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Illustration: La Dame Aux Camélias-Chapitre9 - Alexandre Dumas fils

La Dame Aux Camélias-Chapitre9

(Version Intégrale)

Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-06-30

Lu par Stanley
Livre audio de 20min
Fichier mp3 de 18,6 Mo

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Chapitre IX

– Bonsoir, mon cher Gaston, dit Marguerite à mon
compagnon, je suis bien aise de vous voir. Pourquoi n'êtes-vous
pas entré dans ma loge aux Variétés ?
– Je craignais d'être indiscret.
– Les amis, et Marguerite appuya sur ce mot, comme si elle
eût voulu faire comprendre à ceux qui étaient là que, malgré la
façon familière dont elle l'accueillait, Gaston n'était et n'avait
toujours été qu'un ami, les amis ne sont jamais indiscrets.
– Alors, vous me permettez de vous présenter M. Armand
Duval !
– J'avais déjà autorisé Prudence à le faire.
– Du reste, madame, dis-je alors en m'inclinant et en
parvenant à rendre des sons à peu près intelligibles, j'ai déjà eu
l'honneur de vous être présenté.
L'oeil charmant de Marguerite sembla chercher dans son
souvenir, mais elle ne se souvint point, ou parut ne point se
souvenir.
– Madame, repris-je alors, je vous suis reconnaissant d'avoir
oublié cette première présentation, car j'y fus très ridicule et dus
vous paraître très ennuyeux. C'était, il y a deux ans, à l'Opéra-
Comique ; j'étais avec Ernest de ***…
– Ah ! je me rappelle ! reprit Marguerite avec un sourire. Ce
n'est pas vous qui étiez ridicule, c'est moi qui étais taquine,
comme je le suis encore un peu, mais moins cependant. Vous
m'avez pardonné, monsieur ?
Et elle me tendit sa main que je baisai.
– C'est vrai, reprit-elle. Figurez-vous que j'ai la mauvaise
habitude de vouloir embarrasser les gens que je vois pour la
première fois. C'est très sot. Mon médecin dit que c'est parce que
je suis nerveuse et toujours souffrante : croyez mon médecin.
– Mais vous paraissez très bien portante.
– Oh ! j'ai été bien malade.
– Je le sais.
– Qui vous l'a dit ?
– Tout le monde le savait ; je suis venu souvent savoir de vos
nouvelles, et j'ai appris avec plaisir votre convalescence.
– On ne m'a jamais remis votre carte.
– Je ne l'ai jamais laissée.
– Serait-ce vous, ce jeune homme qui venait tous les jours
s'informer de moi pendant ma maladie, et qui n'a jamais voulu
dire son nom ?
– C'est moi.
– Alors, vous êtes plus qu'indulgent, vous êtes généreux. Ce
n'est pas vous, comte, qui auriez fait cela, ajouta-t-elle en se
tournant vers M. de N…, et après avoir jeté sur moi un de ces
regards par lesquels les femmes complètent leur opinion sur un
homme.
– Je ne vous connais que depuis deux mois, répliqua le
comte.
– Et monsieur qui ne me connaît que depuis cinq minutes !
Vous répondez toujours des niaiseries.
Les femmes sont impitoyables avec les gens qu'elles n'aiment
pas.
Le comte rougit et se mordit les lèvres.
J'eus pitié de lui, car il paraissait être amoureux comme moi,
et la dure franchise de Marguerite devait le rendre bien
malheureux, surtout en présence de deux étrangers.
– Vous faisiez de la musique quand nous sommes entrés, disje
alors pour changer la conversation, ne me ferez-vous pas le
plaisir de me traiter en vieille connaissance, et ne continuerezvous
pas ?
– Oh ! fit-elle en se jetant sur le canapé et en nous faisant
signe de nous y asseoir, Gaston sait bien quel genre de musique je
fais. C'est bon quand je suis seule avec le comte, mais je ne
voudrais pas vous faire endurer pareil supplice.
– Vous avez cette préférence pour moi ? Répliqua M. de N…
avec un sourire qu'il essaya de rendre fin et ironique.
– Vous avez tort de me la reprocher ; c'est la seule.
Il était décidé que ce pauvre garçon ne dirait pas un mot. Il
jeta sur la jeune femme un regard vraiment suppliant.
– Dites donc, Prudence, continua-t-elle, avez-vous fait ce que
je vous avais priée de faire ?
– Oui.
– C'est bien, vous me conterez cela plus tard. Nous avons à
