La Dame Aux Camélias-Chapitre12
Enregistrement : Audiocite.net
Publication : 2010-07-03
Lu par Stanley
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Illustration : La Dame aux Camélias d'après portrait de Charles Chaplin
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Chapitre XII
À cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître à
travers les rideaux, Marguerite me dit :
– Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut. Le duc vient
tous les matins ; on va lui répondre que je dors, quand il va venir,
et il attendra peut-être que je me réveille.
Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les
cheveux défaits ruisselaient autour d'elle, et je lui donnai un
dernier baiser, en lui disant :
– Quand te reverrai-je ?
– Écoute, reprit-elle, prends cette petite clef dorée qui est sur
la cheminée, va ouvrir cette porte ; rapporte la clef ici et va-t'en.
Dans la journée, tu recevras une lettre et mes ordres, car tu sais
que tu dois obéir aveuglément.
– Oui, et si je demandais déjà quelque chose ?
– Quoi donc ?
– Que tu me laissasses cette clef.
– Je n'ai jamais fait pour personne ce que tu me demandes là.
– Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que, moi, je ne
t'aime pas comme les autres t'aimaient.
– Eh bien, garde-la ; mais je te préviens qu'il ne dépend que
de moi que cette clef ne te serve à rien.
– Pourquoi ?
– Il y a des verrous en dedans de la porte.
– Méchante !
– Je les ferai ôter.
– Tu m'aimes donc un peu ?
– Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que
oui. Maintenant va-t'en ; je tombe de sommeil.
Nous restâmes quelques secondes dans les bras l'un de
l'autre, et je partis.
Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, une
douce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des
hommes allait envahir quelques heures plus tard.
Il me sembla que cette ville endormie m'appartenait ; je
cherchais dans mon souvenir les noms de ceux dont j'avais
jusqu'alors envié le bonheur ; et je ne m'en rappelais pas un sans
me trouver plus heureux que lui.
Être aimé d'une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet
étrange mystère de l'amour, certes, c'est une grande félicité, mais
c'est la chose du monde la plus simple. S'emparer d'un coeur qui
n'a pas l'habitude des attaques, c'est entrer dans une ville ouverte
et sans garnison. L'éducation, le sentiment des devoirs et la
famille sont de très fortes sentinelles ; mais il n'y a sentinelles si
vigilantes que ne trompe une fille de seize ans, à qui, par la voix
de l'homme qu'elle aime, la nature donne ses premiers conseils
d'amour qui sont d'autant plus ardents qu'ils paraissent plus
purs.
Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s'abandonne
facilement, sinon à l'amant, du moins à l'amour, car étant sans
défiance, elle est sans force, et se faire aimer d'elle est un
triomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner
quand il voudra. Et cela est si vrai que voyez comme on entoure
les jeunes filles de surveillance et de remparts ! Les couvents
n'ont pas de murs assez hauts, les mères de serrures assez fortes,
la religion de devoirs assez continus pour renfermer tous ces
charmants oiseaux dans leur cage, sur laquelle on ne se donne
même pas la peine de jeter des fleurs. Aussi comme elles doivent
désirer ce monde qu'on leur cache, comme elles doivent croire
qu'il est tentant, comme elles doivent écouter la première voix
qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et
bénir la main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux.
Mais être réellement aimé d'une courtisane, c'est une victoire
bien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l'âme, les sens
ont brûlé le coeur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots
qu'on leur dit, elles les savent depuis longtemps ; les moyens que
l'on emploie, elles les connaissent, l'amour même qu'elles
inspirent, elles l'ont vendu. Elles aiment par métier et non par
entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu'une
vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot
caprice pour ces amours sans trafic qu'elles se donnent de temps
en temps comme repos, comme excuse, ou comme consolation ;
semblables à ces usuriers qui rançonnent mille individus, et qui
croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque
pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger d'intérêt et sans lui
demander de reçu.
Puis, quand Dieu permet l'amour à une courtisane, cet
amour, qui semble d'abord un pardon, devient presque toujours
pour elle un châtiment. Il n'y a pas d'absolution sans pénitence.
Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent
tout à coup prise d'un amour profond, sincère, irrésistible, dont
elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour,
comme l'homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort
avec ce droit cruel de lui dire : « vous ne faites pas plus pour de
l'amour que vous n'avez fait pour de l'argent. »
Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant,
raconte la fable, après s'être longtemps amusé dans un champ à
crier : « au secours ! » Pour déranger des travailleurs, fut dévoré
un jour par un ours, sans que ceux qu'il avait trompés si souvent
crussent cette fois aux cris réels qu'il poussait. Il en est de même
de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles
ont menti tant de fois qu'on ne veut plus les croire, et elles sont,
au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.
De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dont
quelques-unes ont donné l'exemple.
Mais, quand l'homme qui inspire cet amour rédempteur a
l'âme assez généreuse pour l'accepter sans se souvenir du passé,
quand il s'y abandonne, quand il aime enfin, comme il est aimé,
cet homme épuise d'un coup toutes les émotions terrestres, et
après cet amour son coeur sera fermé à tout autre.
Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où je rentrais chez
moi. Elles n'eussent pu être que le pressentiment de ce qui allait
m'arriver, et malgré mon amour pour Marguerite, je
n'entrevoyais pas de semblables conséquences ; aujourd'hui je les
fais. Tout étant irrévocablement fini, elles résultent naturellement
de ce qui a eu lieu.
Mais revenons au premier jour de cette liaison. Quand je
rentrai, j'étais d'une gaieté folle. En songeant que les barrières
placées par mon imagination entre Marguerite et moi avaient
disparu, que je la possédais, que j'occupais un peu sa pensée, que
j'avais dans ma poche la clef de son appartement et le droit de me
servir de cette clef, j'étais content de la vie, fier de moi, et j'aimais
Dieu qui permettait tout cela.
Un jour, un jeune homme passe dans une rue, il y coudoie
une femme, il la regarde, il se retourne, il passe. Cette femme, il
ne la connaît pas, elle a des plaisirs, des chagrins, des amours où
il n'a aucune part. Il n'existe pas pour elle, et peut-être, s'il lui
parlait, se moquerait-elle de lui comme Marguerite avait fait de
moi. Des semaines, des mois, des années s'écoulent, et tout à
coup, quand ils ont suivi chacun leur destinée dans un ordre
différent, la logique du hasard les ramène en face l'un de l'autre.
Cette femme devient la maîtresse de cet homme et l'aime.
Comment ? Pourquoi ? Leurs deux existences n'en font plus
qu'une ; à peine l'intimité existe-t-elle, qu'elle leur semble avoir
existé toujours, et tout ce qui a précédé s'efface de la mémoire des
deux amants. C'est curieux, avouons-le.
Quant à moi, je ne me rappelais plus comment j'avais vécu
avant la veille. Tout mon être s'exaltait en joie au souvenir des
mots échangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite était
habile à tromper, ou elle avait pour moi une de ces passions
subites qui se révèlent dès le premier baiser, et qui meurent
quelquefois, du reste, comme elles sont nées.
Plus j'y réfléchissais, plus je me disais que Marguerite n'avait
aucune raison de feindre un amour qu'elle n'aurait pas ressenti,
et je me disais aussi que les femmes ont deux façons d'aimer qui
peuvent résulter l'une de l'autre : elles aiment avec le coeur ou
avec les sens. Souvent une femme prend un amant pour obéir à la
seule volonté de ses sens, et apprend, sans s'y être attendue, le
mystère de l'amour immatériel et ne vit plus que par son coeur ;
souvent une jeune fille, ne cherchant dans le mariage que la
réunion de deux affections pures, reçoit cette soudaine révélation
de l'amour physique, cette énergique conclusion des plus chastes
impressions de l'âme.
Je m'endormis au milieu de ces pensées. Je fus réveillé par
une lettre de Marguerite, lettre contenant ces mots :
« Voici mes ordres : ce soir au Vaudeville. Venez pendant le
troisième entr'acte.
« M.G »
Je serrai ce billet dans un tiroir, afin d'avoir toujours la réalité
sous la main, dans le cas où je douterais, comme cela m'arrivait
par moments.
