La Dame aux Camélias-Chapitre1
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Publication : 2010-06-24
Lu par Stanley
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Illustration : La Dame aux Camélias d'après portrait de Charles Chaplin
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Musique : Ludwig van Beethoven - Laendler in C Minor Hess 68
Certains droits réservés (licence Creative Commons)
Chapitre I
Mon avis est qu'on ne peut créer des personnages que lorsque
l'on a beaucoup étudié les hommes, comme on ne peut parler une
langue qu'à la condition de l'avoir sérieusement apprise.
N'ayant pas encore l'âge où l'on invente, je me contente de
raconter.
J'engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette
histoire, dont tous les personnages, à l'exception de l'héroïne,
vivent encore.
D'ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits que
je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si mon témoignage
ne suffisait pas. Par une circonstance particulière, seul je pouvais
les écrire, car seul j'ai été le confident des derniers détails sans
lesquels il eût été impossible de faire un récit intéressant et
complet.
Or, voici comment ces détails sont parvenus à ma
connaissance. – Le 12 du mois de mars 1847, je lus, dans la rue
Laffitte, une grande affiche jaune annonçant une vente de
meubles et de riches objets de curiosité. Cette vente avait lieu
après décès. L'affiche ne nommait pas la personne morte, mais la
vente devait se faire rue d'Antin, n° 9, le 16, de midi à cinq heures.
L'affiche portait en outre que l'on pourrait, le 13 et le 14,
visiter l'appartement et les meubles.
J'ai toujours été amateur de curiosités. Je me promis de ne
pas manquer cette occasion, sinon d'en acheter, du moins d'en
voir.
Le lendemain, je me rendis rue d'Antin, n° 9.
Il était de bonne heure, et cependant il y avait déjà dans
l'appartement des visiteurs et même des visiteuses, qui, quoique
vêtues de velours, couvertes de cachemires et attendues à la porte
par leurs élégants coupés, regardaient avec étonnement, avec
admiration même, le luxe qui s'étalait sous leurs yeux.
Plus tard, je compris cette admiration et cet étonnement, car,
m'étant mis aussi à examiner, je reconnus aisément que j'étais
dans l'appartement d'une femme entretenue. Or, s'il y a une chose
que les femmes du monde désirent voir, et il y avait là des
femmes du monde, c'est l'intérieur de ces femmes, dont les
équipages éclaboussent chaque jour le leur, qui ont, comme elles
et à côté d'elles, leur loge à l'Opéra et aux Italiens, et qui étalent, à
Paris, l'insolente opulence de leur beauté, de leurs bijoux et de
leurs scandales.
Celle chez qui je me trouvais était morte : les femmes les plus
vertueuses pouvaient donc pénétrer jusque dans sa chambre. La
mort avait purifié l'air de ce cloaque splendide, et d'ailleurs elles
avaient pour excuse, s'il en était besoin, qu'elles venaient à une
vente sans savoir chez qui elles venaient. Elles avaient lu des
affiches, elles voulaient visiter ce que ces affiches promettaient et
faire leur choix à l'avance ; rien de plus simple ; ce qui ne les
empêchait pas de chercher, au milieu de toutes ces merveilles, les
traces de cette vie de courtisane dont on leur avait fait, sans
doute, de si étranges récits.
Malheureusement les mystères étaient morts avec la déesse,
et, malgré toute leur bonne volonté, ces dames ne surprirent que
ce qui était à vendre depuis le décès, et rien de ce qui se vendait
du vivant de la locataire.
Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes. Le mobilier
était superbe. Meubles de bois de rose et de Boule, vases de
Sèvres et de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle,
rien n'y manquait.
Je me promenai dans l'appartement et je suivis les nobles
curieuses qui m'y avaient précédé. Elles entrèrent dans une
chambre tendue d'étoffe perse, et j'allais y entrer aussi, quand
elles en sortirent presque aussitôt en souriant et comme si elles
eussent eu honte de cette nouvelle curiosité. Je n'en désirai que
plus vivement pénétrer dans cette chambre. C'était le cabinet de
toilette, revêtu de ses plus minutieux détails, dans lesquels
paraissait s'être développée au plus haut point la prodigalité de la
morte.
Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds de
large sur six de long, brillaient tous les trésors d'Aucoc et d'Odiot.
