Tartarin de Tarascon (Ep1)
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Publication : 2008-06-03
Lu par Joane
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Premier épisode
A Tarascon
I - Le Jardin du Baobab
Ma première visite à Tartarin de Tarascon est restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ans de cela, mais je m'en souviens mieux que d'hier. L'intrépide Tartarin habitait alors, à l'entrée de la ville, la troisième maison à gauche sur le chemin d'Avignon.
Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes, et sur le pas de la porte une nichée de petits Savoyards jouant à la marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs boîtes a cirage.
Du dehors, la maison n'avait l'air de rien. Jamais on ne se serait cru devant la demeure d'un héros.
Mais quand on entrait, coquin de sort !... De la cave au grenier, tout le bâtiment avait l'air héroïque, même le jardin !... ô le jardin de Tartarin, il n'y en avait pas deux comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas une fleur de France ; rien que des plantes exotiques, des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de Barbarie, a se croire en pleine Afrique centrale, a dix mille lieues de Tarascon.
Tout cela, bien entendu, n'était pas de grandeur naturelle ; ainsi les cocotiers n'étaient guère plus gros que des betteraves, et le baobab (arbre géant, arbor gigantea) tenait à l'aise dans un pot de réséda ; mais c'est égal ! pour Tarascon, c'était déjà bien joli, et les personnes de la ville, admises le dimanche à l'honneur de contempler le baobab de Tartarin, s'en retournaient pleines d'admiration.
Pensez quelle émotion je dus éprouver ce jour-là en traversant ce jardin mirifique !... Ce fut bien autre chose quand on m'introduisit dans le cabinet du héros.
Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était au fond du jardin, ouvrant de plain-pied sur le baobab par une porte vitrée.
Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils et de sabres, depuis en haut jusqu'en bas, toutes les armes de tous les pays du monde : carabines, rifles, tromblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteaux-revolvers, couteaux-poignards, kriss malais, flèches caraïbes, flèches de silex, coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes, lassos mexicains, est-ce que je sais ! Par la-dessus, un grand soleil féroce qui faisait luire l'acier des glaives et les crosses des armes a feu, comme pour vous donner encore plus la chair de poule... Ce qui rassurait un peu pourtant, c'était le bon air d'ordre et de propreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie ; de loin en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait : Flèches empoisonnées, ne touchez pas ! Ou : Armes chargées, méfiez-vous !
Sans ces écriteaux, jamais je n'aurais osé entrer.
Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur le guéridon, un flacon de rhum, une blague Cooper, de Gustave amarre, des récits de chasse : chasse à l'ours, chasse au faucon, chasse a l'éléphant, etc.
Enfin, devant le guéridon, un homme était assis, de quarante à quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, en bras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbe courte et des yeux flamboyants ; d'une main il tenait un livre, de l'autre il brandissait une
énorme pipe à couvercle de fer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable récit de chasseurs de chevelures, il faisait, en avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure de petit rentier tarasconnais ce même caractère de férocité bonasse qui régnait dans toute la maison.
Cet homme, c'était Tartarin, Tartarin de Tarascon, l'intrépide, le grand, l'incomparable Tartarin de Tarascon.
II - Coup d'Oeil Général jeté sur la Bonne Ville...... de Tarascon
Les Chasseurs de Casquettes
Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n'était pas encore le Tartarin qu'il est aujourd'hui, le grand Tartarin de Tarascon si populaire dans tout le Midi de la France.
Pourtant - même a cette époque - c'était déjà le roi de Tarascon.
Disons d'où lui venait cette royauté.
Vous saurez d'abord que là-bas tout le monde est chasseur, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. La chasse est la passion des Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d'alors organisaient des battues contre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.
Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil a l'épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse. C'est superbe avoir... Par malheur, le gibier manque, il manque absolument. Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu'à la longue elles ont fini par se méfier.
A cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre lapereau, pas le plus petit cul-blanc. Elles sont cependant bien tentantes, ces jolies collinettes tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, de lavande, de romarin ; et ces beaux raisins muscats gonflés de sucre, qui s'échelonnent au bord du Rhône, sont diablement appétissants aussi... Oui, mais il y a Tarascon derrière, et, dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage eux-mêmes l'ont marqué d'une grande croix sur leurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendant vers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin les clochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort : "Voila Tarascon !... voila Tarascon !" et toute la bande fait un crochet.
Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu'un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui s'entête à vivre là ! à Tarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s'appelle le Rapide. On sait qu'il a son gîte dans la terre de M. Bompard - ce qui, par parenthèse, a doublé et même triplé le prix de cette terre - mais on n' a pas encore pu l'atteindre. A l'heure qu'il est même, il n'y a plus que deux ou trois enragés qui s'acharnent après lui. Les autres en ont fait leur deuil, et le Rapide est passé depuis longtemps à l'état de superstition locale, bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa nature et qu'il mange des hirondelles en salmis, quand il en trouve.
Ah ça ! me direz-vous, puisque le gibier est si rare à Tarascon, qu'est-ce que les chasseurs tarasconnais font donc tous les dimanches ?
Ce qu'ils font ?
Eh mon Dieu ! ils s'en vont en pleine campagne à deux ou trois lieues de la ville. Ils se réunissent par petits groupes de cinq ou six, s'allongent tranquillement a l'ombre d'un puits, d'un vieux mur, d'un olivier, tirent de leurs carniers un bon morceau de bœuf en daube, des oignons crus, un saucissot, quelques anchois, et commencent un déjeuner interminable, arrosé d'un de ces jolis vins du Rhône qui font rire et qui font chanter.
Après quoi, quand on est bien lesté, on se lève, on siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met en chasse. C'est-à-dire que chacun de ces messieurs prend sa casquette, la jette en l'air de toutes ses forces et la tire au vol avec du 5, du 6 ou du 2 - selon les conventions.
Celui qui met le plus souvent dans sa casquette est proclamé roi de la chasse, et rentre le soir en triomphateur a Tarascon, la casquette criblée au bout du fusil, au milieu des aboiements et des fanfares. Inutile de vous dire qu'il se fait dans la ville un grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même des chapeliers qui vendent des casquettes trouées et déchirées d'avance a l'usage des maladroits ; mais on ne connaît guère que Bézuquet, le pharmacien, qui leur en achète. C'est déshonorant !
Comme chasseur de casquettes, Tartarin de Tarascon n'avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, il partait avec une casquette neuve : tous les dimanches soir il revenait avec une loque. Dans la petite maison du baobab, les greniers étaient pleins de ces glorieux trophées. Aussi, tous les Tarasconnais le reconnaissaient-ils pour leur maître, et comme Tartarin savait à fond le code du chasseur, qu'il avait lu tous les traités, tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuis la chasse à la casquette jusqu'à la chasse au tigre birman, ces messieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et le prenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions.
Tous les jours, de trois a quatre, chez l'armurier Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la pipe aux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert, au milieu de la boutique pleine de chasseurs de casquettes, tous debout et se chamaillant. C'était Tartarin de Tarascon qui rendait la justice. Nemrod doublé de Salomon.
III - Nan ! Nan ! Nan !
Suite du Coup d'Oeil Général jeté sur la Bonne Ville de Tarascon
A la passion de la chasse, la forte race tarasconnaise joint une autre passion : celle des romances. Ce qui se consomme de romances dans ce pays, c'est à n'y pas croire. Toutes les vieilleries sentimentales qui jaunissent dans les plus vieux cartons, on les retrouve a Tarascon en pleine jeunesse, en plein éclat. Elles y sont toutes, toutes. Chaque famille a la sienne, et dans la ville cela se sait. On sait, par exemple, que celle du pharmacien Bézuquet, c'est : Toi, blanche étoile que j'adore ; Celle de l'armurier Costecalde :Veux-tu venir au pays des cabanes ? Celle du receveur de l'enregistrement :Si j'étais-t-invisible, personne n'me verrait. (Chansonnette comique.)
Et ainsi de suite pour tout Tarascon. Deux ou trois fois par semaine, on se réunit les uns chez les autres et on se les chante. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce sont toujours les mêmes, et que, depuis si longtemps qu'ils se les chantent, ces braves Tarasconnais n'ont jamais envie d'en changer.
On se les lègue dans les familles, de père en fils, et personne n'y touche ; c'est sacré. Jamais même on ne s'en emprunte. Jamais il ne viendrait a l'idée des Costecalde de chanter celle des Bézuquet, ni aux Bézuquet de chanter celle des Costecalde. Et pourtant vous pensez s'ils doivent les connaître depuis quarante ans qu'ils se les chantent. Mais non ! chacun garde la sienne et tout le monde est content.
Pour les romances comme pour les casquettes, le premier de la ville était encore Tartarin. Sa supériorité sur ces concitoyens consistait en ceci : Tartarin de Tarascon n'avait pas la sienne. Il les avait toutes. Toutes ! Seulement c'était le diable pour les lui faire chanter.
Revenu de bonne heure des succès de salon, le héros tarasconnais aimait bien mieux se plonger dans ses livres de chasse ou passer sa soirée au cercle que de faire le joli coeur devant un piano de Nîmes, entre deux bougies de Tarascon. Ces parades musicales lui semblaient au-dessous de lui... Quelquefois cependant, quand il y avait de la musique à la pharmacie Bézuquet, il entrait comme par hasard, et après s'être bien fait prier, consentait a dire le grand duo de Robert le Diable, avec Mme Bézuquet, la mère... Qui n'a pas entendu cela n'a jamais rien entendu...
Pour moi, quand je vivrais cent ans, je verrais toute ma vie le grand Tartarin s'approchant du piano d'un pas solennel, s'accoudant, faisant sa moue, et sous le reflet vert des bocaux de la devanture, essayant de donner à sa bonne face l'expression satanique et farouche de Robert le Diable. A peine avait-il pris position, tout de suite le salon frémissait ; on sentait qu'il allait se passer quelque chose de grand... alors, après un silence, Mme Bézuquet, la mère, commençait en s'accompagnant :
Robert, toi que j'aime
Et qui reçus ma foi,
Tu vois mon effroi (bis),
Grâce pour toi-même
Et grâce pour moi.
A voix basse, elle ajoutait : " à vous, Tartarin ", et Tartarin de Tarascon, le bras tendu, le poing fermé, la narine frémissante, disait par trois fois d'une voix formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre dans les entrailles du piano : " Non !... non !... non !..." ce qu'en bon Méridional il prononçait : " Nan !... nan !...nan!... " Sur quoi Mme Bézuquet, la mère, reprenait encore une fois :
Grâce pour toi-même Et grâce pour moi.
- " Nan !... nan !... nan !... " hurlait Tartarin de plus belle, et la chose en restait là... Ce n'était pas long, comme vous voyez : mais c'était si bien jeté, si bien mimé, si diabolique, qu'un frisson de terreur courait dans la pharmacie, et qu'on lui faisait recommencer ses :" Nan !... nan !... " quatre et cinq fois de suite. là-dessus Tartarin s'épongeait le front, souriait aux dames, clignait de l'oeil aux hommes, et, se retirant sur son triomphe, s'en allait dire au cercle d'un petit air négligent :
" Je viens de chez les Bézuquet chanter le duo de Robert le Diable " !
Et le plus fort, c'est qu'il le croyait !...
IV - Ils...
C'est à ces différents talents que Tartarin de Tarascon devait sa haute situation dans la ville.
Du reste, c'est une chose positive que ce diable d'homme avait su prendre tout le monde.
A Tarascon, l'armée était pour Tartarin. Le brave commandant Bravida, capitaine d'habillement en retraite, disait de lui : " C'est un lapin !" et vous pensez que le commandant s'y connaissait en lapins, après en avoir tant habillé.
La magistrature était pour Tartarin. Deux ou trois fois, en plein tribunal, le vieux président La Devèze avait dit, parlant de lui : " C'est un caractère ! "
Enfin le peuple était pour Tartarin. Sa carrure, sa démarche, son air, un air de bon cheval de trompette qui ne craignait pas le bruit, cette réputation de héros qui lui venait on ne sait d'où, quelques distributions de gros sous et de taloches aux petits décrotteurs étalés devant sa porte, en avaient fait le lord Seymour de l'endroit, le roi des halles tarasconnaises. Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarin revenait de la chasse, la casquette au bout du canon, bien sanglé dans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône s'inclinaient pleins de respect, et se montrant du coin de l'œil les biceps gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient tout bas les uns aux autres avec admiration : " C'est celui-là qui est fort !... Il a doubles muscles ! " Doubles muscles !
Il n'y a qu'à Tarascon qu'on entend de ces choses-là ! Et pourtant, en dépit de tout, avec ses nombreux talents, ses doubles muscles, la faveur populaire et l'estime si précieuse du brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, Tartarin n'était pas heureux ; cette vie de petite ville lui pesait, l'étouffait. Le grand homme de Tarascon s'ennuyait à Tarascon. Le fait est que, pour une nature héroïque comme la sienne, pour une âme aventureuse et folle qui ne rêvait que batailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables du désert, ouragans et typhons, faire tous les dimanches une battue à la casquette et le reste du temps rendre la justice chez l'armurier Costecalde, ce n'était guère... Pauvre cher grand homme ! à la longue, il y aurait eu de quoi le faire mourir de consomption.