Elle ne me disait pas de l'aller voir dans le jour, je n'osai me
présenter chez elle ; mais j'avais un si grand désir de la rencontrer
avant le soir que j'allai aux Champs-Élysées, où, comme la veille,
je la vis passer et redescendre.
À sept heures, j'étais au Vaudeville.
Jamais je n'étais entré si tôt dans un théâtre.
Toutes les loges s'emplirent les unes après les autres. Une
seule restait vide : l'avant-scène du rez-de-chaussée.
Au commencement du troisième acte, j'entendis ouvrir la
porte de cette loge, sur laquelle j'avais presque constamment les
yeux fixés, Marguerite parut.
Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l'orchestre,
m'y vit et me remercia du regard.
Elle était merveilleusement belle ce soir-là.
Étais-je la cause de cette coquetterie ? M'aimait-elle assez
pour croire que, plus je la trouverais belle, plus je serais heureux ?
Je l'ignorais encore ; mais si telle avait été son intention, elle
réussissait, car, lorsqu'elle se montra, les têtes ondulèrent les
unes vers les autres, et l'acteur alors en scène regarda lui-même
celle qui troublait ainsi les spectateurs par sa seule apparition.
Et j'avais la clef de l'appartement de cette femme, et dans
trois ou quatre heures elle allait de nouveau être à moi.
On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmes
entretenues ; ce qui m'étonne, c'est qu'ils ne fassent pas pour elles
vingt fois plus de folies. Il faut avoir vécu, comme moi, de cette
vie-là, pour savoir combien les petites vanités de tous les jours
qu'elles donnent à leur amant soudent fortement dans le coeur,
puisque nous n'avons pas d'autre mot, l'amour qu'il a pour elle.
Prudence prit place ensuite dans la loge, et un homme que je
reconnus pour le comte de G… s'assit au fond.
À sa vue, un froid me passa sur le coeur.
Sans doute, Marguerite s'apercevait de l'impression produite
sur moi par la présence de cet homme dans sa loge, car elle me
sourit de nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut fort
attentive à la pièce. Au troisième entr'acte, elle se retourna, dit
deux mots ; le comte quitta la loge, et Marguerite me fit signe de
venir la voir.
– Bonsoir ! me dit-elle quand j'entrai, et elle me tendit la
main.
– Bonsoir ! répondis-je en m'adressant à Marguerite et à
Prudence.
– Mais je prends la place de quelqu'un. Est-ce que M. le
comte de G… ne va pas revenir ?
– Si ; je l'ai envoyé me chercher des bonbons pour que nous
puissions causer seuls un instant. Madame Duvernoy est dans la
confidence.
– Oui, mes enfants, dit celle-ci ; mais soyez tranquilles, je ne
dirai rien.
– Qu'avez-vous donc ce soir ? dit Marguerite en se levant et
en venant dans l'ombre de la loge m'embrasser sur le front.
– Je suis un peu souffrant.
– Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet air ironique si
bien fait pour sa tête fine et spirituelle.
– Où ?
– Chez vous.
– Vous savez bien que je n'y dormirai pas.
– Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue ici parce que
vous avez vu un homme dans ma loge.
– Ce n'est pas pour cette raison.
– Si fait, je m'y connais, et vous avez tort ; ainsi ne parlons
plus de cela. Vous viendrez après le spectacle chez Prudence, et
vous y resterez jusqu'à ce que je vous appelle. Entendez-vous ?
– Oui.
Est-ce que je pouvais désobéir ?
– Vous m'aimez toujours ? reprit-elle.
– Vous me le demandez !
– Vous avez pensé à moi ?
– Tout le jour.
– Savez-vous que je crains décidément de devenir amoureuse
de vous ? demandez plutôt à Prudence.
– Ah ! répondit la grosse fille, c'en est assommant.
– Maintenant, vous allez retourner à votre stalle ; le comte va
rentrer, et il est inutile qu'il vous trouve ici.
– Pourquoi ?
– Parce que cela vous est désagréable de le voir.
– Non ; seulement si vous m'aviez dit désirer venir au
Vaudeville ce soir, j'aurais pu vous envoyer cette loge aussi bien
que lui.
