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BUG-JARGAL CHAP40-44

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Texte ou Biographie de l'auteur

XL


J'ignore, messieurs, pourquoi je vous expose ces idées. Ce ne sont point de celles que l'on comprend ni que l'on fait comprendre. Il faut les avoir senties. Je les ai éprouvées. C'était l'état de mon âme au moment ou les gardes de Biassou me remirent aux nègres du Morne-Rouge. Il me semblait que c'étaient des spectres qui me livraient à des spectres, et sans opposer de résistance je me laissai lier par la ceinture au tronc d'un arbre. Ils m'apportèrent quelques patates cuites dans l'eau, que je mangeai par cette sorte d'instinct machinal que la bonté de Dieu laisse à l'homme au milieu des préoccupations de l'esprit.

Cependant la nuit était venue ; mes gardiens se retirèrent dans leurs ajoupas, et six d'entre eux seulement restèrent près de moi, assis ou couchés devant un grand feu qu'ils avaient allumé pour se préserver du froid nocturne. Au bout de quelques instants. tous s'endormirent profondément.

L'accablement physique dans lequel je me trouvais alors ne contribuait pas peu aux vagues rêveries qui égaraient ma pensée. Je me rappelais les jours sereins et toujours les mêmes que, peu de semaines auparavant, je passais encore près de Marie, sans même entrevoir dans l'avenir une autre possibilité que celle d'un bonheur éternel. Je les comparais à la journée qui venait de s'écouler, journée où tant de choses étranges s'étaient déroulées devant moi, comme pour me faire douter de leur existence, où ma vie avait été trois fois condamnée, et n'avait pas été sauvée. Je méditais sur mon avenir présent, qui ne se composait plus que d'un lendemain, et ne m'offrait plus d'autre certitude que le malheur et la mort, heureusement prochaine. Il me semblait lutter contre un cauchemar affreux. Je me demandais s'il était possible que tout ce qui s'était passé, que ce qui m'entourait fût le camp du sanguinaire Biassou, que Marie fût pour jamais perdue pour moi, et que ce prisonnier gardé par six barbares, garrotté et voué à une mort certaine, ce prisonnier que me montrait la lueur d'un feu de brigands, fût bien moi. Et, malgré tous mes efforts pour fuir l'obsession d'une pensée bien plus déchirante encore, mon coeur revenait a Marie. Je m'interrogeais avec angoisse sur son sort ; je me roidissais dans mes liens comme pour voler à son secours, espérant toujours que le rêve horrible se dissiperait, et que Dieu n'aurait pas voulu faire entrer toutes les horreurs sur lesquelles je n'osais m'arrêter dans la destinée de l'ange qu'il m'avait donnée pour épouse. L'enchaînement douloureux de mes idées ramenait alors Pierrot devant moi, et la rage me rendait presque insensé ; les artères de mon front me semblaient prêtes à se rompre ; je me haïssais, je me maudissais, je me méprisais pour avoir un moment uni mon amitié pour Pierrot à mon amour pour Marie ; et, sans chercher à m'expliquer quel motif avait pu le pousser à se jeter lui-même dans les eaux de la Grande-Rivière, je pleurais de ne point l'avoir tué. Il était mort ! j'allais mourir ; et la seule chose que je regrettasse de sa vie et de la mienne, c'était ma vengeance.

Toutes ces émotions m'agitaient au milieu d'un demi-sommeil dans lequel l'épuisement m'avait plongé. Je ne sais combien de temps il dura ; mais j'en fus soudainement arraché par le retentissement d'une voix mâle qui chantait distinctement, mais de loin : Yo que soy contrabandista. J'ouvris les yeux en tressaillant ; tout était noir, les nègres dormaient, le feu mourait. Je n'entendais plus rien ; je pensai que cette voix était une illusion du sommeil, et mes paupières alourdies se refermèrent. Je les ouvris une seconde fois précipitamment ; la voix avait recommencé, et chantait avec tristesse et de plus près ce couplet d'une romance espagnole :

En los campos de Ocaña,

Prisonero cai ;

Me llevan à Cotadilla ;

Desdichado fui ! [ Dans les champs d'Ocaña,/ Je tombai prisonnier ;/ Ils m'emmenèrent à Cotadilla ;/ Je fus malheureux. ]

Cette fois, il n'y avait plus de rêve. C'était la voix de Pierrot ! Un moment après, elle s'éleva encore dans l'ombre et le silence, et fit entendre pour la deuxième fois, presque à mon oreille, l'air connu : Yo que soi contrabandista. Un dogue vint joyeusement se rouler à mes pieds, c'était Rask. Je levai les yeux. Un noir était devant moi, et la lueur du foyer projetait à côté du chien son ombre colossale ; c'était Pierrot. La vengeance me transporta ; la surprise me rendit immobile et muet. Je ne dormais pas. Les morts revenaient donc ! Ce n'était plus un songe, mais une apparition. Je me détournai avec horreur. A cette vue, sa tête tomba sur sa poitrine.

