adonias, le Juif. Si tu avais osé te fier aux Nazaréens, je ne t’aurais jamais vu chez moi.

? As-tu fini ? ajouta-t-il, et je répondis par un salut.

? As-tu bu dans la coupe que je t’ai offerte ?

Ma soif répondit pour moi, et je lui tendis le vase. Il sourit ; mais le sourire de la décrépitude, le sourire d’une bouche sur laquelle plus d’un siècle a passé, a une expression repoussante et hideuse à décrire. Ce n’est point le sourire du plaisir. Je frémis involontairement quand le Juif Adonias ajouta :

? Puisque tu as mangé et bu, il est bien juste que tu te reposes. Viens te coucher. Ton lit sera peut-être plus dur que celui que tu avais dans ta prison ; mais il sera plus sûr. Tes adversaires et tes ennemis ne t’y trouveront pas.

Quand il eut fini de parler, il me conduisit par des passages si longs et si entortillés, qu’ils confirmèrent à mon esprit le bruit que j’avais entendu répéter au sujet des routes souterraines, au moyen desquelles les demeures respectives des Juifs de Madrid communiquent ensemble, et qui ont jusqu’ici fait [16] échouer tous les efforts et toute l’adresse de l’Inquisition. Je dormis cette nuit, ou plutôt ce jour, car le soleil était déjà levé ; je dormis, dis-je, sur un lit de sangle, dans une chambre petite, mais élevée, et dont les murs, comme ceux de toutes les pièces de cette singulière habitation, étaient garnis de nattes jusqu’à la moitié de leur hauteur. Une seule fenêtre, étroite et grillée, admettait la lumière du soleil, et au doux bruit des cloches, ainsi qu’au bruit plus doux encore de la nature humaine, réveillée et en mouvement autour de moi, je m’assoupis, et je continuai à dormir du sommeil le plus profond, et qu’aucun rêve n’agita, jusque vers la fin du jour, ou, pour me servir du langage d’Adonias, « jusqu’à ce que les ombres du soir eussent recouvert la face de la terre. »

Quand je me réveillai, je le vis à côté de mon lit.

? Lève-toi, me dit-il, mange et bois, afin que tes forces reviennent. En disant ces mots il me montrait du doigt une petite table garnie de mets légers et accommodés avec la plus grande simplicité. Il crut néanmoins devoir s’excuser du luxe qu’il déployait.

? Quant à moi, observa-t-il, je ne mange la chair d’aucun animal, si ce n’est aux fêtes et aux néoménies, et cependant les années de ma vie se montent déjà à cent sept, dont j’en ai passé soixante dans la chambre où tu m’as vu. Il est rare que je monte aux étages supérieurs de cette maison, excepté dans des occasions comme celle-ci, ou quand je veux ouvrir ma fenêtre du côté de l’orient, pour prier Dieu et lui demander de retirer sa main de dessus Jacob, et de faire cesser la captivité de Sion. Oui, telle a été ma vie. La lumière des cieux a été cachée à mes yeux, et la voix de l’homme est une voix étrangère à mes oreilles. Parfois seulement j’écoute les lamentations de mes frères, qui pleurent sur l’affliction d’Israël. Cependant la corde argentine n’est pas déliée ; la coupe d’or n’est pas brisée, et quoique mon œil devienne moins perçant, mes forces ne sont point abattues.

Je le regardais en effet pendant qu’il me parlait, et j’admirais sa figure majestueuse, qui m’offrait un véritable modèle des anciens patriarches. Il représentait le vieux Testament dans toute sa sévère grandeur et dans son antiquité contemporaine du monde. Après une pause, il ajouta :

? As-tu mangé ? T’es-tu rassasié ? Lève-toi donc, et suis-moi. Nous descendîmes dans le caveau, et je découvris que la lampe ne s’y éteignait jamais. Adonias me montrant du doigt les parchemins épars sur la table, me dit :

? C’est en ceci que j’ai besoin de ton secours. Plus de la moitié d’une vie prolongée au-delà des bornes accordées aux mortels a été consacrée à recueillir et à transcrire ces manuscrits ; mais mes yeux commencent à s’obscurcir, et je sens que j’ai besoin d’être aidé par l’œil plus clair et la main plus prompte de la jeunesse : c’est pourquoi notre frère m’ayant certifié que tu étais un jeune homme qui maniait la plume comme un scribe, et qui en outre avait besoin d’un lieu de refuge pour te mettre à l’abri des embûches de tes frères, j’ai bien voulu que tu vinsses sous mon toit, et que tu mangeasses des choses que tu viens de voir, ou de celles que tu pourrais désirer, excepté les mets abominables défendus par la loi et les prophètes, et qu’en outre tu reçusses de moi des gages, comme mon serviteur.