– Malheureusement, il me l'a apportée sans que je la lui
demande, en m'offrant de m'accompagner. Vous le savez très
bien, je ne pouvais pas refuser. Tout ce que je pouvais faire, c'était
de vous écrire où j'allais pour que vous me vissiez, et parce que
moi-même j'avais du plaisir à vous revoir plus tôt ; mais, puisque
c'est ainsi que vous me remerciez, je profite de la leçon.
– J'ai tort, pardonnez-moi.
– À la bonne heure, retournez gentiment à votre place, et
surtout ne faites plus le jaloux.
Elle m'embrassa de nouveau, et je sortis.
Dans le couloir, je rencontrai le comte qui revenait.
Je retournai à ma stalle.
Après tout, la présence de M. de G… dans la loge de
Marguerite était la chose la plus simple. Il avait été son amant, il
lui apportait une loge, il l'accompagnait au spectacle, tout cela
était fort naturel, et, du moment où j'avais pour maîtresse une
fille comme Marguerite, il me fallait bien accepter ses habitudes.
Je n'en fus pas moins très malheureux le reste de la soirée, et
j'étais fort triste en m'en allant, après avoir vu Prudence, le comte
et Marguerite monter dans la calèche qui les attendait à la porte.
Et cependant, un quart d'heure après, j'étais chez Prudence.
Elle rentrait à peine.
Source: http://www.ebooksgratuits.com
À cinq heures du matin, quand le jour commença à paraître à
travers les rideaux, Marguerite me dit :
– Pardonne-moi si je te chasse, mais il le faut. Le duc vient
tous les matins ; on va lui répondre que je dors, quand il va venir,
et il attendra peut-être que je me réveille.
Je pris dans mes mains la tête de Marguerite, dont les
cheveux défaits ruisselaient autour d'elle, et je lui donnai un
dernier baiser, en lui disant :
– Quand te reverrai-je ?
– Écoute, reprit-elle, prends cette petite clef dorée qui est sur
la cheminée, va ouvrir cette porte ; rapporte la clef ici et va-t'en.
Dans la journée, tu recevras une lettre et mes ordres, car tu sais
que tu dois obéir aveuglément.
– Oui, et si je demandais déjà quelque chose ?
– Quoi donc ?
– Que tu me laissasses cette clef.
– Je n'ai jamais fait pour personne ce que tu me demandes là.
– Eh bien, fais-le pour moi, car je te jure que, moi, je ne
t'aime pas comme les autres t'aimaient.
– Eh bien, garde-la ; mais je te préviens qu'il ne dépend que
de moi que cette clef ne te serve à rien.
– Pourquoi ?
– Il y a des verrous en dedans de la porte.
– Méchante !
– Je les ferai ôter.
– Tu m'aimes donc un peu ?
– Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que
oui. Maintenant va-t'en ; je tombe de sommeil.
Nous restâmes quelques secondes dans les bras l'un de
l'autre, et je partis.
Les rues étaient désertes, la grande ville dormait encore, une
douce fraîcheur courait dans ces quartiers que le bruit des
hommes allait envahir quelques heures plus tard.
Il me sembla que cette ville endormie m'appartenait ; je
cherchais dans mon souvenir les noms de ceux dont j'avais
jusqu'alors envié le bonheur ; et je ne m'en rappelais pas un sans
me trouver plus heureux que lui.
Être aimé d'une jeune fille chaste, lui révéler le premier cet
étrange mystère de l'amour, certes, c'est une grande félicité, mais
c'est la chose du monde la plus simple. S'emparer d'un coeur qui
n'a pas l'habitude des attaques, c'est entrer dans une ville ouverte
et sans garnison. L'éducation, le sentiment des devoirs et la
famille sont de très fortes sentinelles ; mais il n'y a sentinelles si
vigilantes que ne trompe une fille de seize ans, à qui, par la voix
de l'homme qu'elle aime, la nature donne ses premiers conseils
d'amour qui sont d'autant plus ardents qu'ils paraissent plus
purs.