- Frère, murmura-t-il à voix basse, tu m'avais promis de ne jamais douter de moi quand tu m'entendrais chanter cet air ; frère, dis, as-tu oublié ta promesse ?

La colère me rendit la parole.

- Monstre ! m'écriai-je, je te retrouve donc enfin ; bourreau, assassin de mon oncle, ravisseur de Marie, oses-tu m'appeler ton frère ? Tiens, ne m'approche pas !

J'oubliais que j'étais attaché de manière à ne pouvoir faire presque aucun mouvement. J'abaissai comme involontairement les yeux sur mon côté pour y chercher mon épée. Cette intention visible le frappa. Il prit un air ému, mais doux.

- Non, dit-il, non, je n'approcherai pas. Tu es malheureux, je te plains ; toi, tu ne me plains pas, quoique je sois plus malheureux que toi.

Je haussai les épaules. Il comprit ce reproche muet. Il me regarda d'un air rêveur.

- Oui, tu as beaucoup perdu ; mais, crois-moi, j'ai perdu plus que toi.

Cependant ce bruit de voix avait réveillé les six nègres qui me gardaient. Apercevant un étranger, ils se levèrent précipitamment en saisissant leurs armes ; mais dès que leurs regards se furent arrêtés sur Pierrot, ils poussèrent un cri de surprise et de joie, et tombèrent prosternés en battant la terre de leurs fronts.

Mais les respects que ces nègres rendaient à Pierrot, les caresses que Rask portait alternativement de son maître à moi, en me regardant avec inquiétude, comme étonné de mon froid accueil, rien ne faisait impression sur moi en ce moment. J'étais tout entier à l'émotion de ma rage, rendue impuissante par les liens qui me chargeaient.

- Oh ! m'écriai-je enfin, en pleurant de fureur sous les entraves qui me retenaient, oh ! que je suis malheureux ! Je regrettais que ce misérable se fût fait justice à lui-même ; je le croyais mort, et je me désolais pour ma vengeance. Et maintenant le voilà qui vient me narguer lui-même ; il est là, vivant, sous mes yeux, et je ne puis jouir du bonheur de le poignarder ! Oh ! qui me délivrera de ces exécrables noeuds ?

Pierrot se retourna vers les nègres, toujours en adoration devant lui.

- Camarades, dit-il, détachez le prisonnier !


XLI


Il fut promptement obéi. Mes six gardiens coupèrent avec empressement les cordes qui m'entouraient. Je me levai debout et libre, mais je restai immobile ; l'étonnement m'enchaînait à son tour.

- Ce n'est pas tout, reprit alors Pierrot ; et, arrachant le poignard de l'un de ses nègres, il me le présenta en disant : - Tu peux te satisfaire. A Dieu ne plaise que je te dispute le droit de disposer de ma vie ! Tu l'as sauvée trois fois ; elle est bien à toi maintenant ; frappe, si tu veux frapper.

Il n'y avait ni reproche ni amertume dans sa voix. Il n'était que triste et résigné.

Cette voie inattendue ouverte à ma vengeance par celui même qu'elle brûlait d'atteindre avait quelque chose de trop étrange et de trop facile. Je sentis que toute ma haine pour Pierrot, tout mon amour pour Marie ne suffisaient pas pour me porter à un assassinat ; d'ailleurs quelles que fussent les apparences, une voix me criait au fond du coeur qu'un ennemi et un coupable ne vient pas de cette manière au-devant de la vengeance et du châtiment. Vous le dirai-je enfin ? il y avait dans le prestige impérieux dont cet être extraordinaire était environné quelque chose qui me subjuguait moi- même malgré moi dans ce moment. Je repoussai le poignard.

- Malheureux ! lui dis-je, je veux bien te tuer dans un combat, mais non t'assassiner. Défends-toi !

- Que je me défende ! répondit-il étonné ! et contre qui ?


