La Dame Aux Camélias-Chapitre15
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-07-05
Lu par Stanley
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Illustration : La Dame aux Camélias d'après portrait de Charles Chaplin
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Chapitre XV
Il y avait à peu près une heure que Joseph et moi nous
préparions tout pour mon départ, lorsqu'on sonna violemment à
ma porte.
– Faut-il ouvrir ? me dit Joseph.
– Ouvrez, lui dis-je, me demandant qui pouvait venir à
pareille heure chez moi, et n'osant croire que ce fût Marguerite.
– Monsieur, me dit Joseph en rentrant, ce sont deux dames.
– C'est nous, Armand, me cria une voix que je reconnus pour
celle de Prudence.
Je sortis de ma chambre.
Prudence, debout, regardait les quelques curiosités de mon
salon ; Marguerite, assise sur le canapé, réfléchissait.
Quand j'entrai, j'allai à elle, je m'agenouillai, je lui pris les
deux mains, et, tout ému, je lui dis : pardon.
Elle m'embrassa au front et me dit :
– Voilà déjà trois fois que je vous pardonne.
– J'allais partir demain.
– En quoi ma visite peut-elle changer votre résolution ? Je ne
viens pas pour vous empêcher de quitter Paris. Je viens parce que
je n'ai pas eu dans la journée le temps de vous répondre, et que je
n'ai pas voulu vous laisser croire que je fusse fâchée contre vous.
Encore Prudence ne voulait-elle pas que je vinsse ; elle disait que
je vous dérangerais peut-être.
– Vous, me déranger, vous, Marguerite ! Et comment ?
– Dame ! Vous pouviez avoir une femme chez vous, répondit
Prudence, et cela n'aurait pas été amusant pour elle d'en voir
arriver deux.
Pendant cette observation de Prudence, Marguerite me
regardait attentivement.
– Ma chère Prudence, répondis-je, vous ne savez pas ce que
vous dites.
– C'est qu'il est très gentil votre appartement, répliqua
Prudence ; peut-on voir la chambre à coucher !
– Oui.
Prudence passa dans ma chambre, moins pour la visiter que
pour réparer la sottise qu'elle venait de dire, et nous laisser seuls,
Marguerite et moi.
– Pourquoi avez-vous amené Prudence ? lui dis-je alors.
– Parce qu'elle était avec moi au spectacle, et qu'en partant
d'ici je voulais avoir quelqu'un pour m'accompagner.
– N'étais-je pas là ?
– Oui ; mais outre que je ne voulais pas vous déranger, j'étais
bien sûre qu'en venant jusqu'à ma porte, vous me demanderiez à
monter chez moi, et, comme je ne pouvais pas vous l'accorder, je
ne voulais pas que vous partissiez avec le droit de me reprocher
un refus.
– Et pourquoi ne pouviez-vous pas me recevoir ?
– Parce que je suis très surveillée, et que le moindre soupçon
pourrait me faire le plus grand tort.
– Est-ce bien la seule raison ?
– S'il y en avait une autre, je vous la dirais ; nous n'en
sommes plus à avoir des secrets l'un pour l'autre.
– Voyons, Marguerite, je ne veux pas prendre plusieurs
chemins pour en arriver à ce que je veux vous dire. Franchement,
m'aimez-vous un peu ?
– Beaucoup.
– Alors, pourquoi m'avez-vous trompé ?
– Mon ami, si j'étais madame la duchesse telle ou telle, si
j'avais deux cent mille livres de rente, que je fusse votre maîtresse
et que j'eusse un autre amant que vous, vous auriez le droit de me
demander pourquoi je vous trompe ; mais je suis mademoiselle
Marguerite Gautier, j'ai quarante mille francs de dettes, pas un
sou de fortune, et je dépense cent mille francs par an ; votre
question devient oiseuse et ma réponse inutile.
– C'est juste, dis-je en laissant tomber ma tête sur les genoux
de Marguerite ; mais moi je vous aime comme un fou.
– Eh bien, mon ami, il fallait m'aimer un peu moins ou me
comprendre un peu mieux. Votre lettre m'a fait beaucoup de
peine. Si j'avais été libre, d'abord je n'aurais pas reçu le comte
avant-hier, ou, l'ayant reçu, je serais venue vous demander le
pardon que vous me demandiez tout à l'heure, et je n'aurais pas à
l'avenir d'autre amant que vous. J'ai cru un moment que je
pourrais me donner ce bonheur-là pendant six mois ; vous ne
l'avez pas voulu ; vous teniez à connaître les moyens, eh ! mon
Dieu, les moyens étaient bien faciles à deviner. C'était un sacrifice
plus grand que vous ne croyez que je faisais en les employant.