En vain, pour agrandir ses horizons, pour oublier un peu le cercle et la place du Marché, en vain s'entourait-il de baobabs et autres végétations africaines ; en vain entassait-il armes sur armes, kriss malais sur kriss malais ; en vain se bourrait-il de lectures romanesques, cherchant, comme l'immortel don Quichotte, à s'arracher par la vigueur de son rêve aux griffes de l'impitoyable réalité... Hélas ! tout ce qu'il faisait pour apaiser sa soif d'aventures ne servait qu'à l'augmenter la vue de toutes ses aunes l'entretenait dans un état perpétuel de colère et d'excitation. Ses rifles, ses flèches, ses lassos lui criaient : " Bataille ! bataille ! " Dans les branches de son baobab, le vent des grands voyages soufflait et lui donnait de mauvais conseils. Pour l'achever, Gustave Aimard et Fenimore Cooper... Oh ! par les lourdes après-midi d'été, quand il était seul à lire au milieu de ses glaives, que de fois Tartarin s'est levé en rugissant ; que de fois il a jeté son livre et s'est précipité sur le mur pour décrocher une panoplie ! Le pauvre homme oubliait qu'il était chez lui à Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons, il mettait ses lectures en action, et, s'exaltant au son de sa propre voix, criait en brandissant une hache ou un tomahawk :
" Qu'ils y viennent maintenant ! " Ils ? Qui, Ils ?
Tartarin ne le savait pas bien lui-même... Ils ! c'était tout ce qui attaque, tout ce qui combat, tout ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe, tout ce qui hurle, tout ce qui rugit... Ils ! c'était l'Indien sioux dansant autour du poteau de guerre où le malheureux Blanc est attaché. C'était l'ours gris des montagnes Rocheuses qui se dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de sang. C'était encore le Targui du désert, le pirate malais, le bandit des Abruzzes... Ils, enfin, c'était ils !... c'est-à-dire la guerre, les voyages, l'aventure, la gloire.
Mais, hélas ! l'intrépide Tarasconnais avait beau les appeler, les défier... ils ne venaient jamais...
Pecaïré ! qu'est-ce qu'ils seraient venus faire à Tarascon ?
Tartarin cependant les attendait toujours ; - Surtout le soir en allant au cercle.
V - Quand Tartarin allait au Cercle
Le chevalier du Temple se disposant a faire une sortie contre l'infidèle qui l'assiège, le tigre chinois s'équipant pour la bataille, le guerrier Comanche entrant sur le sentier de la guerre, tout cela n'est rien auprès de Tartarin de Tarascon s'armant de pied en cap pour aller au cercle, à neuf heures du soir, une heure après les clairons de la retraite.
Branle-bas de combat ! comme disent les matelots.
A la main gauche, Tartarin prenait un coup-de-poing à pointes de fer, à la main droite une canne a épée ; dans la poche gauche, un casse-tête ; dans la poche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et flanelle, un kriss malais. Par exemple, jamais de flèche empoisonnée ; ce sont des armes trop déloyales !...
Avant de partir dans le silence et l'ombre de son cabinet, il s'exerçait un moment, se fendait, tirait au mur, faisait jouer ses muscles ; puis il prenait son passe-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser - à l'anglaise, messieurs, à l'anglaise ! c'est le vrai courage.- au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Il l'ouvrait brusquement, violemment, de façon à ce qu'elle allât battre en dehors contre la muraille... S'ils avaient été derrière, vous pensez quelle marmelade !... Malheureusement, ils n'étaient pas derrière.
La porte ouverte, Tartarin sortait, jetait vite un coup d'œil de droite et de gauche, fermait la porte a double tour et vivement. Puis en route. Sur le chemin d'Avignon, pas un chat. Portes closes, fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin un réverbère, clignotant dans le brouillard du Rhône... Superbe et calme, Tartarin de Tarascon s'en allait ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en mesure, et du bout ferré de sa canne arrachant des étincelles aux pavés... Boulevards, grandes rues ou ruelles, il avait soin de tenir toujours le milieu de la chaussée, excellente mesure de précaution qui vous permet de voir venir le danger et surtout d'éviter ce qui, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois des fenêtres. A lui voir tant de prudence, n'allez pas croire au moins que Tartarin eût peur... Non ! seulement il se gardait.
La meilleure preuve que Tartarin n'avait pas peur, c'est qu'au lieu d'aller au cercle par le cours, il y allait par la ville, c'est-à-dire par le plus long, par le plus noir, par un tas de vilaines petites rues au bout desquelles on voit le Rhône luire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu'au détour d'un de ces coupe-gorge ils allaient s'élancer de l'ombre et lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, je vous en réponds... Mais, hélas ! par une dérision du destin, jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n'eut la chance de faire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même un ivrogne. Rien !
Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas, des voix étouffées... " attention ! " se disait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant l'ombre, prenant le vent, appuyant son oreille contre terre a la mode indienne... Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes... Plus de doute ! Ils arrivaient... Ils étaient là. Déjà Tartarin, l'œil en feu, la poitrine haletante, se ramassait sur lui-même comme un jaguar, et se préparait a bondir en poussant son cri de guerre... quand tout a coup, du sein de l'ombre, il entendait de bonnes voix tarasconnaises l'appeler bien tranquillement : " Té ! vé !... c'est Tartarin... Et adieu, Tartarin ! " Malédiction ! c'était le pharmacien Bézuquet avec sa famille qui venait de chanter la sienne chez les Costecalde "Bonsoir ! bonsoir ! " grommelait Tartarin furieux de sa méprise ; et, farouche, la canne haute, il s'enfonçait dans la nuit. arrivé dans la rue du cercle, l'intrépide Tarasconnais attendait encore un moment en se promenant de long en large devant la porte avant d'entrer... a la fin, las de les attendre et certain qu'ils ne se montreraient pas, il jetait un dernier regard de défi dans l'ombre, et murmurait avec colère : " Rien !... rien !... jamais rien ! " la-dessus le brave homme entrait faire son bézigue avec le commandant.
VI - Les Deux Tartarin
Avec cette rage d'aventures, ce besoin d'émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon ? Car c'est un fait. Jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, l'intrépide Tarasconnais n'avait pas une fois couché hors de sa ville. Il n'avait pas même fait ce fameux voyage à Marseille, que tout bon Provençal se paie à sa majorité. C'est au plus s'il connaissait Beaucaire, et cependant Beaucaire n'est pas bien loin de Tarascon, puisqu'il n'y a que le pont à traverser.
Malheureusement ce diable de pont a été si souvent emporté par les coups de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant de largeur à cet endroit que, ma foi ! vous comprenez... Tartarin de Tarascon préférait la terre ferme. C'est qu'il faut bien vous l'avouer, il y avait dans notre héros deux natures très distinctes. " Je sens deux hommes en moi ", a dit je ne sais quel Père de l'Église. Il l'eût dit vrai de Tartarin qui portait en lui l'âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose ; mais malheureusement n'avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la vie matérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée de riz... Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, très geignard, plein d'appétits bourgeois et d'exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l'immortel Sancho Pança. Don Quichotte et Sancho Pança dans le même homme !
vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaient faire ! quels combats ! quels déchirements !... ô le beau dialogue à écrire pour Lucien ou pour Saint-Evremond, un dialogue entre les deux Tartarin, le Tartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichotte s'exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant : " Je pars ! " Tartarin-Sancho ne pensant qu'aux rhumatismes et disant : " Je reste. "
TARTARIN-QUICHOTTE, très exalté :
Couvre-toi de gloire, Tartarin.
TARTARIN-SANCHO, très calme :
Tartarin, couvre-toi de flanelle.
TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plus exalté :
ô les bons rifles a deux coups ! ô les dagues, les lassos, les mocassins !
TARTARIN-SANCHO, de plus en plus calme :
ô les bons gilets tricotés ! les bonnes genouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes a oreillettes !
TARTARIN-QUICHOTTE, hors de lui :
Une hache ! qu'on me donne une hache !
TARTARIN-SANCHO, sonnant la bonne :
Jeannette, mon chocolat.
Là-dessus, Jeannette apparaît avec un excellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentes grillades à l'anis, qui font rire Tartarin-Sancho en étouffant les cris de Tartarin-Quichotte.
Et voila comme il se trouvait que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon.
VII - Les Européens de Shanghai
Le Haut Commerce - Les Tartares... Tartarin de Tarascon serait-il un imposteur ? Le Mirage
Une fois cependant Tartarin avait failli partir pour un grand voyage.
Les trois frères Garcio-Camus, des Tarasconnais établis à Shanghai, lui avaient offert la direction d'un de leurs comptoirs là-bas. Ça, par exemple, c'était bien la vie qu'il lui fallait. Des affaires considérables, tout un monde de commis à gouverner, des relations avec la Russie, la Perse, la Turquie d'Asie, enfin le Haut Commerce. Dans la bouche de Tartarin, ce mot de Haut Commerce vous apparaissait d'une hauteur !...
La maison de Garcio-Camus avait en outre cet avantage qu'on y recevait quelquefois la visite des Tartares. alors vite on fermait les portes. Tous les commis prenaient les armes, on hissait le drapeau consulaire, et pan ! pan ! par les fenêtres, sur les Tartares.
Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichotte sauta sur cette proposition, je n'ai pas besoin de vous le dire ; par malheur, Tartarin-Sancho n'entendait pas de cette oreille là, et, comme il était le plus fort, l'affaire ne put pas s'arranger. Dans la ville, on en parla beaucoup. Partira-t-il ? Ne partira-t-il pas ? Parions que si, parions que non. Ce fut un événement... En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui fit beaucoup d'honneur. Avoir failli aller à Shanghai ou y être allé, pour Tarascon, c'était tout comme. A force de parler du voyage de Tartarin, on finit par croire qu'il en revenait, et le soir au cercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements sur la vie à Shanghai, sur les mœurs, le climat, l'opium, le Haut Commerce. Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne grâce les détails qu'on voulait, et, à la longue, le brave homme n'était pas bien sûr lui-même de n'être pas allé à Shanghai, si bien qu'en racontant pour la centième fois la descente des Tartares, il en arrivait a dire très naturellement :
"alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan !pan ! par les fenêtres, sur les Tartares. " En entendant cela, tout le cercle frémissait...
- Mais alors, votre Tartarin n'était qu'un affreux menteur.
- Non ! mille fois non ! Tartarin n'était pas un menteur...
- Pourtant, il devait bien savoir qu'il n'était pas allé à Shanghai !
- Eh, sans doute, il le savait. Seulement...
Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de s'entendre une fois pour toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Méridionaux. Il n'y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu'à Nîmes, qu'à Toulouse, qu'à Tarascon. L'homme du Midi ne ment pas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire... Son mensonge à lui, ce n'est pas du mensonge, c'est une espèce de mirage... oui, du mirage !... Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez. Vous verrez ce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et qui vous paraîtront gigantesques, vous verrez la Maison carrée de Nîmes - un petit bijou d'étagère - qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous
verrez... ah ! le seul menteur du Midi, s'il y en a un, c'est le soleil... Tout ce qu'il touche, il l'exagère !... Qu'est-ce que c'était que Sparte aux temps de sa splendeur ? Une bourgade... Qu'est-ce que c'était qu'Athènes ? Tout au plus une sous-préfecture... et pourtant dans l'Histoire elles nous apparaissent comme des villes énormes. Voila ce que le soleil en a fait...
Vous étonnerez-vous après cela que le même soleil, tombant sur Tarascon, ait pu faire d'un ancien capitaine d'habillement comme Bravida, le brave commandant Bravida, d'un navet un baobab, et d'un homme qui avait failli aller à Shanghai un homme qui y était allé ?
VIII - La Ménagerie Mitaine
Un Lion de l'Atlas à Tarascon Terrible et Solennelle Entrevue
Et maintenant que nous avons montré Tartarin de Tarascon comme il était en son privé, avant que la gloire l'eût baisé au front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nous avons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d'arriver aux grandes pages de son histoire et au singulier événement qui devait donner l'essor à cette incomparable destinée.
C'était un soir, chez l'armurier Costecalde. Tartarin de Tarascon était en train de démontrer à quelques amateurs le maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sa nouveauté... Soudain la porte s'ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite effaré dans la boutique en criant : " Un lion !... un lion !..." Stupeur générale, effroi, tumulte, bousculade. Tartarin croise la baïonnette, Costecalde court fermer la porte. on entoure le chasseur, on l'interroge, on le presse, et voici ce qu'on apprend : la ménagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une halte de quelques jours à Tarascon et venait de s'installer sur la place du Château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un magnifique lion de l'atlas. Un lion de l'atlas à Tarascon ! Jamais, de mémoire d'homme, pareille chose ne s'était vue. Aussi, comme nos braves chasseurs de casquettes se regardaient fièrement ! Quel rayonnement sur leurs pâles visages, et, dans tous les coins de la boutique Costecalde, quelles bonnes poignées de main silencieusement échangées ! L'émotion était si grande, si imprévue, que personne ne trouvait un mot à dire... Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à aiguille encore entre les mains, il songeait debout devant le comptoir... Un lion de l'atlas, là, tout près, à deux pas ! Un lion ! c'est-à-dire la bête héroïque et féroce par excellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouait de si beaux drames dans son imagination...
Un lion, mille dieux !... Et de l'atlas encore !... C'était plus que le grand Tartarin n'en pouvait supporter. Tout à coup un paquet de sang lui monta au visage. Ses yeux flambèrent. D'un geste convulsif il jeta le fusil à aiguille sur son épaule, et, se tournant vers le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, il lui dit d'une voix de tonnerre : " allons voir ça, commandant. " " Hé ! bé... hé ! bé... Et mon fusil !... mon fusil à aiguille que vous emportez !..." hasarda timidement le prudent Costecalde ; mais Tartarin avait tourné la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas.
Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais trop longtemps privée de spectacles a sensations, s'était rué sur la baraque Mitaine et l'avait prise d'assaut. Aussi la grosse Mme Mitaine était bien contente... En costume kabyle, les bras nus jusqu'au coude, des bracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dans l'autre un poulet vivant, quoique plumé, l'illustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et, comme elle avait doubles muscles elle aussi, son succès était presque aussi grand que celui de ses pensionnaires.
L'entrée de Tartarin, le fusil sur l'épaule, jeta un froid. Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre, puisque lui, ce héros... En un clin d'œil, tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet s'esquiva, en disant qu'il allait chercher son fusil...
Peu à peu cependant, l'attitude de Tartarin rassura les courages. Calme, la tête haute, l'intrépide Tarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sans s'arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d'un oeil dédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait son poulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion...
Terrible et solennelle entrevue ! le lion de Tarascon et le lion de l'atlas en face l'un de l'autre... D'un côté, Tartarin, debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur son rifle ; de l'autre, le lion, un lion gigantesque, vautré dans la paille, l'œil clignotant, l'air abruti, avec son énorme mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant... Tous deux calmes et se regardant.
Chose singulière ! soit que le fusil à aiguille lui eût donné de l'humeur, soit qu'il eût flairé un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais d'un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout a coup un mouvement de colère. D'abord il renifla, gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes ; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravida lui-même... Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas... Il était là, ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette terrible moue que toute la ville connaissait...
Au bout d'un moment, quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu'il murmurait, en regardant le lion : " Ça, oui, c'est une chasse. " Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n'en dit pas davantage...
IX - Singuliers Effets du Mirage
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n'en dit pas davantage ; mais le malheureux en avait déjà trop dit... Le lendemain, il n'était bruit dans la ville que du prochain départ de Tartarin pour l'Algérie et la chasse aux lions. Vous êtes témoins, chers lecteurs, que le brave homme n'avait pas soufflé mot de cela ; mais vous savez, le mirage...
Bref, tout Tarascon ne parlait que de ce départ.
Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, les gens s'abordaient d'un air effaré :
- Et autrement, vous savez la nouvelle, au moins ?
- Et autrement, quoi donc ?... Le départ de Tartarin, au moins ?
Car à Tarascon toutes les phrases commencent par et autrement, qu'on prononce autremain, et finissent par au moins, qu'on prononce au mouain.
Or, ce jour-la, plus que tous les autres, les au mouain et les autremain sonnaient à faire trembler les vitres.
L'homme le plus surpris de la ville, en apprenant qu'il allait partir pour l'Afrique, ce fut Tartarin. Mais voyez ce que c'est que la vanité ! au lieu de répondre simplement qu'il ne partait pas du tout, qu'il n'avait jamais eu l'intention de partir, le pauvre Tartarin - la première fois qu'on lui parla de ce voyage - fit d'un petit air évasif : " Hé !... hé !... peut-être... je ne dis pas. " la seconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, il répondit : " C'est probable. " la troisième fois : " C'est certain ! " Enfin, le soir, au cercle et chez les Costecalde, entraîné par le punch aux oeufs, les bravos, les lumières ; grisé par le succès que l'annonce de son départ avait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu'il était las de chasser la casquette et qu'il allait, avant peu, se mettre à la poursuite des grands lions de l'atlas... Un hourra formidable accueillit cette déclaration. Là-dessus, nouveau punch aux oeufs, poignées de main, accolades et sérénade aux flambeaux, jusqu'a minuit devant la petite maison du baobab.
C'est Tartarin-Sancho qui n'était pas content ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lion lui donnait le frisson par avance ; et, en rentrant au logis, pendant que la sérénade d'honneur sonnait sous leurs fenêtres, il fit a Tartarin-Quichotte une scène effroyable, l'appelant toqué, visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menu toutes les catastrophes qui l'attendaient dans cette expédition : naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste noire, éléphantiasis, et le reste...
En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pas faire d'imprudences, qu'il se couvrirait bien, qu'il emporterait tout ce qu'il faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre. Le pauvre homme se voyait déjà déchiqueté par les lions, englouti dans les sables du désert comme feu Cambyse, et l'autre Tartarin ne parvint à l'apaiser un peu qu'en lui expliquant que ce n'était pas pour tout de suite, que rien ne pressait et qu'en fin de compte ils n'étaient pas encore partis.
Il est bien clair, en effet, que l'on ne s'embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelques précautions. il faut savoir où l'on va, que diable ! et ne pas partir comme un oiseau...
Avant toutes choses, le Tarasconnais voulut lire les récits des grands touristes africains, les relations de Mungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, de Henri Duveyrier.
Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant de chausser leurs sandales pour les excursions lointaines, s'étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, les marches forcées, les privations de toutes sortes. Tartarin voulut faire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus que d'eau bouillie. - Ce qu'on appelle eau bouillie, à Tarascon, c'est quelques tranches de pain noyées dans de l'eau chaude, avec une gousse d'ail, un peu de thym, un brin de laurier. - Le régime était sévère, et vous pensez si le pauvre Sancho fit la grimace...
A l'entraînement par l'eau bouillie Tartarin de Tarascon joignit d'autres sages pratiques. Ainsi, pour prendre l'habitude des longues marches, il s'astreignit à faire chaque matin son tour de la ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pas accéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deux petits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.
Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes, aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans son jardin et restait la jusqu'a des dix et onze heures, seul avec son fusil, à l'affût derrière le baobab... Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta à Tarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecalde purent voir dans l'ombre, en passant sur la place du Château, un homme mystérieux se promenant de long en large derrière la baraque. C'était Tartarin de Tarascon, qui s'habituait à entendre sans frémir les rugissement du lion dans la nuit sombre.
X - Avant le Départ
Pendant que Tartarin s'entraînait ainsi par toutes sortes de moyens héroïques, tout Tarascon avait les yeux sur lui ; on ne s'occupait plus d'autre chose. la chasse à la casquette ne battait plus que d'une aile, les romances chômaient. Dans la pharmacie Bézuquet le piano languissait sous une housse verte, et les mouches cantharides séchaient dessus, le ventre en l'air... L'expédition de Tartarin avait arrêté tout...
Il fallait voir le succès du Tarasconnais dans les salons. on se l'arrachait, on se le disputait, on se l'empruntait, on se le volait. Il n'y avait pas de plus grand honneur pour les dames que d'aller a la ménagerie Mitaine au bras de Tartarin, et de se faire expliquer devant la cage au lion comment on s'y prenait pour chasser ces grandes bêtes, où il fallait viser, à combien de pas, si les accidents étaient nombreux, etc., etc.
Tartarin donnait toutes les explications qu'on voulait. Il avait lu Jules Gérard et connaissait la chasse au lion sur le bout du doigt, comme s'il l'avait faite. aussi parlait-il de ces choses avec une grande éloquence. Mais où il était le plus beau, c'était le soir à dîner chez le président La Devèze ou chez le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, quand on apportait le café et que, toutes les chaises se rapprochant, on le faisait parler de ses chasses futures...
Alors, le coude sur la nappe, le nez dans son moka, le héros racontait d'une voix émue tous les dangers qui l'attendaient là-bas. Il disait les longs affûts sans lune, les marais pestilentiels, les rivières empoisonnées par la feuille du laurier-rose, les neiges, les soleils ardents, les scorpions, les pluies de sauterelles ; il disait aussi les mœurs des grands lions de l'atlas, leur façon de combattre, leur vigueur phénoménale et leur férocité au temps du rut...
Puis, s'exaltant à son propre récit, il se levait de table, bondissait au milieu de la salle à manger imitant le cri du lion, le bruit d'une carabine, pan ! pan ! le sifflement d'une balle explosive, pfft ! pfft ! gesticulait, rugissait, renversait les chaises...
Autour de la table, tout le monde était pâle. Les hommes se regardaient en hochant la tête, les dames fermaient les yeux avec de petits cris d'effroi, les vieillards brandissaient leurs longues cannes belliqueusement, et, dans la chambre à côté, les petits garçonnets qu'on couche de bonne heure, éveillés en sursaut par les rugissements et les coups de feu, avaient grand-peur et demandaient de la lumière.
En attendant, Tartarin ne partait pas.
XI - Des Coups d'Épée, ...
Messieurs, des Coups d'Épée !... Mais Pas de Coups d'Épingle !
Avait-il bien réellement l'intention de partir ?... Question délicate, et à laquelle l'historien de Tartarin serait fort embarrassé de répondre.
Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avait quitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le tueur de lions ne bougeait pas... après tout, peut-être le candide héros, aveuglé par un nouveau mirage, se figurait-il de bonne foi qu'il était allé en Algérie. Peut-être qu'à force de raconter ses futures chasses, il s'imaginait les avoir faites, aussi sincèrement qu'il s'imaginait avoir hissé le drapeau consulaire et tiré sur les Tartares, pan ! pan ! à Shanghai.
Malheureusement, si cette fois encore Tartarin de Tarascon fut victime du mirage, les Tarasconnais ne le furent pas. Lorsqu'au bout de trois mois d'attente, on s'aperçut que le chasseur n'avait pas encore fait une malle, on commença à murmurer.
" Ce sera comme pour Shanghai ! " disait Costecalde en souriant. Et le mot de l'armurier fit fureur dans la ville ; car personne ne croyait plus en Tartarin.
Les naïfs, les poltrons, des gens comme Bézuquet, qu'une puce aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pas tirer un coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtout étaient impitoyables. au cercle, sur l'esplanade, ils abordaient le pauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.
- Et autremain, pour quand ce voyage ?
Dans la boutique Costecalde, son opinion ne faisait plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leur chef ! Puis les épigrammes s'en mêlèrent. Le président La Devèze, qui faisait volontiers en ses heures de loisirs deux doigts de cour à la muse provençale, composa dans la langue du cru une chanson qui eut beaucoup de succès. Il était question d'un certain grand chasseur appelé maître Gervais, dont le fusil redoutable devait exterminer jusqu'au dernier tous les lions d'Afrique. Par malheur ce diable de fusil était de complexion singulière : on le chargeait toujours, il ne partait jamais. Il ne partait jamais ! vous comprenez l'allusion...
En un tour de main, cette chanson devint populaire ; et quand Tartarin passait, les portefaix du quai, les petits décrotteurs de devant sa porte chantaient en chœur :
Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, toujou lou cargon,
Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, part jamaï
Seulement cela se chantait de loin, à cause des doubles muscles. ô fragilité des engouements de Tarascon !... Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir, de ne rien entendre ; mais au fond cette petite guerre sourde et venimeuse l'affligeait beaucoup ; il sentait Tarascon lui glisser dans la main, la faveur populaire aller a d'autres et cela le faisait horriblement souffrir.
ah ! la grande gamelle de la popularité, il fait bon s'asseoir devant, mais quel échaudement quand elle se renverse !...
En dépit de sa souffrance, Tartarin souriait et menait paisiblement sa même vie, comme si de rien n'était. Quelquefois cependant ce masque de joyeuse insouciance, qu'il s'était par fierté collé sur le visage, se détachait subitement. Alors, au lieu du rire, on voyait l'indignation et la douleur...
C'est ainsi qu'un matin que les petits décrotteurs chantaient sous ses fenêtres : Lou fùsioù de mestre Gervaï, les voix de ces misérables arrivèrent jusqu'à la chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant sa glace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme elle venait trop forte, il était obligé de la surveiller.) Tout à coup la fenêtre s'ouvrit violemment et Tartarin apparut en chemise, en serre-tête, barbouillé de bon savon blanc, brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d'une voix formidable : " Des coups d'épée, messieurs, des coups d'épée !... Mais pas de coups d'épingle ! " Belles paroles dignes de l'Histoire, qui n'avaient que le tort de s'adresser a ces petits fouchtras, hauts comme leurs boîtes à cirage, et gentilshommes tout à fait incapables de tenir une épée !
XII - De ce qui fut dit dans la Petite Maison du Baobab
Au milieu de la défection générale, l'année seule tenait bon pour Tartarin. Le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, continuait à lui marquer la même estime : " C'est un lapin ! " s'entêtait-il à dire, et cette affirmation valait bien, j'imagine, celle du pharmacien Bézuquet... Pas une fois le brave commandant n'avait fait allusion au voyage en Afrique ; pourtant, quand la clameur publique devint trop forte, il se décida à parler.
Un soir, le malheureux Tartarin était seul dans son cabinet, pensant à des choses tristes, quand il vit entrer le commandant, grave, ganté de noir, boutonné jusqu'aux oreilles. " Tartarin, fit l'ancien capitaine avec autorité, Tartarin, il faut partir !" Et il restait debout dans l'encadrement de la porte - rigide et grand comme le devoir. Tout ce qu'il y avait dans ce " Tartarin, il faut partir ! " Tartarin de Tarascon le comprit. Très pâle, il se leva, regarda autour de lui d'un oeil attendri ce joli cabinet, bien clos, plein de chaleur et de lumière douce, ce large fauteuil si commode, ses livres, son tapis, les grands stores blancs de ses fenêtres, derrière lesquels tremblaient les branches grêles du petit jardin ; puis, s'avançant vers le brave commandant, il lui prit la main, la serra avec énergie, et, d'une voix où roulaient les larmes, stoïque cependant, il lui dit : " Je partirai, Bravida ! " Et il partit comme il l'avait dit. Seulement pas encore tout de suite... il lui fallut le temps de s'outiller.