- Contre moi !

Il fit un geste de stupeur.

- Contre toi ! C'est la seule chose pour laquelle je ne puisse t'obéir. Vois-tu Rask ? je puis bien l'égorger, il se laissera faire ; mais je ne saurais le contraindre à lutter contre moi, il ne me comprendrait point. Je ne te comprends pas ; je suis Rask pour toi.

Il ajouta après un silence :

- Je vois la haine dans tes yeux, comme tu l'as pu voir un jour dans les miens. Je sais que tu as éprouvé bien des malheurs, ton oncle massacré, tes champs incendiés, tes amis égorgés ; on a saccagé tes maisons, dévasté ton héritage ; mais ce n'est pas moi, ce sont les miens. Ecoute, je t'ai dit un jour que les tiens m'avaient fait bien du mal ; tu m'as répondu que ce n'était pas toi ; qu'ai-je fait alors ?

Son visage s'éclaircit ; il s'attendait à me voir tomber dans ses bras. Je le regardai d'un air farouche.

- Tu désavoues tout ce que m'ont fait les tiens, lui dis-je avec l'accent de la fureur, et tu ne parles pas de ce que tu m'as fait, toi !

- Quoi donc ? demanda-t-il.

Je m'approchai violemment de lui, et ma voix devint un tonnerre :

- Où est Marie ? qu'as-tu fait de Marie ?

A ce nom, un nuage passa sur son front ; il parut un moment embarrassé. Enfin, rompant le silence :


- Maria ! répondit-il. Oui, tu as raison... Mais trop d'oreilles nous écoutent.

Son embarras, ces mots : Tu as raison, rallumèrent un enfer dans mon coeur. Je crus voir qu'il éludait ma question. En ce moment il me regarda avec son visage ouvert, et me dit avec une émotion profonde :

- Ne me soupçonne pas, je t'en conjure. Je te dirai tout cela ailleurs. Tiens, aime-moi comme je t'aime, avec confiance.

Il s'arrêta un instant pour observer l'effet de ses paroles, et ajouta avec attendrissement :

- Puis-je t'appeler frère ?

Mais ma colère jalouse avait repris toute sa violence, et ces paroles tendres, qui me parurent hypocrites, ne firent que l'exaspérer.

- Oses-tu bien me rappeler ce temps ? m'écriai-je, misérable ingrat !

Il m'interrompit. De grosses larmes brillaient dans ses yeux.

- Ce n'est pas moi qui suis ingrat !

- Eh bien, parle ! repris-je avec emportement. Qu'as-tu fait de Marie ?

- Ailleurs, ailleurs ! me répondit-il. Ici nos oreilles n'entendent pas seules ce que nous disons. Au reste, tu ne me croirais pas sans doute sur parole, et puis le temps presse. Voilà qu'il fait jour, et il faut que je te tire d'ici. Ecoute, tout est fini, puisque tu doutes de moi, et tu feras aussi bien de m'achever avec un poignard ; mais attends encore un peu avant d'exécuter ce que tu appelles ta vengeance ; je dois d'abord te délivrer. Viens avec moi trouver Biassou.

Cette manière d'agir et de parler cachait un mystère que je ne pouvais comprendre. Malgré toutes mes préventions contre cet homme, sa voix faisait toujours vibrer une corde dans mon coeur. En l'écoutant, je ne sais quelle puissance me dominait. Je me surprenais balançant entre la vengeance et la pitié, la défiance et un aveugle abandon. Je le suivis.


XLII


Nous sortîmes du quartier des nègres du Morne-Rouge. Je m'étonnais de marcher libre dans ce camp barbare où la veille chaque brigand semblait avoir soif de mon sang. Loin de chercher à nous arrêter, les noirs et les mulâtres se prosternaient sur notre passage avec des exclamations de surprise, de joie et de respect. J'ignorais quel rang Pierrot occupait dans l'armée des révoltés ; mais je me rappelais l'empire qu'il exerçait sur ses compagnons d'esclavage, et je m'expliquais sans peine l'importance dont il paraissait jouir parmi ses camarades de rébellion.

Arrivés à la ligne de gardes qui veillait devant la grotte de Biassou, le mulâtre Candi, leur chef, vint à nous, nous demandant de loin, avec menaces, pourquoi nous osions avancer si près du général ; mais quand il fut à portée de voir distinctement les traits de Pierrot, il ôta subitement sa montera brodée en or, et, comme terrifié de sa propre audace, il s'inclina jusqu'à terre, et nous introduisit près de Biassou, en balbutiant mille excuses, auxquelles Pierrot ne répondit que par un geste de dédain.