C'était là une magnifique collection, et pas un de ces mille objets,
si nécessaires à la toilette d'une femme comme celle chez qui nous
étions, n'était en autre métal qu'or ou argent. Cependant cette
collection n'avait pu se faire que peu à peu, et ce n'était pas le
même amour qui l'avait complétée.
Moi qui ne m'effarouchais pas à la vue du cabinet de toilette
d'une femme entretenue, je m'amusais à en examiner les détails,
quels qu'ils fussent, et je m'aperçus que tous ces ustensiles
magnifiquement ciselés portaient des initiales variées et des
couronnes différentes.
Je regardais toutes ces choses dont chacune me représentait
une prostitution de la pauvre fille, et je me disais que Dieu avait
été clément pour elle, puisqu'il n'avait pas permis qu'elle en
arrivât au châtiment ordinaire, et qu'il l'avait laissée mourir dans
son luxe et sa beauté, avant la vieillesse, cette première mort des
courtisanes.
En effet, quoi de plus triste à voir que la vieillesse du vice,
surtout chez la femme ? Elle ne renferme aucune dignité et
n'inspire aucun intérêt. Ce repentir éternel, non pas de la
mauvaise route suivie, mais des calculs mal faits et de l'argent
mal employé, est une des plus attristantes choses que l'on puisse
entendre. J'ai connu une ancienne femme galante à qui il ne
restait plus de son passé qu'une fille presque aussi belle que, au
dire de ses contemporains, avait été sa mère. Cette pauvre enfant
à qui sa mère n'avait jamais dit : tu es ma fille, que pour lui
ordonner de nourrir sa vieillesse comme elle-même avait nourri
son enfance, cette pauvre créature se nommait Louise, et,
obéissant à sa mère, elle se livrait sans volonté, sans passion, sans
plaisir, comme elle eût fait un métier si l'on eût songé à lui en
apprendre un.
La vue continuelle de la débauche, une débauche précoce,
alimentée par l'état continuellement maladif de cette fille, avait
éteint en elle l'intelligence du mal et du bien que Dieu lui avait
donnée peut-être, mais qu'il n'était venu à l'idée de personne de
développer.
Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui passait sur les
boulevards presque tous les jours à la même heure. Sa mère
l'accompagnait sans cesse, aussi assidûment qu'une vraie mère
eût accompagné sa vraie fille. J'étais bien jeune alors, et prêt à
accepter pour moi la facile morale de mon siècle. Je me souviens
cependant que la vue de cette surveillance scandaleuse
m'inspirait le mépris et le dégoût.
Joignez à cela que jamais visage de vierge n'eut un pareil
sentiment d'innocence, une pareille expression de souffrance
mélancolique.
On eût dit une figure de la Résignation.
Un jour, le visage de cette fille s'éclaira. Au milieu des
débauches dont sa mère tenait le programme, il sembla à la
pécheresse que Dieu lui permettait un bonheur. Et pourquoi,
après tout, Dieu, qui l'avait faite sans force, l'aurait-il laissée sans
consolation, sous le poids douloureux de sa vie ? Un jour donc,
elle s'aperçut qu'elle était enceinte, et ce qu'il y avait en elle de
chaste encore tressaillit de joie. L'âme a d'étranges refuges.
Louise courut annoncer à sa mère cette nouvelle qui la rendait si
joyeuse. C'est honteux à dire, cependant nous ne faisons pas ici de
l'immoralité à plaisir, nous racontons un fait vrai, que nous
ferions peut-être mieux de taire, si nous ne croyions qu'il faut de
temps en temps révéler les martyres de ces êtres, que l'on
condamne sans les entendre, que l'on méprise sans les juger ;
c'est honteux, disons-nous, mais la mère répondit à sa fille
qu'elles n'avaient déjà pas trop pour deux et qu'elles n'auraient
pas assez pour trois ; que de pareils enfants sont inutiles et
qu'une grossesse est du temps perdu.
Le lendemain, une sage-femme, que nous signalons
seulement comme l'amie de la mère, vint voir Louise, qui resta
quelques jours au lit, et s'en releva plus pâle et plus faible
qu'autrefois.
Trois mois après, un homme se prit de pitié pour elle et
entreprit sa guérison morale et physique ; mais la dernière
secousse avait été trop violente, et Louise mourut des suites de la
fausse couche qu'elle avait faite.
