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Illustration: Melmoth ou l'homme errant-première partie - Charles robert Maturin

Melmoth ou l'homme errant-première partie


Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-10-08

Lu par Eric
Livre audio de 2h40min
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Illustration: John Milton’s “Paradise Lost“ de Gustave Doré - Domaine public +++ Livre 1 +++ Livre 2 +++ Livre 3 +++ Livre 4 Téléchargement partie par partie :Partie: 1a, 1b, 1c, 1d.




Melmoth ou l’Homme errant
Melmoth the Wanderer

Charles Robert Maturin
Trad. : Jean Cohen - 1820

I

Dans l’automne de l’année 1816, John Melmoth, élève du collège de la Trinité, à Dublin, suspendit momentanément ses études pour visiter un oncle mourant, et de qui dépendaient toutes ses espérances de fortune. John, qui avait perdu ses parents, était le fils d’un cadet de famille, dont la fortune médiocre suffisait à peine pour payer les frais de son éducation ; mais son oncle était vieux, célibataire et riche. Depuis sa plus tendre enfance, John avait appris, de tous ceux qui l’entouraient, à regarder cet oncle avec ce sentiment qui attire et repousse à la fois, ce respect mêlé du désir de plaire, que l’on éprouve pour l’être qui tient en quelque sorte en ses mains le fil de notre existence.


Aussitôt que John eût appris la maladie de son parent, il se mit sur-le-champ en route. Son chemin passait par le comté de Wicklow, et la beauté du pays ne l’empêcha pas de se livrer à de tristes réflexions, dont quelques-unes avaient rapport au passé, mais dont un plus grand nombre regardaient l’avenir. Les caprices et le caractère morose de son oncle ; les bruits étranges qu’avait occasionnés la vie retirée qu’il menait depuis plusieurs années ; la dépendance dans laquelle sa fortune le mettait de cet homme singulier : toutes ces pensées pesaient sur son âme. Il s’efforçait de les repousser ; seul dans la diligence, il contemplait le pays, consultait sa montre ; ses pensées le quittaient pour un moment, mais ne pouvant les remplacer, il était forcé de les rappeler, pour diminuer au moins sa solitude. À mesure que la voiture approchait de la Loge, résidence du vieux Melmoth, le cœur de John devenait de plus en plus oppressé.


Il se rappelait tout ce qui, depuis son enfance, lui était arrivé dans la maison de cet oncle terrible : les leçons qu’on lui donnait avant de l’introduire en sa présence, les graves recommandations qu’on lui faisait de ne point être embarrassant, de ne pas approcher trop près de son oncle, de ne lui faire aucune question, de ne troubler, sous aucun prétexte, l’inviolable arrangement de sa sonnette, de sa tabatière ou de ses lunettes, de ne pas se laisser tenter par son éclat au point de toucher la canne à pomme d’or placée dans un coin ; enfin, de s’arranger de manière, en entrant et en sortant de la chambre, à ne point heurter contre les piles de livres, de globes, de vieilles gazettes, de têtes à perruques, de pipes à fumer, de bouteilles à tabac, sans compter les souricières et les vieux livres moisis qui occupaient le dessous des chaises. Après avoir évité tous ces écueils, il lui restait à faire un salut respectueux, à fermer la porte bien doucement, et à descendre l’escalier comme s’il avait eu des souliers de feutre.


Aux fêtes de Noël et de Pâques, le maigre bidet de son oncle paraissait devant la porte de la pension et devenait l’objet des sarcasmes de tous les écoliers. John le montait à regret pour se rendre à la Loge, où il n’avait d’autre passe-temps que de rester assis en face de son oncle, sans parler ou sans faire un mouvement, jusqu’à ce que le couple ressemblât à don Raymond et à l’esprit de Béatrix dans le Moine. Quand le dîner était servi, le vieillard, regardant attentivement son neveu, qui rongeait de maigres os de mouton, nageant dans un faible bouillon, lui recommandait surtout de ne pas trop manger. Le soir on se couchait avant la fin du crépuscule, afin d’épargner la chandelle, et John, que la faim tenait éveillé dans son lit, n’avait de consolation que quand à huit heures, après le coucher de son oncle, la vieille gouvernante venait lui apporter quelques bribes de son propre repas, en lui recommandant entre chaque bouchée de n’en rien dire à monseigneur.


Après s’être rappelé son enfance, John songeait aux années qu’il avait passées au collège. Il y habitait une petite chambre dans les combles, au fond de la cour intérieure et n’était jamais invité à venir à la campagne, son oncle ne voulant pas payer les frais de son voyage. Il passait l’été à parcourir les rues désertes de la ville, et tous les trois mois l’épître usitée lui portait une mince, mais ponctuelle remise, accompagnée de plaintes sur les frais de son éducation, de conseils d’économie et de lamentations sur les retards des fermiers et le bas prix des terres.


À tous ces souvenirs se joignit celui des dernières paroles de son père :


— John, mon pauvre enfant, je dois vous quitter. Il a plu à Dieu de vous enlever votre père avant qu’il ait pu faire pour vous ce qui aurait rendu cette séparation moins pénible. Désormais, John, il faut regarder votre oncle comme votre seul appui. Il a des infirmités et des bizarreries, mais il faut que vous appreniez à les supporter, comme tant d’autres choses que vous ne connaîtrez que trop tôt. Mon pauvre enfant, puisse celui qui est le père des orphelins avoir pitié de vous, et toucher le cœur de votre oncle en votre faveur !


La mémoire de cette scène remplit de larmes les yeux de John ; il s’empressait de les essuyer quand la voiture s’arrêta devant le jardin de son oncle.


Il descendit et s’approcha de la porte, tenant à la main un mouchoir noué dans lequel il avait renfermé un peu de linge blanc qui formait tout son équipage de route. La loge du portier tombait en ruine, et d’une cabane adjacente, il vit accourir, pieds nus, un petit garçon qui s’empressa de faire tourner, sur un seul gond qui restait, une barrière qui, jadis, avait été une porte, mais qui, pour lors, se composait de trois ou quatre planches, si mal attachées qu’elles se balançaient comme une enseigne quand il fait du vent. Ce ne fut pas sans peine que cette porte céda aux efforts réunis de John et du garçon, et tournant lourdement dans un mélange de boue et de gravier elle s’ouvrit enfin, et forma une large ornière. John, après avoir vainement cherché dans sa poche quelques sous pour récompenser son introducteur, poursuivit son chemin ; le jeune garçon marchait devant lui, s’enfonçant à chaque pas dans de larges mares, et se montrant aussi fier de son agilité que de l’honneur qu’il avait de servir un gentilhomme. À mesure que John avançait dans cette route boueuse qui avait été autrefois une avenue, il découvrait sans cesse de nouvelles marques d’une désolation qui s’était considérablement accrue depuis sa dernière visite. Tout annonçait que la rigide économie s’était changée en sordide avarice ; pas une haie, pas un fossé n’était en état ; ils étaient remplacés par un mur de pierres détachées, dont les nombreuses brèches étaient comblées de genêt et de chardons. Pas un arbre, pas un arbrisseau ne restait dans l’avenue qui avait été convertie par la nature en une espèce de prairie, où quelques moutons solitaires cherchaient les brins d’herbes qui croissaient difficilement à travers les cailloux, les chardons et la terre durcie.


La maison se dessinait fortement dans les ombres du soir : car il n’y avait ni ailes, ni offices, ni broussailles, ni arbres qui, en l’accompagnant, pussent adoucir la dureté de ses contours. John, après avoir jeté un regard douloureux sur le perron couvert d’herbes et sur les fenêtres fermées de planches, voulut frapper, mais il ne trouva pas de marteau ; à son défaut, il fut obligé de se servir de grosses pierres qu’il ne cessa de lancer contre la porte, comme s’il eût voulu l’enfoncer, que lorsque les aboiements réitérés d’un mâtin, qui semblait vouloir briser sa chaîne, et dont les cris aigus et les yeux étincelants indiquaient autant de faim que de colère, lui en eussent fait lever le siège. Il quitta pour lors la grande porte et se dirigea vers un passage qu’il connaissait et qui menait à la cuisine. En approchant il vit des lumières à travers les carreaux ; il leva le loquet d’une main tremblante ; mais quand il eut reconnu les personnes qui remplissaient cette cuisine, il s’avança d’un pas hardi et sans crainte d’être mal reçu.


Autour d’un feu de tourbe bien nourri et dont l’ampleur déposait de l’indisposition du maître, étaient assis la vieille gouvernante et deux ou trois suivants, c’est-à-dire des personnes dont la seule occupation consistait à manger, à boire et à bavarder dans toutes les cuisines du voisinage qui se trouvaient ouvertes par quelque événement heureux ou malheureux, le tout par amour pour monseigneur et à cause du grand respect qu’ils portaient à sa famille. Il y avait en outre une vieille femme que John reconnut sur-le-champ pour être le médecin femelle du village : sibylle ridée qui prolongeait sa misérable existence en tirant parti des craintes, de l’ignorance et des malheurs d’êtres aussi misérables qu’elle. Admise parfois dans les maisons honnêtes, par l’entremise des domestiques, elle y essayait l’effet de quelques simples, et ses tentatives n’étaient pas toujours sans succès. Dans le peuple, elle parlait souvent des pernicieux effets du mauvais œil, contre lequel elle assurait qu’elle possédait un contre-charme qui ne manquait jamais ; et en parlant elle secouait ses cheveux blancs avec tant de vivacité, qu’elle communiquait presque toujours à ses spectateurs moitié effrayés, moitié crédules, une partie de l’enthousiasme qu’elle ne laissait pas d’éprouver. Si cependant le cas passait les bornes de son art, si elle voyait s’évanouir à la fois l’espérance et la vie, elle engageait le malheureux malade à avouer qu’il avait quelque chose sur le cœur, et après cette confession arrachée à l’affaiblissement de la douleur ou à l’ignorance de la pauvreté, elle faisait un signe de tête et prononçait des paroles mystérieuses qui donnaient suffisamment à entendre aux assistants qu’elle avait eu à combattre des obstacles plus qu’humains.


Lorsque la santé régnant à la fois dans la cuisine de monseigneur et dans les cabanes de ses vassaux, menaçait de la faire mourir de faim, il lui restait encore une ressource : elle disait la bonne aventure.


Personne ne savait mieux qu’elle tordre l’écheveau mystique qu’il fallait faire descendre dans la carrière à chaux, au bord de laquelle la curieuse, intéressée à connaître l’avenir, s’arrêtait tremblante, jusqu’à ce qu’elle sût si la réponse à sa question : « Qui tient ? » serait faite par la voix d’un démon ou par celle d’un amant.


Personne mieux qu’elle ne connaissait le lieu où les quatre sources se réunissaient. C’était là qu’à une époque mystérieuse de l’année, il fallait tremper la chemise, qui devait ensuite être déployée devant le feu, au nom de celui que nous n’osons nommer, pour être avant le matin retournée par l’image de l’époux destiné. Elle seule, s’il fallait l’en croire, savait au juste dans quelle main il fallait tenir le peigne, tandis que de l’autre on portait une pomme à la bouche, afin que pendant ce temps le fantôme de l’époux se montrât dans la glace, devant laquelle se faisait l’opération. Personne n’était plus exact qu’elle à éloigner de la cuisine tout instrument de fer, pendant que ces cérémonies s’exécutaient par les dupes de son art, de peur qu’au lieu de voir un beau jeune homme avec une bague au doigt, une figure sans tête ne s’avançât vers la cheminée, et ne saisît ou la broche ou le fourgon, pour en assommer l’imprudent dormeur. En un mot, personne ne savait mieux tourmenter ou effrayer ses victimes, jusqu’à les persuader de la vérité d’un pouvoir qui plus d’une fois a mis les âmes les plus fortes au niveau des plus faibles.


Tel était l’être auquel le vieux Melmoth, en partie par crédulité et plus encore par avarice, avait confié le soin de ses jours. John s’avança au milieu du groupe, reconnaissant les uns, voyant les autres avec peine et se méfiant de tous. La vieille gouvernante lui fit l’accueil le plus amical. Voilà donc encore, dit-elle, ma petite tête blanche (notez que ses cheveux étaient noirs comme du jais) ; et en disant ces mots elle voulut porter à la tête de John sa main ridée, avec un mouvement qui tenait le milieu entre une bénédiction et une caresse : mais la difficulté qu’elle éprouva lui fit connaître que cette tête s’était élevée d’un pied depuis la dernière fois qu’elle l’avait caressée. Les hommes se levèrent tous à son approche avec les marques du respect que les Irlandais ne manquent jamais de témoigner aux personnes d’un rang supérieur. Ils souhaitèrent à monseigneur mille ans, et une longue vie en sus, et demandèrent si monseigneur ne voulait pas boire un coup pour calmer son chagrin ; au même instant cinq ou six mains rouges et décharnées lui tendirent à la fois des verres de whisky.


Pendant ce temps la sibylle, assise au coin de la cheminée, fumait sa pipe et ne disait mot. John refusa poliment la liqueur qu’on lui offrait, jeta à la dérobée un coup d’œil à la vieille ridée, et puis un autre sur la table, où s’étalait une chère copieuse, bien différente de celle qu’il avait coutume d’y voir jadis. La gamelle de pommes de terre aurait paru au vieux Melmoth devoir suffire pour huit jours ; et ce n’était pas tout : on y voyait encore du saumon salé, un plat de veau flanqué de tripes ; enfin, des homards et du turbot frit.


Pour humecter ce splendide repas, plusieurs bouteilles d’aile de Wicklow, apportées secrètement de la cave de monseigneur, étaient rangées le long de l’âtre, et leurs sifflements donnaient assez à connaître l’impatience que leur causait le bouchon ; mais le whisky, bien frelaté, qui sentait le roseau et la fumée, avait tous les honneurs du festin. Chacun en faisait l’éloge, et pour prouver sa sincérité, y buvait à longs traits.


John, en regardant autour de lui, ne put s’empêcher de se rappeler la mort de Don Quichotte, quand nonobstant son chagrin, sa nièce mangea comme à son ordinaire, la gouvernante but au repos de son âme, et Sancho lui-même crut pouvoir se délecter un peu. Après avoir rendu de son mieux la politesse de la société, John demanda comment son oncle se portait.


— Au plus mal, répondit l’un.


— Beaucoup mieux, dit l’autre.


John se retournant avec vivacité, semblait demander à qui il fallait ajouter foi.


— On dit que monseigneur a eu un saisissement, dit un grand gaillard de six pieds, qui, après s’être avancé d’un air mystérieux, cria sa confidence d’une voix de stentor, six pouces au-dessus de la tête de John.


— Oui, ajouta un second, en avalant le verre que John avait refusé, mais monseigneur a eu le temps de se remettre depuis.


À ces mots la sibylle, qui n’avait pas quitté son coin, tira lentement sa pipe de sa bouche, et se tourna vers la société. Jamais la Pythie sur son trépied n’avait excité plus d’effroi, n’avait commandé un silence plus profond.


— Ce n’est pas ici, dit-elle en posant son doigt décharné sur son front couvert de rides, ni là, ni là, en touchant successivement le front de ceux qui étaient près d’elle, et qui se baissaient à mesure comme pour recevoir sa bénédiction, buvant ensuite un coup pour en assurer l’effet. Tout est ici, tout est autour du cœur, et elle pressa ses doigts sur sa poitrine creuse, avec une force d’action qui fit frémir ses auditeurs. Tout est ici, répéta-t-elle, excitée sans doute par l’effet qu’elle avait produit ; après quoi elle retomba sur son siège, reprit sa pipe et ne dit plus rien.


Dans ce moment d’involontaire effroi et de silence, un son sinistre retentit dans la maison. Toute la société en parut électrisée. Ce son était celui de la sonnette de Melmoth. Ses domestiques étaient en si petit nombre et étaient toujours si près de lui, que le bruit de sa sonnette leur fit le même effet que s’ils lui eussent entendu sonner lui-même la cloche pour son enterrement.


— Il avait toujours l’habitude de frapper pour moi, dit la vieille gouvernante, parce qu’il ne voulait pas casser les cordons des sonnettes.


En attendant, ce son produisit l’effet qui devait naturellement en résulter. La gouvernante s’élança dans la chambre du malade, suivie de plusieurs femmes (pleureuses), prêtes à ordonner des médicaments s’il respirait encore, ou à pleurer pour lui s’il avait déjà rendu le dernier soupir. Elles battaient des mains et essuyaient leurs yeux arides. Ces vieilles sorcières entourèrent le lit, et à entendre la voix lamentable avec laquelle elles répétaient : — Oh ! il va partir ! Monseigneur va partir ; monseigneur va partir ! on aurait cru que leur vie était irrévocablement attachée à la sienne. Quatre d’entre elles se tordaient les mains et hurlaient autour du lit, tandis qu’une cinquième, avec une prestesse inconcevable, souleva la couverture pour sentir les pieds de monseigneur, et déclara qu’ils étaient froids comme de la pierre.


Le vieux Melmoth retira promptement ses pieds, et comptant d’un œil auquel les approches de la mort n’avaient rien ôté de sa justesse, le nombre de personnes qui étaient rassemblées autour de son lit, il se leva à moitié, s’appuya sur son coude aigu, et repoussant la vieille gouvernante, qui s’efforçait d’arranger son bonnet de nuit, il s’écria, d’une voix qui fit tressaillir tous les assistants :


— Que diable êtes-vous toutes venues faire ici ?


Cette interrogation dispersa pour un moment la société, qui néanmoins ne tarda pas à se rallier. On se parlait à voix basse, et on se disait, avec de fréquents signes de croix :


— Le diable ! que Jésus-Christ ait pitié de nous ! Le diable est le premier mot que sa bouche ait prononcé.