D'abord il commanda chez Bompard deux grandes malles doublées de cuivre, avec une longue plaque portant cette inscription : TARTARIN DE TARASCON CAISSE D'ARMES
Le doublage et la gravure prirent beaucoup de temps. Il commanda aussi chez Tastavin un magnifique album de voyage pour écrire son journal, ses impressions ; car enfin on a beau chasser le lion, on pense tout de même en route.
Puis il fit venir de Marseille toute une cargaison de conserves alimentaires, du pemmican en tablettes pour faire du bouillon, une tente-abri d'un nouveau modèle, se montant et se démontant a la minute, des bottes de marin, deux parapluies, un water-proof, des lunettes bleues pour prévenir les ophtalmies.
Enfin le pharmacien Bézuquet lui confectionna une petite pharmacie portative bourrée de sparadrap, d'arnica, de camphre, de vinaigre des quatre-voleurs.
Pauvre Tartarin ! ce qu'il en faisait, ce n'était pas pour lui ; mais il espérait, a force de précautions et d'attentions délicates, apaiser la fureur de Tartarin-Sancho, qui, depuis que le départ était décidé, ne décolérait ni de jour ni de nuit.
XIII - Le Départ
Enfin, il arriva, le jour solennel, le grand jour. Dès l'aube, tout Tarascon était sur pied, encombrant le chemin d'Avignon et les abords de la petite maison du baobab.
Du monde aux fenêtres, sur les toits, sur les arbres ; des mariniers du Rhône, des portefaix, des décrotteurs, des bourgeois, des ourdisseuses, des taffetassières, le cercle, enfin toute la ville ; puis aussi des gens de Beaucaire qui avaient passé le pont, des maraîchers de la banlieue, des charrettes à grandes bâches, des vignerons hissés sur de belles mules attifées de rubans, de flots, de grelots, de nœuds, de sonnettes, et même, de loin en loin, quelques jolies filles d'Arles venues en croupe de leur galant, le ruban d'azur autour de la tête, sur de petits chevaux de Camargue gris de fer.
Toute cette foule se pressait, se bousculait devant la porte de Tartarin, ce bon M. Tartarin, qui s'en allait tuer des lions chez les Teurs. Pour Tarascon, l'Algérie, l'Afrique, la Grèce, la Perse, la Turquie, la Mésopotamie, tout cela forme un grand pays très vague, presque mythologique, et cela s'appelle les Teurs (les Turcs). Au milieu de cette cohue, les chasseurs de casquettes allaient et venaient, fiers du triomphe de leur chef, et traçant sur leur passage comme des sillons glorieux.
Devant la maison du baobab, deux grandes brouettes. De temps en temps, la porte s'ouvrait, laissait voir quelques personnes qui se promenaient gravement dans le petit jardin. Des hommes apportaient des malles, des caisses, des sacs de nuit, qu'ils empilaient sur les brouettes.
A chaque nouveau colis, la foule frémissait. on se nommait les objets a haute voix. " Ça, c'est la tente-abri... Ça, ce sont les conserves... la pharmacie... les caisses d'armes... " Et les chasseurs de casquettes donnaient des explications.
Tout à coup, vers dix heures, il se fit un grand mouvement dans la foule. La porte du jardin tourna sur ses gonds violemment.
- C'est lui ! . . . c'est lui ! criait-on. C'était lui...
Quand il parut sur le seuil, deux cris de stupeur partirent de la foule :
- C'est un Teur !...
- Il a des lunettes !
Tartarin de Tarascon, en effet, avait cru de son devoir, allant en Algérie, de prendre le costume algérien. large pantalon bouffant en toile blanche, petite veste collante à boutons de métal, deux pieds de ceinture rouge autour de l'estomac, le cou nu, le front rasé, sur sa tête une gigantesque
Chéchia (bonnet rouge) et un flot bleu d'une longueur !... Avec cela, deux lourds fusils, un sur chaque épaule, un grand couteau de chasse a la ceinture, sur le ventre une cartouchière, sur la hanche un revolver se balançant dans sa poche de cuir. C'est tout...
ah ! pardon, j'oubliais les lunettes, une énorme paire de lunettes bleues qui venaient la bien a propos pour corriger ce qu'il y avait d'un peu trop farouche dans la tournure de notre héros !
"Vive Tartarin !... vive Tartarin ! " hurla le peuple. Le grand homme sourit, mais ne salua pas, à cause de ses fusils qui le gênaient. Du reste, il savait maintenant à quoi s'en tenir sur la faveur populaire ; peut-être même qu'au fond de son âme il maudissait ses terribles compatriotes, qui l'obligeaient à partir, à quitter son joli petit chez lui aux murs blancs, aux persiennes vertes... Mais cela ne se voyait pas.
Calme et fier, quoique un peu pâle, il s'avança sur la chaussée, regarda ses brouettes, et, voyant que tout était bien, prit gaillardement le chemin de la gare, sans même se retourner une fois vers la maison du baobab. Derrière lui marchaient le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, le président La Devèze, puis l'armurier Costecalde et tous les chasseurs de casquettes, puis les brouettes, puis le peuple.
Devant l'embarcadère, le chef de gare l'attendait - un vieil africain de 1830, qui lui serra la main plusieurs fois avec chaleur. L'express Paris-Marseille n'était pas encore arrivé. Tartarin et son état-major entrèrent dans les salles d'attente. Pour éviter l'encombrement, derrière eux le chef de gare fit fermer les grilles. Pendant un quart d'heure, Tartarin se promenade long en large dans les salles, au milieu des chasseurs de casquettes. Il leur parlait de son voyage, de sa chasse, promettant d'envoyer des peaux. on s'inscrivait sur son carnet pour une peau comme pour une contredanse. Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire la ciguë, l'intrépide Tarasconnais avait un mot pour chacun, un sourire pour tout le monde. Il parlait simplement, d'un air affable ; on aurait dit qu'avant de partir, il voulait laisser derrière lui comme une traînée de charme, de regrets, de bons souvenirs. D'entendre leur chef parler ainsi, tous les chasseurs de casquettes avaient des larmes, quelques-uns même des remords, comme le président La Devèze et le pharmacien Bézuquet.
Des hommes d'équipe pleuraient dans des coins. Dehors, le peuple regardait à travers les grilles, et criait : " Vive Tartarin ! "
Enfin la cloche sonna. Un roulement sourd, un sifflet déchirant ébranla les voûtes... En voiture ! en voiture !
- adieu, Tartarin !... adieu, Tartarin !...
- adieu, tous !... murmura le grand homme, et sur les joues du brave commandant Bravida il embrassa son cher Tarascon.
Puis il s'élança sur la voie, et monta dans un wagon plein de Parisiennes, qui pensèrent mourir de peur en voyant arriver cet homme étrange avec tant de carabines et de revolvers.
XIV - Le Port de Marseille
Embarque ! Embarque !
Le 1er décembre 186..., à l'heure de midi, par un soleil d'hiver provençal, un temps clair, luisant, splendide, les Marseillais effarés virent déboucher sur la Canebière un Teur, oh mais un Teur !... Jamais ils n'en avaient vu un comme celui-là ; et pourtant, Dieu sait s'il en manque à Marseille, des Teurs ! Le Teur en question ! ai-je besoin de vous le dire ? - c'était Tartarin, le grand Tartarin de Tarascon, qui s'en allait le long des quais, suivi de ses caisses d'armes, de sa pharmacie, de ses conserves, rejoindre l'embarcadère de la compagne Touache, et le paquebot le Zouave, qui devait l'emporter là-bas.
L'oreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l'odeur de la mer, Tartarin rayonnant marchait ses fusils sur l'épaule, la tête haute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux port de Marseille qu'il voyait pour la première fois, et qui l'éblouissait... Le pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu'il s'appelait Sinbad le Marin, et qu'il errait dans une de ces villes fantastiques comme il y en a dans les Mille et une Nuits. C'était à perte de vue un fouillis de mâts, de vergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tous les pays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains... Les navires au ras du quai, les beauprés arrivant sur la berge comme des rangées de baïonnettes. au-dessous les naïades, les déesses, les saintes vierges et autres sculptures de bois peint qui donnent le nom au vaisseau ; tout cela mangé par l'eau de mer, dévoré, ruisselant, moisi... De temps en temps, entre les navires, un morceau de mer comme une grande moire tachée d'huile... Dans l'enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant de jolies taches sur le ciel bleu, des mousses qui s'appelaient dans toutes les langues. Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés d'huile et de soude, tout un peuple de douaniers, de commissionnaires, de portefaix avec leurs bogheys attelés de petits chevaux corses.
Des magasins de confection bizarres, des baraques enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchands de singes, de perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des bric-à-brac fantastiques où s'étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosses lanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieux cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettes marines du temps de Jean Bart et de Duguay Trouin. Des vendeuses de moules et de clovisses accroupies et piaillant à côté de leurs coquillages. Des matelots passant avec des pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins de poulpes qu'ils allaient laver dans l'eau blanchâtre des fontaines. Partout, un encombrement prodigieux de marchandises de toute espèce : soieries, minerais, trains de bois, saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, réglisses, cannes à sucre. L'orient et l'occident pêle-mêle.
De grands tas de fromages de Hollande que les Génoises teignaient en rouge avec leurs mains.
Là-bas, le quai au blé ; les portefaix déchargeant leurs sacs sur la berge du haut de grands échafaudages. Le blé, torrent d'or, qui roulait au milieu d'une fumée blonde. Des hommes en fez rouge, le criblant à mesure dans de grands tamis de peau d'âne, et le chargeant sur des charrettes qui s'éloignaient suivies d'un régiment de femmes et d'enfants avec des balayettes et des paniers à glanes... Plus loin, le bassin de carénage, les grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu'on flambait avec des broussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les vergues trempant dans l'eau, l'odeur de la résine, le bruit assourdissant des charpentiers doublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre. Parfois, entre les mâts, une éclaircie. alors Tartarin voyait l'entrée du port, le grand va-et-vient des navires, une frégate anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavée, avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick marseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et à l'amère un gros capitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manœuvre en provençal. Des navires qui s'en allaient en courant, toutes voiles dehors. D'autres là-bas, bien loin, qui arrivaient lentement, dans le soleil, comme en l'air.
Et puis tout le temps un tapage effroyable, roulement de charrettes, "oh ! hisse" des matelots, jurons, chants, sifflets de bateaux à vapeur, les tambours et les clairons du fort Saint-Jean, du fort Saint-Nicolas, les cloches de la Major, des accoules, de Saint-Victor ; par la-dessus le mistral qui prenait tous ces bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les confondait avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage, héroïque comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de partir, d'aller loin, d'avoir des ailes. C'est au son de cette belle fanfare que l'intrépide Tartarin de Tarascon s'embarqua pour le pays des lions !...
Source: InLibroVeritas
A Tarascon
I - Le Jardin du Baobab
Ma première visite à Tartarin de Tarascon est restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ans de cela, mais je m'en souviens mieux que d'hier. L'intrépide Tartarin habitait alors, à l'entrée de la ville, la troisième maison à gauche sur le chemin d'Avignon.
Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des persiennes vertes, et sur le pas de la porte une nichée de petits Savoyards jouant à la marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs boîtes a cirage.
Du dehors, la maison n'avait l'air de rien. Jamais on ne se serait cru devant la demeure d'un héros.
Mais quand on entrait, coquin de sort !... De la cave au grenier, tout le bâtiment avait l'air héroïque, même le jardin !... ô le jardin de Tartarin, il n'y en avait pas deux comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas une fleur de France ; rien que des plantes exotiques, des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers, des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de Barbarie, a se croire en pleine Afrique centrale, a dix mille lieues de Tarascon.
Tout cela, bien entendu, n'était pas de grandeur naturelle ; ainsi les cocotiers n'étaient guère plus gros que des betteraves, et le baobab (arbre géant, arbor gigantea) tenait à l'aise dans un pot de réséda ; mais c'est égal ! pour Tarascon, c'était déjà bien joli, et les personnes de la ville, admises le dimanche à l'honneur de contempler le baobab de Tartarin, s'en retournaient pleines d'admiration.
Pensez quelle émotion je dus éprouver ce jour-là en traversant ce jardin mirifique !... Ce fut bien autre chose quand on m'introduisit dans le cabinet du héros.
Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était au fond du jardin, ouvrant de plain-pied sur le baobab par une porte vitrée.
Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils et de sabres, depuis en haut jusqu'en bas, toutes les armes de tous les pays du monde : carabines, rifles, tromblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteaux-revolvers, couteaux-poignards, kriss malais, flèches caraïbes, flèches de silex, coups-de-poing, casse-tête, massues hottentotes, lassos mexicains, est-ce que je sais ! Par la-dessus, un grand soleil féroce qui faisait luire l'acier des glaives et les crosses des armes a feu, comme pour vous donner encore plus la chair de poule... Ce qui rassurait un peu pourtant, c'était le bon air d'ordre et de propreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie ; de loin en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait : Flèches empoisonnées, ne touchez pas ! Ou : Armes chargées, méfiez-vous !
Sans ces écriteaux, jamais je n'aurais osé entrer.
Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur le guéridon, un flacon de rhum, une blague Cooper, de Gustave amarre, des récits de chasse : chasse à l'ours, chasse au faucon, chasse a l'éléphant, etc.
Enfin, devant le guéridon, un homme était assis, de quarante à quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, en bras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbe courte et des yeux flamboyants ; d'une main il tenait un livre, de l'autre il brandissait une
énorme pipe à couvercle de fer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable récit de chasseurs de chevelures, il faisait, en avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure de petit rentier tarasconnais ce même caractère de férocité bonasse qui régnait dans toute la maison.