Plus la jeune fille croit au bien, plus elle s'abandonne
facilement, sinon à l'amant, du moins à l'amour, car étant sans
défiance, elle est sans force, et se faire aimer d'elle est un
triomphe que tout homme de vingt-cinq ans pourra se donner
quand il voudra. Et cela est si vrai que voyez comme on entoure
les jeunes filles de surveillance et de remparts ! Les couvents
n'ont pas de murs assez hauts, les mères de serrures assez fortes,
la religion de devoirs assez continus pour renfermer tous ces
charmants oiseaux dans leur cage, sur laquelle on ne se donne
même pas la peine de jeter des fleurs. Aussi comme elles doivent
désirer ce monde qu'on leur cache, comme elles doivent croire
qu'il est tentant, comme elles doivent écouter la première voix
qui, à travers les barreaux, vient leur en raconter les secrets, et
bénir la main qui lève, la première, un coin du voile mystérieux.
Mais être réellement aimé d'une courtisane, c'est une victoire
bien autrement difficile. Chez elles, le corps a usé l'âme, les sens
ont brûlé le coeur, la débauche a cuirassé les sentiments. Les mots
qu'on leur dit, elles les savent depuis longtemps ; les moyens que
l'on emploie, elles les connaissent, l'amour même qu'elles
inspirent, elles l'ont vendu. Elles aiment par métier et non par
entraînement. Elles sont mieux gardées par leurs calculs qu'une
vierge par sa mère et son couvent ; aussi ont-elles inventé le mot
caprice pour ces amours sans trafic qu'elles se donnent de temps
en temps comme repos, comme excuse, ou comme consolation ;
semblables à ces usuriers qui rançonnent mille individus, et qui
croient tout racheter en prêtant un jour vingt francs à quelque
pauvre diable qui meurt de faim, sans exiger d'intérêt et sans lui
demander de reçu.
Puis, quand Dieu permet l'amour à une courtisane, cet
amour, qui semble d'abord un pardon, devient presque toujours
pour elle un châtiment. Il n'y a pas d'absolution sans pénitence.
Quand une créature, qui a tout son passé à se reprocher, se sent
tout à coup prise d'un amour profond, sincère, irrésistible, dont
elle ne se fût jamais crue capable ; quand elle a avoué cet amour,
comme l'homme aimé ainsi la domine ! Comme il se sent fort
avec ce droit cruel de lui dire : « vous ne faites pas plus pour de
l'amour que vous n'avez fait pour de l'argent. »
Alors elles ne savent quelles preuves donner. Un enfant,
raconte la fable, après s'être longtemps amusé dans un champ à
crier : « au secours ! » Pour déranger des travailleurs, fut dévoré
un jour par un ours, sans que ceux qu'il avait trompés si souvent
crussent cette fois aux cris réels qu'il poussait. Il en est de même
de ces malheureuses filles, quand elles aiment sérieusement. Elles
ont menti tant de fois qu'on ne veut plus les croire, et elles sont,
au milieu de leurs remords, dévorées par leur amour.
De là, ces grands dévouements, ces austères retraites dont
quelques-unes ont donné l'exemple.
Mais, quand l'homme qui inspire cet amour rédempteur a
l'âme assez généreuse pour l'accepter sans se souvenir du passé,
quand il s'y abandonne, quand il aime enfin, comme il est aimé,
cet homme épuise d'un coup toutes les émotions terrestres, et
après cet amour son coeur sera fermé à tout autre.
Ces réflexions, je ne les faisais pas le matin où je rentrais chez
moi. Elles n'eussent pu être que le pressentiment de ce qui allait
m'arriver, et malgré mon amour pour Marguerite, je
n'entrevoyais pas de semblables conséquences ; aujourd'hui je les
fais. Tout étant irrévocablement fini, elles résultent naturellement
de ce qui a eu lieu.
Mais revenons au premier jour de cette liaison. Quand je
rentrai, j'étais d'une gaieté folle. En songeant que les barrières
placées par mon imagination entre Marguerite et moi avaient
disparu, que je la possédais, que j'occupais un peu sa pensée, que
j'avais dans ma poche la clef de son appartement et le droit de me
servir de cette clef, j'étais content de la vie, fier de moi, et j'aimais
Dieu qui permettait tout cela.