J'aurais pu vous dire : j'ai besoin de vingt mille francs ; vous étiez
amoureux de moi, vous les eussiez trouvés, au risque de me les
reprocher plus tard. J'ai mieux aimé ne rien vous devoir ; vous
n'avez pas compris cette délicatesse, car c'en est une. Nous autres,
quand nous avons encore un peu de coeur, nous donnons aux
mots et aux choses une extension et un développement inconnus
aux autres femmes ; je vous répète donc que, de la part de
Marguerite Gautier, le moyen qu'elle trouvait de payer ses dettes
sans vous demander l'argent nécessaire pour cela était une
délicatesse dont vous devriez profiter sans rien dire. Si vous ne
m'aviez connue qu'aujourd'hui, vous seriez trop heureux de ce
que je vous promettrais, et vous ne me demanderiez pas ce que
j'ai fait avant-hier. Nous sommes quelquefois forcées d'acheter
une satisfaction pour notre âme aux dépens de notre corps, et
nous souffrons bien davantage quand, après, cette satisfaction
nous échappe.
J'écoutais et je regardais Marguerite avec admiration. Quand
je songeais que cette merveilleuse créature, dont j'eusse envié
autrefois de baiser les pieds, consentait à me faire entrer pour
quelque chose dans sa pensée, à me donner un rôle dans sa vie, et
que je ne me contentais pas encore de ce qu'elle me donnait, je
me demandais si le désir de l'homme a des bornes, quand,
satisfait aussi promptement que le mien l'avait été, il tend encore
à autre chose.
– C'est vrai, reprit-elle ; nous autres créatures du hasard,
nous avons des désirs fantasques et des amours inconcevables.
Nous nous donnons tantôt pour une chose, tantôt pour une autre.
Il y a des gens qui se ruineraient sans rien obtenir de nous, il y en
a d'autres qui nous ont avec un bouquet. Notre coeur a des
caprices ; c'est sa seule distraction et sa seule excuse. Je me suis
donnée à toi plus vite qu'à aucun homme, je te le jure ; pourquoi ?
parce que me, voyant cracher le sang, tu m'as pris la main, parce
que tu as pleuré, parce que tu es la seule créature humaine qui ait
bien voulu me plaindre. Je vais te dire une folie, mais j'avais
autrefois un petit chien qui me regardait d'un air tout triste
quand je toussais ; c'est le seul être que j'aie aimé.
« Quand il est mort, j'ai plus pleuré qu'à la mort de ma mère.
Il est vrai qu'elle m'avait battue pendant douze ans de sa vie. Eh
bien, je t'ai aimé tout de suite autant que mon chien. Si les
hommes savaient ce qu'on peut avoir avec une larme, ils seraient
plus aimés et nous serions moins ruineuses.
« Ta lettre t'a démenti, elle m'a révélé que tu n'avais pas
toutes les intelligences du coeur, elle t'a fait plus de tort dans
l'amour que j'avais pour toi que tout ce que tu aurais pu me faire.
C'était de la jalousie, il est vrai, mais de la jalousie ironique et
impertinente. J'étais déjà triste, quand j'ai reçu cette lettre, je
comptais te voir à midi, déjeuner avec toi, effacer par ta vue une
incessante pensée que j'avais, et qu'avant de te connaître
j'admettais sans effort.
« Puis, continua Marguerite, tu étais la seule personne devant
laquelle j'avais cru comprendre tout de suite que je pouvais
penser et parler librement. Tous ceux qui entourent les filles
comme moi ont intérêt à scruter leurs moindres paroles, à tirer
une conséquence de leurs plus insignifiantes actions. Nous
n'avons naturellement pas d'amis. Nous avons des amants
égoïstes qui dépensent leur fortune non pas pour nous, comme ils
le disent, mais pour leur vanité.
« Pour ces gens-là, il faut que nous soyons gaies quand ils
sont joyeux, bien portantes quand ils veulent souper, sceptiques
comme ils le sont. Il nous est défendu d'avoir du coeur sous peine
d'être huées et de ruiner notre crédit.
« Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des
êtres, mais des choses. Nous sommes les premières dans leur
amour-propre, les dernières dans leur estime. Nous avons des
amies, mais ce sont des amies comme Prudence, des femmes
jadis entretenues qui ont encore des goûts de dépense que leur
âge ne leur permet plus. Alors elles deviennent nos amies ou
plutôt nos commensales. Leur amitié va jusqu'à la servitude,
jamais jusqu'au désintéressement. Jamais elles ne vous
donneront qu'un conseil lucratif. Peu leur importe que nous
ayons dix amants de plus, pourvu qu'elles y gagnent des robes ou
un bracelet, et qu'elles puissent de temps en temps se promener
dans notre voiture et venir au spectacle dans notre loge. Elles ont
nos bouquets de la veille et nous empruntent nos cachemires.
Elles ne nous rendent jamais un service, si petit qu'il soit, sans se
le faire payer le double de ce qu'il vaut. Tu l'as vu toi-même le soir
où Prudence m'a apporté six mille francs que je l'avais priée
d'aller demander pour moi au duc, elle m'a emprunté cinq cents
francs qu'elle ne me rendra jamais ou qu'elle me payera en
chapeaux qui ne sortiront pas de leurs cartons.
« Nous ne pouvons donc avoir, ou plutôt je ne pouvais donc
avoir qu'un bonheur, c'était, triste comme je le suis quelquefois,
souffrante comme je le suis toujours, de trouver un homme assez
supérieur pour ne pas me demander compte de ma vie, et pour
être l'amant de mes impressions bien plus que de mon corps. Cet
homme, je l'avais trouvé dans le duc, mais le duc est vieux, et la
vieillesse ne protège ni ne console. J'avais cru pouvoir accepter la
vie qu'il me faisait ; mais que veux-tu ? Je périssais d'ennui et
pour faire tant que d'être consumée, autant se jeter dans un
incendie que de s'asphyxier avec du charbon.
« Alors je t'ai rencontré, toi, jeune, ardent, heureux, et j'ai
essayé de faire de toi l'homme que j'avais appelé au milieu de ma
bruyante solitude. Ce que j'aimais en toi, ce n'était pas l'homme
qui était, mais celui qui devait être. Tu n'acceptes pas ce rôle, tu le
rejettes comme indigne de toi, tu es un amant vulgaire ; fais
comme les autres, paie-moi et n'en parlons plus.
Marguerite, que cette longue confession avait fatiguée, se
rejeta sur le dos du canapé, et pour éteindre un faible accès de
toux, porta son mouchoir à ses lèvres et jusqu'à ses yeux.
– Pardon, pardon, murmurai-je, j'avais compris tout cela,
mais je voulais te l'entendre dire, ma Marguerite adorée.
Oublions le reste et ne nous souvenons que d'une chose : c'est que
nous sommes l'un à l'autre, que nous sommes jeunes et que nous
nous aimons.
« Marguerite, fais de moi tout ce que tu voudras, je suis ton
esclave, ton chien ; mais, au nom du ciel, déchire la lettre que je
t'ai écrite et ne me laisse pas partir demain ; j'en mourrais.
Marguerite tira ma lettre du corsage de sa robe et, me la
remettant, me dit avec un sourire d'une douceur ineffable :
– Tiens, je te la rapportais.
Je déchirai la lettre et je baisai avec des larmes la main qui
me la rendait.
En ce moment Prudence reparut.
– Dites donc, Prudence, savez-vous ce qu'il me demande ? fit
Marguerite.
– Il vous demande pardon.
– Justement.
– Et vous pardonnez ?
– Il le faut bien, mais il veut encore autre chose.
– Quoi donc ?
– Il veut venir souper avec nous.
– Et vous y consentez ?
– Qu'en pensez-vous ?
– Je pense que vous êtes deux enfants, qui n'avez de tête ni
l'un ni l'autre. Mais je pense aussi que j'ai très faim et que plus tôt
vous consentirez, plus tôt nous souperons.
– Allons, dit Marguerite, nous tiendrons trois dans ma
voiture. Tenez, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, Nanine sera
couchée, vous ouvrirez la porte, prenez ma clef, et tâchez de ne
plus la perdre.
J'embrassai Marguerite à l'étouffer.
Joseph entra là-dessus.
– Monsieur, me dit-il de l'air d'un homme enchanté de lui, les
malles sont faites.
– Entièrement ?
– Oui, monsieur.
– Eh bien, défaites-les : je ne pars pas.
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