causer, vous ne vous en irez pas sans que je vous parle.
– Nous sommes sans doute indiscrets, dis-je alors, et,
maintenant que nous avons ou plutôt que j'ai obtenu une seconde
présentation pour faire oublier la première, nous allons nous
retirer, Gaston et moi.
– Pas le moins du monde ; ce n'est pas pour vous que je dis
cela. Je veux au contraire que vous restiez.
Le comte tira une montre fort élégante, à laquelle il regarda
l'heure :
– Il est temps que j'aille au club, dit-il.
Marguerite ne répondit rien.
Le comte quitta alors la cheminée, et venant à elle :
– Adieu, madame.
Marguerite se leva.
– Adieu, mon cher comte, vous vous en allez déjà ?
– Oui, je crains de vous ennuyer.
– Vous ne m'ennuyez pas plus aujourd'hui que les autres
jours. Quand vous verra-t-on ?
– Quand vous le permettrez.
– Adieu, alors !
C'était cruel, vous l'avouerez.
Le comte avait heureusement une fort bonne éducation et un
excellent caractère. Il se contenta de baiser la main que
Marguerite lui tendait assez nonchalamment, et de sortir après
nous avoir salués.
Au moment où il franchissait la porte, il regarda Prudence.
Celle-ci leva les épaules d'un air qui signifiait :
– Que voulez-vous, j'ai fait tout ce que j'ai pu.
– Nanine ! cria Marguerite, éclaire M. le comte.
Nous entendîmes ouvrir et fermer la porte.
– Enfin ! s'écria Marguerite en reparaissant, le voilà parti ; ce
garçon-là me porte horriblement sur les nerfs.
– Ma chère enfant, dit Prudence, vous êtes vraiment trop
méchante avec lui, lui qui est si bon et si prévenant pour vous.
Voilà encore sur votre cheminée une montre qu'il vous a donnée,
et qui lui a coûté au moins mille écus, j'en suis sûre.
Et madame Duvernoy, qui s'était approchée de la cheminée,
jouait avec le bijou dont elle parlait, et jetait dessus des regards
de convoitise.
– Ma chère, dit Marguerite en s'asseyant à son piano quand je
pèse d'un côté ce qu'il me donne et de l'autre ce qu'il me dit, je
trouve que je lui passe ses visites bon marché.
– Ce pauvre garçon est amoureux de vous.
– S'il fallait que j'écoutasse tous ceux qui sont amoureux de
moi, je n'aurais seulement pas le temps de dîner.
Et elle fit courir ses doigts sur le piano, après quoi se
retournant elle nous dit :
– Voulez-vous prendre quelque chose ? Moi, je boirais bien
un peu de punch.
– Et moi, je mangerais bien un peu de poulet, dit Prudence ;
si nous soupions ?
– C'est cela, allons souper, dit Gaston.
– Non, nous allons souper ici.
Elle sonna. Nanine parut.
– Envoie chercher à souper.
– Que faut-il prendre ?
– Ce que tu voudras, mais tout de suite, tout de suite.
Nanine sortit.
– C'est cela, dit Marguerite en sautant comme une enfant,
nous allons souper. Que cet imbécile de comte est ennuyeux !
Plus je voyais cette femme, plus elle m'enchantait. Elle était
belle à ravir. Sa maigreur même était une grâce.
J'étais en contemplation.
Ce qui se passait en moi, j'aurais peine à l'expliquer. J'étais
plein d'indulgence pour sa vie, plein d'admiration pour sa beauté.
Cette preuve de désintéressement qu'elle donnait en n'acceptant
pas un homme jeune, élégant et riche, tout prêt à se ruiner pour
elle, excusait à mes yeux toutes ses fautes passées.
Il y avait dans cette femme quelque chose comme de la
candeur.
On voyait qu'elle en était encore à la virginité du vice. Sa
marche assurée, sa taille souple, ses narines roses et ouvertes, ses
grands yeux légèrement cerclés de bleu, dénotaient une de ces
natures ardentes qui répandent autour d'elles un parfum de
volupté, comme ces flacons d'Orient qui, si bien fermés qu'ils
soient, laissent échapper le parfum de la liqueur qu'ils
renferment.
Enfin, soit nature, soit conséquence de son état maladif, il
passait de temps en temps dans les yeux de cette femme des
éclairs de désirs dont l'expansion eût été une révélation du ciel
pour celui qu'elle eût aimé. Mais ceux qui avaient aimé
Marguerite ne se comptaient plus, et ceux qu'elle avait aimés ne