Le respect des simples soldats nègres pour Pierrot ne m'avait pas étonné ; mais en voyant Candi, l'un de leurs principaux officiers, s'humilier ainsi devant l'esclave de mon oncle, je commençai à me demander quel pouvait être cet homme dont l'autorité semblait si grande. Ce fut bien autre chose quand je vis le généralissime, qui était seul au moment où nous entrâmes, et mangeait tranquillement un calalou, se lever précipitamment à l'aspect de Pierrot, et, dissimulant une surprise inquiète et un violent dépit sous des apparences de profond respect, s'incliner humblement devant mon compagnon, et lui offrir son propre trône d'acajou. Pierrot refusa.

- Jean Biassou, dit-il, je ne suis pas venu vous prendre votre place, mais simplement vous demander une grâce.

- Alteza, répondit Biassou en redoublant ses salutations, vous savez que vous pouvez disposer de tout ce qui dépend de Jean Biassou, de tout ce qui appartient à Jean Biassou, et de Jean Biassou lui-même.

Ce titre d'alteza, qui équivaut à celui d'altesse ou de hautesse, donné à Pierrot par Biassou, accrut encore mon étonnement.

- Je n'en veux pas tant, reprit vivement Pierrot ; je ne vous demande que la vie et la liberté de ce prisonnier.

Il me désignait de la main. Biassou parut un moment interdit ; cet embarras fut court.

- Vous désolez votre serviteur, alteza ; vous exigez de lui bien plus qu'il ne peut vous accorder, à son grand regret. Ce prisonnier n'est point Jean Biassou, n'appartient pas à Jean Biassou, et ne dépend pas de Jean Biassou.

- Que voulez-vous dire ? demanda Pierrot sévèrement. De qui dépend-il donc ? Y a-t-il un autre pouvoir que vous ?

- Hélas oui ! alteza.

- Et lequel ?

- Mon armée.

L'air caressant et rusé avec lequel Biassou éludait les questions hautaines et franches de Pierrot annonçait qu'il était déterminé à n'accorder à l'autre que les respects auxquels il paraissait obligé.

- Comment ! s'écria Pierrot, votre armée ! Et ne la commandez-vous pas ?

Biassou, conservant son avantage, sans quitter pourtant son attitude d'infériorité, répondit avec une apparence de sincérité :

- Sù alteza pense-t-elle que l'on puisse réellement commander à des hommes qui ne se révoltent que pour ne pas obéir ?

J'attachais trop peu de prix à la vie pour rompre le silence ; mais ce que j'avais vu la veille de l'autorité illimitée de Biassou sur ses bandes aurait pu me fournir l'occasion de le démentir et de montrer à nu sa duplicité. Pierrot lui répliqua :

- Eh bien ! si vous ne savez pas commander à votre armée, et si vos soldats sont vos chefs, quels motifs de haine peuvent-ils avoir contre ce prisonnier ?

- Boukmann vient d'être tué par les troupes du gouvernement, dit Biassou, en composant tristement son visage féroce et railleur ; les miens ont résolu de venger sur ce blanc la mort du chef des nègres marrons de la Jamaïque ; ils veulent opposer trophée à trophée, et que la tête de ce jeune officier serve de contrepoids à la tête de Boukmann dans la balance où le bon Giu pèse les deux partis.

- Comment avez-vous pu, dit Pierrot, adhérer à ces horribles représailles ? Ecoutez-moi, Jean Biassou ; ce sont ces cruautés qui perdront notre juste cause. Prisonnier au camp des blancs, d'où j'ai réussi à m'échapper, j'ignorais la mort de Boukmann, que vous m'apprenez. C'est un juste châtiment du ciel pour ses crimes. Je vais vous apprendre une autre nouvelle ; Jeannot, ce même chef de noirs, qui avait servi de guide aux blancs pour les attirer dans l'embuscade de Dompte-Mulâtre, Jeannot vient aussi de mourir. Vous savez, ne m'interrompez pas, Biassou, qu'il rivalisait d'atrocité avec Boukmann et vous ; or, faites attention à ceci, ce n'est point la foudre du ciel, ce ne sont point les blancs qui l'ont frappé, c'est Jean-François lui-même qui a fait cet acte de justice.