Vous l’avouerai-je, Monsieur ? quelque triste que fût ma position, je ne pus m’empêcher de rougir à l’idée de voir un chrétien, un pair du royaume d’Espagne, secrétaire aux gages d’un Juif. Adonias continua :

? Et quand ma tâche sera remplie, alors je serai recueilli avec mes pères, dans la ferme espérance que mes yeux verront le roi dans sa splendeur et la terre lointaine ; et peut-être, ajouta-t-il d’une voix que la douleur rendait douce, solennelle et tremblante, peut-être rencontrerai-je, au sein du bonheur, ceux que j’ai quittés dans la peine : toi, Zacharie, le fils de mes reins, et toi, Lia, l’épouse de mon cœur. (Ces dernières paroles s’adressaient à deux des squelettes placés dans la chambre.) Oui, dans la présence du Dieu de nos pères, les rachetés de Sion se rejoindront ; ils se rejoindront comme ceux qui ne doivent plus se séparer au siècle des siècles.

À ces mots, il ferma les yeux, leva les mains, et parut absorbé dans une prière mentale. Sa douleur avait peut-être diminué mes préjugés ; il est certain qu’elle avait adouci mon cœur. Dans ce moment, je commençai à croire qu’il était possible, à la rigueur, qu’un Juif entrât dans le bercail des bienheureux. Ce sentiment opéra vivement sur moi, et je demandai, avec un intérêt véritable, des nouvelles de Salomon, qui s’était vu exposé, à cause de moi, aux poursuites des inquisiteurs.

? Sois tranquille, me dit Adonias, en secouant sa main osseuse et ridée, comme pour éloigner un sujet qui, pour le moment du moins, était au-dessous de lui. Notre frère Salomon ne court aucun risque de la vie, et l’on ne s’emparera pas même de ses dépouilles. Si nos adversaires sont puissants par la force, nous le sommes par nos richesses et par notre prudence. Jamais ils ne découvriront la trace de tes pas, et, si tu veux m’écouter et suivre mes conseils, ton existence même sur la face de la terre leur restera toujours inconnue.

Je ne pouvais parler ; mais l’expression d’une muette inquiétude, qui se peignait sur ma physionomie, parlait suffisamment pour moi.

? Hier au soir, me dit Adonias, tu as fait usage de certaines paroles qui ne me sont pas absolument présentes, mais dont le son a néanmoins causé à mon oreille une sensation extraordinaire. Tu m’as dit, ce me semble, que tu avais été tenté par un être qui aurait voulu te faire renoncer au Tout-Puissant, qui est également l’objet de l’adoration du Juif et du chrétien, et que tu avais déclaré que, quand même le bûcher serait allumé pour toi, tu cracherais sur le tentateur, et tu foulerais aux pieds son offre…

? Oui, m’écriai-je, je l’ai dit et je l’aurais fait ; j’en prends Dieu à témoin.

Adonias s’arrêta un moment comme pour réfléchir si ce que j’avais dit n’était qu’un élan de passion, ou bien la preuve d’une grande énergie de l’âme. Il parut enfin porter de mes sentiments un jugement favorable, quoique les homme âgés soient d’ordinaire enclins à regarder des marques d’émotion comme une démonstration de faiblesse plutôt que de sincérité.