La mère vit encore : comment ? Dieu le sait.
Cette histoire m'était revenue à l'esprit pendant que je
contemplais les nécessaires d'argent, et un certain temps s'était
écoulé, à ce qu'il paraît, dans ces réflexions, car il n'y avait plus
dans l'appartement que moi et un gardien qui, de la porte,
examinait avec attention si je ne dérobais rien.
Je m'approchai de ce brave homme à qui j'inspirais de si
graves inquiétudes.
– Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de la
personne qui demeurait ici ?
– Mademoiselle Marguerite Gautier.
Je connaissais cette fille de nom et de vue.
– Comment ! Dis-je au gardien, Marguerite Gautier est
morte ?
– Oui, monsieur.
– Et quand cela ?
– Il y a trois semaines, je crois.
– Et pourquoi laisse-t-on visiter l'appartement ?
– Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire
monter la vente. Les personnes peuvent voir d'avance l'effet que
font les étoffes et les meubles ; vous comprenez, cela encourage à
acheter.
– Elle avait donc des dettes ?
– Oh ! Monsieur, en quantité.
– Mais la vente les couvrira sans doute ?
– Et au-delà.
– À qui reviendra le surplus, alors ?
– À sa famille.
– Elle a donc une famille ?
– À ce qu'il paraît.
– Merci, monsieur.
Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et je sortis.
– Pauvre fille ! me disais-je en rentrant chez moi, elle a dû
mourir bien tristement, car, dans son monde, on n'a d'amis qu'à
la condition qu'on se portera bien. Et malgré moi je m'apitoyais
sur le sort de Marguerite Gautier.
Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des gens, mais j'ai une
indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne
même pas la peine de discuter cette indulgence.
Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je vis
dans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmes
emmenaient. J'ignore ce qu'avait fait cette fille ; tout ce que je
puis dire, c'est qu'elle pleurait à chaudes larmes en embrassant
un enfant de quelques mois dont son arrestation la séparait.
Depuis ce jour, je n'ai plus su mépriser une femme à première
vue.
Source: http://www.ebooksgratuits.com
Mon avis est qu'on ne peut créer des personnages que lorsque
l'on a beaucoup étudié les hommes, comme on ne peut parler une
langue qu'à la condition de l'avoir sérieusement apprise.
N'ayant pas encore l'âge où l'on invente, je me contente de
raconter.
J'engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette
histoire, dont tous les personnages, à l'exception de l'héroïne,
vivent encore.
D'ailleurs, il y a à Paris des témoins de la plupart des faits que
je recueille ici, et qui pourraient les confirmer, si mon témoignage
ne suffisait pas. Par une circonstance particulière, seul je pouvais
les écrire, car seul j'ai été le confident des derniers détails sans
lesquels il eût été impossible de faire un récit intéressant et
complet.
Or, voici comment ces détails sont parvenus à ma
connaissance. – Le 12 du mois de mars 1847, je lus, dans la rue
Laffitte, une grande affiche jaune annonçant une vente de
meubles et de riches objets de curiosité. Cette vente avait lieu
après décès. L'affiche ne nommait pas la personne morte, mais la
vente devait se faire rue d'Antin, n° 9, le 16, de midi à cinq heures.
L'affiche portait en outre que l'on pourrait, le 13 et le 14,
visiter l'appartement et les meubles.
J'ai toujours été amateur de curiosités. Je me promis de ne
pas manquer cette occasion, sinon d'en acheter, du moins d'en
voir.
Le lendemain, je me rendis rue d'Antin, n° 9.
Il était de bonne heure, et cependant il y avait déjà dans
l'appartement des visiteurs et même des visiteuses, qui, quoique
vêtues de velours, couvertes de cachemires et attendues à la porte
par leurs élégants coupés, regardaient avec étonnement, avec
admiration même, le luxe qui s'étalait sous leurs yeux.
Plus tard, je compris cette admiration et cet étonnement, car,
m'étant mis aussi à examiner, je reconnus aisément que j'étais
dans l'appartement d'une femme entretenue. Or, s'il y a une chose
que les femmes du monde désirent voir, et il y avait là des
femmes du monde, c'est l'intérieur de ces femmes, dont les
équipages éclaboussent chaque jour le leur, qui ont, comme elles
et à côté d'elles, leur loge à l'Opéra et aux Italiens, et qui étalent, à
Paris, l'insolente opulence de leur beauté, de leurs bijoux et de
leurs scandales.