Biassou, qui écoutait avec un sombre respect, fit une exclamation de surprise. En ce moment Rigaud entra, salua profondément Pierrot, et parla bas à l'oreille du généralissime. On entendait au-dehors une grande agitation dans le camp. Pierrot continuait :

- ... Oui. Jean-François, qui n'a d'autre défaut qu'un luxe funeste, et l'étalage ridicule de cette voiture à six chevaux qui le mène chaque jour de son camp à la messe du curé de la Grande-Rivière. Jean-François a puni les fureurs de Jeannot. Malgré les lâches prières du brigand, quoique à son dernier moment il se soit cramponné au curé de la Marmelade, chargé de l'exhorter, avec tant de terreur qu'on a dû l'arracher de force, le monstre a été fusillé hier, au pied même de l'arbre armé de crochets de fer auxquels il suspendait ses victimes vivantes. Biassou, méditez cet exemple !

Pourquoi ces massacres qui contraignent les blancs à la férocité ? Pourquoi encore user de jongleries afin d'exciter la fureur de nos malheureux camarades, déjà trop exaspérés ? Il y a au Trou-Coffi un charlatan mulâtre, nommé Romaine-la- Prophétesse, qui fanatise une bande de noirs ; il profane la sainte messe ; il leur persuade qu'il est en rapport avec la Vierge, dont il écoute les prétendus oracles en mettant sa tête dans le tabernacle ; et il pousse ses camarades au meurtre et au pillage, au nom de Marie !

Il y avait peut-être une expression plus tendre encore que la vénération religieuse dans la manière dont Pierrot prononça ce nom. Je ne sais comment cela se fit, mais je m'en sentis offensé et irrité.

-... Eh bien ! poursuivit l'esclave, vous avez dans votre camp je ne sais quel obi, je ne sais quel jongleur comme ce Romaine-la-Prophétesse !

Je n'ignore point qu'ayant à conduire une armée composée d'hommes de tous pays, de toutes familles, de toutes couleurs, un lien commun vous est nécessaire, mais ne pouvez-vous le trouver autre part que dans un fanatisme féroce et des superstitions ridicules ? Croyez-moi, Biassou, les blancs sont moins cruels que nous. J'ai vu beaucoup de planteurs défendre les jours de leur esclave ; je n'ignore pas que, pour plusieurs d'entre eux, ce n'était pas sauver la vie d'un homme, mais une somme d'argent ; du moins leur intérêt leur donnait une vertu. Ne soyons pas moins cléments qu'eux, c'est aussi notre intérêt. Notre cause sera-t-elle plus sainte et plus juste quand nous aurons exterminé des femmes, égorgé des enfants, torturé des vieillards, brûlé des colons dans leurs maisons ? Ce sont là pourtant nos exploits de chaque jour. Faut-il, répondez, Biassou, que le seul vestige de notre passage soit toujours une trace de sang ou une trace de feu ?

Il se tut. L'éclat de son regard, l'accent de sa voix donnaient à ses paroles une force de conviction et d'autorité impossible à reproduire. Comme un renard pris par un lion, l'oeil obliquement baissé de Biassou semblait chercher par quelle ruse il pourrait échapper à tant de puissance. Pendant qu'il méditait, le chef de la bande des Cayes, ce même Rigaud qui la veille avait vu d'un front tranquille tant d'horreurs se commettre devant lui, paraissait s'indigner des attentats dont Pierrot avait tracé le tableau, et s'écriait avec une hypocrite consternation :

- Eh ! mon bon Dieu, qu'est-ce que c'est qu'un peuple en fureur !


XLIII


Cependant la rumeur extérieure s'accroissait et paraissait inquiéter Biassou. J'ai appris plus tard que cette rumeur provenait des nègres du Morne-Rouge, qui parcouraient le camp en annonçant le retour de mon libérateur, et exprimaient l'intention de le seconder, quel que fût le motif pour lequel il s'était rendu près de Biassou. Rigaud venait d'informer le généralissime de cette circonstance ; et c'est la crainte d'une scission funeste qui détermina le chef rusé à l'espèce de concession qu'il fit aux désirs de Pierrot.

- Alteza, dit-il avec un air de dépit, si nous sommes sévères pour les blancs, vous êtes sévère pour nous. Vous avez tort de m'accuser de la violence du torrent ; il m'entraîne. Mais enfin que podria hacer ahora [ Que pourrais-je faire maintenant ? ] qui vous fût agréable ?