? Puisqu’il en est ainsi, me dit-il après une longue et solennelle pause, tu connaîtras le secret qui depuis tant d’années a été un fardeau insupportable à l’esprit d’Adonias. J’ai travaillé depuis ma jeunesse ; mais le moment de ma délivrance approche et elle ne tardera pas à s’accomplir. Dans les jours de mon enfance, un bruit étrange frappa mon oreille : on me dit qu’un être avait été envoyé sur la terre pour tenter les Juifs et les Nazaréens, et jusqu’aux disciples de Mahomet, dont le nom est maudit dans la bouche de nos frères ; qu’il devait leur porter des offres de délivrance dans les moments d’un malheur en apparence sans remède, à condition qu’ils feraient ce que je n’ose répéter, même dans cette solitude, où il n’y a que toi seul pour m’entendre. Tu frémis… tans mieux : c’est que tu es du moins sincère dans ta croyance erronée. J’écoutais ces bruits avec avidité ; et telle était la perversité de mon esprit, que je désirais de rencontrer, que dis-je ? de combattre le malin esprit dans toute sa puissance. Ainsi que nos pères dans le désert, je rejetais le pain des anges, et je n’aspirais qu’après les mets défendus, les mets des sorciers de l’Égypte. Ma présomption fut, hélas ! cruellement punie ; je reste privé de femme, d’enfants, d’amis ; avec une existence, prolongée au-delà du terme de la nature, et n’ayant que toi seul au monde pour en mettre les événements par écrit. Je ne t’en ferai pas présentement le récit ; je me bornerai à te dire que les deux squelettes que tu vois de ce côté furent jadis couverts d’une chair bien plus fraîche que la tienne : ce sont ceux de ma femme et de mon enfant, dont tu ne dois pas connaître à présent l’histoire. Tu dois au contraire lire et raconter celle de ces deux autres squelettes. De retour dans mon pays, si un Juif peut dire qu’il a un pays, je m’assis sur ce siège, j’allumai cette lampe, je pris en main ma plume, et je fis le vœu de ne pas souffrir que cette lampe s’éteignît, de ne pas quitter ce siège ou délaisser ce caveau avant que cette histoire ne fût mise par écrit dans un livre. Je ne te dirai point comment je fus poursuivi par les fils de Dominique, et comment j’échappai à leurs serres. Qu’il te suffise de savoir qu’ils virent mes manuscrits, et qu’ils ne purent les déchiffrer. Je jurai pour lors de ne jamais en donner la clef qu’à un Nazaréen qu’ils auraient poursuivi, comme moi, et je suppliai le Dieu d’Israël de m’en faire rencontrer un : ma prière a été exaucée, car je te vois !

En écoutant ce discours, une terreur inexplicable remplissait mon âme. Je regardais tantôt l’orateur flétri par l’âge, et tantôt la douloureuse tâche qu’il m’imposait. Ne suffisait-il donc pas de porter dans mon cœur cet horrible secret ? Fallait-il encore remuer les cendres d’autres infortunés pour les répandre au loin ? Je finis cependant par jeter les yeux sur les manuscrits. Adonias me les présenta, et me fit remarquer qu’ils étaient en langue espagnole, mais écrits avec des caractères grecs. Il me pressa de me mettre à l’ouvrage. Ma répugnance pour cette tâche était invincible ; il me semblait que j’ajoutais un nouvel anneau à la chaîne par laquelle une invincible main m’entraînait à ma perte, et que j’allais devenir l’historien de ma propre condamnation.

Comme je feuilletais les manuscrits d’une main tremblante, Adonias, rempli d’une émotion surnaturelle, s’écria :

? Qu’est-ce qui te fait trembler, enfant de la poussière ? Si tu as été tenté, ils l’ont été aussi ; si tu as résisté, ils ont résisté comme toi ; s’ils goûtent le repos, tu le goûteras un jour. Tu n’as pas souffert une seule douleur spirituelle ou temporelle qu’ils n’aient aussi soufferte longtemps avant qu’il fût question de ta naissance. Jeune homme, ta main tremble en touchant ces feuillets qu’elle n’est pas digne de toucher, et cependant il faut que je t’emploie, car j’ai besoin de toi. Triste lien de la nécessité qui réunit deux esprits si peu faits l’un pour l’autre !

Tandis qu’il parlait, je ne cessais de feuilleter le volume.

? Eh bien ! continua Adonias, ta main hésite-t-elle encore à transcrire l’histoire de ceux dont la destinée se trouve liée à la tienne par une chaîne si miraculeuse, si invisible et si indissoluble ? Regarde, quoiqu’ils n’aient plus de langue, ils te parlent avec une éloquence plus forte que s’ils étaient encore en vie. Ils étendent vers toi leurs bras décharnés, et leur silence même t’implore. Écoute-les : prends la plume et écris.

Je pris la plume ; mais il me fut impossible d’écrire un mot. Adonias dans un moment de transport arracha un squelette du lieu qu’il occupait, et le plaça devant moi en disant :

— Là, raconte-lui toi-même ; il te croira peut-être, et il écrira sous ta dictée.

La nuit était orageuse, et quoique nous fussions profondément cachés sous la surface de la terre, le murmure des vents arrivait jusqu’à moi, et ressemblait à la voix de ceux qui ne sont plus. Je fixai involontairement les yeux sur le manuscrit que je devais copier ; je pris la plume, et je ne la quittai que quand je l’eus achevé.

Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Melmoth_ou_l%E2%80%99Homme_errant

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