se comptaient pas encore.
Bref, on reconnaissait dans cette fille la vierge qu'un rien
avait faite courtisane, et la courtisane dont un rien eût fait la
vierge la plus amoureuse et la plus pure. Il y avait encore chez
Marguerite de la fierté et de l'indépendance : deux sentiments
qui, blessés, sont capables de faire ce que fait la pudeur. Je ne
disais rien, mon âme semblait être passée toute dans mon coeur et
mon coeur dans mes yeux.
– Ainsi, reprit-elle tout à coup, c'est vous qui veniez savoir de
mes nouvelles quand j'étais malade ?
– Oui.
– Savez-vous que c'est très beau, cela ! Et que puis-je faire
pour vous remercier ?
– Me permettre de venir de temps en temps vous voir.
– Tant que vous voudrez, de cinq heures à six, de onze heures
à minuit. Dites donc, Gaston, jouez-moi l'Invitation à la valse.
– Pourquoi ?
– Pour me faire plaisir d'abord, et ensuite parce que je ne puis
pas arriver à la jouer seule.
– Qu'est-ce qui vous embarrasse donc ?
– La troisième partie, le passage en dièse.
Gaston se leva, se mit au piano et commença cette
merveilleuse mélodie de Weber, dont la musique était ouverte sur
le pupitre.
Marguerite, une main appuyée sur le piano, regardait le
cahier, suivait des yeux chaque note qu'elle accompagnait tout
bas de la voix, et, quand Gaston en arriva au passage qu'elle lui
avait indiqué, elle chantonna en faisant aller ses doigts sur le dos
du piano :
– Ré, mi, ré, do, ré, fa, mi, ré, voilà ce que je ne puis faire.
Recommencez.
Gaston recommença, après quoi Marguerite lui dit :
– Maintenant laissez-moi essayer.
Elle prit sa place et joua à son tour ; mais ses doigts rebelles
se trompaient toujours sur l'une des notes que nous venons de
dire.
– Est-ce incroyable, dit-elle avec une véritable intonation
d'enfant, que je ne puisse pas arriver à jouer ce passage ! Croiriezvous
que je reste quelquefois jusqu'à deux heures du matin
dessus ! Et quand je pense que cet imbécile de comte le joue sans
musique et admirablement, c'est cela qui me rend furieuse contre
lui, je crois.
Et elle recommença, toujours avec les mêmes résultats.
– Que le diable emporte Weber, la musique et les pianos ! ditelle
en jetant le cahier à l'autre bout de la chambre ; comprend-on
que je ne puisse pas faire huit dièses de suite ?
Et elle se croisait les bras en nous regardant et en frappant du
pied.
Le sang lui monta aux joues et une toux légère entr'ouvrit ses
lèvres.
– Voyons, voyons, dit Prudence, qui avait ôté son chapeau et
qui lissait ses bandeaux devant la glace, vous allez encore vous
mettre en colère et vous faire mal ; allons souper, cela vaudra
mieux ; moi, je meurs de faim.
Marguerite sonna de nouveau, puis elle se remit au piano et
commença à demi-voix une chanson libertine, dans l'accompagnement
de laquelle elle ne s'embrouilla point.
Gaston savait cette chanson, et ils en firent une espèce de
duo.
– Ne chantez donc pas ces saletés-là, dis-je familièrement à
Marguerite et avec un ton de prière.
– Oh ! comme vous êtes chaste ! me dit-elle en souriant et en
me tendant la main.
– Ce n'est pas pour moi, c'est pour vous.
Marguerite fit un geste qui voulait dire : oh ! il y a longtemps
que j'en ai fini, moi, avec la chasteté.
En ce moment Nanine parut.
– Le souper est-il prêt ? demanda Marguerite.
– Oui, madame, dans un instant.
– À propos, me dit Prudence, vous n'avez pas vu
l'appartement ; venez, que je vous le montre.
Vous le savez, le salon était une merveille.
Marguerite nous accompagna un peu, puis elle appela Gaston
et passa avec lui dans la salle à manger pour voir si le souper était
prêt.
– Tiens, dit tout haut Prudence en regardant sur une étagère
et en y prenant une figure de Saxe, je ne vous connaissais pas ce
petit bonhomme-là !
– Lequel ?
– Un petit berger qui tient une cage avec un oiseau.
– Prenez-le, s'il vous fait plaisir.
– Ah ! Mais je crains de vous en priver.
– Je voulais le donner à ma femme de chambre, je le trouve
hideux ; mais puisqu'il vous plaît, prenez-le.