- Je vous l'ai déjà dit, señor Biassou, répondit Pierrot ; laissez-moi emmener ce prisonnier.

Biassou demeura un moment pensif, puis s'écria, donnant à l'expression de ses traits le plus de franchise qu'il put :

- Allons, alteza, je veux vous prouver quel est mon désir de vous plaire. Permettez-moi seulement de dire deux mots en secret au prisonnier ; il sera libre ensuite de vous suivre.

- Vraiment ! qu'à cela ne tienne, répondit Pierrot.

Et son visage, jusqu'alors fier et mécontent, rayonnait de joie. Il s'éloigna de quelques pas.

Biassou m'entraîna dans un coin de la grotte et me dit à voix basse :

- Je ne puis t'accorder la vie qu'à une condition ; tu la connais, y souscris-tu ?

Il me montrait la dépêche de Jean-François. Un consentement m'eût paru une bassesse.

- Non, lui dis-je.

- Ah ! reprit-il avec son ricanement. Toujours aussi décidé ! Tu comptes donc beaucoup sur ton protecteur ? Sais-tu qui il est ?

- Oui, lui répliquai-je vivement ; c'est un monstre comme toi, seulement plus hypocrite encore !

Il se redressa avec étonnement ; et, cherchant à deviner dans mes yeux si je parlais sérieusement :

- Comment ! dit-il, tu ne le connais donc pas ?

Je répondis avec dédain :

- Je ne reconnais en lui qu'un esclave de mon oncle, nommé Pierrot.

Biassou se remit à ricaner.

- Ha ! ha ! voilà qui est singulier ! Il demande ta vie et ta liberté, et tu l'appelles « un monstre comme moi » !

- Que m'importe ? répondis-je. Si j'obtenais un moment de liberté, ce ne serait pas pour lui demander ma vie, mais la sienne !

- Qu'est-ce que cela ? dit Biassou. Tu parais pourtant parler comme tu penses, et je ne suppose pas que tu veuilles plaisanter avec ta vie. Il y a là-dessous quelque chose que je ne comprends pas. Tu es protégé par un homme que tu hais ; il plaide pour ta vie, et tu veux sa mort ! Au reste, cela m'est égal, à moi. Tu désires un moment de liberté, c'est la seule chose que je puisse t'accorder. Je te laisserai libre de le suivre ; donne-moi seulement d'abord ta parole d'honneur de venir te remettre dans mes mains deux heures avant le coucher du soleil. - Tu es français, n'est-ce pas ?

Vous le dirai-je, messieurs ? la vie m'était à charge ; je répugnais d'ailleurs à la recevoir de ce Pierrot, que tant d'apparences désignaient à ma haine ; je ne sais pas si même il n'entra pas dans ma résolution la certitude que Biassou, qui ne lâchait pas aisément une proie, ne consentirait jamais à ma délivrance ; je ne désirais réellement que quelques heures de liberté pour achever, avant de mourir, d'éclaircir le sort de ma bien-aimée Marie et le mien. La parole que Biassou, confiant en l'honneur français, me demandait était un moyen sûr et facile d'obtenir encore un jour ; je la donnai.

Après m'avoir lié de la sorte, le chef se rapprocha de Pierrot.

- Alteza, dit-il d'un ton obséquieux, le prisonnier blanc est à vos ordres ; vous pouvez l'emmener ; il est libre de vous accompagner.

Je n'avais jamais vu autant de bonheur dans les yeux de Pierrot.

- Merci, Biassou ! s'écria-t-il en lui tendant la main, merci ! Tu viens de me rendre un service qui te fait maître désormais de tout exiger de moi ! Continue à disposer de mes frères du Morne-Rouge jusqu'à mon retour.

Il se tourna vers moi.

- Puisque tu es libre, dit-il, viens !

Et il m'entraîna avec une énergie singulière.

Biassou nous regarda sortir d'un air étonné, qui perçait même à travers les démonstrations de respect dont il accompagna le départ de Pierrot.