Celle chez qui je me trouvais était morte : les femmes les plus
vertueuses pouvaient donc pénétrer jusque dans sa chambre. La
mort avait purifié l'air de ce cloaque splendide, et d'ailleurs elles
avaient pour excuse, s'il en était besoin, qu'elles venaient à une
vente sans savoir chez qui elles venaient. Elles avaient lu des
affiches, elles voulaient visiter ce que ces affiches promettaient et
faire leur choix à l'avance ; rien de plus simple ; ce qui ne les
empêchait pas de chercher, au milieu de toutes ces merveilles, les
traces de cette vie de courtisane dont on leur avait fait, sans
doute, de si étranges récits.
Malheureusement les mystères étaient morts avec la déesse,
et, malgré toute leur bonne volonté, ces dames ne surprirent que
ce qui était à vendre depuis le décès, et rien de ce qui se vendait
du vivant de la locataire.
Du reste, il y avait de quoi faire des emplettes. Le mobilier
était superbe. Meubles de bois de rose et de Boule, vases de
Sèvres et de Chine, statuettes de Saxe, satin, velours et dentelle,
rien n'y manquait.
Je me promenai dans l'appartement et je suivis les nobles
curieuses qui m'y avaient précédé. Elles entrèrent dans une
chambre tendue d'étoffe perse, et j'allais y entrer aussi, quand
elles en sortirent presque aussitôt en souriant et comme si elles
eussent eu honte de cette nouvelle curiosité. Je n'en désirai que
plus vivement pénétrer dans cette chambre. C'était le cabinet de
toilette, revêtu de ses plus minutieux détails, dans lesquels
paraissait s'être développée au plus haut point la prodigalité de la
morte.
Sur une grande table, adossée au mur, table de trois pieds de
large sur six de long, brillaient tous les trésors d'Aucoc et d'Odiot.
C'était là une magnifique collection, et pas un de ces mille objets,
si nécessaires à la toilette d'une femme comme celle chez qui nous
étions, n'était en autre métal qu'or ou argent. Cependant cette
collection n'avait pu se faire que peu à peu, et ce n'était pas le
même amour qui l'avait complétée.
Moi qui ne m'effarouchais pas à la vue du cabinet de toilette
d'une femme entretenue, je m'amusais à en examiner les détails,
quels qu'ils fussent, et je m'aperçus que tous ces ustensiles
magnifiquement ciselés portaient des initiales variées et des
couronnes différentes.
Je regardais toutes ces choses dont chacune me représentait
une prostitution de la pauvre fille, et je me disais que Dieu avait
été clément pour elle, puisqu'il n'avait pas permis qu'elle en
arrivât au châtiment ordinaire, et qu'il l'avait laissée mourir dans
son luxe et sa beauté, avant la vieillesse, cette première mort des
courtisanes.
En effet, quoi de plus triste à voir que la vieillesse du vice,
surtout chez la femme ? Elle ne renferme aucune dignité et
n'inspire aucun intérêt. Ce repentir éternel, non pas de la
mauvaise route suivie, mais des calculs mal faits et de l'argent
mal employé, est une des plus attristantes choses que l'on puisse
entendre. J'ai connu une ancienne femme galante à qui il ne
restait plus de son passé qu'une fille presque aussi belle que, au
dire de ses contemporains, avait été sa mère. Cette pauvre enfant
à qui sa mère n'avait jamais dit : tu es ma fille, que pour lui
ordonner de nourrir sa vieillesse comme elle-même avait nourri
son enfance, cette pauvre créature se nommait Louise, et,
obéissant à sa mère, elle se livrait sans volonté, sans passion, sans
plaisir, comme elle eût fait un métier si l'on eût songé à lui en
apprendre un.
La vue continuelle de la débauche, une débauche précoce,
alimentée par l'état continuellement maladif de cette fille, avait
éteint en elle l'intelligence du mal et du bien que Dieu lui avait
donnée peut-être, mais qu'il n'était venu à l'idée de personne de
développer.
Je me rappellerai toujours cette jeune fille, qui passait sur les
boulevards presque tous les jours à la même heure. Sa mère
l'accompagnait sans cesse, aussi assidûment qu'une vraie mère
eût accompagné sa vraie fille. J'étais bien jeune alors, et prêt à
accepter pour moi la facile morale de mon siècle. Je me souviens
cependant que la vue de cette surveillance scandaleuse
m'inspirait le mépris et le dégoût.