— Oui, cria de toutes ses forces le malade, et le diable est le premier objet que mes yeux aient aperçu.


— Quand ? Où ? s’écria la gouvernante effrayée et se cachant dans la couverture, dont elle dépouillait sans miséricorde, le moribond.


— Là, là, répéta-t-il, en montrant les femmes, réunies et surprises de s’entendre traiter de démons, tandis qu’elles venaient pour les chasser.


— Seigneur ! dit la gouvernante d’un ton radouci, ne les connaissez-vous pas ? N’est-ce pas là une telle et là une telle ?


Nous épargnons à nos lecteurs une foule de noms irlandais et barbares, qu’il leur serait impossible de prononcer, et nous ne leur en citerons qu’un seul, pour exemple, c’était Catchleen O’Mullighan.


— Tu mens, charogne, grommela le vieux Melmoth ; elles s’appellent légion, car elles sont en grand nombre ; qu’on les chasse d’ici, qu’on les chasse de ma maison ; si elles veulent pleurer à ma mort, je leur en donnerai un motif. Elles ne boiront point le whisky qu’elles auraient volé si elles l’avaient pu.


En disant ces mots il tira de dessous son chevet une clef, qu’il montra d’un air triomphant à la gouvernante, qui savait fort bien s’en passer.


— Et ne mangeront plus des viandes dont vous les avez régalées.


— Régalées ! Jésus ! s’écria la gouvernante.


— Oui, oui ; je sais ce que je dis. Et pourquoi y a-t-il tant de chandelles, toutes des quatre à la livre ; il y en a autant à la cuisine, je gage.


— En vérité, monseigneur, ce sont toutes des six.


— Des six ! Et pourquoi diable brûlez-vous des six ? Croyez-vous en être déjà à veiller mon corps ? Eh ?


— Non, monseigneur, pas encore, pas encore, s’écrièrent en chorus les sorcières, mais ce sera quand il plaira à Dieu. Monseigneur devrait bien songer à son âme.


— Voilà le premier mot de bon sens que vous ayez dit, reprit le moribond. Donnez-moi mon livre de prières. Vous le trouverez là-bas sous le vieux tire-bottes. Essuyez les toiles d’araignées ; il y a plusieurs années que je ne l’ai ouvert.


La vieille gouvernante lui apporta le livre. Il le prit, et tournant sur elle un regard de reproche, il lui dit :


— Qu’est-ce qui vous a fait brûler des six dans la cuisine, vieille prodigue ? Combien y a-t-il d’années que vous demeurez dans cette maison ?


— Je ne le sais pas au juste, monseigneur.


— Y avez-vous jamais vu de la prodigalité ou des dépenses inutiles ?


— Oh ! jamais, jamais, monseigneur.


— A-t-on jamais brûlé autre chose dans la cuisine que des chandelles de quinze à la livre ?


— Jamais, monseigneur, jamais.


— Ne vous a-t-on pas toujours tenue aussi serrée qu’il a été possible ? répondez-moi.


— Sans doute, monseigneur. Tout le monde vous rend justice, et sait qu’il n’y avait pas dans le pays de maison ni de main aussi serrées que les vôtres.


— Et puisqu’il en est ainsi, comment avez-vous osé les desserrer avant la mort ? J’ai senti l’odeur des viandes ; j’ai entendu le son des voix ; j’ai entendu tourner et retourner la clef dans la serrure. Oh ! que ne suis-je levé, ajouta-t-il en se roulant dans son lit, oh ! que ne suis-je levé, pour voir ce qui se passe… Mais non, cela me tuerait ; la pensée seule m’en tue.


Et il se rejeta en arrière sur son traversin, car il ne se servait jamais d’oreiller, qu’il regardait comme un luxe.


Les étrangères, abattues et déconfites, se retirèrent en se regardant et en parlant bas ; mais la voix aiguë de Melmoth les rappela.


— Et où allez-vous maintenant ? Retournez-vous à la cuisine pour me gruger encore ? N’y a-t-il pas une seule de vous qui veuille rester pendant qu’on lit une prière pour moi ? Vous pourrez en avoir un jour besoin vous-mêmes, vieilles sorcières.


Étonnées de ce reproche et de cette menace, la troupe revint en silence et se rangea autour du lit, tandis que la gouvernante, quoiqu’elle fût catholique, demandait si monseigneur ne voulait pas voir un ecclésiastique de sa croyance. Les yeux du moribond exprimèrent le mécontentement que lui causait la proposition.


— Et pourquoi faire ? pour qu’il faille lui donner une écharpe et un crêpe à mon enterrement. Lisez donc, vieille C… ; ce sera toujours autant d’épargné.


La gouvernante en fit l’essai, mais elle fut obligée d’y renoncer à cause du mauvais état de ses yeux. Le malade demanda s’il n’y avait pas parmi ces dames quelqu’une qui voulût la remplacer. Il s’en offrit une, qui avait plus de bonne volonté que de talent, et qui lisant toujours sans rien comprendre à ce qu’elle disait, acheva les prières des agonisants sans s’en apercevoir, et continuant toujours, lut celles des relevailles, qui, dans les liturgies anglaises, se trouvent placées à la suite des premières.


Elle lisait avec une gravité merveilleuse. On l’interrompit malheureusement deux fois. D’abord le vieux Melmoth dit à sa gouvernante :


— Descendez et couvrez le feu de la cuisine. Fermez ensuite la porte à clef, que j’entende tourner la serrure. Avant que cela ne soit fait je ne puis faire attention à rien.


La seconde interruption fut celle de John Melmoth, qui étant entré dans la chambre, entendit les paroles mal sonnantes que prononçait la vieille, et s’agenouillant devant le lit de son oncle, il prit le livre des mains de la lectrice, et lut à son tour à demi-voix les prières que l’église anglicane a consacrées à la consolation des mourants.


— C’est la voix de John, dit le vieillard, qui tout à coup se rappela le peu d’amitié qu’il avait toujours témoigné à ce malheureux jeune homme.


Il en fut touché. D’un autre côté, il se voyait entouré de domestiques rapaces et sans attachement, et quoiqu’il ne dût pas en espérer beaucoup d’un parent qu’il avait toujours traité comme un étranger, il sentit dans ce moment qu’il ne l’était pas, et s’attacha à lui comme à sa dernière planche de support.


— John, mon cher enfant, te voilà. Je t’ai tenu loin de moi pendant ma vie, et maintenant que je suis mourant, tu es à mes côtés. Va, John, lis toujours.


John, profondément affecté de la position où il voyait cet homme, pauvre au milieu de toutes ses richesses, ainsi que de la demande solennelle qu’il lui faisait de le consoler à ses derniers moments, continua sa lecture ; mais sa voix s’altéra bientôt par l’horreur que lui inspirèrent les hoquets du malade, qui néanmoins s’efforçait de temps à autre de demander à la gouvernante si elle avait bien couvert le feu.


John, qui avait de la sensibilité, se leva avec émotion.


— Allez-vous m’abandonner comme les autres ? dit le vieux Melmoth en essayant de se soulever dans son lit.


— Non, monsieur, reprit John en observant la physionomie changée du moribond ; mais j’ai pensé que vous pourriez avoir besoin de rafraîchissement, de quelque chose qui vous donnât des forces.


— Oui, oui, j’en ai besoin ; mais à qui puis-je me fier pour m’en aller chercher ? Elles – tournant les yeux sur le groupe qui l’entourait – elles m’empoisonneraient.


— Fiez-vous à moi, monsieur, dit John, j’irais chez l’apothicaire ou partout ailleurs, si vous le désiriez.


Le vieillard lui prit la main et l’attirant auprès de son lit il commença par jeter sur les autres personnages un œil à la fois menaçant et inquiet, puis il dit à l’oreille de son neveu : – Je voudrais boire un verre de vin, cela prolongerait ma vie de quelques heures ; mais je n’ose dire à personne de m’en aller chercher : on me volerait une bouteille.


John fut choqué de l’observation.


— Au nom de Dieu, monsieur, permettez-moi de vous aller chercher un verre de vin.


— Vous ne savez pas où, dit le vieillard avec une expression de physionomie que John ne put comprendre.


— Non, monsieur ; vous savez que j’ai toujours été à peu près étranger ici.


— Prenez cette clef, dit le vieux Melmoth, après avoir éprouvé un spasme violent. Prenez cette clef ; il y a du vin dans ce cabinet, du madère. Je leur ai toujours dit qu’il n’y avait rien là ; mais ils ne m’ont pas cru ; sans cela, auraient-ils pu me voler comme ils l’ont fait ? Une fois, je leur dis que c’était du whisky ; mais ce fut bien pis : ils en burent le double.


John prit la clef des mains de son oncle. Le moribond le pressa en la lui donnant, et John prenant ce mouvement pour une marque d’amitié, le pressa à son tour. Il fut détrompé par ces paroles que le vieillard lui dit à l’oreille :


— John, mon enfant, ne buvez pas de ce vin pendant que vous êtes là-bas.


— Juste ciel ! s’écria John en jetant avec indignation la clef sur le lit. Puis se rappelant que l’être misérable qu’il avait devant les yeux, ne pouvait être un objet de ressentiment, il lui fit la promesse qu’il demandait, et entra dans le cabinet où nul autre que le vieux Melmoth n’avait mis le pied depuis soixante ans. Il eut de la peine à trouver le vin, et il resta assez longtemps pour justifier les soupçons de son oncle ; mais son esprit était agité et sa main tremblante. Il n’avait pu s’empêcher de remarquer que le regard de son oncle, en lui accordant la permission d’entrer dans le cabinet, avait joint la pâleur de l’effroi à celle de la mort. L’horreur qu’avaient exprimée toutes les femmes quand il s’en était approché, ne lui avait point échappé, et enfin quand il y fut, sa mémoire fut assez cruelle pour lui rappeler vaguement quelques circonstances qui y avaient rapport, et qui étaient trop affreuses pour que l’imagination osât s’y arrêter. Il songea surtout que depuis un grand nombre d’années personne n’y était entré que son oncle. Avant de le quitter, il souleva la chandelle et jeta autour de lui un regard mêlé de crainte et de curiosité. Il y vit beaucoup de ces vieilleries inutiles que l’on doit s’attendre à rencontrer dans le cabinet d’un avare ; mais bientôt ses regards s’attachèrent malgré lui à un portrait suspendu contre la boiserie, et qui lui parut bien mieux fait que la plupart de ceux que l’on laisse moisir sur les murs des vieux châteaux. Il représentait un homme de moyen âge ; il n’y avait rien de remarquable dans le costume ou dans la physionomie ; mais les yeux étaient de ceux que l’on voudrait n’avoir jamais vus, et qu’il est impossible d’oublier.


D’un mouvement aussi douloureux qu’irrésistible, John approche du portrait avec la chandelle, et il distingue sur le bord ces mots : Jn. Melmoth, Ao 1646. John n’était ni timide ni superstitieux. Sa constitution n’était point nerveuse, et cependant il ne put s’empêcher de considérer ce portrait avec une muette horreur, jusqu’à ce que, réveillé par la toux de son oncle, il s’empressa de retourner auprès de lui. Le vieillard but son vin et en parut un peu ranimé. Il y avait longtemps qu’il n’avait rien goûté d’aussi restaurant ; son cœur s’épancha dans une confiance momentanée, et il dit :


— Eh bien, John, qu’avez-vous vu dans cette chambre?


— Rien, monsieur.


— C’est faux. Tout le monde ici veut me tromper ou me voler.


— Monsieur, je ne veux faire ni l’un ni l’autre.


— Dites-donc ce que vous avez vu de… remarquable.


— Rien qu’un portrait, monsieur.


— Un portrait, monsieur !… L’original existe encore !


Quoique John n’eût pas oublié l’impression que ce portrait lui avait faite, il ne laissa pas de paraître incrédule.


— John, lui dit son oncle à l’oreille, John, on prétend que je meurs de ceci ou de cela. L’un dit que c’est faute de nourriture, l’autre que c’est faute de drogues ; mais l’on se trompe.


Ici sa physionomie devint d’une pâleur hideuse.


— Oh ! John, je meurs d’une peur.


Puis étendant ses bras décharnés vers le cabinet, il ajouta :


— Cet homme, j’ai de bonnes raisons pour savoir qu’il existe encore.


— Comment cela se peut-il, monsieur, répondit machinalement son neveu, le portrait porte la date de l’an 1646 ?


— Vous l’avez donc vu, vous l’avez donc examiné ? reprit son oncle. Après avoir posé pendant quelques instants la tête sur son traversin, il saisit la main de John, et dit avec un regard qu’il est impossible de peindre :


— Eh bien, vous le reverrez, car il vit.


Le vieillard tomba ensuite dans une espèce de sommeil ou de stupeur, pendant laquelle ses yeux, toujours ouverts, s’étaient fixés sur son neveu.


Le silence le plus complet régnait dans la maison, et rien n’interrompait les réflexions du jeune Melmoth. Il s’élevait dans son esprit une foule de pensées qu’il aurait voulu écarter, mais qui revenaient sans cesse malgré lui. Il songea aux habitudes et au caractère de son oncle, et se dit à lui-même : « Il n’y a jamais eu personne de moins superstitieux que lui. Il ne s’occupait de rien que du prix des effets publics ou du cours de change, si ce n’est des frais de mon éducation, qui lui tenaient plus à cœur que tout le reste. Est-il croyable qu’un tel homme meurt d’une peur et d’une peur ridicule ? S’imaginer qu’un individu qui vivait il y a cent cinquante ans vive encore ! Et cependant… il se meurt. » John réfléchit encore, car des faits arrêtent le logicien le plus opiniâtre. « Toute la dureté de son esprit et de son cœur ne l’empêche pas de mourir d’une peur ! On me l’avait dit dans la cuisine ; il me l’a répété lui-même ; il ne peut s’être trompé. Si jamais j’avais entendu dire qu’il fût nerveux, fantasque, superstitieux ; mais son caractère est si contraire à tout cela ! Un homme qui eût vendu son âme et son sauveur ! Qu’un tel homme meure de peur… et cependant il est mourant ! » John, en disant ces mots, jeta un regard douloureux sur la physionomie de son oncle, qui offrait déjà tous les symptômes effrayants de la face hypocratique.


Le vieux Melmoth était, comme nous l’avons dit, dans une espèce de stupeur. John le croyant endormi, reprit la chandelle, et, poussé par une impulsion dont il ne put se rendre compte, il entra dans la chambre condamnée. Son mouvement réveilla le moribond qui se souleva dans son lit. John ne s’en aperçut pas, mais il entendit les gémissements ou plutôt le râle affreux qui annonce le dernier combat de la vie et de la mort. Il frissonne et se retourne, mais en se retournant il lui semble voir les yeux du portrait, sur lesquels les siens étaient fixés, se mouvoir. Il rentre précipitamment dans la chambre de son oncle.


Le vieux Melmoth mourut dans le cours de la nuit ; il mourut, comme il avait vécu, dans une sorte de délire d’avarice. John ne s’était jamais formé l’idée d’une scène aussi horrible que celle que présenta sa dernière heure. Il jura et blasphéma pour une différence de trois liards qui manquaient, disait-il, depuis plusieurs semaines dans un compte que son palefrenier lui avait fait pour le foin de son cheval qu’il affamait. Au même instant il saisit la main de John, et lui demanda les sacrements.


— Si j’envoie chercher un prêtre il me demandera de l’argent, et je n’en ai pas à lui donner : je n’en ai pas. On dit que je suis riche… regardez cette couverture ; mais cela m’est égal si je puis sauver mon âme.


Puis croyant parler à un ecclésiastique, il ajoutait dans son délire :


— En vérité, docteur, je suis très pauvre. Je n’ai jamais été à charge à l’église jusqu’à présent ; mais aujourd’hui, je vous demande deux grâces : Sauvez mon âme et tâchez de me faire enterrer aux frais de la paroisse, car il ne me reste pas assez pour cela. J’ai toujours dit que j’étais pauvre ; mais, plus je le disais, moins on voulait me croire.


John s’éloigna du lit avec la sensation la plus pénible, et s’assit dans un coin de la chambre. Les femmes y étaient entrées, et il y faisait très noir. Melmoth épuisé ne disait plus rien ; un morne silence régnait partout. Dans ce moment la porte s’ouvre ; un personnage entre, jette ses regards autour de la chambre et se retire tranquillement et sans parler. John, qui l’avait vu, reconnaît sans peine l’original du portrait. Sa première impression fut de pousser un cri ; mais la voix lui manqua. Il voulut ensuite se lever pour suivre l’inconnu, mais après un moment de réflexion, il s’arrêta. Quoi de plus ridicule que d’être effrayé ou surpris de la ressemblance entre un homme vivant et le portrait d’un mort ? Cette ressemblance était à la vérité assez forte pour l’avoir frappé, même dans une chambre mal éclairée, mais au fond ce ne pouvait être qu’une ressemblance ; et, quoiqu’elle eût pu effrayer un homme âgé et d’une mauvaise santé, John résolut de ne pas se laisser aller à une semblable faiblesse.


Mais tandis qu’il s’applaudissait de cette résolution, la porte s’ouvrit encore et le même personnage reparut, faisant à notre jeune homme des signes de la tête et de la main, avec une familiarité peu rassurante. John se leva précipitamment de sa chaise, déterminé cette fois à le suivre, mais il fut retenu par les cris aigus, quoique faibles, de son oncle, qui combattait à la fois contre la mort et contre sa gouvernante. Celle-ci, inquiète pour la réputation de son maître et pour la sienne, voulait à toute force lui passer une chemise et un bonnet de nuit blancs, tandis que Melmoth, qui avait encore tout juste assez de connaissance pour sentir qu’on lui ôtait quelque chose, s’écriait faiblement :


— On me vole, on me vole dans mes derniers moments ; on vole un pauvre homme qui se meurt. John, ne viendrez-vous pas à mon secours ? Je vais mourir sur la paille ; on m’enlève ma dernière chemise ; je meurs sur la paille !…


Et en prononçant ces mots l’Harpagon rendit le dernier soupir.