Cet homme, c'était Tartarin, Tartarin de Tarascon, l'intrépide, le grand, l'incomparable Tartarin de Tarascon.
II - Coup d'Oeil Général jeté sur la Bonne Ville...... de Tarascon
Les Chasseurs de Casquettes
Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n'était pas encore le Tartarin qu'il est aujourd'hui, le grand Tartarin de Tarascon si populaire dans tout le Midi de la France.
Pourtant - même a cette époque - c'était déjà le roi de Tarascon.
Disons d'où lui venait cette royauté.
Vous saurez d'abord que là-bas tout le monde est chasseur, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. La chasse est la passion des Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d'alors organisaient des battues contre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.
Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil a l'épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse. C'est superbe avoir... Par malheur, le gibier manque, il manque absolument. Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu'à la longue elles ont fini par se méfier.
A cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre lapereau, pas le plus petit cul-blanc. Elles sont cependant bien tentantes, ces jolies collinettes tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, de lavande, de romarin ; et ces beaux raisins muscats gonflés de sucre, qui s'échelonnent au bord du Rhône, sont diablement appétissants aussi... Oui, mais il y a Tarascon derrière, et, dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage eux-mêmes l'ont marqué d'une grande croix sur leurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendant vers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin les clochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort : "Voila Tarascon !... voila Tarascon !" et toute la bande fait un crochet.
Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu'un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui s'entête à vivre là ! à Tarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s'appelle le Rapide. On sait qu'il a son gîte dans la terre de M. Bompard - ce qui, par parenthèse, a doublé et même triplé le prix de cette terre - mais on n' a pas encore pu l'atteindre. A l'heure qu'il est même, il n'y a plus que deux ou trois enragés qui s'acharnent après lui. Les autres en ont fait leur deuil, et le Rapide est passé depuis longtemps à l'état de superstition locale, bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa nature et qu'il mange des hirondelles en salmis, quand il en trouve.
Ah ça ! me direz-vous, puisque le gibier est si rare à Tarascon, qu'est-ce que les chasseurs tarasconnais font donc tous les dimanches ?
Ce qu'ils font ?
Eh mon Dieu ! ils s'en vont en pleine campagne à deux ou trois lieues de la ville. Ils se réunissent par petits groupes de cinq ou six, s'allongent tranquillement a l'ombre d'un puits, d'un vieux mur, d'un olivier, tirent de leurs carniers un bon morceau de bœuf en daube, des oignons crus, un saucissot, quelques anchois, et commencent un déjeuner interminable, arrosé d'un de ces jolis vins du Rhône qui font rire et qui font chanter.
Après quoi, quand on est bien lesté, on se lève, on siffle les chiens, on arme les fusils, et on se met en chasse. C'est-à-dire que chacun de ces messieurs prend sa casquette, la jette en l'air de toutes ses forces et la tire au vol avec du 5, du 6 ou du 2 - selon les conventions.
Celui qui met le plus souvent dans sa casquette est proclamé roi de la chasse, et rentre le soir en triomphateur a Tarascon, la casquette criblée au bout du fusil, au milieu des aboiements et des fanfares. Inutile de vous dire qu'il se fait dans la ville un grand commerce de casquettes de chasse. Il y a même des chapeliers qui vendent des casquettes trouées et déchirées d'avance a l'usage des maladroits ; mais on ne connaît guère que Bézuquet, le pharmacien, qui leur en achète. C'est déshonorant !
Comme chasseur de casquettes, Tartarin de Tarascon n'avait pas son pareil. Tous les dimanches matin, il partait avec une casquette neuve : tous les dimanches soir il revenait avec une loque. Dans la petite maison du baobab, les greniers étaient pleins de ces glorieux trophées. Aussi, tous les Tarasconnais le reconnaissaient-ils pour leur maître, et comme Tartarin savait à fond le code du chasseur, qu'il avait lu tous les traités, tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuis la chasse à la casquette jusqu'à la chasse au tigre birman, ces messieurs en avaient fait leur grand justicier cynégétique et le prenaient pour arbitre dans toutes leurs discussions.
Tous les jours, de trois a quatre, chez l'armurier Costecalde, on voyait un gros homme, grave et la pipe aux dents, assis sur un fauteuil de cuir vert, au milieu de la boutique pleine de chasseurs de casquettes, tous debout et se chamaillant. C'était Tartarin de Tarascon qui rendait la justice. Nemrod doublé de Salomon.
III - Nan ! Nan ! Nan !
Suite du Coup d'Oeil Général jeté sur la Bonne Ville de Tarascon
A la passion de la chasse, la forte race tarasconnaise joint une autre passion : celle des romances. Ce qui se consomme de romances dans ce pays, c'est à n'y pas croire. Toutes les vieilleries sentimentales qui jaunissent dans les plus vieux cartons, on les retrouve a Tarascon en pleine jeunesse, en plein éclat. Elles y sont toutes, toutes. Chaque famille a la sienne, et dans la ville cela se sait. On sait, par exemple, que celle du pharmacien Bézuquet, c'est : Toi, blanche étoile que j'adore ; Celle de l'armurier Costecalde :Veux-tu venir au pays des cabanes ? Celle du receveur de l'enregistrement :Si j'étais-t-invisible, personne n'me verrait. (Chansonnette comique.)
Et ainsi de suite pour tout Tarascon. Deux ou trois fois par semaine, on se réunit les uns chez les autres et on se les chante. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce sont toujours les mêmes, et que, depuis si longtemps qu'ils se les chantent, ces braves Tarasconnais n'ont jamais envie d'en changer.
On se les lègue dans les familles, de père en fils, et personne n'y touche ; c'est sacré. Jamais même on ne s'en emprunte. Jamais il ne viendrait a l'idée des Costecalde de chanter celle des Bézuquet, ni aux Bézuquet de chanter celle des Costecalde. Et pourtant vous pensez s'ils doivent les connaître depuis quarante ans qu'ils se les chantent. Mais non ! chacun garde la sienne et tout le monde est content.
Pour les romances comme pour les casquettes, le premier de la ville était encore Tartarin. Sa supériorité sur ces concitoyens consistait en ceci : Tartarin de Tarascon n'avait pas la sienne. Il les avait toutes. Toutes ! Seulement c'était le diable pour les lui faire chanter.
Revenu de bonne heure des succès de salon, le héros tarasconnais aimait bien mieux se plonger dans ses livres de chasse ou passer sa soirée au cercle que de faire le joli coeur devant un piano de Nîmes, entre deux bougies de Tarascon. Ces parades musicales lui semblaient au-dessous de lui... Quelquefois cependant, quand il y avait de la musique à la pharmacie Bézuquet, il entrait comme par hasard, et après s'être bien fait prier, consentait a dire le grand duo de Robert le Diable, avec Mme Bézuquet, la mère... Qui n'a pas entendu cela n'a jamais rien entendu...
Pour moi, quand je vivrais cent ans, je verrais toute ma vie le grand Tartarin s'approchant du piano d'un pas solennel, s'accoudant, faisant sa moue, et sous le reflet vert des bocaux de la devanture, essayant de donner à sa bonne face l'expression satanique et farouche de Robert le Diable. A peine avait-il pris position, tout de suite le salon frémissait ; on sentait qu'il allait se passer quelque chose de grand... alors, après un silence, Mme Bézuquet, la mère, commençait en s'accompagnant :
Robert, toi que j'aime
Et qui reçus ma foi,
Tu vois mon effroi (bis),
Grâce pour toi-même
Et grâce pour moi.
A voix basse, elle ajoutait : " à vous, Tartarin ", et Tartarin de Tarascon, le bras tendu, le poing fermé, la narine frémissante, disait par trois fois d'une voix formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre dans les entrailles du piano : " Non !... non !... non !..." ce qu'en bon Méridional il prononçait : " Nan !... nan !...nan!... " Sur quoi Mme Bézuquet, la mère, reprenait encore une fois :
Grâce pour toi-même Et grâce pour moi.
- " Nan !... nan !... nan !... " hurlait Tartarin de plus belle, et la chose en restait là... Ce n'était pas long, comme vous voyez : mais c'était si bien jeté, si bien mimé, si diabolique, qu'un frisson de terreur courait dans la pharmacie, et qu'on lui faisait recommencer ses :" Nan !... nan !... " quatre et cinq fois de suite. là-dessus Tartarin s'épongeait le front, souriait aux dames, clignait de l'oeil aux hommes, et, se retirant sur son triomphe, s'en allait dire au cercle d'un petit air négligent :
" Je viens de chez les Bézuquet chanter le duo de Robert le Diable " !
Et le plus fort, c'est qu'il le croyait !...
IV - Ils...
C'est à ces différents talents que Tartarin de Tarascon devait sa haute situation dans la ville.
Du reste, c'est une chose positive que ce diable d'homme avait su prendre tout le monde.
A Tarascon, l'armée était pour Tartarin. Le brave commandant Bravida, capitaine d'habillement en retraite, disait de lui : " C'est un lapin !" et vous pensez que le commandant s'y connaissait en lapins, après en avoir tant habillé.
La magistrature était pour Tartarin. Deux ou trois fois, en plein tribunal, le vieux président La Devèze avait dit, parlant de lui : " C'est un caractère ! "
Enfin le peuple était pour Tartarin. Sa carrure, sa démarche, son air, un air de bon cheval de trompette qui ne craignait pas le bruit, cette réputation de héros qui lui venait on ne sait d'où, quelques distributions de gros sous et de taloches aux petits décrotteurs étalés devant sa porte, en avaient fait le lord Seymour de l'endroit, le roi des halles tarasconnaises. Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarin revenait de la chasse, la casquette au bout du canon, bien sanglé dans sa veste de futaine, les portefaix du Rhône s'inclinaient pleins de respect, et se montrant du coin de l'œil les biceps gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient tout bas les uns aux autres avec admiration : " C'est celui-là qui est fort !... Il a doubles muscles ! " Doubles muscles !
Il n'y a qu'à Tarascon qu'on entend de ces choses-là ! Et pourtant, en dépit de tout, avec ses nombreux talents, ses doubles muscles, la faveur populaire et l'estime si précieuse du brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, Tartarin n'était pas heureux ; cette vie de petite ville lui pesait, l'étouffait. Le grand homme de Tarascon s'ennuyait à Tarascon. Le fait est que, pour une nature héroïque comme la sienne, pour une âme aventureuse et folle qui ne rêvait que batailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables du désert, ouragans et typhons, faire tous les dimanches une battue à la casquette et le reste du temps rendre la justice chez l'armurier Costecalde, ce n'était guère... Pauvre cher grand homme ! à la longue, il y aurait eu de quoi le faire mourir de consomption.
En vain, pour agrandir ses horizons, pour oublier un peu le cercle et la place du Marché, en vain s'entourait-il de baobabs et autres végétations africaines ; en vain entassait-il armes sur armes, kriss malais sur kriss malais ; en vain se bourrait-il de lectures romanesques, cherchant, comme l'immortel don Quichotte, à s'arracher par la vigueur de son rêve aux griffes de l'impitoyable réalité... Hélas ! tout ce qu'il faisait pour apaiser sa soif d'aventures ne servait qu'à l'augmenter la vue de toutes ses aunes l'entretenait dans un état perpétuel de colère et d'excitation. Ses rifles, ses flèches, ses lassos lui criaient : " Bataille ! bataille ! " Dans les branches de son baobab, le vent des grands voyages soufflait et lui donnait de mauvais conseils. Pour l'achever, Gustave Aimard et Fenimore Cooper... Oh ! par les lourdes après-midi d'été, quand il était seul à lire au milieu de ses glaives, que de fois Tartarin s'est levé en rugissant ; que de fois il a jeté son livre et s'est précipité sur le mur pour décrocher une panoplie ! Le pauvre homme oubliait qu'il était chez lui à Tarascon, avec un foulard de tête et des caleçons, il mettait ses lectures en action, et, s'exaltant au son de sa propre voix, criait en brandissant une hache ou un tomahawk :
" Qu'ils y viennent maintenant ! " Ils ? Qui, Ils ?
Tartarin ne le savait pas bien lui-même... Ils ! c'était tout ce qui attaque, tout ce qui combat, tout ce qui mord, tout ce qui griffe, tout ce qui scalpe, tout ce qui hurle, tout ce qui rugit... Ils ! c'était l'Indien sioux dansant autour du poteau de guerre où le malheureux Blanc est attaché. C'était l'ours gris des montagnes Rocheuses qui se dandine, et qui se lèche avec une langue pleine de sang. C'était encore le Targui du désert, le pirate malais, le bandit des Abruzzes... Ils, enfin, c'était ils !... c'est-à-dire la guerre, les voyages, l'aventure, la gloire.
Mais, hélas ! l'intrépide Tarasconnais avait beau les appeler, les défier... ils ne venaient jamais...
Pecaïré ! qu'est-ce qu'ils seraient venus faire à Tarascon ?
Tartarin cependant les attendait toujours ; - Surtout le soir en allant au cercle.
V - Quand Tartarin allait au Cercle
Le chevalier du Temple se disposant a faire une sortie contre l'infidèle qui l'assiège, le tigre chinois s'équipant pour la bataille, le guerrier Comanche entrant sur le sentier de la guerre, tout cela n'est rien auprès de Tartarin de Tarascon s'armant de pied en cap pour aller au cercle, à neuf heures du soir, une heure après les clairons de la retraite.