XLIV


Il me tardait d'être seul avec Pierrot. Son trouble quand je l'avais questionné sur le sort de Marie, l'insolente tendresse avec laquelle il osait prononcer son nom, avaient encore enraciné les sentiments d'exécration et de jalousie qui germèrent en mon coeur au moment où je le vis enlever à travers l'incendie du fort Galifet celle que je pouvais à peine appeler mon épouse. Que m'importait, après cela, les reproches généreux qu'il avait adressés devant moi au sanguinaire Biassou, les soins qu'il avait pris de ma vie, et même cette empreinte extraordinaire qui marquait toutes ses paroles et toutes ses actions ? Que m'importait ce mystère qui semblait l'envelopper ; qui le faisait apparaître vivant à mes yeux quand je croyais avoir assisté à sa mort ; qui me le montrait captif chez les blancs quand je l'avais vu s'ensevelir dans la Grande-Rivière ; qui changeait l'esclave en altesse, le prisonnier en libérateur ? De toutes ces choses incompréhensibles, la seule qui fût claire pour moi, c'était le rapt odieux de Marie, un outrage à venger, un crime à punir. Ce qui s'était déjà passé d'étrange sous mes yeux suffisait à peine pour me faire suspendre mon jugement, et j'attendais avec impatience l'instant où je pourrais contraindre mon rival a s'expliquer. Ce moment vint enfin.

Nous avions traversé les triples haies de noirs prosternés sur notre passage, et s'écriant avec surprise : Miraculo ! ya no esta prisonero ! [ Miracle ! Il n'est déjà plus prisonnier ! ] J'ignore si c'est de moi ou de Pierrot qu'ils voulaient parler. Nous avions franchi les dernières limites du camp ; nous avions perdu de vue derrière les arbres et les rochers les dernières vedettes de Biassou ; Rask, joyeux, nous devançait, puis revenait à nous ; Pierrot marchait avec rapidité ; je l'arrêtai brusquement.

- Ecoute, lui dis-je, il est inutile d'aller plus loin. Les oreilles que tu craignais ne peuvent plus nous entendre ; parle, qu'as-tu fait de Marie ?

Une émotion concentrée faisait haleter ma voix. Il me regarda avec douceur.

- Toujours ! me répondit-il.

- Oui, toujours ! m'écriai-je furieux, toujours ! Je te ferai cette question jusqu'à ton dernier souffle, jusqu'à mon dernier soupir. Où est Marie ?

- Rien ne peut donc dissiper tes doutes sur ma foi ! - Tu le sauras bientôt.

- Bientôt, monstre ! répliquai-je. C'est maintenant que je veux le savoir. Où est Marie ? où est Marie ? entends-tu ? Réponds, ou échange ta vie contre la mienne ! Défends-toi !

- Je t'ai déjà dit, reprit-il avec tristesse, que cela ne se pouvait pas. Le torrent ne lutte pas contre sa source ; ma vie, que tu as sauvée trois fois, ne peut combattre contre ta vie. Je le voudrais d'ailleurs, que la chose serait encore impossible. Nous n'avons qu'un poignard pour nous deux.

En parlant ainsi il tira un poignard de sa ceinture et me le présenta. - Tiens, dit-il.

J'étais hors de moi. Je saisis le poignard et le fis briller sur sa poitrine. Il ne songeait pas à s'y soustraire.

- Misérable, lui dis-je, ne me force point à un assassinat. Je te plonge cette lame dans le coeur, si tu ne me dis pas où est ma femme à l'instant.

Il me répondit sans colère :

- Tu es le maître. Mais, je t'en prie à mains jointes, laisse-moi encore une heure de vie, et suis-moi. Tu doutes de celui qui te doit trois vies, de celui que tu nommais ton frère ; mais, écoute, si dans une heure tu en doutes encore, tu seras libre de me tuer. Il sera toujours temps. Tu vois bien que je ne veux pas te résister. Je t'en conjure au nom même de Maria... Il ajouta péniblement : - De ta femme. - Encore une heure ; et si je te supplie ainsi, va, ce n'est pas pour moi, c'est pour toi !

Son accent avait une expression ineffable de persuasion et de douleur. Quelque chose sembla m'avertir qu'il disait peut-être vrai, que l'intérêt seul de sa vie ne suffirait pas pour donner à sa voix cette tendresse pénétrante, cette suppliante douceur, et qu'il plaidait pour plus que lui-même. Je cédai encore une fois à cet ascendant secret qu'il exerçait sur moi, et qu'en ce moment je rougissais de m'avouer.

- Allons, dis-je, je t'accorde ce sursis d'une heure ; je te suivrai. Je voulus lui rendre le poignard.

- Non, répondit-il, garde-le, tu te défies de moi. Mais viens, ne perdons pas de temps.



Source: InLibroVeritas

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