 


 


 


 


 



II


 


Quelques jours après la cérémonie funèbre, le testament du défunt fut ouvert en présence de témoins, et John se trouva seul héritier des biens de son oncle, biens qui, peu considérables dans l’origine, étaient devenus importants par son excessive économie.


Quand le notaire eut fini sa lecture, il dit :


— Voici quelques mots au coin de ce document ; ils ne font point partie du testament ; ils ne sont point par forme de codicille ni même signés par le testateur, mais je crois pouvoir certifier qu’ils sont de son écriture.


Il les montra au jeune Melmoth qui reconnut en effet les caractères de son oncle, ces cratères perpendiculaires et étroits, pleins d’abréviations et qui ne laissaient aucune marge au papier. Le jeune homme lut, non sans émotion, ce qui suit :


J’ordonne à John Melmoth, mon neveu et mon héritier, d’enlever, de détruire ou de faire détruire le portrait marqué Jn. Melmoth 1646 et qui est suspendu dans mon cabinet ; je lui ordonne aussi de chercher un manuscrit qu’il trouvera, je pense, dans le troisième tiroir, c’est-à-dire le plus bas, de la commode en acajou, placée sous ce portrait. Il est serré parmi quelques papiers sans valeur, tels que des sermons manuscrits et des brochures sur l’amélioration de l’Irlande ; mais il le distinguera facilement, car il est noué d’un cordon noir, et le papier en est moisi et fort décoloré. Je lui permets de le lire s’il le veut, mais je crois qu’il ferait mieux de s’en abstenir. Dans tous les cas, je le conjure, par les égards que l’on doit aux volontés d’un mourant, de brûler ce manuscrit.


Quand John eut lu cette singulière note, on reprit l’affaire qui formait l’objet de la réunion. Le testament du vieux Melmoth était si clair et en si bon ordre que tout fut bientôt arrangé. Chacun se retira et John Melmoth resta seul.


Nous avons omis de dire que les tuteurs de John nommés par le testament, car il n’était pas encore majeur, l’avaient engagé à retourner au collège, afin d’achever son éducation le plus promptement qu’il pourrait ; mais John observa que le respect dû à la mémoire du défunt l’obligeait de rester pendant quelque temps dans sa maison. Ce n’était cependant pas là son véritable motif. La curiosité, ou bien un sentiment qui peut-être mérite un meilleur nom, s’était emparé de son esprit. Ses tuteurs qui étaient des personnages distingués dans les environs par leur état et leur fortune, et aux yeux desquels John lui-même avait acquis beaucoup d’importance depuis qu’il avait hérité des biens de son oncle, le pressèrent de loger chez eux jusqu’à son retour à Dublin. Il rejeta leurs offres avec politesse, mais avec fermeté. Ils firent donc seller leurs chevaux, serrèrent la main de leur pupille, partirent, et Melmoth resta seul.


Il passa toute cette journée dans des réflexions tristes et inquiètes. Il traversait la chambre de son oncle ; il approchait de la porte du cabinet et s’en éloignait aussitôt ; il regardait les nuages et écoutait le bruit du vent, comme s’ils eussent allégé au lieu d’augmenter le poids qui oppressait son âme. Vers le soir, enfin, il fit monter la vieille gouvernante de qui il espérait obtenir quelques éclaircissements sur les circonstances extraordinaires dont il avait été témoin depuis son arrivée chez son oncle. Cette vieille, fière de l’honneur qu’on lui faisait, se rendit immédiatement auprès du jeune seigneur ; mais elle avait peu de chose à dire. Voici en quoi consista à peu près sa déposition. (Nous épargnons à nos lecteurs ses éternelles circonlocutions, ses tournures irlandaises et les fréquentes interruptions qu’occasionnaient ou sa tabatière ou son verre de punch au whisky, que Melmoth avait eu soin de lui faire servir.)


— Monseigneur, c’était toujours ainsi qu’elle nommait le défunt, avait peu quitté depuis deux ans le petit cabinet qui était au fond de sa chambre à coucher. Des voleurs, sachant que monseigneur avait de l’argent et ne doutant pas que ce ne fût là qu’il le cachait y étaient entrés ; mais n’y ayant trouvé que des papiers, ils s’étaient retirés. En attendant, le défunt en avait eu une si grande frayeur, qu’il avait fait murer la fenêtre. Pour ce qui la regardait, elle était convaincue qu’il y avait quelque chose là-dessous, car monseigneur qui jetait les hauts cris quand on dépensait deux liards de trop, n’avait fait aucune difficulté pour payer les maçons. Plus tard, quoique monseigneur n’eût jamais aimé la lecture, on remarqua qu’il se renfermait souvent dans sa chambre, et quand on lui apportait à dîner, on le trouvait presque toujours lisant attentivement un papier qu’il cachait aussitôt que quelqu’un entrait. On parlait aussi beaucoup d’un portrait qu’il ne voulait montrer à personne. Sachant qu’il existait une singulière tradition dans la famille, elle avait fait ce qu’elle avait pu pour l’entrevoir ; elle avait même été une fois chez Biddy Brannigan, la sibylle dont nous avons parlé, pour découvrir ce qu’il en était ; mais Biddy s’était contentée de secouer la tête, de remplir sa pipe, de prononcer quelques mots auxquels elle n’avait rien compris et s’était remise à fumer. En attendant, deux jours avant que monseigneur tombât malade, il était le soir à la porte de la cour, quand il l’appela pour fermer cette porte, car monseigneur tenait beaucoup à ce que l’on fermât les portes de bonne heure. Elle s’empressait d’obéir, quand monseigneur impatienté, lui arracha la clef des mains en jurant. Elle se tint à l’écart voyant que monseigneur était fâché. Tout à coup elle l’entendit pousser un grand cri et tomber à la renverse. On arriva promptement de la cuisine pour le secourir. Elle était si effrayée, qu’elle ne savait ce qu’elle faisait ; elle se rappelle cependant que le premier signe de vie que son maître donna, fut de soulever le bras, et de l’étendre dans la direction de la cour. Ayant levé les yeux, elle vit un homme de haute taille traverser la cour et sortir par la grande porte, ce qui la surprit beaucoup car cette porte n’avait pas été ouverte depuis plusieurs années, et tous les domestiques étaient pour lors rassemblés autour de leur maître. Elle avait aperçu la figure de cet étranger, elle avait observé son ombre sur la muraille, elle l’avait vu traverser lentement la cour ; dans sa frayeur, elle avait crié : « Arrêtez-le » ; mais tout le monde étant occupé à secourir monseigneur, personne n’avait fait attention à ce qu’elle disait. C’était là tout ce qu’elle pouvait raconter. Pour le reste, son jeune seigneur en savait autant qu’elle ; il avait vu la dernière maladie de son oncle, il avait entendu ses dernières paroles, il avait été témoin de sa mort : comment pouvait-elle en savoir plus que lui ?


— C’est vrai, dit Melmoth, je l’ai vu mourir ; mais vous avez dit qu’il existait une singulière tradition dans la famille : en savez-vous quelque chose ?


— Pas un mot, quoique je sois déjà vieille : c’était longtemps avant que je fusse au monde.


— Je n’en doute pas. Mais avez-vous jamais remarqué que mon oncle fût superstitieux, fantasque ?


Melmoth fut obligé de se servir de plusieurs périphrases avant de pouvoir se faire comprendre. À la fin, la gouvernante donna une réponse claire et positive.


— Non, jamais, jamais. Quand monseigneur se tenait l’hiver dans la cuisine, pour ne pas allumer de feu chez lui, il se fâchait toujours des discours des vieilles femmes qui venaient de temps en temps allumer leurs pipes. Il fronçait le sourcil, et les bonnes vieilles étaient forcées de fumer leurs pipes en silence, sans oser faire la moindre allusion, même à voix basse, à l’enfant d’un tel, que le mauvais œil avait regardé, ou à l’enfant de tel autre, qui, bien qu’impotent et maussade pendant la journée, se levait régulièrement toutes les nuits pour aller avec les bonnes gens en haut de la montagne voisine, danser au son de la cornemuse, qui venait le soir l’appeler à la porte de sa chaumière.


Les pensées de Melmoth devinrent plus sombres quand il eut appris ces détails. Si son oncle n’était naturellement pas superstitieux, il avait peut-être été criminel. Peut-être sa mort subite et extraordinaire et l’événement étrange qui l’avait précédée, étaient-ils liés avec quelque tort que, dans sa rapacité, il avait fait à la veuve ou à l’orphelin. Il questionna la vieille gouvernante à ce sujet, mais d’une façon prudente et indirecte. Sa réponse justifia complètement le défunt.


— C’était un homme, dit-elle, dont la main et le cœur étaient également durs ; mais il était aussi jaloux des droits d’autrui que des siens. Il aurait laissé mourir de faim la moitié du monde, mais il ne lui aurait pas fait tort d’un liard.


Il ne restait plus à Melmoth qu’une ressource pour apprendre ce qu’il désirait savoir : c’était d’envoyer chercher Biddy Brannigan, qui se trouvait encore dans la maison, et de laquelle il espérait du moins entendre la tradition dont la vieille gouvernante lui avait parlé. Elle vint ; et quand elle parut dans la présence de Melmoth, on distinguait dans ses regards un mélange d’orgueil et de servilité assez curieux pour l’œil de l’observateur. Il provenait de son genre de vie qui se partageait entre une misère abjecte et d’arrogantes mais d’adroites impostures. Elle commença par se tenir respectueusement à la porte de la chambre, prononçant quelques mots entrecoupés, qui, selon toute apparence, étaient destinés à des bénédictions, mais auxquels son air et son ton donnaient une couleur toute contraire. Aussitôt qu’on l’eut interrogée sur le sujet de l’histoire, elle prit un air d’importance, son front s’élargit comme celui d’Alecton, qui, dans Virgile, est tantôt une vieille femme affaiblie par l’âge, et tantôt une furie. Elle traversa la chambre avec fierté, puis s’assit ou plutôt s’étendit sur les carreaux de l’âtre, et, chauffant sa main décharnée, elle se balança pendant quelque temps avant de commencer son discours. Quand elle eut fini de parler, Melmoth s’étonna de la situation extraordinaire dans laquelle les derniers événements avaient placé son âme, puisqu’il avait pu écouter avec des sentiments d’intérêt, de curiosité, de terreur même, un conte si incohérent, si absurde, si incroyable, qu’il rougit au moins de sa folie, s’il ne put la vaincre. En attendant, le résultat de ces impressions diverses fut la résolution de visiter le cabinet, et d’examiner le manuscrit dès le soir même.


Cependant quelle que fût son impatience, il se vit forcé d’y mettre des bornes : car, ayant demandé à la gouvernante des chandelles, elle avoua qu’elle avait brûlé les dernières la veille, auprès du corps de monseigneur. Un petit garçon fut expédié en toute hâte, pieds nus, au village voisin, pour en acheter : on lui dit en même temps d’emprunter, s’il le pouvait, une paire de flambeaux.


— N’y a-t-il donc pas de flambeaux dans la maison ? dit Melmoth.


— Il n’en manque pas ; mais nous n’avons pas le temps d’ouvrir la vieille malle pour retirer les flambeaux plaqués qui sont tout au fond, et quand à ceux de cuivre, il y en a un qui n’a pas de pied, et l’autre dont on a perdu la bobèche.


— Et comment faisiez-vous donc vous-même ? demanda Melmoth.


— Je fichais ma chandelle dans une pomme de terre, répondit la gouvernante.


Pendant que le garçon courait à perdre haleine au village, Melmoth eut tout le temps de réfléchir. La soirée d’ailleurs était propre à la méditation. Le temps était froid et triste ; d’épais nuages annonçaient que la pluie d’automne qui tombait serait de longue durée. Ils se succédaient avec promptitude, et Melmoth, appuyé sur la fenêtre délabrée que chaque coup de vent faisait mouvoir, n’apercevait au loin que la perspective la plus triste, le jardin d’un avare. Des murs en ruine, des allées couvertes d’herbe, des arbres dépouillés et rabougris, des chardons et des orties, remplaçaient partout les fleurs du parterre : c’était la verdure du cimetière, le jardin de la mort.


S’il quittait la fenêtre pour regarder la chambre, la chambre n’offrait pas un aspect plus consolant. La boiserie était noircie par la malpropreté et remplie de fentes ; le foyer était rouillé, et les chaises n’avaient plus de garniture. Sur la cheminée, on voyait pour tous ornements des mouchettes cassées, un calendrier en lambeaux, de l’an 1750, une pendule qui, depuis longtemps, ne montrait plus l’heure, faute des réparations les plus indispensables, et un vieux fusil de chasse sans chien. Il ne faut donc pas s’étonner si Melmoth aimait mieux se livrer à ses pensées, quelque pénibles qu’elles fussent, que de contempler un tel spectacle de désolation. Il récapitula mot à mot, la relation de la sibylle, du ton d’un juge qui fait subir un contre-interrogatoire à un témoin, et qui espère qu’il se coupera.


Le premier des Melmoth qui s’est fixé en Irlande, avait-elle dit, était un officier de l’armée de Cromwell, qui avait obtenu des terres confisquées sur une famille irlandaise attachée à la cause royale. Le frère aîné de celui-ci avait beaucoup voyagé, et il avait demeuré si longtemps sur le continent que sa famille l’avait en quelque sorte oublié. Rien n’engageait d’ailleurs ses parents à s’enquérir de lui. Les bruits les plus étranges couraient sur le compte du voyageur. Il avait, disait-on, appris les plus terribles secrets.


Il faut se rappeler qu’à cette époque la croyance dans l’astrologie et dans la magie était fort générale. Cette crédulité s’étendit jusque sous le règne de Charles II. Quoi qu’il en soit, on assure que vers la fin de la vie du premier Melmoth le voyageur lui fit une visite : au grand étonnement de sa famille, elle ne le trouva nullement vieilli depuis la dernière fois qu’elle l’avait vu. La visite fut courte ; il ne parla ni du passé ni de l’avenir, et ses parents ne lui firent aucune question : car on dit qu’ils ne se sentaient pas fort à l’aise en sa présence. Il leur laissa en partant son portrait, le même que Melmoth avait vu dans le cabinet avec la date de 1646, et il ne reparut plus. Quelques années après une personne arriva d’Angleterre chez M. Melmoth ; elle montrait la plus vive et la plus étonnante sollicitude pour avoir de ses nouvelles. On ne put lui en donner aucune, et, après quelques jours de recherches et d’inquiétude, il repartit, laissant après lui, soit par négligence, soit avec intention, un manuscrit contenant un détail fort extraordinaire des circonstances qui avaient accompagné sa connaissance avec John Melmoth, que l’on appelait communément le voyageur.


On avait conservé le manuscrit et le portrait, et s’il fallait en croire un bruit assez répandu, l’original vivait encore et avait été vu fréquemment en Irlande, même depuis la fin du dernier siècle ; mais on ne le voyait jamais que quand quelque membre de la famille était sur le point de mourir : encore fallait-il que les vices ou les défauts de cet individu répandissent sur sa dernière heure un intérêt morne et effrayant.


D’après cela la destinée future du défunt ne laissait pas d’inspirer des craintes à cause de la visite que ce personnage extraordinaire lui avait, ou paraissait lui avoir rendue.


Telle fut la relation de Biddy Brannigan ; elle y ajouta que selon son opinion personnelle, John Melmoth, le voyageur, existait effectivement encore, sans que, depuis le temps, un cheveu de sa tête ou un muscle de sa physionomie fût dérangé. Elle avait vu des personnes qui l’avaient vu, et qui étaient prêtes à l’attester sous serment, s’il était nécessaire. On ne l’avait jamais entendu parler ; il ne mangeait pas et n’entrait dans aucune autre habitation que dans celle de sa famille. Enfin, elle était convaincue que sa dernière apparition ne présageait rien de bon, ni aux vivants ni aux morts.


John réfléchissait encore à ses discours quand on lui apporta des chandelles ; et sans égard aux figures pâles et aux chuchotements prudents de ses domestiques, il se risqua témérairement dans le cabinet dont il ferma la porte après lui, et se mit à la recherche du manuscrit. Son oncle l’avait si bien désigné, que le jeune homme n’eut pas de peine à le trouver. Ce manuscrit vieux, décousu et décoloré, fut tiré du lieu même où le testament disait qu’on le trouverait. Les mains de Melmoth étaient aussi froides que celles de son oncle, quand il se mit à en déployer les pages. Il en entreprit la lecture ; un profond silence régnait dans la maison. Melmoth regardait les chandelles avec inquiétude ; il les moucha, et ne put s’empêcher de penser que leur lumière était obscurcie. Il crut même un instant, tel est le pouvoir de l’imagination, que la flamme avait une teinte bleuâtre. Il changea plusieurs fois de position, et il aurait changé de chaise, s’il y en avait eu une autre dans la pièce.


Il oublia pendant quelques instants tout ce qui l’entourait, quand la cloche en sonnant minuit le fit tressaillir. C’était le premier bruit qu’il entendait depuis plusieurs heures, et les sons produits par des êtres inanimés quand tous les êtres vivants sont comme morts, font, surtout durant la nuit, un effet singulièrement triste. John contemplait son manuscrit avec un peu de répugnance ; il l’ouvrit, s’arrêta sur les premières lignes, et comme le vent soupirait dans l’appartement désert, et que la pluie battait contre la fenêtre délabrée, il désirait… Que désirait-il ? Hélas, il lui eût été difficile de l’expliquer. Il eût voulu que le bruit du vent fût moins triste, et la chute de la pluie moins monotone. Il faut lui pardonner, car il était minuit passé et il veillait seul à trois lieues à la ronde.