Branle-bas de combat ! comme disent les matelots.
A la main gauche, Tartarin prenait un coup-de-poing à pointes de fer, à la main droite une canne a épée ; dans la poche gauche, un casse-tête ; dans la poche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et flanelle, un kriss malais. Par exemple, jamais de flèche empoisonnée ; ce sont des armes trop déloyales !...
Avant de partir dans le silence et l'ombre de son cabinet, il s'exerçait un moment, se fendait, tirait au mur, faisait jouer ses muscles ; puis il prenait son passe-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser - à l'anglaise, messieurs, à l'anglaise ! c'est le vrai courage.- au bout du jardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Il l'ouvrait brusquement, violemment, de façon à ce qu'elle allât battre en dehors contre la muraille... S'ils avaient été derrière, vous pensez quelle marmelade !... Malheureusement, ils n'étaient pas derrière.
La porte ouverte, Tartarin sortait, jetait vite un coup d'œil de droite et de gauche, fermait la porte a double tour et vivement. Puis en route. Sur le chemin d'Avignon, pas un chat. Portes closes, fenêtres éteintes. Tout était noir. De loin en loin un réverbère, clignotant dans le brouillard du Rhône... Superbe et calme, Tartarin de Tarascon s'en allait ainsi dans la nuit, faisant sonner ses talons en mesure, et du bout ferré de sa canne arrachant des étincelles aux pavés... Boulevards, grandes rues ou ruelles, il avait soin de tenir toujours le milieu de la chaussée, excellente mesure de précaution qui vous permet de voir venir le danger et surtout d'éviter ce qui, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois des fenêtres. A lui voir tant de prudence, n'allez pas croire au moins que Tartarin eût peur... Non ! seulement il se gardait.
La meilleure preuve que Tartarin n'avait pas peur, c'est qu'au lieu d'aller au cercle par le cours, il y allait par la ville, c'est-à-dire par le plus long, par le plus noir, par un tas de vilaines petites rues au bout desquelles on voit le Rhône luire sinistrement. Le pauvre homme espérait toujours qu'au détour d'un de ces coupe-gorge ils allaient s'élancer de l'ombre et lui tomber sur le dos. Ils auraient été bien reçus, je vous en réponds... Mais, hélas ! par une dérision du destin, jamais, au grand jamais, Tartarin de Tarascon n'eut la chance de faire une mauvaise rencontre. Pas même un chien, pas même un ivrogne. Rien !
Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas, des voix étouffées... " attention ! " se disait Tartarin, et il restait planté sur place, scrutant l'ombre, prenant le vent, appuyant son oreille contre terre a la mode indienne... Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes... Plus de doute ! Ils arrivaient... Ils étaient là. Déjà Tartarin, l'œil en feu, la poitrine haletante, se ramassait sur lui-même comme un jaguar, et se préparait a bondir en poussant son cri de guerre... quand tout a coup, du sein de l'ombre, il entendait de bonnes voix tarasconnaises l'appeler bien tranquillement : " Té ! vé !... c'est Tartarin... Et adieu, Tartarin ! " Malédiction ! c'était le pharmacien Bézuquet avec sa famille qui venait de chanter la sienne chez les Costecalde "Bonsoir ! bonsoir ! " grommelait Tartarin furieux de sa méprise ; et, farouche, la canne haute, il s'enfonçait dans la nuit. arrivé dans la rue du cercle, l'intrépide Tarasconnais attendait encore un moment en se promenant de long en large devant la porte avant d'entrer... a la fin, las de les attendre et certain qu'ils ne se montreraient pas, il jetait un dernier regard de défi dans l'ombre, et murmurait avec colère : " Rien !... rien !... jamais rien ! " la-dessus le brave homme entrait faire son bézigue avec le commandant.
VI - Les Deux Tartarin
Avec cette rage d'aventures, ce besoin d'émotions fortes, cette folie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantre se trouvait-il que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon ? Car c'est un fait. Jusqu'à l'âge de quarante-cinq ans, l'intrépide Tarasconnais n'avait pas une fois couché hors de sa ville. Il n'avait pas même fait ce fameux voyage à Marseille, que tout bon Provençal se paie à sa majorité. C'est au plus s'il connaissait Beaucaire, et cependant Beaucaire n'est pas bien loin de Tarascon, puisqu'il n'y a que le pont à traverser.
Malheureusement ce diable de pont a été si souvent emporté par les coups de vent, il est si long, si frêle, et le Rhône a tant de largeur à cet endroit que, ma foi ! vous comprenez... Tartarin de Tarascon préférait la terre ferme. C'est qu'il faut bien vous l'avouer, il y avait dans notre héros deux natures très distinctes. " Je sens deux hommes en moi ", a dit je ne sais quel Père de l'Église. Il l'eût dit vrai de Tartarin qui portait en lui l'âme de don Quichotte, les mêmes élans chevaleresques, le même idéal héroïque, la même folie du romanesque et du grandiose ; mais malheureusement n'avait pas le corps du célèbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prétexte de corps, sur lequel la vie matérielle manquait de prise, capable de passer vingt nuits sans déboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec une poignée de riz... Le corps de Tartarin, au contraire, était un brave homme de corps, très gras, très lourd, très sensuel, très douillet, très geignard, plein d'appétits bourgeois et d'exigences domestiques, le corps ventru et court sur pattes de l'immortel Sancho Pança. Don Quichotte et Sancho Pança dans le même homme !
vous comprenez quel mauvais ménage ils y devaient faire ! quels combats ! quels déchirements !... ô le beau dialogue à écrire pour Lucien ou pour Saint-Evremond, un dialogue entre les deux Tartarin, le Tartarin-Quichotte et le Tartarin-Sancho ! Tartarin-Quichotte s'exaltant aux récits de Gustave Aimard et criant : " Je pars ! " Tartarin-Sancho ne pensant qu'aux rhumatismes et disant : " Je reste. "
TARTARIN-QUICHOTTE, très exalté :
Couvre-toi de gloire, Tartarin.
TARTARIN-SANCHO, très calme :
Tartarin, couvre-toi de flanelle.
TARTARIN-QUICHOTTE, de plus en plus exalté :
ô les bons rifles a deux coups ! ô les dagues, les lassos, les mocassins !
TARTARIN-SANCHO, de plus en plus calme :
ô les bons gilets tricotés ! les bonnes genouillères bien chaudes ! ô les braves casquettes a oreillettes !
TARTARIN-QUICHOTTE, hors de lui :
Une hache ! qu'on me donne une hache !
TARTARIN-SANCHO, sonnant la bonne :
Jeannette, mon chocolat.
Là-dessus, Jeannette apparaît avec un excellent chocolat, chaud, moiré, parfumé, et de succulentes grillades à l'anis, qui font rire Tartarin-Sancho en étouffant les cris de Tartarin-Quichotte.
Et voila comme il se trouvait que Tartarin de Tarascon n'eût jamais quitté Tarascon.
VII - Les Européens de Shanghai
Le Haut Commerce - Les Tartares... Tartarin de Tarascon serait-il un imposteur ? Le Mirage
Une fois cependant Tartarin avait failli partir pour un grand voyage.
Les trois frères Garcio-Camus, des Tarasconnais établis à Shanghai, lui avaient offert la direction d'un de leurs comptoirs là-bas. Ça, par exemple, c'était bien la vie qu'il lui fallait. Des affaires considérables, tout un monde de commis à gouverner, des relations avec la Russie, la Perse, la Turquie d'Asie, enfin le Haut Commerce. Dans la bouche de Tartarin, ce mot de Haut Commerce vous apparaissait d'une hauteur !...
La maison de Garcio-Camus avait en outre cet avantage qu'on y recevait quelquefois la visite des Tartares. alors vite on fermait les portes. Tous les commis prenaient les armes, on hissait le drapeau consulaire, et pan ! pan ! par les fenêtres, sur les Tartares.
Avec quel enthousiasme Tartarin-Quichotte sauta sur cette proposition, je n'ai pas besoin de vous le dire ; par malheur, Tartarin-Sancho n'entendait pas de cette oreille là, et, comme il était le plus fort, l'affaire ne put pas s'arranger. Dans la ville, on en parla beaucoup. Partira-t-il ? Ne partira-t-il pas ? Parions que si, parions que non. Ce fut un événement... En fin de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cette histoire lui fit beaucoup d'honneur. Avoir failli aller à Shanghai ou y être allé, pour Tarascon, c'était tout comme. A force de parler du voyage de Tartarin, on finit par croire qu'il en revenait, et le soir au cercle, tous ces messieurs lui demandaient des renseignements sur la vie à Shanghai, sur les mœurs, le climat, l'opium, le Haut Commerce. Tartarin, très bien renseigné, donnait de bonne grâce les détails qu'on voulait, et, à la longue, le brave homme n'était pas bien sûr lui-même de n'être pas allé à Shanghai, si bien qu'en racontant pour la centième fois la descente des Tartares, il en arrivait a dire très naturellement :
"alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire, et pan !pan ! par les fenêtres, sur les Tartares. " En entendant cela, tout le cercle frémissait...
- Mais alors, votre Tartarin n'était qu'un affreux menteur.
- Non ! mille fois non ! Tartarin n'était pas un menteur...
- Pourtant, il devait bien savoir qu'il n'était pas allé à Shanghai !
- Eh, sans doute, il le savait. Seulement...
Seulement, écoutez bien ceci. Il est temps de s'entendre une fois pour toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Méridionaux. Il n'y a pas de menteurs dans le Midi, pas plus à Marseille qu'à Nîmes, qu'à Toulouse, qu'à Tarascon. L'homme du Midi ne ment pas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire... Son mensonge à lui, ce n'est pas du mensonge, c'est une espèce de mirage... oui, du mirage !... Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez. Vous verrez ce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de Provence pas plus hautes que la butte Montmartre et qui vous paraîtront gigantesques, vous verrez la Maison carrée de Nîmes - un petit bijou d'étagère - qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous
verrez... ah ! le seul menteur du Midi, s'il y en a un, c'est le soleil... Tout ce qu'il touche, il l'exagère !... Qu'est-ce que c'était que Sparte aux temps de sa splendeur ? Une bourgade... Qu'est-ce que c'était qu'Athènes ? Tout au plus une sous-préfecture... et pourtant dans l'Histoire elles nous apparaissent comme des villes énormes. Voila ce que le soleil en a fait...
Vous étonnerez-vous après cela que le même soleil, tombant sur Tarascon, ait pu faire d'un ancien capitaine d'habillement comme Bravida, le brave commandant Bravida, d'un navet un baobab, et d'un homme qui avait failli aller à Shanghai un homme qui y était allé ?
VIII - La Ménagerie Mitaine
Un Lion de l'Atlas à Tarascon Terrible et Solennelle Entrevue
Et maintenant que nous avons montré Tartarin de Tarascon comme il était en son privé, avant que la gloire l'eût baisé au front et coiffé du laurier séculaire, maintenant que nous avons raconté cette vie héroïque dans un milieu modeste, ses joies, ses douleurs, ses rêves, ses espérances, hâtons-nous d'arriver aux grandes pages de son histoire et au singulier événement qui devait donner l'essor à cette incomparable destinée.
C'était un soir, chez l'armurier Costecalde. Tartarin de Tarascon était en train de démontrer à quelques amateurs le maniement du fusil à aiguille, alors dans toute sa nouveauté... Soudain la porte s'ouvre, et un chasseur de casquettes se précipite effaré dans la boutique en criant : " Un lion !... un lion !..." Stupeur générale, effroi, tumulte, bousculade. Tartarin croise la baïonnette, Costecalde court fermer la porte. on entoure le chasseur, on l'interroge, on le presse, et voici ce qu'on apprend : la ménagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti à faire une halte de quelques jours à Tarascon et venait de s'installer sur la place du Château avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et un magnifique lion de l'atlas. Un lion de l'atlas à Tarascon ! Jamais, de mémoire d'homme, pareille chose ne s'était vue. Aussi, comme nos braves chasseurs de casquettes se regardaient fièrement ! Quel rayonnement sur leurs pâles visages, et, dans tous les coins de la boutique Costecalde, quelles bonnes poignées de main silencieusement échangées ! L'émotion était si grande, si imprévue, que personne ne trouvait un mot à dire... Pas même Tartarin. Pâle et frémissant, le fusil à aiguille encore entre les mains, il songeait debout devant le comptoir... Un lion de l'atlas, là, tout près, à deux pas ! Un lion ! c'est-à-dire la bête héroïque et féroce par excellence, le roi des fauves, le gibier de ses rêves, quelque chose comme le premier sujet de cette troupe idéale qui lui jouait de si beaux drames dans son imagination...
Un lion, mille dieux !... Et de l'atlas encore !... C'était plus que le grand Tartarin n'en pouvait supporter. Tout à coup un paquet de sang lui monta au visage. Ses yeux flambèrent. D'un geste convulsif il jeta le fusil à aiguille sur son épaule, et, se tournant vers le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, il lui dit d'une voix de tonnerre : " allons voir ça, commandant. " " Hé ! bé... hé ! bé... Et mon fusil !... mon fusil à aiguille que vous emportez !..." hasarda timidement le prudent Costecalde ; mais Tartarin avait tourné la rue, et derrière lui tous les chasseurs de casquettes emboîtant fièrement le pas.