Prudence ne vit que le cadeau et non la manière dont il était
fait. Elle mit son bonhomme de côté, et m'emmena dans le
cabinet de toilette, où, me montrant deux miniatures qui se
faisaient pendant, elle me dit :
– Voilà le comte de G… qui a été très amoureux de
Marguerite ; c'est lui qui l'a lancée. Le connaissez-vous ?
– Non. Et celui-ci ? demandai-je en montrant l'autre
miniature.
– C'est le petit vicomte de L… il a été forcé de partir.
– Pourquoi ?
– Parce qu'il était à peu près ruiné. En voilà un qui aimait
Marguerite !
– Et elle l'aimait beaucoup sans doute ?
– C'est une si drôle de fille, on ne sait jamais à quoi s'en tenir.
Le soir du jour où il est parti, elle était au spectacle, comme
d'habitude, et cependant elle avait pleuré au moment du départ.
En ce moment, Nanine parut, nous annonçant que le souper
était servi.
Quand nous entrâmes dans la salle à manger, Marguerite
était appuyée contre le mur, et Gaston, lui tenant les mains, lui
parlait tout bas.
– Vous êtes fou, lui répondait Marguerite, vous savez bien
que je ne veux pas de vous. Ce n'est pas au bout de deux ans que
l'on connaît une femme comme moi, qu'on lui demande à être son
amant. Nous autres, nous nous donnons tout de suite ou jamais.
Allons, messieurs, à table.
Et, s'échappant des mains de Gaston, Marguerite le fit asseoir
à sa droite, moi à sa gauche, puis elle dit à Nanine :
– Avant de t'asseoir, recommande à la cuisine que l'on
n'ouvre pas si l'on vient sonner.
Cette recommandation était faite à une heure du matin.
On rit, on but et l'on mangea beaucoup à ce souper. Au bout
de quelques instants, la gaieté était descendue aux dernières
limites, et ces mots qu'un certain monde trouve plaisants et qui
salissent toujours la bouche qui les dit éclataient de temps à
autre, aux grandes acclamations de Nanine, de Prudence et de
Marguerite. Gaston s'amusait franchement ; c'était un garçon
plein de coeur, mais dont l'esprit avait été un peu faussé par les
premières habitudes. Un moment, j'avais voulu m'étourdir, faire
mon coeur et ma pensée indifférents au spectacle que j'avais sous
les yeux et prendre ma part de cette gaieté qui semblait un des
mets du repas ; mais peu à peu, je m'étais isolé de ce bruit, mon
verre était resté plein, et j'étais devenu presque triste en voyant
cette belle créature de vingt ans boire, parler comme un portefaix,
et rire d'autant plus que ce que l'on disait était plus scandaleux.
Cependant cette gaieté, cette façon de parler et de boire, qui
me paraissaient chez les autres convives les résultats de la
débauche, de l'habitude ou de la force, me semblaient chez
Marguerite un besoin d'oublier, une fièvre, une irritabilité
nerveuse. À chaque verre de vin de Champagne, ses joues se
couvraient d'un rouge fiévreux, et une toux, légère au
commencement du souper, était devenue à la longue assez forte
pour la forcer à renverser sa tête sur le dos de sa chaise et à
comprimer sa poitrine dans ses mains toutes les fois qu'elle
toussait.
Je souffrais du mal que devaient faire à cette frêle
organisation ces excès de tous les jours.
Enfin arriva une chose que j'avais prévue et que je redoutais.
Vers la fin du souper, Marguerite fut prise d'un accès de toux plus
fort que tous ceux qu'elle avait eus depuis que j'étais là. Il me
sembla que sa poitrine se déchirait intérieurement. La pauvre fille
devint pourpre, ferma les yeux sous la douleur et porta à ses
lèvres sa serviette qu'une goutte de sang rougit. Alors elle se leva
et courut dans son cabinet de toilette.
– Qu'a donc Marguerite ? demanda Gaston.
– Elle a qu'elle a trop ri et qu'elle crache le sang, fit Prudence.
Oh ! ce ne sera rien, cela lui arrive tous les jours. Elle va revenir.
Laissons-la seule, elle aime mieux cela.
Quant à moi, je ne pus y tenir, et, au grand ébahissement de
Prudence et de Nanine qui me rappelaient, j'allai rejoindre
Marguerite.

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