Joignez à cela que jamais visage de vierge n'eut un pareil
sentiment d'innocence, une pareille expression de souffrance
mélancolique.
On eût dit une figure de la Résignation.
Un jour, le visage de cette fille s'éclaira. Au milieu des
débauches dont sa mère tenait le programme, il sembla à la
pécheresse que Dieu lui permettait un bonheur. Et pourquoi,
après tout, Dieu, qui l'avait faite sans force, l'aurait-il laissée sans
consolation, sous le poids douloureux de sa vie ? Un jour donc,
elle s'aperçut qu'elle était enceinte, et ce qu'il y avait en elle de
chaste encore tressaillit de joie. L'âme a d'étranges refuges.
Louise courut annoncer à sa mère cette nouvelle qui la rendait si
joyeuse. C'est honteux à dire, cependant nous ne faisons pas ici de
l'immoralité à plaisir, nous racontons un fait vrai, que nous
ferions peut-être mieux de taire, si nous ne croyions qu'il faut de
temps en temps révéler les martyres de ces êtres, que l'on
condamne sans les entendre, que l'on méprise sans les juger ;
c'est honteux, disons-nous, mais la mère répondit à sa fille
qu'elles n'avaient déjà pas trop pour deux et qu'elles n'auraient
pas assez pour trois ; que de pareils enfants sont inutiles et
qu'une grossesse est du temps perdu.
Le lendemain, une sage-femme, que nous signalons
seulement comme l'amie de la mère, vint voir Louise, qui resta
quelques jours au lit, et s'en releva plus pâle et plus faible
qu'autrefois.
Trois mois après, un homme se prit de pitié pour elle et
entreprit sa guérison morale et physique ; mais la dernière
secousse avait été trop violente, et Louise mourut des suites de la
fausse couche qu'elle avait faite.
La mère vit encore : comment ? Dieu le sait.
Cette histoire m'était revenue à l'esprit pendant que je
contemplais les nécessaires d'argent, et un certain temps s'était
écoulé, à ce qu'il paraît, dans ces réflexions, car il n'y avait plus
dans l'appartement que moi et un gardien qui, de la porte,
examinait avec attention si je ne dérobais rien.
Je m'approchai de ce brave homme à qui j'inspirais de si
graves inquiétudes.
– Monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire le nom de la
personne qui demeurait ici ?
– Mademoiselle Marguerite Gautier.
Je connaissais cette fille de nom et de vue.
– Comment ! Dis-je au gardien, Marguerite Gautier est
morte ?
– Oui, monsieur.
– Et quand cela ?
– Il y a trois semaines, je crois.
– Et pourquoi laisse-t-on visiter l'appartement ?
– Les créanciers ont pensé que cela ne pouvait que faire
monter la vente. Les personnes peuvent voir d'avance l'effet que
font les étoffes et les meubles ; vous comprenez, cela encourage à
acheter.
– Elle avait donc des dettes ?
– Oh ! Monsieur, en quantité.
– Mais la vente les couvrira sans doute ?
– Et au-delà.
– À qui reviendra le surplus, alors ?
– À sa famille.
– Elle a donc une famille ?
– À ce qu'il paraît.
– Merci, monsieur.
Le gardien, rassuré sur mes intentions, me salua, et je sortis.
– Pauvre fille ! me disais-je en rentrant chez moi, elle a dû
mourir bien tristement, car, dans son monde, on n'a d'amis qu'à
la condition qu'on se portera bien. Et malgré moi je m'apitoyais
sur le sort de Marguerite Gautier.
Cela paraîtra peut-être ridicule à bien des gens, mais j'ai une
indulgence inépuisable pour les courtisanes, et je ne me donne
même pas la peine de discuter cette indulgence.
Un jour, en allant prendre un passeport à la préfecture, je vis
dans une des rues adjacentes une fille que deux gendarmes
emmenaient. J'ignore ce qu'avait fait cette fille ; tout ce que je
puis dire, c'est qu'elle pleurait à chaudes larmes en embrassant
un enfant de quelques mois dont son arrestation la séparait.
Depuis ce jour, je n'ai plus su mépriser une femme à première
vue.
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