 


 


 


 


 



III


 


Ainsi que nous l’avons dit plus haut, le manuscrit était décoloré, effacé, et qui plus est mutilé, au-delà de tout ce que l’on peut s’imaginer. Les plus fameux savants auraient perdu leur temps, s’il avait fallu le débrouiller en entier : Melmoth n’en put lire que quelques passages détachés. Il découvrit que l’écrivain était un Anglais, nommé Stanton, qui avait entrepris un voyage peu de temps après la Restauration. À cette époque, on ne voyageait pas avec autant de facilité que de nos jours ; et pour bien connaître les principaux pays du continent, il était nécessaire de consacrer plusieurs années à les parcourir.


Vers 1676, Stanton se trouvait en Espagne. Comme la plupart des voyageurs de son siècle, il avait de l’instruction, de l’intelligence et de la curiosité ; mais il ignorait la langue du pays, et il courait parfois de couvent en couvent, demandant l’hospitalité, c’est-à-dire un repas et un lit, qu’il obtenait sous la condition de soutenir une thèse en latin, sur quelque point de théologie ou de métaphysique, contre le premier moine qui voudrait s’offrir pour le combattre. Le plus souvent les religieux convenaient qu’il était bon latiniste et fort logicien, et ils lui accordaient volontiers son lit et son souper.


Il n’eut pas ce bonheur le 17 août 1677. Abandonné par un guide peureux qui, à la vue d’une croix érigée sur le bord de la route, en mémoire de quelque assassinat, s’était sauvé dans la crainte que l’hérétique qu’il accompagnait ne lui portât malheur, Stanton se trouva seul dans les vastes plaines du royaume de Valence, aux approches de la nuit, et par un temps orageux. La beauté sublime, mais douce, du paysage, lui avait causé une sensation délicieuse, et il jouissait de cette sensation à la manière anglaise, c’est-à-dire en silence.


Les débris magnifiques que les deux nations qui avaient successivement possédé ce pays y avaient laissés, environnaient de toutes parts notre voyageur. Il ne voyait autour de lui que des palais romains ou des forteresses moresques. Les nuages orageux qui s’élevaient lentement sur l’horizon, semblaient être les linceuls dont se couvraient ces spectres d’une grandeur évanouie. Ils approchaient, mais ne les cachaient pas : on eût dit que la nature elle-même respectait le pouvoir de l’homme. Au loin, l’aimable vallée de Valence rougissait de tout l’éclat du soleil couchant, comme une fiancée que son jeune époux vient d’embrasser pour la dernière fois le soir de ses noces. Stanton regardait autour de lui. Il fut frappé de la différence entre les ruines romaines et celles des Maures. Parmi celles-là, on voit des théâtres et des places publiques ; celles-ci n’offrent que des forteresses qui paraissent imprenables. Ce contraste avait quelque chose de frappant pour un philosophe. Les Grecs et les Romains étaient des sauvages, s’il faut en croire le docteur Johnson, car ils ne connaissaient pas l’imprimerie, et cependant on voit partout des traces de leur goût pour les plaisirs ou les commodités de la vie, tandis que les autres peuples conquérants n’ont laissé dans les pays qu’ils ont possédés que des vestiges de leur amour désordonné du pouvoir.


Ces réflexions et d’autres semblables remplissaient l’âme de Stanton, qui, dans sa rêverie, oublia la lâcheté de son guide, sa solitude et son danger aux approches de l’orage, dans un pays peu hospitalier, où sa qualité d’hérétique eût suffi pour lui fermer toutes les portes. Il se plaisait à contempler la scène à la fois magnifique et terrible qui s’offrait à lui. La lumière combattait avec les ombres, et la profonde obscurité qui régnait par intervalles était l’avant-coureur d’une lumière encore plus terrible qu’elle. Stanton fut cependant rappelé au sentiment du danger qu’il courait, quand il vit tout à coup la foudre éclater et réduire en poudre les restes d’une tour romaine. Les pierres fendues roulèrent avec fracas du haut de la montagne, et vinrent tomber aux pieds du voyageur.


Il tressaillit et éprouva un moment de frayeur ; mais bientôt l’impossibilité de se mettre à l’abri du péril lui rendit le courage, ou du moins la résignation du désespoir. Il avançait lentement, et se livrait à des réflexions morales sur la fragilité des grandeurs humaines, quand son attention fut captivée à la vue de deux personnes portant le corps d’une fille, jeune et en apparence fort belle, que la foudre venait de frapper. Stanton s’approcha, et il entendit les porteurs répéter :


— Il n’y a personne pour la pleurer ! Il n’y a personne pour la pleurer !


Bientôt parurent deux autres individus, portant aussi un cadavre noir et défiguré : c’était celui d’un jeune homme. Le même coup qui avait frappé l’amante avait fait périr son amant, tandis qu’il la couvrait de son corps.


Comme on allait éloigner les deux cadavres, un homme s’approcha d’un pas tranquille, et avec une physionomie impassible : on eût dit qu’aucun danger ne pouvait l’atteindre, et que la crainte lui était étrangère. Après avoir considéré pendant quelque temps le spectacle qui s’offrait à lui, il fit un éclat de rire bruyant, bizarre, prolongé, et les paysans, aussi effrayés de ce bruit que de celui du tonnerre, s’empressèrent de se retirer avec leur triste fardeau.


Les craintes de Stanton cédèrent à son étonnement ; et se tournant vers l’étranger qui restait fixé à la même place, il lui demanda le motif qui l’avait porté à outrager ainsi l’humanité. L’étranger retourna lentement la tête, et avec un regard qui… (ici le manuscrit présentait quelques lignes illisibles) il lui dit en anglais… (ici se trouvait une grande lacune, et le premier passage lisible qui suivait, quoique appartenant à la même narration, n’était qu’un fragment) :


L’effroi que Stanton avait éprouvé pendant cette nuit lui donnait de l’opiniâtreté ; il était résolu de parvenir à ses fins : ni la voix aigre de la vieille femme qui répétait : « Point d’hérétique !… point d’Anglais ! que la sainte mère de Dieu nous protège ! apage, Satana », ni le bruit du volet qui remplace les carreaux dans tout le royaume de Valence, et que la vieille referma promptement à la vue des éclairs, ne purent l’engager à cesser ses instantes sollicitations pour qu’on l’admît dans la maison. Il pensait que dans une nuit aussi affreuse, tous les sentiments de prévention religieuse ou nationale devaient céder à l’adoration de l’Être suprême, qui tient la foudre dans ses mains, et à la pitié pour ceux qui y sont exposés ; mais il ne tarda pas à découvrir que les exclamations de la vieille femme n’étaient pas causées par la seule dévotion, et qu’il s’y joignait une horreur personnelle pour les Anglais. Cette découverte ne diminua pourtant pas son désir de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


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La maison était spacieuse et belle, mais elle avait un air triste et désert......


Il y avait des bancs autour des murs mais personne ne s’y asseyait ; les tables étaient dressées dans la pièce qui avait autrefois servi de salle de festin ; mais depuis bien des années personne n’y mangeait plus. La cloche sonnait l’heure, et ni le bruit des travaux, ni les acclamations de joie n’en venaient étouffer le son. Les portraits de famille qui tapissaient les lambris donnaient seuls un air de vie à l’habitation ; encore leurs cadres usés et noircis semblaient-ils dire : Il n’y a personne pour nous contempler. Les pas de Stanton et de son guide résonnaient seuls sous les voûtes, en se mêlant au tonnerre qui roulait encore dans le lointain.


Comme ils avançaient, ils entendirent un cri perçant. Stanton s’arrêta, se rappelant tout à coup les dangers auxquels les voyageurs sont souvent exposés dans les habitations éloignées et désertes.


— Ne faites pas attention à cela, dit la vieille femme qui continuait à l’éclairer avec une misérable lampe, ce n’est que lui ........


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La vieille femme s’étant enfin convaincue que son hôte anglais n’avait ni cornes, ni pied fourchu, ni queue ; qu’il pouvait supporter le signe de la croix sans changer de forme, et que sa bouche n’exhalait point le soufre quand il parlait, elle prit courage, et commença en ces mots sa narration, que Stanton, tout fatigué et mal à l’aise qu’il était .......


… « Tous les obstacles étaient enfin surmontés. Les parents et les amis ne s’opposaient plus au mariage, et les jeunes gens venaient d’être unis. Jamais couple plus aimable n’avait paru devant les autels : on eût dit deux anges qui ne faisaient qu’anticiper de quelques années leur union céleste et éternelle. Les noces furent célébrées avec beaucoup de pompe, et peu de jours après, on donna une grande fête dans cette même salle boisée où vous avez passé, et dont l’aspect vous a paru si triste. Ce jour-là on y avait tendu une riche tapisserie représentant les exploits du Cid. Les figures étaient si bien travaillées qu’on les eût cru vivantes. À l’extrémité supérieure de la salle, et sous un magnifique dais, était assise la jeune épouse, dona Inès, à côté de sa mère, dona Isabelle de Cardoza, l’une et l’autre sur de riches almohada. Le marié était en face, et quoiqu’ils ne se parlassent pas, leurs regards furtifs, leurs regards qui rougissaient, s’il est permis de s’exprimer ainsi, se communiquaient mutuellement le délicieux secret de leur bonheur. Don Pèdre de Cardoza avait rassemblé une société nombreuse pour célébrer le mariage de sa fille. Parmi les convives se trouvait un voyageur anglais, nommé Melmoth. Personne ne savait comment il y était venu. Comme les autres, il gardait le silence pendant que les domestiques présentaient à la société des oublies sucrées et des glaces. La nuit était excessivement chaude, et la lune brillant presque de l’éclat du soleil, répandait sa lumière blanche sur les ruines de Sagonte. Les rideaux brodés n’étaient agités que d’un mouvement lourd et lent, comme si le vent eût fait de vains efforts pour les soulever. »


(Une nouvelle lacune, peu considérable à la vérité, se trouvait encore ici dans le manuscrit.)


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Les convives se promenaient dispersés dans les diverses allées du jardin. Les mariés en parcouraient une où se mêlaient les délicieux parfums des myrtes et des orangers. En rentrant au salon, ils demandèrent tous deux si personne n’avait entendu les sons presque divins qui avaient retenti dans les bosquets. Aucune oreille n’en avait été frappée. Ils exprimèrent leur surprise. L’Anglais seul qui n’avait pas quitté la salle du banquet, sourit, à ce que l’on assure, d’une manière tout à fait étrange. On avait déjà remarqué son silence, mais on l’avait attribué à son ignorance de la langue espagnole, ignorance dont ses hôtes n’avaient aucune envie de s’assurer en lui adressant la parole. Il ne fut plus question de la musique jusqu’à ce que les convives se furent placés à table. Pour lors dona Inès et son jeune époux, se souriant mutuellement avec une joie mêlée de surprise, déclarèrent qu’ils l’entendaient encore. Les sons semblaient flotter dans les airs. Les convives écoutèrent, mais ne purent les distinguer. Tout le monde sentait qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans cette circonstance. Chut ! s’écriait-on de toutes parts. Un profond silence s’ensuivait, et aux regards fixes des assistants, on eût dit qu’ils écoutaient avec les yeux. Ce silence opposé à la splendeur de la fête et à l’éclat des lumières, produisait un effet singulier et même effrayant. Il fut interrompu, quoique la cause n’en eût pas encore cessé, par l’entrée du père Olavida, confesseur de dona Isabelle, qui avait été retenu par les derniers devoirs qu’il venait de rendre à un mourant.


Ce père passait dans toute la contrée pour mener une vie de sainteté exemplaire. Il était généralement respecté et chéri, surtout dans la famille de Cardoza. La cérémonie qu’il venait de remplir avait laissé sur sa physionomie une trace de mélancolie qui se dissipa à mesure qu’il se mêlait dans la société. On lui fit place à table et il se trouva assis précisément en face de l’Anglais. Quand on lui présenta du vin, il voulut faire une petite prière intérieure avant de le boire ; mais il hésita, sa main tremblait ; il posa le verre, et essuya avec la manche de sa robe les grosses gouttes de sueur qui lui découlaient du front.


Dona Isabelle, s’imaginant que le vin n’était pas de son goût, dit à l’un des domestiques de lui en servir d’une autre espèce. Il fit pour lors un mouvement des lèvres, comme s’il eût voulu prononcer une bénédiction sur l’assemblée ; mais cet effort fut encore inutile, et l’altération de ses traits devint visible aux yeux de tout le monde. Olavida s’aperçut lui-même de la sensation qu’occasionnait son étrange conduite, et il tenta de nouveau d’approcher la coupe de ses lèvres. On l’examinait avec tant d’attention, que quoique la salle fût remplie de monde, on entendit distinctement le frôlement de sa robe. Il lui fut toujours impossible de boire. Les convives gardaient le silence de l’étonnement ; ils restaient à leur place : le père Olavida seul était debout ; mais au même instant l’Anglais se leva aussi, et, fixant ses yeux sur ceux de l’ecclésiastique, il parut vouloir fasciner en quelque sorte ses esprits. Olavida sentit ses forces lui manquer ; il chancelait, et, saisissant le bras d’un page, il ferma les yeux comme pour éviter le regard de l’étranger, regard dont l’éclat extraordinaire avait d’ailleurs frappé toute la société, et il s’écria :


— Qui est parmi nous ? Qui ? Je ne saurais prier en sa présence. La terre qu’il foule est desséchée ! L’air qu’il respire est du feu ! Les mets qu’il touche se convertissent en poison ! Son regard est un trait de foudre ! Qui est parmi nous ? Qui ? répéta le prêtre avec une souffrance qui était visible dans tous ses mouvements.


Son capuchon rejeté en arrière laissait voir son front presque chauve, sur lequel de rares cheveux blancs se soulevaient d’effroi, tandis que ses bras sortaient de ses manches pour s’étendre vers le terrible étranger. Pendant ce temps, l’Anglais se tenait vis-à-vis de lui dans la position la plus calme. Il y avait dans les attitudes de ceux qui les entouraient une irrégularité fortement contrastée avec la position sévère des deux adversaires, qui continuaient à se regarder en silence.


— Qui le connaît ? s’écria Olavida, comme s’il fût sorti d’un état d’extase, qui le connaît ? qui l’a conduit ici ?


Tous les convives déclarèrent qu’ils ne connaissaient point l’Anglais, et se demandèrent mutuellement à l’oreille quel était celui qui l’avait amené. Le père Olavida montrant pour lors du doigt chaque individu de la société, leur demanda l’un après l’autre s’ils le connaissaient. « Non ! non ! non ! » fut la réponse qu’ils firent unanimement et d’un ton emphatique.


— Moi, je le connais, dit Olavida ; je le connais à cette sueur glacée ; et il essuya son front ; à ces membres en convulsions ; et il s’efforça vainement de faire le signe de la croix.


Puis, élevant la voix, il voulut prononcer les mots sacramentels de l’exorcisme ; mais il ne put y parvenir. La rage, la haine et la frayeur avec lesquelles il regardait l’étranger devinrent de plus en plus marquées sur sa physionomie : elle avait une expression terrible. Tous les convives se levèrent, et s’étant groupés, ne cessèrent de se demander : « Qui donc est-il ? » Bientôt leur terreur fut au comble, quand ils virent Olavida, à l’instant même où il montrait l’Anglais du doigt, tomber sans mouvement...... Il n’était plus.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le corps fut transporté dans une autre pièce, et l’on ne s’aperçut du départ de l’Anglais que quand la société rentra dans la salle du festin. Elle veilla longtemps, et la conversation roula sur l’événement tragique et singulier dont elle avait été témoin. Tout à coup des cris d’horreur et de souffrance partirent de la chambre nuptiale où les mariés s’étaient retirés.


Tous les amis coururent à la porte : le père était à leur tête ; il entra le premier, et vit le jeune époux soutenant dans ses bras son épouse qui venait d’expirer.


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Il ne recouvra jamais la raison. La famille abandonna le lieu marqué par tant de malheurs. L’infortuné dont l’esprit est aliéné en occupe seul un appartement, et ce sont ses cris que vous avez entendus en traversant les salles abandonnées. Il garde ordinairement le silence dans le cours de la journée ; mais vers minuit, il s’écrie à plusieurs reprises, d’une voix horriblement perçante : « Ils viennent ! ils viennent ! » après quoi il retombe dans un profond silence.


Une circonstance extraordinaire arriva aux funérailles du père Olavida. On l’enterra dans un couvent voisin, et sa réputation de sainteté, jointe à l’intérêt causé par sa mort étrange, réunit une grande foule de monde à la cérémonie. Un religieux d’une éloquence reconnue, fut choisi pour prononcer son oraison funèbre. Après avoir passé en revue toutes les vertus du défunt, il s’écria :


— Oh Dieu ! pourquoi nous l’avez-vous enlevé ? Tout à coup une voix rauque répondit :


— Parce qu’il a mérité son sort.


Cette réponse ne fut entendue que des personnes placées le plus près de celui qui avait parlé. L’orateur continua :


— Serviteur de Dieu, quelle fut la cause de ta mort ?


— L’orgueil, la présomption et la crainte ! reprit la même voix avec un accent plus effrayant encore.


Le trouble devint alors général : le prédicateur cessa de parler, et un cercle s’étant ouvert parmi les assistants, on découvrit au milieu d’eux un religieux du couvent.