Un jour, un jeune homme passe dans une rue, il y coudoie
une femme, il la regarde, il se retourne, il passe. Cette femme, il
ne la connaît pas, elle a des plaisirs, des chagrins, des amours où
il n'a aucune part. Il n'existe pas pour elle, et peut-être, s'il lui
parlait, se moquerait-elle de lui comme Marguerite avait fait de
moi. Des semaines, des mois, des années s'écoulent, et tout à
coup, quand ils ont suivi chacun leur destinée dans un ordre
différent, la logique du hasard les ramène en face l'un de l'autre.
Cette femme devient la maîtresse de cet homme et l'aime.
Comment ? Pourquoi ? Leurs deux existences n'en font plus
qu'une ; à peine l'intimité existe-t-elle, qu'elle leur semble avoir
existé toujours, et tout ce qui a précédé s'efface de la mémoire des
deux amants. C'est curieux, avouons-le.
Quant à moi, je ne me rappelais plus comment j'avais vécu
avant la veille. Tout mon être s'exaltait en joie au souvenir des
mots échangés pendant cette première nuit. Ou Marguerite était
habile à tromper, ou elle avait pour moi une de ces passions
subites qui se révèlent dès le premier baiser, et qui meurent
quelquefois, du reste, comme elles sont nées.
Plus j'y réfléchissais, plus je me disais que Marguerite n'avait
aucune raison de feindre un amour qu'elle n'aurait pas ressenti,
et je me disais aussi que les femmes ont deux façons d'aimer qui
peuvent résulter l'une de l'autre : elles aiment avec le coeur ou
avec les sens. Souvent une femme prend un amant pour obéir à la
seule volonté de ses sens, et apprend, sans s'y être attendue, le
mystère de l'amour immatériel et ne vit plus que par son coeur ;
souvent une jeune fille, ne cherchant dans le mariage que la
réunion de deux affections pures, reçoit cette soudaine révélation
de l'amour physique, cette énergique conclusion des plus chastes
impressions de l'âme.
Je m'endormis au milieu de ces pensées. Je fus réveillé par
une lettre de Marguerite, lettre contenant ces mots :
« Voici mes ordres : ce soir au Vaudeville. Venez pendant le
troisième entr'acte.
« M.G »
Je serrai ce billet dans un tiroir, afin d'avoir toujours la réalité
sous la main, dans le cas où je douterais, comme cela m'arrivait
par moments.
Elle ne me disait pas de l'aller voir dans le jour, je n'osai me
présenter chez elle ; mais j'avais un si grand désir de la rencontrer
avant le soir que j'allai aux Champs-Élysées, où, comme la veille,
je la vis passer et redescendre.
À sept heures, j'étais au Vaudeville.
Jamais je n'étais entré si tôt dans un théâtre.
Toutes les loges s'emplirent les unes après les autres. Une
seule restait vide : l'avant-scène du rez-de-chaussée.
Au commencement du troisième acte, j'entendis ouvrir la
porte de cette loge, sur laquelle j'avais presque constamment les
yeux fixés, Marguerite parut.
Elle passa tout de suite sur le devant, chercha à l'orchestre,
m'y vit et me remercia du regard.
Elle était merveilleusement belle ce soir-là.
Étais-je la cause de cette coquetterie ? M'aimait-elle assez
pour croire que, plus je la trouverais belle, plus je serais heureux ?
Je l'ignorais encore ; mais si telle avait été son intention, elle
réussissait, car, lorsqu'elle se montra, les têtes ondulèrent les
unes vers les autres, et l'acteur alors en scène regarda lui-même
celle qui troublait ainsi les spectateurs par sa seule apparition.
Et j'avais la clef de l'appartement de cette femme, et dans
trois ou quatre heures elle allait de nouveau être à moi.
On blâme ceux qui se ruinent pour des actrices et des femmes
entretenues ; ce qui m'étonne, c'est qu'ils ne fassent pas pour elles
vingt fois plus de folies. Il faut avoir vécu, comme moi, de cette
vie-là, pour savoir combien les petites vanités de tous les jours
qu'elles donnent à leur amant soudent fortement dans le coeur,
puisque nous n'avons pas d'autre mot, l'amour qu'il a pour elle.