Quand ils arrivèrent à la ménagerie, il y avait déjà beaucoup de monde. Tarascon, race héroïque, mais trop longtemps privée de spectacles a sensations, s'était rué sur la baraque Mitaine et l'avait prise d'assaut. Aussi la grosse Mme Mitaine était bien contente... En costume kabyle, les bras nus jusqu'au coude, des bracelets de fer aux chevilles, une cravache dans une main, dans l'autre un poulet vivant, quoique plumé, l'illustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et, comme elle avait doubles muscles elle aussi, son succès était presque aussi grand que celui de ses pensionnaires.
L'entrée de Tartarin, le fusil sur l'épaule, jeta un froid. Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquillement devant les cages, sans armes, sans méfiance, sans même aucune idée de danger, eurent un mouvement de terreur assez naturel en voyant leur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son formidable engin de guerre. Il y avait donc quelque chose à craindre, puisque lui, ce héros... En un clin d'œil, tout le devant des cages se trouva dégarni. Les enfants criaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bézuquet s'esquiva, en disant qu'il allait chercher son fusil...
Peu à peu cependant, l'attitude de Tartarin rassura les courages. Calme, la tête haute, l'intrépide Tarasconnais fit lentement le tour de la baraque, passa sans s'arrêter devant la baignoire du phoque, regarda d'un oeil dédaigneux la longue caisse pleine de son où le boa digérait son poulet cru, et vint enfin se planter devant la cage du lion...
Terrible et solennelle entrevue ! le lion de Tarascon et le lion de l'atlas en face l'un de l'autre... D'un côté, Tartarin, debout, le jarret tendu, les deux bras appuyés sur son rifle ; de l'autre, le lion, un lion gigantesque, vautré dans la paille, l'œil clignotant, l'air abruti, avec son énorme mufle à perruque jaune posé sur les pattes de devant... Tous deux calmes et se regardant.
Chose singulière ! soit que le fusil à aiguille lui eût donné de l'humeur, soit qu'il eût flairé un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-là avait regardé les Tarasconnais d'un air de souverain mépris en leur bâillant au nez à tous, le lion eut tout a coup un mouvement de colère. D'abord il renifla, gronda sourdement, écarta ses griffes, étira ses pattes ; puis il se leva, dressa la tête, secoua sa crinière, ouvrit une gueule immense et poussa vers Tartarin un formidable rugissement.
Un cri de terreur lui répondit. Tarascon, affolé, se précipita vers les portes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de casquettes, le brave commandant Bravida lui-même... Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea pas... Il était là, ferme et résolu, devant la cage, des éclairs dans les yeux et cette terrible moue que toute la ville connaissait...
Au bout d'un moment, quand les chasseurs de casquettes, un peu rassurés par son attitude et la solidité des barreaux, se rapprochèrent de leur chef, ils entendirent qu'il murmurait, en regardant le lion : " Ça, oui, c'est une chasse. " Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n'en dit pas davantage...
IX - Singuliers Effets du Mirage
Ce jour-là, Tartarin de Tarascon n'en dit pas davantage ; mais le malheureux en avait déjà trop dit... Le lendemain, il n'était bruit dans la ville que du prochain départ de Tartarin pour l'Algérie et la chasse aux lions. Vous êtes témoins, chers lecteurs, que le brave homme n'avait pas soufflé mot de cela ; mais vous savez, le mirage...
Bref, tout Tarascon ne parlait que de ce départ.
Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, les gens s'abordaient d'un air effaré :
- Et autrement, vous savez la nouvelle, au moins ?
- Et autrement, quoi donc ?... Le départ de Tartarin, au moins ?
Car à Tarascon toutes les phrases commencent par et autrement, qu'on prononce autremain, et finissent par au moins, qu'on prononce au mouain.
Or, ce jour-la, plus que tous les autres, les au mouain et les autremain sonnaient à faire trembler les vitres.
L'homme le plus surpris de la ville, en apprenant qu'il allait partir pour l'Afrique, ce fut Tartarin. Mais voyez ce que c'est que la vanité ! au lieu de répondre simplement qu'il ne partait pas du tout, qu'il n'avait jamais eu l'intention de partir, le pauvre Tartarin - la première fois qu'on lui parla de ce voyage - fit d'un petit air évasif : " Hé !... hé !... peut-être... je ne dis pas. " la seconde fois, un peu plus familiarisé avec cette idée, il répondit : " C'est probable. " la troisième fois : " C'est certain ! " Enfin, le soir, au cercle et chez les Costecalde, entraîné par le punch aux oeufs, les bravos, les lumières ; grisé par le succès que l'annonce de son départ avait eu dans la ville, le malheureux déclara formellement qu'il était las de chasser la casquette et qu'il allait, avant peu, se mettre à la poursuite des grands lions de l'atlas... Un hourra formidable accueillit cette déclaration. Là-dessus, nouveau punch aux oeufs, poignées de main, accolades et sérénade aux flambeaux, jusqu'a minuit devant la petite maison du baobab.
C'est Tartarin-Sancho qui n'était pas content ! Cette idée de voyage en Afrique et de chasse au lion lui donnait le frisson par avance ; et, en rentrant au logis, pendant que la sérénade d'honneur sonnait sous leurs fenêtres, il fit a Tartarin-Quichotte une scène effroyable, l'appelant toqué, visionnaire, imprudent, triple fou, lui détaillant par le menu toutes les catastrophes qui l'attendaient dans cette expédition : naufrages, rhumatismes, fièvres chaudes, dysenteries, peste noire, éléphantiasis, et le reste...
En vain Tartarin-Quichotte jurait-il de ne pas faire d'imprudences, qu'il se couvrirait bien, qu'il emporterait tout ce qu'il faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre. Le pauvre homme se voyait déjà déchiqueté par les lions, englouti dans les sables du désert comme feu Cambyse, et l'autre Tartarin ne parvint à l'apaiser un peu qu'en lui expliquant que ce n'était pas pour tout de suite, que rien ne pressait et qu'en fin de compte ils n'étaient pas encore partis.
Il est bien clair, en effet, que l'on ne s'embarque pas pour une expédition semblable sans prendre quelques précautions. il faut savoir où l'on va, que diable ! et ne pas partir comme un oiseau...
Avant toutes choses, le Tarasconnais voulut lire les récits des grands touristes africains, les relations de Mungo-Park, de Caillé, du docteur Livingstone, de Henri Duveyrier.
Là, il vit que ces intrépides voyageurs, avant de chausser leurs sandales pour les excursions lointaines, s'étaient préparés de longue main à supporter la faim, la soif, les marches forcées, les privations de toutes sortes. Tartarin voulut faire comme eux, et, à partir de ce jour-là, ne se nourrit plus que d'eau bouillie. - Ce qu'on appelle eau bouillie, à Tarascon, c'est quelques tranches de pain noyées dans de l'eau chaude, avec une gousse d'ail, un peu de thym, un brin de laurier. - Le régime était sévère, et vous pensez si le pauvre Sancho fit la grimace...
A l'entraînement par l'eau bouillie Tartarin de Tarascon joignit d'autres sages pratiques. Ainsi, pour prendre l'habitude des longues marches, il s'astreignit à faire chaque matin son tour de la ville sept ou huit fois de suite, tantôt au pas accéléré, tantôt au pas gymnastique, les coudes au corps et deux petits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.
Puis, pour se faire aux fraîcheurs nocturnes, aux brouillards, à la rosée, il descendait tous les soirs dans son jardin et restait la jusqu'a des dix et onze heures, seul avec son fusil, à l'affût derrière le baobab... Enfin, tant que la ménagerie Mitaine resta à Tarascon, les chasseurs de casquettes attardés chez Costecalde purent voir dans l'ombre, en passant sur la place du Château, un homme mystérieux se promenant de long en large derrière la baraque. C'était Tartarin de Tarascon, qui s'habituait à entendre sans frémir les rugissement du lion dans la nuit sombre.
X - Avant le Départ
Pendant que Tartarin s'entraînait ainsi par toutes sortes de moyens héroïques, tout Tarascon avait les yeux sur lui ; on ne s'occupait plus d'autre chose. la chasse à la casquette ne battait plus que d'une aile, les romances chômaient. Dans la pharmacie Bézuquet le piano languissait sous une housse verte, et les mouches cantharides séchaient dessus, le ventre en l'air... L'expédition de Tartarin avait arrêté tout...
Il fallait voir le succès du Tarasconnais dans les salons. on se l'arrachait, on se le disputait, on se l'empruntait, on se le volait. Il n'y avait pas de plus grand honneur pour les dames que d'aller a la ménagerie Mitaine au bras de Tartarin, et de se faire expliquer devant la cage au lion comment on s'y prenait pour chasser ces grandes bêtes, où il fallait viser, à combien de pas, si les accidents étaient nombreux, etc., etc.
Tartarin donnait toutes les explications qu'on voulait. Il avait lu Jules Gérard et connaissait la chasse au lion sur le bout du doigt, comme s'il l'avait faite. aussi parlait-il de ces choses avec une grande éloquence. Mais où il était le plus beau, c'était le soir à dîner chez le président La Devèze ou chez le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, quand on apportait le café et que, toutes les chaises se rapprochant, on le faisait parler de ses chasses futures...
Alors, le coude sur la nappe, le nez dans son moka, le héros racontait d'une voix émue tous les dangers qui l'attendaient là-bas. Il disait les longs affûts sans lune, les marais pestilentiels, les rivières empoisonnées par la feuille du laurier-rose, les neiges, les soleils ardents, les scorpions, les pluies de sauterelles ; il disait aussi les mœurs des grands lions de l'atlas, leur façon de combattre, leur vigueur phénoménale et leur férocité au temps du rut...
Puis, s'exaltant à son propre récit, il se levait de table, bondissait au milieu de la salle à manger imitant le cri du lion, le bruit d'une carabine, pan ! pan ! le sifflement d'une balle explosive, pfft ! pfft ! gesticulait, rugissait, renversait les chaises...
Autour de la table, tout le monde était pâle. Les hommes se regardaient en hochant la tête, les dames fermaient les yeux avec de petits cris d'effroi, les vieillards brandissaient leurs longues cannes belliqueusement, et, dans la chambre à côté, les petits garçonnets qu'on couche de bonne heure, éveillés en sursaut par les rugissements et les coups de feu, avaient grand-peur et demandaient de la lumière.
En attendant, Tartarin ne partait pas.
XI - Des Coups d'Épée, ...
Messieurs, des Coups d'Épée !... Mais Pas de Coups d'Épingle !
Avait-il bien réellement l'intention de partir ?... Question délicate, et à laquelle l'historien de Tartarin serait fort embarrassé de répondre.
Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avait quitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le tueur de lions ne bougeait pas... après tout, peut-être le candide héros, aveuglé par un nouveau mirage, se figurait-il de bonne foi qu'il était allé en Algérie. Peut-être qu'à force de raconter ses futures chasses, il s'imaginait les avoir faites, aussi sincèrement qu'il s'imaginait avoir hissé le drapeau consulaire et tiré sur les Tartares, pan ! pan ! à Shanghai.
Malheureusement, si cette fois encore Tartarin de Tarascon fut victime du mirage, les Tarasconnais ne le furent pas. Lorsqu'au bout de trois mois d'attente, on s'aperçut que le chasseur n'avait pas encore fait une malle, on commença à murmurer.
" Ce sera comme pour Shanghai ! " disait Costecalde en souriant. Et le mot de l'armurier fit fureur dans la ville ; car personne ne croyait plus en Tartarin.
Les naïfs, les poltrons, des gens comme Bézuquet, qu'une puce aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pas tirer un coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtout étaient impitoyables. au cercle, sur l'esplanade, ils abordaient le pauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.
- Et autremain, pour quand ce voyage ?
Dans la boutique Costecalde, son opinion ne faisait plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leur chef ! Puis les épigrammes s'en mêlèrent. Le président La Devèze, qui faisait volontiers en ses heures de loisirs deux doigts de cour à la muse provençale, composa dans la langue du cru une chanson qui eut beaucoup de succès. Il était question d'un certain grand chasseur appelé maître Gervais, dont le fusil redoutable devait exterminer jusqu'au dernier tous les lions d'Afrique. Par malheur ce diable de fusil était de complexion singulière : on le chargeait toujours, il ne partait jamais. Il ne partait jamais ! vous comprenez l'allusion...
En un tour de main, cette chanson devint populaire ; et quand Tartarin passait, les portefaix du quai, les petits décrotteurs de devant sa porte chantaient en chœur :
Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, toujou lou cargon,
Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, part jamaï
Seulement cela se chantait de loin, à cause des doubles muscles. ô fragilité des engouements de Tarascon !... Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir, de ne rien entendre ; mais au fond cette petite guerre sourde et venimeuse l'affligeait beaucoup ; il sentait Tarascon lui glisser dans la main, la faveur populaire aller a d'autres et cela le faisait horriblement souffrir.
ah ! la grande gamelle de la popularité, il fait bon s'asseoir devant, mais quel échaudement quand elle se renverse !...
En dépit de sa souffrance, Tartarin souriait et menait paisiblement sa même vie, comme si de rien n'était. Quelquefois cependant ce masque de joyeuse insouciance, qu'il s'était par fierté collé sur le visage, se détachait subitement. Alors, au lieu du rire, on voyait l'indignation et la douleur...
C'est ainsi qu'un matin que les petits décrotteurs chantaient sous ses fenêtres : Lou fùsioù de mestre Gervaï, les voix de ces misérables arrivèrent jusqu'à la chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant sa glace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme elle venait trop forte, il était obligé de la surveiller.) Tout à coup la fenêtre s'ouvrit violemment et Tartarin apparut en chemise, en serre-tête, barbouillé de bon savon blanc, brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d'une voix formidable : " Des coups d'épée, messieurs, des coups d'épée !... Mais pas de coups d'épingle ! " Belles paroles dignes de l'Histoire, qui n'avaient que le tort de s'adresser a ces petits fouchtras, hauts comme leurs boîtes à cirage, et gentilshommes tout à fait incapables de tenir une épée !