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Après avoir épuisé tous les moyens usités, des promesses, des exhortations, des reproches, l’évêque étant venu en personne visiter le couvent, dans l’espoir d’obtenir quelque éclaircissement de la part de ce moine réfractaire, il fut décidé, dans un chapitre extraordinaire qu’on le livrerait au pouvoir de l’Inquisition. Il témoigna une grande horreur quand on lui eut signifié cette résolution, et il offrit de raconter en détail tout ce qu’il pouvait dire sur les causes de la mort du père Olavida : son humiliation était trop tardive. Il fut transféré dans les prisons du Saint-Office. Les procédures de ce tribunal ne sont presque jamais publiées ; mais il court un rapport secret de ce qu’il y a dit et souffert, rapport dont je ne puis cependant pas attester l’authenticité. Lors de son premier interrogatoire, il promit, dit-on, de faire autant de révélations qu’il pourrait. On lui répondit que cela ne suffisait pas ; qu’il devait dire tout ce qu’il savait.


— Pourquoi marquâtes-vous tant d’horreur aux funérailles du père Olavida ?


— Tout le monde témoigna de l’horreur et de l’affliction à la mort de ce vénérable ecclésiastique.


— Pourquoi interrompîtes-vous l’orateur par de si étranges exclamations ?


Point de réponse.


— Pourquoi ne voulez-vous pas expliquer le sens de ces exclamations ? Point de réponse.


— Pourquoi persistez-vous dans ce silence opiniâtre et dangereux, et pourquoi ne voulez-vous pas dire ce que vous savez au sujet de la mort du père Olavida ?


— Je vous ai déjà dit que je croyais qu’il avait péri par suite de son orgueil et de sa présomption.


— Quelles preuves pouvez-vous en donner ?


— Il a cherché à connaître un secret caché à l’homme.


— Quel est ce secret ? Point de réponse.


— Le possédez-vous, ce secret ?


Le prisonnier, après avoir montré beaucoup d’agitation, répond distinctement, mais d’une voix affaiblie :


— Mon maître me défend de le dévoiler.


— Si votre maître était Jésus-Christ, croyez-vous qu’il vous défendît d’obéir aux commandements ou de répondre aux questions de l’Inquisition ?


— Je n’en sais rien.


Cette réponse occasionna un cri général d’horreur. L’interrogatoire continue.


— Si vous croyiez Olavida coupable de recherches ou d’études condamnées par l’Église, pourquoi ne l’avez-vous pas dénoncé à l’Inquisition ?


— Parce que je n’ai pas pensé que ces études pussent lui faire tort. Son esprit était trop faible ; il a succombé dans la lutte.


Le prisonnier prononça ces derniers mots avec une emphase particulière.


— Vous pensez donc qu’il faut une grande force d’esprit pour tenir ces abominables secrets, quand on est interrogé sur leur nature et leur tendance ?


— Non ; c’est plutôt de la force physique qu’il faut.


— C’est ce que nous allons voir tout à l’heure, dit un des inquisiteurs en donnant le signal pour que l’on préparât les instruments de la torture.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Le prisonnier supporta les deux premières épreuves avec un courage inflexible ; mais quand on en vint à la torture de l’eau, qui est réellement insupportable, il saisit un intervalle de relâche, pour dire qu’il était prêt à tout révéler. Aussitôt on le délivra, on le rafraîchit, on le restaura, et le lendemain, il fit la confession extraordinaire que vous allez entendre


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . (Ici une grande lacune dans le manuscrit.)


L’Espagnole avoua de plus à Stanton que .....................


et que l’Anglais avait bien certainement été vu dans le voisinage : on l’avait entrevu, disait-on, cette nuit même.


— Juste Ciel ! s’écria Stanton.


Il se rappelait l’étranger dont le rire satirique l’avait fait frissonner pendant qu’il considérait les corps des deux amants frappés par la foudre.


 


 


 


 


IV


 


Après quelques pages effacés ou illisibles, le manuscrit devint plus distinct, et Melmoth continua à lire, sans néanmoins se rendre compte de ce que cette histoire pouvait avoir de commun avec son ancêtre, qu’il reconnut pourtant sous le titre de l’Anglais. La suite diminua son étonnement, en ajoutant à sa curiosité. Il paraît que Stanton était venu en Angleterre ; voici comment s’exprimait à ce sujet le manuscrit :


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Vers l’année 1677, Stanton était à Londres ; son esprit, toujours occupé de son mystérieux compatriote. Les méditations continuelles auxquelles il se livrait avaient singulièrement changé sa personne ; sa marche était celle que Salluste prête à Catilina ; son œil était celui d’un conspirateur. Tantôt il se disait : « Oh ! si je pouvais retrouver cet être que je n’ose appeler un homme ! » L’instant d’après il ajoutait : « Et quand je le retrouverais ! »


On s’étonnera peut-être que son âme étant dans une pareille situation, il pût trouver du plaisir à suivre constammant les amusements publics. Mais il faut se rappeler que quand une forte passion nous dévore, nous sentons plus que jamais la nécessité de quelque excitant hors de nous-mêmes. Le besoin que nous avons du monde pour en obtenir un soulagement passager, augmente dans une proportion directe de notre mépris pour ce monde et pour ses œuvres.


Stanton fréquentait donc les spectacles, qui, à cette époque, étaient faits pour fermer la bouche à tous ceux qui déclament follement contre la dépravation progressive des mœurs. Le vice se rencontre toujours à peu près dans la même proportion. Les seules choses qui changent d’une façon remarquable sont les coutumes, et à cet égard nous avons incontestablement l’avantage sur nos ancêtres. L’hypocrisie est, dit-on, un hommage que le vice offre à la vertu ; la décence est l’expression de cet hommage ; si cela est vrai, nous devons avouer que le vice est devenu bien humble depuis quelque temps. Sous le règne de Charles II, il avait de l’ostentation, de la splendeur, il ne cherchait point à se cacher. Il suffit de prendre les spectacles pour exemples.


À la porte de la salle on voyait, d’un côté, les domestiques d’un seigneur de la cour, cachant des armes sous leurs manteaux, et prêts à enlever une actrice célèbre au moment où elle entrerait dans sa chaise à porteurs pour retourner chez elle, et de l’autre la remise d’une femme aux grands airs, dans laquelle la maîtresse attendait l’acteur à la mode, pour aller faire après le spectacle le tour du parc avec lui. Les loges étaient remplies de femmes mises avec peu de décence, et qui, quoiqu’elles eussent envoyé d’avance leurs maris ou leurs frères pour savoir si la pièce n’était pas trop grossière pour leur permettre d’y assister, étaient cependant souvent obligées de se cacher la figure de leurs larges éventails. Derrière ces dames on voyait deux espèces d’hommes. Les uns étaient connus sous le nom d’hommes d’esprit et de plaisir. On les reconnaissait à leurs larges cravates de dentelle de Flandre, barbouillées de tabac, aux bagues de diamant dont leurs doigts étaient ornés, à leurs grandes perruques mal peignées, enfin à leur voix haute et insolente ; les autres, qui étaient les chevaliers servants des dames, portaient des gants garnis de franges, parlaient du ton le plus mielleux, et traitaient les femmes tantôt en déesses, tantôt en prostituées.


Il est inutile de peindre le parterre et les galeries composés à peu près des mêmes éléments que de nos jours. Stanton regardait tout sans prendre intérêt à rien.


Un jour il était allé voir représenter la tragédie d’Alexandre. Il s’y trouvait assez d’absurdités pour exciter l’humeur d’un spectateur savant ou même simplement raisonnable. Il y avait des héros grecs avec des rosettes à leurs souliers, des plumes à leurs chapeaux, et des perruques qui leur descendaient jusqu’aux hanches ; il y avait aussi des princesses perses en grands corsets et en cheveux poudrés. Mais il y avait un point sur lequel du moins l’illusion de la scène était complète ; car les héroïnes étaient rivales dans le monde comme sur le théâtre. L’actrice qui jouait Roxane avait eu avec celle qui représentait Statira, une querelle très vive le soir même au foyer. Roxane étouffa sa colère jusqu’au cinquième acte, quand au moment de poignarder Statira, elle lui porta un coup qui perça son corset et lui fit une blessure profonde, quoique peu dangereuse. Statira s’évanouit, la représentation fut interrompue, et dans la rumeur que cet incident occasionna, tous les spectateurs se levèrent. Stanton était du nombre. Ce fut dans ce moment qu’il aperçut sur un banc du parterre et non loin de lui, l’objet de sa recherche, l’Anglais qu’il avait rencontré dans les plaines de Valence, et qu’il croyait être le même dont parlait la narration extraordinaire qu’on lui avait faite dans ce pays.


Il était debout ; il n’y avait rien de remarquable dans son extérieur, mais l’expression de ses yeux était telle qu’on ne pouvait s’y méprendre ou l’oublier. Le cœur de Stanton palpita avec violence, un nuage couvrit ses yeux ; il éprouvait un malaise universel et inexplicable, accompagné d’une sueur froide qui découlait de tous ses pores ; tout enfin annonçait que . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Avant qu’il se fut entièrement remis, une musique douce, solennelle, délicieuse, se fit entendre autour de lui, et se renforça graduellement, au point qu’elle semblait remplir toute la salle. Surpris, enchanté, il demande aux personnes qui l’entouraient d’où pouvaient provenir ces sons divins. Les réponses qu’il reçut lui démontrèrent qu’on croyait son esprit égaré, et cette supposition était assez naturelle, vu le changement qui s’était opéré dans sa manière d’être. Il se rappela pour lors ce qu’on lui avait dit en Espagne des sons harmonieux que les jeunes époux avaient entendus la nuit même de leur mort. « Suis-je donc destiné à être à mon tour la victime ? » se dit intérieurement Stanton, « et cette musique céleste qui semble nous préparer au séjour du bonheur éternel n’a-t-elle donc pour but que de nous annoncer la présence d’un démon incarné qui se rit des âmes pieuses ; et, en les entourant de sons divins, les destine aux flammes de l’enfer ? » Il est assez singulier que dans le moment où son imagination était parvenue à la plus grande exaltation, où l’objet qu’il poursuivait depuis si longtemps en vain se trouvait pour ainsi dire à sa disposition, où cet esprit, contre lequel il avait lutté dans les ténèbres, était sur le point de déclarer son nom, il est singulier, disons-nous, qu’alors même Stanton commença à sentir en quelque sorte la futilité de ses recherches. Le sentiment qui avait occupé son âme si constamment, qu’il était enfin devenu pour lui une espèce de devoir, ne lui paraissait plus qu’une vaine curiosité ; mais y a-t-il une passion plus insatiable, et qui sache mieux donner à tous ses désirs, à toutes ses bizarreries, une sorte de grandeur romanesque ? La curiosité ressemble à quelques égards à l’amour, qui fait toujours capituler l’objet avec le sentiment : pourvu que celui-ci ait une énergie suffisante, il importe peu que l’autre soit nul ou méprisable. Un enfant aurait pu sourire à l’émotion que Stanton témoignait à la vue accidentelle d’un étranger ; mais un homme, livré à toute la force de ses passions, n’aurait pu considérer sans frémir l’agitation affreuse qu’il déployait en voyant approcher avec une promptitude soudaine et irrésistible la crise de sa destinée.


Quand le spectacle fut terminé, Stanton resta pendant quelques instants dans les rues devenues désertes. Il faisait un beau clair de lune, et il vit distinctement devant lui une personne dont l’ombre se projetait en travers de la rue, et qui lui parut d’une taille gigantesque. Il était depuis si longtemps accoutumé à combattre les fantômes de son imagination, qu’il avait fini par prendre une espèce de plaisir opiniâtre à les vaincre. Il s’approcha de l’objet qui frappait sa vue, et ne tarda pas à découvrir que l’ombre seule était allongée : ce personnage était d’une taille ordinaire, et dans lequel Stanton reconnut l’être mystérieux qu’il cherchait : celui qu’il avait vu un instant à Valence, et qu’après quatre ans, il avait enfin retrouvé au spectacle.


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— Vous me cherchiez ?


— Je l’avoue.


— Avez-vous quelques questions à me faire ?


— Beaucoup.


— Parlez.


— Le lieu n’est pas convenable.


— Que dites-vous ? Ignorez-vous que je suis indépendant des temps et des lieux ? Parlez, si vous avez quelque chose à demander ou à apprendre.


— J’ai bien des choses à demander, mais rien, du moins je l’espère, à apprendre de vous.


— Vous êtes dans l’erreur ; mais vous serez détrompé la première fois que nous nous reverrons.


— Quand cela sera-t-il ? s’écria Stanton en lui saisissant le bras, nommez votre heure et votre lieu.


L’étranger, avec un sourire affreux et incompréhensible, répondit :


— L’heure sera celle de minuit, et le lieu… les murs dépouillés d’un hospice d’aliénés, où, en secouant vos chaînes, vous vous lèverez de votre couche de paille pour me recevoir. Et malgré cela, vous jouirez, pour votre malédiction, d’une santé parfaite, et de toute l’intégrité de votre mémoire. Jusqu’à ce moment, ma voix résonnera sans cesse dans votre oreille, et chaque objet, vivant ou inanimé, réfléchira pour vous l’éclat de mes yeux.


— Ce sont donc là les circonstances horribles au milieu desquelles nous devons nous réunir ? dit Stanton en se cachant les yeux pour ne pas rencontrer les flammes que lançaient ceux de l’étranger.


— Jamais, reprit celui-ci avec beaucoup de gravité, jamais je n’abandonne mes amis dans le malheur. Quand ils sont plongés dans le plus profond abîme des calamités humaines, ils sont sûrs de recevoir ma visite.


Ici le manuscrit offrait plusieurs pages, que le jeune Melmoth ne put déchiffrer. Quand l’écriture fut redevenue un peu plus nette, il retrouva Stanton quelques années après, dans la situation la plus déplorable. On lui avait toujours trouvé une tournure d’esprit un peu bizarre, ce qui, joint à ses discours perpétuels, au sujet de Melmoth, à ses courses pour le retrouver, à sa conduite étrange au théâtre et aux détails qu’il se plaisait à donner de leurs rencontres extraordinaires, détails dont il paraissait intimement convaincu, quoiqu’il ne pût faire partager à personne sa conviction, suggérèrent à quelques gens prudents l’idée que son esprit était dérangé. Il est probable que la méchanceté y eut presque autant de part que la prudence. La Rochefoucauld dit que nous éprouvons une sorte de plaisir dans le malheur de nos amis, et à plus forte raison dans celui de nos ennemis. Or, tout le monde étant l’ennemi d’un homme de génie, le bruit de la maladie de Stanton fut propagé avec une adresse infernale et un trop heureux succès.


Le plus proche parent de Stanton, homme sans fortune et sans principes, fut enchanté de ce qu’il apprenait. Un matin, il vint le voir accompagné d’un personnage dont l’extérieur était grave, mais un peu repoussant. Stanton était, comme à son ordinaire, inquiet et préoccupé. Après quelques instants de conversation, on lui proposa une promenade à la campagne, qui devait, disait-on, le rafraîchir et l’égayer. Stanton observa qu’ils trouveraient difficilement un fiacre, ces voitures étant rares à cette époque, et voulut aller par eau. Ceci ne cadrait pas avec les vues de son parent, qui feignit d’envoyer chercher une voiture, tandis qu’il y en avait une qui les attendait au coin de la rue. Stanton et ses deux compagnons y montèrent.


La voiture s’arrêta devant une maison située à environ deux milles de Londres.


— Venez, mon cousin, dit le parent de Stanton, venez voir une acquisition que j’ai faite.


Stanton, toujours distrait, le suivit et traversa une petite cour pavée. L’autre personnage marchait derrière.


— Pour ne pas mentir, mon cousin, dit Stanton, votre choix me paraît étrange, cette maison a une apparence bien lugubre.


— Soyez tranquille, mon cousin, reprit l’autre, je ferai en sorte que vous l’aimiez mieux quand vous y serez resté quelque temps.


Quelques domestiques mal vêtus et à mines sinistres les attendaient à leur arrivée ; ils montèrent un escalier étroit qui conduisait à une chambre chétivement meublée.


— Attendez-moi ici, dit le parent de Stanton à l’homme qui les avait accompagnés, pendant que je vais chercher de la société pour divertir mon cousin dans sa solitude.


Ils restèrent seuls ; Stanton ne fit aucune attention à son compagnon : mais, selon son usage, il saisit le premier livre qu’il trouva sous sa main, et se mit à lire. C’était un manuscrit. On en rencontrait plus souvent dans ce siècle-là que dans le nôtre.


Les premières lignes qui frappèrent ses yeux indiquaient clairement la situation d’esprit de l’auteur. C’était un grand faiseur de projets, et l’ouvrage était un mémoire sur le moyen de rebâtir la ville de Londres, après le grand incendie, avec les pierres que l’on ferait enlever des monuments druidiques du nord de l’Angleterre. Le manuscrit était orné de plusieurs dessins grotesques, et on lisait en marge ces mots : « J’aurais fait ces dessins avec plus de soin, mais on n’a pas voulu me donner de canif pour tailler ma plume. »


Stanton posa le cahier, et en prit un autre. Celui-ci paraissait avoir été écrit par un fanatique, du temps de la révolution. Ne rêvant que prosélytes, il voulait que l’on convertît de force l’ambassadeur turc, dans l’espoir qu’à son retour à Constantinople, il en ferait autant à tous les musulmans. Entre les pages, on voyait des découpures représentant ces ambassadeurs ; elles étaient faites de la manière la plus ingénieuse. Les cheveux et la barbe étaient surtout d’une délicatesse extrême ; mais le mémoire se terminait par l’expression des regrets de l’écrivain, de ce qu’on lui avait ôté ses ciseaux. Il se consolait néanmoins en songeant que le soir il saisirait un rayon de lune, qu’il aiguiserait contre la ferrure de sa porte, et qu’il ferait ensuite des découpures merveilleuses.