Prudence prit place ensuite dans la loge, et un homme que je
reconnus pour le comte de G… s'assit au fond.
À sa vue, un froid me passa sur le coeur.
Sans doute, Marguerite s'apercevait de l'impression produite
sur moi par la présence de cet homme dans sa loge, car elle me
sourit de nouveau, et tournant le dos au comte, elle parut fort
attentive à la pièce. Au troisième entr'acte, elle se retourna, dit
deux mots ; le comte quitta la loge, et Marguerite me fit signe de
venir la voir.
– Bonsoir ! me dit-elle quand j'entrai, et elle me tendit la
main.
– Bonsoir ! répondis-je en m'adressant à Marguerite et à
Prudence.
– Mais je prends la place de quelqu'un. Est-ce que M. le
comte de G… ne va pas revenir ?
– Si ; je l'ai envoyé me chercher des bonbons pour que nous
puissions causer seuls un instant. Madame Duvernoy est dans la
confidence.
– Oui, mes enfants, dit celle-ci ; mais soyez tranquilles, je ne
dirai rien.
– Qu'avez-vous donc ce soir ? dit Marguerite en se levant et
en venant dans l'ombre de la loge m'embrasser sur le front.
– Je suis un peu souffrant.
– Il faut aller vous coucher, reprit-elle avec cet air ironique si
bien fait pour sa tête fine et spirituelle.
– Où ?
– Chez vous.
– Vous savez bien que je n'y dormirai pas.
– Alors, il ne faut pas venir nous faire la moue ici parce que
vous avez vu un homme dans ma loge.
– Ce n'est pas pour cette raison.
– Si fait, je m'y connais, et vous avez tort ; ainsi ne parlons
plus de cela. Vous viendrez après le spectacle chez Prudence, et
vous y resterez jusqu'à ce que je vous appelle. Entendez-vous ?
– Oui.
Est-ce que je pouvais désobéir ?
– Vous m'aimez toujours ? reprit-elle.
– Vous me le demandez !
– Vous avez pensé à moi ?
– Tout le jour.
– Savez-vous que je crains décidément de devenir amoureuse
de vous ? demandez plutôt à Prudence.
– Ah ! répondit la grosse fille, c'en est assommant.
– Maintenant, vous allez retourner à votre stalle ; le comte va
rentrer, et il est inutile qu'il vous trouve ici.
– Pourquoi ?
– Parce que cela vous est désagréable de le voir.
– Non ; seulement si vous m'aviez dit désirer venir au
Vaudeville ce soir, j'aurais pu vous envoyer cette loge aussi bien
que lui.
– Malheureusement, il me l'a apportée sans que je la lui
demande, en m'offrant de m'accompagner. Vous le savez très
bien, je ne pouvais pas refuser. Tout ce que je pouvais faire, c'était
de vous écrire où j'allais pour que vous me vissiez, et parce que
moi-même j'avais du plaisir à vous revoir plus tôt ; mais, puisque
c'est ainsi que vous me remerciez, je profite de la leçon.
– J'ai tort, pardonnez-moi.
– À la bonne heure, retournez gentiment à votre place, et
surtout ne faites plus le jaloux.
Elle m'embrassa de nouveau, et je sortis.
Dans le couloir, je rencontrai le comte qui revenait.
Je retournai à ma stalle.
Après tout, la présence de M. de G… dans la loge de
Marguerite était la chose la plus simple. Il avait été son amant, il
lui apportait une loge, il l'accompagnait au spectacle, tout cela
était fort naturel, et, du moment où j'avais pour maîtresse une
fille comme Marguerite, il me fallait bien accepter ses habitudes.
Je n'en fus pas moins très malheureux le reste de la soirée, et
j'étais fort triste en m'en allant, après avoir vu Prudence, le comte
et Marguerite monter dans la calèche qui les attendait à la porte.
Et cependant, un quart d'heure après, j'étais chez Prudence.
Elle rentrait à peine.
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