XII - De ce qui fut dit dans la Petite Maison du Baobab
Au milieu de la défection générale, l'année seule tenait bon pour Tartarin. Le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, continuait à lui marquer la même estime : " C'est un lapin ! " s'entêtait-il à dire, et cette affirmation valait bien, j'imagine, celle du pharmacien Bézuquet... Pas une fois le brave commandant n'avait fait allusion au voyage en Afrique ; pourtant, quand la clameur publique devint trop forte, il se décida à parler.
Un soir, le malheureux Tartarin était seul dans son cabinet, pensant à des choses tristes, quand il vit entrer le commandant, grave, ganté de noir, boutonné jusqu'aux oreilles. " Tartarin, fit l'ancien capitaine avec autorité, Tartarin, il faut partir !" Et il restait debout dans l'encadrement de la porte - rigide et grand comme le devoir. Tout ce qu'il y avait dans ce " Tartarin, il faut partir ! " Tartarin de Tarascon le comprit. Très pâle, il se leva, regarda autour de lui d'un oeil attendri ce joli cabinet, bien clos, plein de chaleur et de lumière douce, ce large fauteuil si commode, ses livres, son tapis, les grands stores blancs de ses fenêtres, derrière lesquels tremblaient les branches grêles du petit jardin ; puis, s'avançant vers le brave commandant, il lui prit la main, la serra avec énergie, et, d'une voix où roulaient les larmes, stoïque cependant, il lui dit : " Je partirai, Bravida ! " Et il partit comme il l'avait dit. Seulement pas encore tout de suite... il lui fallut le temps de s'outiller.
D'abord il commanda chez Bompard deux grandes malles doublées de cuivre, avec une longue plaque portant cette inscription : TARTARIN DE TARASCON CAISSE D'ARMES
Le doublage et la gravure prirent beaucoup de temps. Il commanda aussi chez Tastavin un magnifique album de voyage pour écrire son journal, ses impressions ; car enfin on a beau chasser le lion, on pense tout de même en route.
Puis il fit venir de Marseille toute une cargaison de conserves alimentaires, du pemmican en tablettes pour faire du bouillon, une tente-abri d'un nouveau modèle, se montant et se démontant a la minute, des bottes de marin, deux parapluies, un water-proof, des lunettes bleues pour prévenir les ophtalmies.
Enfin le pharmacien Bézuquet lui confectionna une petite pharmacie portative bourrée de sparadrap, d'arnica, de camphre, de vinaigre des quatre-voleurs.
Pauvre Tartarin ! ce qu'il en faisait, ce n'était pas pour lui ; mais il espérait, a force de précautions et d'attentions délicates, apaiser la fureur de Tartarin-Sancho, qui, depuis que le départ était décidé, ne décolérait ni de jour ni de nuit.
XIII - Le Départ
Enfin, il arriva, le jour solennel, le grand jour. Dès l'aube, tout Tarascon était sur pied, encombrant le chemin d'Avignon et les abords de la petite maison du baobab.
Du monde aux fenêtres, sur les toits, sur les arbres ; des mariniers du Rhône, des portefaix, des décrotteurs, des bourgeois, des ourdisseuses, des taffetassières, le cercle, enfin toute la ville ; puis aussi des gens de Beaucaire qui avaient passé le pont, des maraîchers de la banlieue, des charrettes à grandes bâches, des vignerons hissés sur de belles mules attifées de rubans, de flots, de grelots, de nœuds, de sonnettes, et même, de loin en loin, quelques jolies filles d'Arles venues en croupe de leur galant, le ruban d'azur autour de la tête, sur de petits chevaux de Camargue gris de fer.
Toute cette foule se pressait, se bousculait devant la porte de Tartarin, ce bon M. Tartarin, qui s'en allait tuer des lions chez les Teurs. Pour Tarascon, l'Algérie, l'Afrique, la Grèce, la Perse, la Turquie, la Mésopotamie, tout cela forme un grand pays très vague, presque mythologique, et cela s'appelle les Teurs (les Turcs). Au milieu de cette cohue, les chasseurs de casquettes allaient et venaient, fiers du triomphe de leur chef, et traçant sur leur passage comme des sillons glorieux.
Devant la maison du baobab, deux grandes brouettes. De temps en temps, la porte s'ouvrait, laissait voir quelques personnes qui se promenaient gravement dans le petit jardin. Des hommes apportaient des malles, des caisses, des sacs de nuit, qu'ils empilaient sur les brouettes.
A chaque nouveau colis, la foule frémissait. on se nommait les objets a haute voix. " Ça, c'est la tente-abri... Ça, ce sont les conserves... la pharmacie... les caisses d'armes... " Et les chasseurs de casquettes donnaient des explications.
Tout à coup, vers dix heures, il se fit un grand mouvement dans la foule. La porte du jardin tourna sur ses gonds violemment.
- C'est lui ! . . . c'est lui ! criait-on. C'était lui...
Quand il parut sur le seuil, deux cris de stupeur partirent de la foule :
- C'est un Teur !...
- Il a des lunettes !
Tartarin de Tarascon, en effet, avait cru de son devoir, allant en Algérie, de prendre le costume algérien. large pantalon bouffant en toile blanche, petite veste collante à boutons de métal, deux pieds de ceinture rouge autour de l'estomac, le cou nu, le front rasé, sur sa tête une gigantesque
Chéchia (bonnet rouge) et un flot bleu d'une longueur !... Avec cela, deux lourds fusils, un sur chaque épaule, un grand couteau de chasse a la ceinture, sur le ventre une cartouchière, sur la hanche un revolver se balançant dans sa poche de cuir. C'est tout...
ah ! pardon, j'oubliais les lunettes, une énorme paire de lunettes bleues qui venaient la bien a propos pour corriger ce qu'il y avait d'un peu trop farouche dans la tournure de notre héros !
"Vive Tartarin !... vive Tartarin ! " hurla le peuple. Le grand homme sourit, mais ne salua pas, à cause de ses fusils qui le gênaient. Du reste, il savait maintenant à quoi s'en tenir sur la faveur populaire ; peut-être même qu'au fond de son âme il maudissait ses terribles compatriotes, qui l'obligeaient à partir, à quitter son joli petit chez lui aux murs blancs, aux persiennes vertes... Mais cela ne se voyait pas.
Calme et fier, quoique un peu pâle, il s'avança sur la chaussée, regarda ses brouettes, et, voyant que tout était bien, prit gaillardement le chemin de la gare, sans même se retourner une fois vers la maison du baobab. Derrière lui marchaient le brave commandant Bravida, ancien capitaine d'habillement, le président La Devèze, puis l'armurier Costecalde et tous les chasseurs de casquettes, puis les brouettes, puis le peuple.
Devant l'embarcadère, le chef de gare l'attendait - un vieil africain de 1830, qui lui serra la main plusieurs fois avec chaleur. L'express Paris-Marseille n'était pas encore arrivé. Tartarin et son état-major entrèrent dans les salles d'attente. Pour éviter l'encombrement, derrière eux le chef de gare fit fermer les grilles. Pendant un quart d'heure, Tartarin se promenade long en large dans les salles, au milieu des chasseurs de casquettes. Il leur parlait de son voyage, de sa chasse, promettant d'envoyer des peaux. on s'inscrivait sur son carnet pour une peau comme pour une contredanse. Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire la ciguë, l'intrépide Tarasconnais avait un mot pour chacun, un sourire pour tout le monde. Il parlait simplement, d'un air affable ; on aurait dit qu'avant de partir, il voulait laisser derrière lui comme une traînée de charme, de regrets, de bons souvenirs. D'entendre leur chef parler ainsi, tous les chasseurs de casquettes avaient des larmes, quelques-uns même des remords, comme le président La Devèze et le pharmacien Bézuquet.
Des hommes d'équipe pleuraient dans des coins. Dehors, le peuple regardait à travers les grilles, et criait : " Vive Tartarin ! "
Enfin la cloche sonna. Un roulement sourd, un sifflet déchirant ébranla les voûtes... En voiture ! en voiture !
- adieu, Tartarin !... adieu, Tartarin !...
- adieu, tous !... murmura le grand homme, et sur les joues du brave commandant Bravida il embrassa son cher Tarascon.
Puis il s'élança sur la voie, et monta dans un wagon plein de Parisiennes, qui pensèrent mourir de peur en voyant arriver cet homme étrange avec tant de carabines et de revolvers.
XIV - Le Port de Marseille
Embarque ! Embarque !
Le 1er décembre 186..., à l'heure de midi, par un soleil d'hiver provençal, un temps clair, luisant, splendide, les Marseillais effarés virent déboucher sur la Canebière un Teur, oh mais un Teur !... Jamais ils n'en avaient vu un comme celui-là ; et pourtant, Dieu sait s'il en manque à Marseille, des Teurs ! Le Teur en question ! ai-je besoin de vous le dire ? - c'était Tartarin, le grand Tartarin de Tarascon, qui s'en allait le long des quais, suivi de ses caisses d'armes, de sa pharmacie, de ses conserves, rejoindre l'embarcadère de la compagne Touache, et le paquebot le Zouave, qui devait l'emporter là-bas.
L'oreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, grisé par la lumière du ciel, l'odeur de la mer, Tartarin rayonnant marchait ses fusils sur l'épaule, la tête haute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux port de Marseille qu'il voyait pour la première fois, et qui l'éblouissait... Le pauvre homme croyait rêver. Il lui semblait qu'il s'appelait Sinbad le Marin, et qu'il errait dans une de ces villes fantastiques comme il y en a dans les Mille et une Nuits. C'était à perte de vue un fouillis de mâts, de vergues, se croisant dans tous les sens. Pavillons de tous les pays, russes, grecs, suédois, tunisiens, américains... Les navires au ras du quai, les beauprés arrivant sur la berge comme des rangées de baïonnettes. au-dessous les naïades, les déesses, les saintes vierges et autres sculptures de bois peint qui donnent le nom au vaisseau ; tout cela mangé par l'eau de mer, dévoré, ruisselant, moisi... De temps en temps, entre les navires, un morceau de mer comme une grande moire tachée d'huile... Dans l'enchevêtrement des vergues, des nuées de mouettes faisant de jolies taches sur le ciel bleu, des mousses qui s'appelaient dans toutes les langues. Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries, verts, épais, noirâtres, chargés d'huile et de soude, tout un peuple de douaniers, de commissionnaires, de portefaix avec leurs bogheys attelés de petits chevaux corses.
Des magasins de confection bizarres, des baraques enfumées où les matelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchands de singes, de perroquets, de cordes, de toiles à voiles, des bric-à-brac fantastiques où s'étalaient pêle-mêle de vieilles couleuvrines, de grosses lanternes dorées, de vieux palans, de vieilles ancres édentées, vieux cordages, vieilles poulies, vieux porte-voix, lunettes marines du temps de Jean Bart et de Duguay Trouin. Des vendeuses de moules et de clovisses accroupies et piaillant à côté de leurs coquillages. Des matelots passant avec des pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins de poulpes qu'ils allaient laver dans l'eau blanchâtre des fontaines. Partout, un encombrement prodigieux de marchandises de toute espèce : soieries, minerais, trains de bois, saumons de plomb, draps, sucres, caroubes, colzas, réglisses, cannes à sucre. L'orient et l'occident pêle-mêle.
De grands tas de fromages de Hollande que les Génoises teignaient en rouge avec leurs mains.
Là-bas, le quai au blé ; les portefaix déchargeant leurs sacs sur la berge du haut de grands échafaudages. Le blé, torrent d'or, qui roulait au milieu d'une fumée blonde. Des hommes en fez rouge, le criblant à mesure dans de grands tamis de peau d'âne, et le chargeant sur des charrettes qui s'éloignaient suivies d'un régiment de femmes et d'enfants avec des balayettes et des paniers à glanes... Plus loin, le bassin de carénage, les grands vaisseaux couchés sur le flanc et qu'on flambait avec des broussailles pour les débarrasser des herbes de la mer, les vergues trempant dans l'eau, l'odeur de la résine, le bruit assourdissant des charpentiers doublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre. Parfois, entre les mâts, une éclaircie. alors Tartarin voyait l'entrée du port, le grand va-et-vient des navires, une frégate anglaise partant pour Malte, pimpante et bien lavée, avec des officiers en gants jaunes, ou bien un grand brick marseillais démarrant au milieu des cris, des jurons, et à l'amère un gros capitaine en redingote et chapeau de soie, commandant la manœuvre en provençal. Des navires qui s'en allaient en courant, toutes voiles dehors. D'autres là-bas, bien loin, qui arrivaient lentement, dans le soleil, comme en l'air.
Et puis tout le temps un tapage effroyable, roulement de charrettes, "oh ! hisse" des matelots, jurons, chants, sifflets de bateaux à vapeur, les tambours et les clairons du fort Saint-Jean, du fort Saint-Nicolas, les cloches de la Major, des accoules, de Saint-Victor ; par la-dessus le mistral qui prenait tous ces bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, les confondait avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage, héroïque comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait envie de partir, d'aller loin, d'avoir des ailes. C'est au son de cette belle fanfare que l'intrépide Tartarin de Tarascon s'embarqua pour le pays des lions !...
Source: InLibroVeritas
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