Stanton continuait sa lecture, et il était toujours si distrait, qu’il ne se doutait pas qu’il puisât dans la bibliothèque d’un hôpital de fous ; qu’il ne songeait point au danger qu’il courait. Au bout de quelque temps, cependant, il regarda autour de lui, et il s’aperçut que son compagnon avait disparu. On n’avait pas alors de sonnettes. Il s’avança vers la porte ; elle était fermée à clef. Il appela à haute voix. En un instant ses paroles furent répétées par plusieurs échos, mais avec des tons si sauvages, si discordants, qu’il recula saisi d’une horreur involontaire.


Le jour avançait, et personne n’entrait chez lui. Il jeta pour lors ses regards sur la fenêtre ; et, pour la première fois, il vit qu’elle était grillée. Elle donnait sur la petite cour pavée où il n’y avait personne ; hélas ! quand même il aurait entrevu quelqu’un des habitants de la maison, il n’avait rien à espérer d’eux.


Stanton sentit son cœur défaillir : il s’assit auprès de cette misérable fenêtre, et attendit avec impatience le nouveau jour.


Vers minuit, il se réveilla d’un état d’assoupissement, moitié sommeil, moitié défaillance, que la dureté de son siège et celle de la table contre laquelle il s’était appuyé, avait sans doute contribué à prolonger.


L’obscurité était complète. L’horreur de sa situation le frappa ; et dans le premier moment il crut vraiment que son esprit était égaré. Il s’approcha à tâtons de la porte qu’il secoua de toutes ses forces, en poussant les cris les plus affreux, mêlés d’ordres et de reproches. Les mêmes échos qu’il avait entendus le matin répétèrent ses cris. Les fous ont une malignité singulière, jointe à une grande finesse d’ouïe qui leur fait distinguer sur-le-champ la voix d’un étranger. Les cris que Stanton entendait de toutes parts semblaient être des réjouissances sauvages et infernales, occasionnées par l’arrivée d’un nouvel habitant de cette demeure de l’infortune.


Il s’arrêta épuisé. Des pas bruyants retentirent dans le corridor. La porte s’ouvrit, et un homme d’une physionomie dure se présenta devant lui. Il distinguait de loin deux autres hommes dans le passage.


— Délivrez-moi, scélérat ! s’écria Stanton.


— Tout doux, mon beau monsieur : pourquoi tout ce fracas ?


— Où suis-je ?


— Où vous devez être.


— Oserez-vous me retenir ?


— Oui, et j’oserai faire davantage.


À ces mots le rustre appliqua aux épaules et au dos de Stanton de grands coups d’étrivières qui le firent tomber sur le carreau, avec des convulsions de rage et de douleur.


— Vous voyez bien maintenant que vous êtes où vous devez être, ajouta le manant en faisant un signe avec les courroies qu’il tenait. Prenez donc conseil d’un ami, et ne faites plus de bruit. Les gens sont là avec les chaînes ; ils les attacheront dans un clin d’œil, à moins que vous ne préfériez auparavant encore un petit régal de ma façon.


Les deux hommes s’avancèrent effectivement, roulant des chaînes (on n’avait pas encore inventé les camisoles), et faisaient mine de vouloir les attacher : le bruit qu’elles faisaient sur le pavé glaça Stanton d’effroi ; mais cet effroi même lui devint utile. Il eut assez de présence d’esprit pour convenir qu’il était malade, et pour implorer l’indulgence de son cruel gardien en promettant de se soumettre désormais à ses ordres. Celui-ci se laissa apaiser et sortit.


Stanton rassembla tout son courage pour l’affreuse nuit qu’il avait à passer. Il prévoyait tout ce qu’il aurait à souffrir, et se prépara à le supporter. Après avoir longtemps délibéré, avec un esprit agité, sur la conduite qu’il devait tenir, il jugea que ce qu’il y avait de mieux à faire était de conserver la même apparence de soumission et de tranquillité, dans l’espoir qu’avec le temps il pourrait se rendre favorables les misérables dans les mains desquels il se trouvait, ou bien se procurer un peu plus de liberté, et trouver par là le moyen de faciliter un jour sa fuite. Quand il eut pris cette résolution, il frissonna en songeant que cette prudence n’était peut-être que la malice ordinaire à une folie commençante, ou le résultat des habitudes horribles du lieu où il se trouvait.


Il eut, dès la nuit même, l’occasion de mettre sa résolution à l’épreuve. Ses deux voisins ne lui laissèrent guère le moyen de reposer : l’un était un tisserand puritain, qui était devenu fou à la suite d’un seul sermon du célèbre Hugues Peters. Pendant toute la journée, il ne cessa de répéter les cinq points ; et la nuit, ses visions devenant plus tristes, il se mit à jurer et à blasphémer de la manière la plus horrible. L’autre voisin de Stanton était un tailleur royaliste qui[1] s’était ruiné en travaillant pour des cavaliers mais qui n’avait pas pour cela changé de sentiments politiques. Une dispute s’éleva entre les deux fous, dont nous épargnons les détails à nos lecteurs, et qui, au milieu de sa tristesse, fit de temps en temps sourire Stanton. En attendant, la voix du prédicateur ne tarda pas, comme de raison, à noyer celle de son antagoniste. Dans son délire il répétait les phrases les plus incohérentes : celle qui suit revenait le plus souvent : « Londres brûle », s’écriait-il de toute la force de ses poumons ; « elle brûle, et les flammes ont été attirées par ses habitants ; ils sont presque papistes ; ils sont sectaires d’Arminius, ils seront tous damnés : Londres brûle, au feu ! au feu ! »


Quelque éclatante que fût la voix de ce fou, elle n’était point à comparer à celle qui, d’une autre cellule, répéta ses derniers cris avec un accent qui fit trembler la maison. Cette voix était celle d’une malheureuse femme qui, dans le grand incendie de 1666, avait perdu son époux, ses enfants, toutes ses ressources, et par suite sa raison. Le seul mot de feu ne manquait jamais de lui rappeler sur-le-champ toute l’énormité de sa perte. Les cris de son voisin l’avait réveillée d’un sommeil inquiet, et elle se crut revenue à cette nuit horrible ; c’était d’ailleurs le samedi et l’on avait remarqué que ce soir-là son état paraissait toujours plus violent. Elle s’imaginait donc qu’elle faisait des efforts pour échapper aux flammes, et elle joua toute cette scène avec une fidélité si hideuse, que Stanton se vit plusieurs fois au point de rompre le silence qu’il était décidé à garder.


L’infortunée s’écria d’abord que la fumée la suffoquait, puis elle sauta de son lit, demandant une lumière, et paraissant frappée de l’éclat soudain qui brillait à travers ses volets : « Le monde va finir, le monde va finir ! » s’écria-t-elle ; « Les cieux mêmes sont en feu. » Le tisserand l’interrompit en disant « cela n’arrivera que quand l’homme pécheur aura été détruit. Tu parles de lumière et de feu, tandis que tu es dans la plus profonde obscurité. Je te plains, pauvre folle, je te plains ».


La malheureuse femme ne l’écoute pas ; elle imite l’action de monter un escalier, c’est celui qui conduit à la chambre de ses enfants ; elle s’écrie qu’elle brûle, qu’elle étouffe. Son courage lui manque, elle s’éloigne. « Mais mes enfants sont là », répète-t-elle avec un cri déchirant ; et faisant un nouvel effort pour y parvenir : « Me voici, me voici ; je viens vous sauver. Oh ! Dieu ! ils sont entourés de flammes. Prenez ce bras. Non, pas celui-ci, il est brûlé et sans force. Prenez le premier venu. Saisissez mes vêtements. O Ciel ! ils brûlent aussi ! Hé bien ! attachez-vous à moi ; quoique en feu je vous sauverai bien. Ah ! leurs cheveux sifflent ! De l’eau ! une goutte d’eau pour mon dernier ! Ce n’est qu’un enfant ! Pour mon dernier et laissez-moi brûler ! »


Elle fit une pause horrible, comme pour guetter la chute d’une solive enflammée qui menaçait l’escalier sur lequel elle se croyait placée. « Le toit est tombé sur ma tête », dit-elle à la fin, et elle indiqua la destruction du lieu où elle se trouvait en faisant un saut accompagné d’un cri aigu, après quoi elle contempla avec le sang-froid du désespoir ses enfants qui, roulant par-dessus les débris enflammés, tombaient l’un après l’autre dans le gouffre de feu. « Les voilà qui tombent. Un. Deux. Trois. Tous ! » et sa voix s’affaiblissant ne formait plus qu’une espèce de murmure sourd, tandis que ses convulsions s’étaient changées en légers frémissements. Elle se voyait, dans son imagination, seule, en sûreté, mais au désespoir, parmi des milliers d’infortunés privés comme elle d’asile, et rassemblés le lendemain de l’incendie dans les faubourgs de Londres, sans nourriture, sans vêtements, et contemplant de loin les ruines fumantes de leurs demeures et de leurs propriétés. Elle croyait entendre leurs plaintes, en répétait même quelques-unes d’une voix fort touchante ; mais elle n’avait qu’une seule réponse à ce qu’on lui disait : « J’ai perdu tous mes enfants ; je les ai perdus tous ! » C’est une chose digne de remarque, que quand cette femme commençait à parler, tous les autres fous se taisaient : la voix de la nature absorbait toutes les autres voix. Elle était la seule dans l’hospice dont la folie ne fût pas causée par la religion, la politique, l’ivrognerie, ou quelque passion pervertie, et quelque effrayants que fussent les accès de sa frénésie, Stanton les attendait avec impatience, parce qu’ils le soulageaient en quelque manière des effets du délire vague, mélancolique ou ridicule des autres.


Cependant, quoiqu’il fût d’un esprit naturellement ferme, sa résolution ne tint pas aux horreurs dont il était continuellement environné ; l’impression qu’elles faisaient sur ses sens balancèrent bientôt le pouvoir de sa raison. Ces cris affreux se répétaient toutes les nuits, et toutes les nuits encore il entendait avec effroi les coups de fouets au moyen desquels on s’efforçait de les apaiser. L’espoir même commença à l’abandonner quand il s’aperçut que la tranquille soumission, par laquelle il avait cru qu’il pourrait gagner la faveur de ses gardiens, n’était à leurs yeux qu’une espèce de folie particulière, ou bien une de ces malices raffinées qu’ils étaient accoutumés à rencontrer et à déconcerter.


Quand il eut découvert la position où il se trouvait, il pensa qu’il était surtout nécessaire de veiller sur sa santé et sur sa raison ; puisque c’était d’elles seules qu’il pouvait attendre sa délivrance ; mais à mesure que cet espoir s’affaiblissait, il négligeait les moyens mêmes de le réaliser. Dans les commencements il se levait de bonne heure, marchait continuellement dans sa cellule, et profitait de toutes les occasions qu’il pouvait trouver pour jouir de l’air extérieur. Il soignait aussi sa personne par rapport à la propreté, et, avec ou sans appétit, il avalait les tristes aliments qu’on lui servait ; il trouvait même quelque plaisir à ces soins tant qu’ils furent dictés par l’espérance. Peu à peu cependant il s’y relâcha. Il passait la moitié de la journée sur son misérable grabat, y prenait souvent ses repas, refusait de se faire la barbe ou de changer de linge, et quand un rayon de soleil venait passer à travers les barreaux de sa cellule solitaire, il se retournait sur sa paille et se cachait les yeux pour ne pas l’apercevoir.


Jadis quand l’air pénétrait jusqu’à lui, il disait : « Doux zéphyr ! un jour, de nouveau je te respirerai en liberté ! Réserve toute ta fraîcheur pour cette soirée délicieuse où je serai aussi libre que toi ! » Maintenant il sentait le zéphyr et ne disait rien. Le gazouillement des oiseaux, le bruit de la pluie, le murmure du vent, ces sons qu’il écoutait autrefois avec ravissement, parce qu’ils lui rappelaient la nature, ne faisaient plus aucun effet sur lui.


Parfois il écoutait avec un morne et horrible plaisir les cris de ses misérables compagnons. Il devenait malpropre, nonchalant, engourdi, dégoûtant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Une nuit qu’il s’agitait tristement dans son lit sans pouvoir y goûter le repos, et sans oser le quitter de peur de se sentir plus mal encore, il crut s’apercevoir que la faible lumière que répandaient les restes de son feu, était obscurcie par un objet qui le cachait. Il y tourna ses regards, sans curiosité, sans intérêt, mais par le seul désir de changer la monotonie de sa situation, en observant les légers changements que le hasard pouvait occasionner dans la sombre atmosphère de sa cellule, et il vit l’image de Melmoth, telle qu’il l’avait toujours vue. L’expression de sa physionomie était la même, dure froide et sévère ; ses yeux avaient encore le même lustre infernal et éblouissant.


La passion dominante de Stanton reprit soudain possession de son âme. Il sentit que cette apparition était l’avant-coureur d’une grande et terrible épreuve. Son cœur battait si fort qu’on pouvait en entendre les palpitations.


Melmoth s’approcha de lui avec ce calme effrayant qui semble se rire de la terreur qu’il excite.


— Ma prophétie s’est accomplie. Vous vous levez de dessus votre paille et au bruit de vos chaînes pour me recevoir. Ne suis-je pas un prophète véridique ?


Stanton gardait le silence.


— Votre position n’est-elle pas très misérable ?


Stanton ne répondait pas davantage, il commençait à croire que ce qu’il voyait n’était que l’illusion d’un esprit égaré. Il se demandait à lui-même comment Melmoth avait pu pénétrer dans sa cellule.


— Ne voudriez-vous pas en être délivré ?


Stanton s’agita sur sa paille, dont le bruit lui semblait devoir servir de réponse.


— J’ai le pouvoir de vous en délivrer.


Melmoth parlait fort lentement et à voix basse, et la douce mélodie de ses accents contrastait d’une manière effrayante avec l’impassible rigueur de ses traits et l’infernale splendeur de ses yeux.


— Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? dit à la fin Stanton d’un ton qu’il aurait voulu rendre interrogatif et impérieux, mais qui, vu l’état où il était réduit, n’était au contraire que faible et plaintif. Son esprit même avait été affecté par la tristesse de son affreuse demeure. Tel on raconte qu’un homme, après un long emprisonnement, offrait toutes les marques d’un véritable albinos. Sa peau était devenue blafarde, ses yeux étaient blancs, et quand on les exposait à la lumière, il s’en éloignait avec des mouvements qui étaient plutôt ceux d’un enfant malade, que ceux d’un homme à la force de l’âge.


Tel était à peu près l’état de Stanton. Sa faiblesse était si grande que l’ennemi semblait devoir trouver une victoire aisée à laquelle ni son esprit ni son corps ne pourraient s’opposer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


De leur horrible dialogue les mots suivants étaient seuls lisibles dans le manuscrit.


— Vous me connaissez présentement.


— Je vous ai toujours connu.


— C’est faux. Vous croyiez me connaître, et c’est là la cause de tous les . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . désordonnés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . et des. . . . . . . et de ce que vous avez enfin été placé dans cette habitation du malheur, où moi seul je suis venu vous trouver, où moi seul je puis vous secourir.


— Vous, démon !


— Démon ! le mot est dur. Est-ce un démon ou un homme qui vous a placé ici ? Écoutez-moi, Stanton. Ne vous enveloppez pas dans cette misérable couverture ; elle ne saurait vous dérober mes paroles. Croyez-moi, quand vous seriez entouré de nuages portant la foudre dans leurs flancs, vous seriez encore obligé de m’entendre ! Stanton, songez à votre détresse. Cette cellule dépouillée, qu’offre-t-elle à vos sens ou à votre esprit ? Des murs blanchis, barbouillés de charbon ou de craie rouge, chefs-d’œuvre de l’imagination de vos heureux prédécesseurs. Vous avez, je le sais, du goût pour le dessin ; eh bien ! vous vous perfectionnerez pendant votre séjour ici. J’aperçois des barreaux à travers lesquels le soleil luit comme une marâtre, et le zéphyr, pour votre tourment, semble vous apporter les soupirs de la bouche dont vous ne devez plus sentir les doux baisers. Et vous, qui vous glorifiez de vos connaissances, de vos voyages, que sont devenus vos livres ? Et vos amis, que sont-ils devenus ? Ici, vous n’avez pour compagnon que des araignées et des rats. J’ai connu des prisonniers qui étaient parvenus à les apprivoiser : pourquoi ne commenceriez-vous pas votre tâche ? Ils partageraient vos repas. Qu’il est flatteur d’avoir des insectes pour convives ! Si jamais vous manquiez de vivres à leur donner, ils dévoreraient l’amphitryon… Vous frémissez ! Penseriez-vous donc être le premier prisonnier qui aurait servi de pâture vivante à la vermine qui infestait sa cellule ? Mais je veux bien écarter ces tristes images ; je ne parlerai plus de vos repas ni des leurs. Quels sont vos amusements dans les heures de votre solitude ? D’un côté les cris de la famine ; de l’autre, les hurlements de la démence, auxquels se joignent les claquements du fouet du gardien, et les sanglots de ceux dont la folie n’est pas plus réelle que la vôtre, ou qui du moins ne l’est devenue que par les crimes de leurs semblables. Pensez-vous, Stanton, que votre raison puisse supporter pareilles scènes ? ou si votre raison les supporte, votre santé y résistera-t-elle ? Je consens encore à supposer qu’elle n’y succombe pas, jugez seulement de l’effet qu’elles finiraient par avoir sur vos sens. Un temps viendra où, par la seule habitude, vous répéterez les cris de chacun des malheureux qui vous entourent ; et puis, posant la main sur votre tête brûlante, vous vous demanderez si ce n’est pas vous qui avez crié le premier. Un temps viendra où, par ennui, vous éprouverez autant de désir d’entendre ces cris qu’ils vous inspirent aujourd’hui d’horreur ; vous guetterez le délire de votre voisin, comme vous feriez une représentation théâtrale. Tout sentiment d’humanité sera éteint en vous ; les fureurs de ces misérables seront à la fois pour vous une torture et un divertissement. L’âme a le pouvoir de s’accommoder à sa position, et vous l’éprouverez dans toute son étendue. Il me reste encore à vous parler des doutes que vous ressentirez sur l’état de votre raison, doutes affreux qui bientôt se convertiront en craintes, et ces craintes en certitude. Peut-être, pour comble d’horreur, au lieu de crainte, sera-ce un exécrable espoir. Loin de toute société, entouré d’êtres dont les idées ne sont que les fantômes hideux de leur raison égarée, vous désirerez d’être semblable à eux, pour échapper à l’horrible conscience de votre misère. Quand vous les entendrez rire au sein de leurs plus terribles accès, vous vous direz : sans doute ces misérables éprouvent quelques consolations, tandis que je n’en ai aucune. Ma santé comble mon malheur dans ces horribles lieux. Ils dévorent avidement leurs mets grossiers, que je ne touche qu’avec répugnance. Ils dorment parfois profondément, et mon repos est pire que leurs veilles. J’éprouve tous leurs maux ; je n’ai aucun de leurs soulagements. Ils rient, je l’entends ; que ne puis-je rire comme eux ! Alors vous essayerez d’imiter leur folle joie, et cette tentative sera comme une invocation au démon de la folie, pour qu’il vienne dès ce moment prendre à jamais possession de votre esprit.


Melmoth fit usage d’une foule d’autres menaces et tentatives trop horribles pour être insérées ici. Il y en avait dans le nombre qui n’étaient rien moins que d’exécrables blasphèmes. Santon écoutait en frémissant. Voici quelle fut la péroraison de ce discours vraiment diabolique.


— Sauvez-vous, sauvez-vous pour toujours ; rentrez dans la vie ; recouvrez la liberté et la santé. Votre bonheur social, la force de votre raison, vos intérêts immortels, peut-être, dépendent du choix que vous allez faire dans ce moment. Voilà la porte, la clef est dans mes mains : choisissez, choisissez.


— Et comment cette clef se trouve-t-elle dans vos mains, et quelle est la condition de ma délivrance ? demanda Stanton.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


L’explication remplissait plusieurs pages du manuscrit, qui, au grand regret du jeune Melmoth, étaient absolument illisibles. Il comprit néanmoins que la proposition avait été rejetée par Stanton avec colère


et horreur, car il distingua les mots suivants : « Éloigne-toi, monstre ! démon ! Retourne dans ta patrie. Ces murs eux-mêmes frémissent de ta présence ; ce pavé ne supporte pas que tu le foules ! »


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


La fin de ce manuscrit extraordinaire était dans un tel état de vétusté, que, sur quinze pages, Melmoth put à peine déchiffrer quinze lignes, quoiqu’il y mît autant de soin qu’un antiquaire qui cherche à déployer un rouleau trouvé dans les ruines d’Herculanum. Ce qu’il en lut ne servit qu’à exciter au lieu d’apaiser sa curiosité. Il n’était plus question de Melmoth : on y voyait seulement que Stanton finit par sortir de sa funeste prison ; qu’il ne cessa de poursuivre l’être mystérieux qui faisait le tourment de sa vie. Il visita de nouveau le continent, revint en Angleterre : ses courses, ses demandes, son or, tout fut inutile. Il était destiné à ne plus revoir, pendant sa vie, l’être qu’il avait rencontré trois fois dans des circonstances si étranges. À la fin cependant, il découvrit qu’il était né en Irlande, et il résolut en conséquence d’y passer ; mais ses recherches dans ce royaume ne furent pas plus heureuses. La famille de Melmoth ne savait rien, ou du moins ne voulut rien communiquer à un étranger de ce qui le regardait, et Stanton repartit sans avoir réussi. Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’il paraissait, par certains passages, à demi-effacés du manuscrit, que Stanton ne fit jamais part à personne des détails de leur conversation dans l’hospice des aliénés, et que, dès que l’on y faisait la plus légère allusion, il tombait dans des accès de colère et de tristesse aussi singuliers qu’effrayants. Quoi qu’il en soit, il laissa son manuscrit dans les mains de la famille de Melmoth, dans l’idée peut-être que si l’ignorance de ses parents n’était pas feinte, eux ou leurs descendants seraient bien aises un jour d’apprendre le peu de détails qu’il était en état de leur donner sur son compte. Le manuscrit se terminait par ces mots :


« Je l’ai cherché partout. Le désir de le revoir encore une fois est devenu comme un feu qui me consume : c’est une condition nécessaire à mon existence. J’ai vainement visité l’Irlande, où l’on m’a dit qu’il avait pris naissance. Peut-être nous retrouverons-nous pour la première fois dans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ».


Quand Melmoth eut achevé la lecture du manuscrit, il se pencha sur la table devant laquelle il était assis ; sa tête était appuyée sur ses mains. Il avait les sens comme égarés, et l’esprit dans un état où la stupeur se mêlait à l’irritation. Au bout de quelques instants, il se leva avec un tressaillement involontaire, et il vit le portrait qui semblait le regarder fixement. Il était placé à fort peu de distance du tableau, et cette distance paraissait encore diminuée par la lumière forte dont il était éclairée. Melmoth crut pour un moment que la peinture allait ouvrir la bouche, et lui expliquer la mystérieuse existence de son original.


Il contempla à son tour le portrait ; le plus profond silence régnait dans la maison : ils étaient seuls ensemble. À la fin, l’illusion se dissipa ; et comme l’esprit passe facilement d’un extrême à l’autre, Melmoth se rappela l’ordre que son oncle lui avait donné. Il saisit le portrait. Sa main trembla dans le premier moment ; mais la toile usée semblait faciliter ses efforts. Il l’arracha du cadre avec un cri moitié effrayant, moitié triomphant. Le portrait tomba à ses pieds, et il frémit en le voyant tomber.


Il s’attendait que des sons plaintifs, des soupirs d’une horreur prophétique et inexplicable suivraient le sacrilège qu’il commettait en enlevant des murs paternels le portrait d’un de ses ancêtres. Il s’arrêta pour écouter : aucun bruit ne frappa son oreille ; mais par un effet du raccourci, les plis que forma la toile, en tombant à terre, donnèrent au portrait l’apparence du sourire. Melmoth éprouva à cette vue une horreur inconcevable. Il releva le tableau, courut dans la chambre voisine, le coupa en lanières, le jeta au feu, et ne le quitta point qu’il n’en eût vu consumer le dernier débris. Il se jeta alors sur son lit, dans l’espoir de réparer ses fatigues par un sommeil profond ; mais il lui fut impossible de dormir. La lumière triste des tourbes qui continuaient à brûler dans le foyer, le troublait à chaque instant, en jetant une teinte rougeâtre sur tous les meubles de la chambre. Le vent était très élevé ; et chaque fois que la porte craquait, Melmoth croyait entendre tourner la serrure, et un pied se poser sur le seuil. Tout à coup, soit en songe soit en réalité, Melmoth n’en acquit jamais la certitude, il crut voir à cette même porte l’image de son ancêtre. Elle hésitait, comme la nuit de la mort du vieux Melmoth. Elle approcha enfin de son lit, et il lui dit à l’oreille :


— Vous m’avez donc brûlé ? Mais je puis survivre à ces flammes : j’existe ; je suis à vos côtés.


Melmoth tressaille ; il saute à bas de son lit, et voit le jour. Jetant les yeux autour de lui, il n’aperçoit personne dans la chambre ; il éprouve seulement une légère douleur dans le poignet droit. Il y regarde, et voit une marque bleue comme celle d’une main qui l’aurait pressé avec force.


 


 


 


 


 


 


V


 


Le soir après, Melmoth se retira de bonne heure. Le peu de repos qu’il avait goûté la veille lui rendait le sommeil nécessaire, et la tristesse du temps ne lui inspirait pas le désir de prolonger la journée. On était à la fin de l’automne, de gros nuages parcouraient lentement le ciel, comme pour se conformer à l’ennui que l’âme éprouve dans cette saison de l’année. Il ne tombait pas une goutte de pluie : les nuées en s’amoncelant présageaient une tempête affreuse. La menace ne tarda pas à s’accomplir. La soirée offrit une obscurité prématurée, et des rafales soudaines ébranlaient la maison jusque dans ses fondements. Vers la nuit, la tempête fut dans toute sa force. Le lit de Melmoth était secoué au point de lui ôter toute possibilité de dormir ; il se leva et descendit à la cuisine où les domestiques rassemblés étaient assis autour du feu. Tous convenaient qu’ils n’avaient jamais entendu de tempête aussi horrible, et dans l’intervalle des coups de vent qui s’engouffraient dans la cheminée, ils offraient au Ciel des prières pour ceux qui étaient sur mer pendant cette nuit. La proximité de la côte, qui était de celles que les marins appellent malsaines, donnait à leurs vœux une effrayante sincérité.


Bientôt cependant Melmoth découvrit que leur esprit éprouvait d’autres terreurs encore que celles qu’inspirait la tempête. Ils semblaient tous la croire intimement liée avec la mort récente de leur maître, et avec la visite du personnage extraordinaire, dont l’existence ne souffrait aucun doute à leurs yeux. Ils se communiquaient mutuellement leurs craintes, à voix basse, mais assez distinctement pour que Melmoth qui marchait à grands pas dans la cuisine pût fort bien entendre ce qu’ils disaient. La frayeur aime l’association des idées ; elle se plaît à lier l’agitation des éléments avec celle de la vie de l’homme. Le vent, les éclairs, le roulement du tonnerre trouvent toujours quelqu’un dont l’imagination active reconnaît en eux la suite ou le présage d’une calamité ; ils ont toujours quelque rapport avec le sort des vivants ou la destinée des morts.


— Il est parti avec ce coup de vent, dit une des vieilles femmes en ôtant la pipe de sa bouche et en cherchant vainement à la rallumer aux cendres que la tempête avait dispersées sur le carreau.


— Il reviendra, s’écria une autre, il reviendra ; il ne repose pas ! il crie et se lamente, jusqu’à ce qu’il ait dit quelque chose qu’il n’a jamais pu dire pendant sa vie.


— Dieu nous préserve, ajouta-t-elle, en se baissant pour parler dans la cheminée comme si elle avait voulu adresser la parole à cette âme inquiète. Dites-nous ce que vous désirez et faites cesser la tempête. Y consentez-vous ?


Le vent lui répondit avec d’affreux hurlements : la vieille se retira en frissonnant.


— Si c’est là ce que vous voulez, prenez-les tous, dit une jeune femme que Melmoth n’avait pas encore remarquée, et en disant ces mots elle arracha avec vivacité ses papillottes et les jeta au feu.


Son action fit souvenir Melmoth d’une histoire ridicule qu’on lui avait racontée la veille. Il paraît que cette jeune fille s’était servie pour ses cheveux de quelques vieux papiers de famille tout à fait inutiles ; elle s’imagina néanmoins que le bruit terrible qui se faisait là-haut provenait de ce qu’elle s’était emparée d’une chose appartenant au défunt ; elle n’eut donc rien de plus pressé que de s’en dessaisir en ajoutant :


— Allons, allons, soyez content, au nom du Seigneur et qu’il n’en soit plus question. Vous avez maintenant ce que vous désirez : nous laisserez-vous tranquilles ?


Melmoth ne put s’empêcher de rire de cette apostrophe. Tout à coup il s’arrête, frappé d’un son qui n’était pas celui du vent.


— Chut ! Silence. Je viens d’entendre un coup de canon. Il y a un vaisseau près de la côte.


Chacun se tut pour écouter. Nous avons déjà dit que la demeure de Melmoth était près de la mer : aussi ses habitants étaient-ils accoutumés aux naufrages et à toutes les horreurs qui les accompagnent, et il n’est que juste de dire que jamais des signaux de détresse ne les avaient trouvés lents à courir au secours de leurs semblables.


Tous les domestiques fixèrent leurs regards sur Melmoth : on eût dit que ses yeux pouvaient dévoiler les secrets des abîmes. Le vent s’apaisa pendant un moment qui s’écoula dans un morne silence et dans l’attente la plus douloureuse. Le même son se répéta ; on ne pouvait plus s’y tromper.


— C’est un canon. Il y a un vaisseau en détresse ; s’écria Melmoth en s’élançant hors de la cuisine et en disant aux hommes de le suivre.


Ils ne se firent pas prier, ne demandant pas mieux que de courir au devant du danger. Après tout, une tempête est moins terrible au grand air qu’entre quatre murs. Elle excite l’énergie de ceux qui y sont exposés, elle les stimule à agir et flatte leur vanité, tandis que ceux qui restent chez eux éprouvent un besoin d’action qui leur fait presque préférer la souffrance et la crainte.


On aurait de la peine à se figurer la confusion qui tout à coup régna dans la maison. De tous côtés on cherchait de vieux habits, de vieilles bottes, de vieux chapeaux du défunt. Pendant ce temps Melmoth était monté à la chambre la plus élevée de la maison. Le vent avait brisé la fenêtre. S’il y avait eu de la lumière il aurait distingué la mer et une grande étendue de côte. Il mit la tête à l’air et l’avança le plus qu’il put, en retenant son haleine pour mieux entendre et mieux voir. La nuit était sombre ; mais son œil rendu perçant par l’inquiétude, finit par distinguer une lumière à une grande distance en mer. Une rafale le força de s’éloigner pour un instant. À son retour, il aperçut une faible lueur bientôt suivie d’un coup de canon.


Il ne lui en fallut pas davantage, et en moins de cinq minutes Melmoth et ses gens furent sur le rivage. Ils n’avaient pas loin à aller ; mais la violence du vent retardait leur marche et l’inquiétude la faisait paraître plus triste encore. De temps à autre ils se disaient d’une voix entrecoupée :


— Réveillez les habitants de cette chaumière.


— Il y a de la lumière dans cette maison.


— Ils sont tous levés.


— Cela n’est pas étonnant.


— Qui pourrait dormir pendant une pareille nuit ?


— Tenez la lanterne plus basse.


— Il est impossible de tenir sur la grève.


— Encore un coup de canon ! s’écrièrent-ils tous à la fois en distinguant la lueur de l’amorce qui perçait l’obscurité de la nuit, et le coup retentit bientôt pesamment autour du rivage comme si on l’eût tiré sur la tombe des infortunés.


— Voici le rocher ! tenons-nous bien et ne nous quittons pas. Ils l’escaladèrent.


— Grand Dieu ! s’écria Melmoth, qui était au nombre des plus avancés ; quelle nuit et quel spectacle ! Élevez votre lanterne. N’entendez-vous pas des cris ? Faites-leur un signal ; faites-leur comprendre qu’ils peuvent espérer, que le secours est près d’eux. — Arrêtez, ajouta-t-il au bout d’un instant, laissez-moi monter sur cette roche ; ils entendront mes cris.


Il se mit à traverser témérairement le bras de mer qui le séparait du promontoire où il voulait monter, tandis que l’écume des brisants, dont il était enveloppé, menaçait de le suffoquer. Il arriva à la fin, et fier de son succès, il cria de toutes ses forces. Mais sa voix se perdit dans la tempête ; lui-même, il put à peine l’entendre. Dans cet instant les nuages, chassés avec rapidité, s’entr’ouvraient, et la lune vint dissiper l’obscurité. Melmoth aperçut distinctement le vaisseau, et reconnut tout son danger. Il avait échoué contre un rocher, au-dessus duquel les brisants lançaient leur écume à la hauteur de plus de trente pieds. Le corps du navire était à moitié sous l’eau. Son grand mât était coupé. Les cordages étaient déchirés, et à chaque lame qui passait sur le pont, Melmoth entendait les cris de ceux qu’elle entraînait, ou de ceux dont les forces et le courage étant également épuisés, ne conservaient plus d’espoir, et savaient que leur trépas serait le premier qui suivrait. Rien n’est plus horrible que de voir des hommes périr si près de nous, qu’il suffirait en quelque sorte de leur tendre la main pour en sauver quelques-uns, sans qu’il soit possible d’exécuter le simple mouvement d’où dépendrait leur salut. Melmoth le sentit, et il fut si pénétré de l’inutilité de ses efforts, que ses cris inarticulés ne faisaient qu’imiter le bruit des vents qui sifflaient autour de lui.


Sur ces entrefaites toute la population du voisinage, alarmée par la nouvelle qu’un vaisseau se perdait sur la côte, arrivait en masse sur le rivage, et ceux mêmes qui par expérience, par conviction, ou peut-être par ignorance, ne cessaient de répéter : « Qu’il était impossible de sauver le navire ; que tout l’équipage devait infailliblement périr. » Ceux-là mêmes, disons-nous, ne laissaient pas de presser le pas, comme s’ils eussent été impatients de voir leurs prédictions se réaliser, tout en s’efforçant d’en détourner l’effet.


On remarquait surtout parmi eux un homme, qui assurait pertinemment que le vaisseau aurait coulé à fond avant qu’ils ne pussent arriver sur la grève. Monté sur un rocher, et voyant l’état désespéré des naufragés, il cria d’un air de triomphe :


— Ne vous l’avais-je pas dit ? N’avais-je pas raison ?


Plus la tempête augmentait, plus il élevait la voix pour dire :


— N’avais-je pas raison ?


Et il répétait la même phrase au milieu des cris de l’équipage mourant. Étrange sentiment de vanité, qui élève des trophées au sein des tombeaux. C’est dans le même esprit que souvent on donne conseil au malheureux, et que quand son malheur est au comble, on se console par l’idée de l’avoir prédit. Du reste l’homme dont nous venons de parler avait le cœur généreux et sensible. Il en donna des preuves cette nuit même : car il périt en cherchant à sauver la vie à un matelot qui nageait à vingt pas de lui.


Cependant tout le rivage était couvert de monde. Les rochers semblaient être animés ; mais toute assistance était impossible. Pas une chaloupe ne pouvait mettre en mer dans un temps pareil. Des cris retentissaient néanmoins d’un rocher à l’autre ; cris affreux qui annonçaient aux infortunés, à la fois, la proximité et l’impossibilité du secours. À la lumière des lanternes, ils voyaient le rivage peuplé d’habitants, dont ils étaient séparés par des vagues mugissantes, barrière insurmontable ! Ce fut dans ce moment que Melmoth se réveilla d’une stupeur horrible, à laquelle il avait été livré ; regarda autour de lui, et voyant l’attention de tant de personnes dirigées vers le même objet, dans le vain espoir de secourir des malheureux, il s’écria :


— Le cœur de l’homme est donc réellement bon quand il est excité par les souffrances de ses semblables !


Il n’eut pas le temps de s’abandonner à cette consolante réflexion. Elle fut troublée à la vue d’un personnage, debout sur un rocher à quelques toises au-dessus de lui, et qui ne témoignait ni sympathie ni terreur. Il ne disait rien ; n’offrait aucun secours. Melmoth pouvait à peine se soutenir sur le rocher glissant où il était placé ; l’inconnu, quoique plus haut, paraissait être inébranlable. Il ne se laissait émouvoir ni par la tempête, ni par le spectacle qu’il avait devant les yeux. Les vêtements de Melmoth étaient en lambeaux malgré tous ses efforts ; ceux de l’étranger restaient immobiles au souffle de la tempête. Cette circonstance, quelque étonnante qu’elle fût, frappa moins notre jeune homme que l’insensibilité qu’il témoignait à la terreur et à la détresse qui l’environnaient. Melmoth s’écria tout haut :


— Juste Ciel ! est-il possible qu’une créature humaine reste là sans faire un effort, sans exprimer un sentiment en faveur de ces infortunés qui périssent ?


Après quelques moments de silence, il entendit distinctement ces mots :


— Qu’ils meurent.


Il leva les yeux et vit encore l’étranger à la même place, les bras croisés sur la poitrine, le pied en avant, immobile au milieu de l’écume dont il était couvert. Aux pâles rayons de la lune, Melmoth put observer qu’il considérait la scène avec une expression de physionomie, formidable, révoltante, barbare. Dans ce moment même, une vague se brisa contre la carcasse du vaisseau, et un cri d’horreur s’éleva de la bouche de tous les spectateurs.


Aussitôt que ce cri eût cessé de retentir, Melmoth entendit un éclat de rire qui lui glaça le sang dans les veines. Il provenait du personnage placé au-dessus de lui. Un souvenir vint tout à coup l’éclairer comme un coup de foudre. Il se rappela ce que le manuscrit disait de la nuit où Stanton rencontra la première fois, en Espagne, cet être extraordinaire dont l’existence enchantée, défiant le temps et l’espace, eut par la suite une si fatale influence sur sa destinée. Il se rappela le rire infernal avec lequel cet être avait contemplé les corps des deux amants que la foudre avait consumés. Melmoth crut avoir entendu ce même rire ; il ne douta pas que le même être ne fût devant ses yeux. Sans se livrer à aucune réflexion, il s’empressa d’escalader le rocher ; déjà il n’était plus qu’à quelques pieds de cet objet qui la nuit comme le jour occupait sans relâche toutes ses pensées ; il pouvait presque le toucher en étendant seulement la main. Il ne lui restait qu’un pas à faire pour atteindre le sommet de la roche : il saisit une pierre ; elle se détache, et Melmoth roule jusqu’au bas, où les flots semblaient l’attendre pour l’engloutir.


Il ne sentit pas d’abord toute la hauteur de sa chute ; mais il entendit le bruit de l’onde qui s’entr’ouvrait. Il alla pour un moment au fond et revint sur-le-champ à la surface de l’eau. Il se débattait sans rien trouver à saisir. Dix mille trompettes retentissaient à ses oreilles ; des flammes sortaient de ses yeux. Enfin il perdit tout à fait connaissance et ne reprit ses sens qu’au bout de quelques jours, quand il se retrouva dans son lit ; la vieille gouvernante était à ses côtés. Il s’écria d’une voix affaiblie :


— Quel songe affreux ! et il ajouta en retombant sur son oreiller :


— Comme il a épuisé mes forces !


 


 


 


 


 



VI


 


Après cette exclamation, Melmoth garda pendant quelques heures un profond silence. Sa mémoire revenait graduellement ; ses sens retrouvaient leur assiette ; sa raison reprenait son empire.


— Maintenant je me souviens de tout, s’écria-t-il en se mettant sur son séant avec une véhémence soudaine qui effraya sa vieille garde : car elle croyait déjà que son délire allait le reprendre.


Mais s’étant approchée de son lit, la chandelle d’une main, tandis que de l’autre elle se couvrait soigneusement les yeux, afin que la lumière tombât en plein sur les traits du malade, elle vit briller dans ses regards le feu de la raison. Tous ses mouvements indiquaient le retour parfait de la santé. Il demanda vivement comment il avait été sauvé ; comment la tempête s’était terminée ; si quelque personne de l’équipage avait survécu comme lui au naufrage. Quoiqu’on eût bien recommandé à la gouvernante de ne pas souffrir qu’il parlât, ni même qu’il écoutât parler, elle ne put s’empêcher de répondre à ses questions réitérées. Depuis plusieurs jours déjà elle suivait ponctuellement l’ordonnance : c’était tout ce qu’on pouvait raisonnablement exiger d’elle.


Elle commença donc sa narration, qui servit du moins à endormir profondément Melmoth avant qu’elle fût à moitié terminée. Il avait écouté le commencement avec beaucoup d’attention ; mais sa respiration prolongée fit bientôt connaître qu’il cédait à un assoupissement involontaire. Elle ne cessa pourtant pas de parler, et les images qu’elle dépeignait continuèrent pendant quelque temps à flotter vaguement devant ses yeux, sans qu’il pût néanmoins les comprendre ou les coordonner.


Le lendemain en se réveillant, il regarda autour de lui ; ses idées n’étaient pas encore bien nettes, mais il se rappelait cependant que la gouvernante lui avait parlé d’un étranger qui avait été sauvé du naufrage, qui se trouvait dans la maison et qui était encore très souffrant et très affaibli des meurtrissures qu’il avait reçues, de la frayeur et des fatigues qu’il avait éprouvées. Melmoth demanda instamment à le voir.


Les opinions des domestiques étaient partagées au sujet de cet étranger. Il était catholique, et cette circonstance parlait en sa faveur auprès d’eux. Son premier mouvement, en recouvrant la raison, avait été de demander un prêtre catholique et de remercier le ciel de ce qu’il se trouvait dans un pays où il pouvait jouir des secours de la religion. Jusque-là tout allait bien ; mais il montrait une hauteur mystérieuse et une réserve qui repoussaient l’officieuse indiscrétion de ceux qui le servaient. Il se parlait souvent à lui-même dans une langue qu’ils ne comprenaient pas. Ils avaient espéré que l’ecclésiastique leur donnerait quelque éclaircissement à ce sujet ; mais celui-ci, après avoir écouté pendant assez longtemps à la porte, déclara que la langue que l’étranger parlait n’était pas le latin et quand il l’eut entretenu, il refusa de leur dire quelle était cette langue, et leur défendit même de témoigner à cet égard la moindre curiosité. Cette explication fut loin de les satisfaire, et ils décidèrent en outre que, puisque l’étranger parlait couramment l’anglais, il n’avait pas le droit de les inquiéter par ces sons inconnus, qui souvent pleins d’énergie, semblaient ne devoir servir qu’à évoquer quelque être invisible.


— Il demande tout ce dont il a besoin en anglais, dit la gouvernante ; il dit en anglais qu’il lui faut de la chandelle, il dit aussi en anglais qu’il a envie de se coucher ; et pourquoi diantre ne peut-il pas tout faire en anglais ? Il adresse aussi en anglais sa prière à ce portrait qu’il tire sans cesse de sa poitrine, et cependant je suis sûre que ce n’est pas celui d’un saint : car je l’ai entrevu ; c’est bien plutôt celui du diable, Dieu me préserve !


Toutes ces étranges rumeurs et mille autres encore étaient sans cesse rapportées à Melmoth qui en était tout à fait étourdi. Enfin, ayant appris que l’ecclésiastique venait chaque jour voir l’étranger, il demanda si le père Fay était dans la maison.


— S’il y est, je veux le voir.


Le père Fay ne tarda pas à se rendre auprès de lui. C’était un ecclésiastique grave et respecté même de ceux qui n’étaient pas de sa communion. Quand il entra dans la chambre de Melmoth, celui-ci souriait encore du vain bavardage de ses domestiques.


— Je vous remercie, monsieur, dit-il, de vos attentions pour l’infortuné gentilhomme qui se trouve, m’a-t-on dit, chez moi.


— Je n’ai fait que remplir mon devoir.


— Est-il vrai qu’il parle parfois une langue étrangère ? L’ecclésiastique répondit affirmativement.


— Savez-vous quel est son pays ?


— Il est espagnol, dit le prêtre, et cette réponse si simple ne laissa aucun doute à Melmoth ; il vit qu’il n’y avait dans tout cela d’autre mystère que celui que ses domestiques dans leur folie, avaient eux-mêmes créé.


L’ecclésiastique raconta pour lors à Melmoth les détails du naufrage. Le navire était un vaisseau marchand anglais, destiné à Wexford ou à Waterford, et qui, poussé par le vent sur la côte de Wicklow, y avait échoué sur des rochers à fleur d’eau dans la nuit du 19 octobre, et pendant la grande obscurité causée par la tempête. L’équipage, les passagers, tous avaient péri excepté ce seul Espagnol. Une chose digne de remarque était que cet étranger avait sauvé la vie de Melmoth. Pendant qu’il s’efforçait d’atteindre le rivage à la nage, il avait vu celui-ci tomber du rocher qu’il gravissait, et quoique ses forces fussent à peu près épuisées, il en avait recueilli le peu qui lui restait pour sauver une personne qui, à ce qu’il jugeait, ne devait qu’à son humanité le danger où il avait été entraîné. Ses efforts réussirent, quoique Melmoth ne s’en aperçût pas, et le matin on les trouva sur la grève, enlacés dans les bras l’un de l’autre ; mais tous deux roides et sans connaissance. Quand on voulut les séparer, ils donnèrent quelques signes de vie, et l’étranger fut transporté à la maison de Melmoth.


— Vous lui devez la vie, dit le prêtre quand il eut fini de parler.


— Je vais à l’instant même l’en remercier, répondit Melmoth.


Tandis qu’on l’aidait à sortir de son lit, la vieille femme lui dit à l’oreille avec un effroi qui n’était que trop visible :


— Au nom du Ciel, ne lui dites pas que vous êtes un Melmoth. Quelqu’un ayant par hasard prononcé ce nom devant lui l’autre soir, il s’est mis à battre la campagne comme un fou.


Melmoth se rappela douloureusement, à ces mots, quelques passages du manuscrit ; mais il fit un effort sur lui-même, et se rendit à la chambre de l’étranger.


L’Espagnol était un homme d’environ trente ans, d’une belle figure et de manières prévenantes. À la gravité ordinaire à ceux de sa nation, il joignait une teinte particulière de mélancolie. Il parlait l’anglais couramment, et Melmoth lui en ayant fait l’observation, il répondit en soupirant qu’il l’avait appris dans une pénible école. Melmoth changea pour lors de discours, et lui témoigna sa reconnaissance de ce qu’il lui avait sauvé les jours.


— Seigneur, épargnez-moi, dit l’Espagnol, si la vie ne vous était pas plus précieuse qu’à moi, elle ne serait pas digne de vos regrets.


— Vous avez cependant fait des efforts pour vous sauver, observa Melmoth.


— C’était par instinct, dit l’Espagnol.


— Vous en avez fait autant pour moi, reprit Melmoth.


— C’était aussi de l’instinct dans le premier moment, répliqua l’Espagnol ; puis reprenant sa grave politesse il ajouta : je ferais mieux de l’attribuer à l’influence de mon bon génie. Je suis étranger dans ce pays, et j’aurais été bien malheureux si je n’eusse trouvé un asile sous votre toit.


Melmoth crut remarquer qu’il parlait avec difficulté, et il avoua en effet, quelques instants après, que, quoiqu’il ne fût pas blessé, il avait éprouvé tant de fatigue, il s’était fait tant de contusions, qu’il avait presque perdu l’usage de ses membres, et qu’il respirait péniblement. Après avoir achevé la relation de ses souffrances pendant le naufrage et durant ses efforts pour gagner le rivage, il s’écria en espagnol :


— Ô mon Dieu ! pourquoi Jonas s’est-il sauvé quand l’équipage a péri ? Melmoth, croyant qu’il allait se livrer à quelque devoir de piété, voulut se retirer ; mais l’Espagnol le retint en lui disant :


— Seigneur, j’apprends que votre nom est… Il fit une pause, frémit, et puis, avec un effort qui ressemblait à une convulsion, il prononça le nom de Melmoth.


— Mon nom est en effet Melmoth.


— Avez-vous eu un ancêtre à une époque très reculée dont peut-être il ne vous reste plus de tradition ?… Mais il est inutile de le demander…


Ici l’Espagnol se couvrit le visage de ses deux mains, et poussa un long gémissement. Melmoth l’écoutait avec une curiosité mêlée d’effroi.


— Peut-être que si vous vouliez poursuivre je serais en état de vous répondre. Continuez donc, seigneur.


— Avez-vous eu, reprit l’Espagnol en parlant rapidement, quoique avec effort, un parent qui ait visité l’Espagne il y a environ cent quarante ans ?


— Je crois… oui… je crains d’en avoir eu.


— Cela suffit, seigneur ; laissez-moi… demain peut-être… laissez-moi de grâce pour aujourd’hui.


— Il m’est impossible de vous quitter maintenant, dit Melmoth en le retenant dans ses bras comme il allait tomber à terre. Il n’était pas insensible, car ses yeux roulaient avec une expression terrible, et il s’efforçait de parler. Ils étaient seuls. Melmoth n’osant l’abandonner demanda de l’eau, et quand il voulut ouvrir son gilet pour faciliter sa respiration, il trouva sur son cœur une petite miniature. Dès qu’il eut touché ce portrait, l’étranger revint à lui comme par enchantement. Il le saisit d’une main froide comme la mort, et murmura d’une voix rauque mais touchante :


— Qu’avez-vous fait ?


Il chercha le ruban auquel ce portrait était suspendu, et dès qu’il se fut tranquillisé au sujet de son trésor, il se tourna vers Melmoth, et dit avec un calme effrayant :


— Vous savez donc tout ?


— Je ne sais rien, dit Melmoth en balbutiant.


L’Espagnol se releva, et se dégageant des bras de Melmoth qui le soutenait, il s’approcha vivement mais en chancelant des lumières, exposa à ses regards le portrait qu’il tenait : c’était celui de cet être extraordinaire. Grossièrement peint, on y reconnaissait le pinceau d’un amateur ; mais la ressemblance était d’une fidélité surprenante.


— Votre ancêtre… était-il… l’original de ce portrait ?… Êtes-vous un de ses descendants ?… Êtes-vous le dépositaire de ce terrible secret qui… ?


Il tomba à nouveau sur le plancher, agité d’affreuses convulsions, et Melmoth qui, dans l’état de faiblesse où il se trouvait lui-même, ne pouvait supporter une pareille scène, fut ramené dans son appartement.


Il ne revit son hôte qu’au bout de plusieurs jours. Celui-ci était plus calme, et il conserva sa tranquillité jusqu’à ce qu’il se rappelât qu’il devait à Melmoth quelques excuses de la singulière émotion qu’il avait témoignée à leur première entrevue. Il commença en hésitant… s’arrêta, et paraissait chercher vainement à mettre de l’ordre dans ses idées ou plutôt dans son langage ; mais il était si évident que les efforts qu’il faisait ne servaient qu’à renouveler son émotion, que Melmoth crut devoir les lui éviter et changea de conversation. Celle qu’il choisit fut la plus malheureuse qu’il eût pu imaginer. Il lui demanda le motif de son voyage en Irlande. Après une longue pause, l’Espagnol lui dit :


— Il y a peu de jours, seigneur, que je ne pensais pas qu’il existât un mortel dont le pouvoir allât jusqu’à me forcer à dévoiler ce motif. Je le croyais aussi impossible à communiquer que difficile à croire. Il me semblait que j’étais seul sur la terre, sans espoir et sans consolation. Il est étrange qu’un accident m’ait conduit chez le seul individu de qui je puis attendre l’un et l’autre, et qui pourra peut-être faciliter pour moi le développement des circonstances qui m’ont placé dans une situation si extraordinaire.


Cet exorde, prononcé avec une gravité solennelle, fit beaucoup d’effet sur Melmoth. Il s’assit et se préparait à l’écouter. Déjà l’Espagnol avait commencé à parler, quand, après un peu d’hésitation, il arracha le portrait de son cou, et le jetant par terre, il l’écrasa sous ses pieds, avec une vivacité tout à fait méridionale, puis il s’écria :


— Démon ! démon ! tu m’étrangles !


Quand l’exécution fut faite, il dit :


— Maintenant je suis plus tranquille.


La chambre dans laquelle ils étaient assis était basse et mal meublée. La soirée était orageuse, et le vent faisait crier les fenêtres et les portes. Pendant la longue pause que fit l’Espagnol avant de commencer sa narration, Melmoth se sentit profondément agité ; son cœur battait. Il se leva et voulut, par un signe de la main, l’empêcher de parler. L’étranger, regardant au contraire ce signe comme une marque de son impatience, prit la parole en ces termes.


Source: http://fr.wikisource.org/wiki/Melmoth_ou_l%E2%80%99Homme_errant

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