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LE RETOUR D'IMRAY

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Texte ou Biographie de l'auteur

Le Retour d’Imray


Imray avait fait une chose étrange : il avait disparu du monde, c’est-à-dire de la petite station indoue qu’il habitait. Il était jeune, il débutait dans sa carrière ; on ne lui connaissait aucun chagrin, et personne n’avait été prévenu. La veille encore, tous l’avaient vu heureux, bien portant; à son club, on l’avait rencontré circulant autour des billards. Le lendemain, plus d’Imray !

Qu’était-il devenu ? On ne put le savoir ; toutes les recherches furent vaines. Sa place restait vide : il n’était pas arrivé à son bureau à l’heure habituelle ; il n’avait pas conduit son dog-cart sur les routes.

Comme sa disparition gênait à un degré microscopique l’administration de l’Empire des Indes, l’Empire des Indes s’arrêta un instant microscopique pour découvrir le sort d’Imray. Des étangs furent dragués, des puits sondés ; des télégrammes envoyés aux stations de chemins de fer, au port de mer le plus voisin, — distant de douze cents milles : — Imray n’était au bout ni des cordes ni des fils. Il avait disparu et sa place était vide.

Enfin le travail du grand Empire des Indes recommença, parce qu’il ne pouvait s’attarder. Après avoir été un homme, Imray devint un mystère, — une de ces choses dont on parle au club pendant un mois, et qu’ensuite on oublie complètement. — Ses fusils, ses chevaux et ses voitures furent vendus. Un officier supérieur écrivit en Angleterre une lettre absurde à la mère d’Imray pour lui dire que son fils avait disparu sans qu’on sût comment. Le bungalow d’Imray était inhabité.

Trois ou quatre mois de la terrible saison chaude étant écoulés, mon ami Strickland, de la police, loua au propriétaire le bungalow abandonné. Il faisait alors des recherches chez les indigènes. Strickland vivait en original, et on se plaignait fort de ses manières et de ses habitudes. Il y avait toujours de quoi manger chez lui, mais jamais d’heures fixes pour les repas. Strickland mangeait debout ce qu’il trouvait dans le buffet, régime peu sain pour l’estomac humain. Six carabines, trois fusils, cinq selles et une collection de cannes à pêche, droites, plus grandes et plus fortes que les plus grandes et les plus fortes qu’on emploie pour le saumon, voilà son mobilier, qui remplissait une moitié du bungalow ; l’autre était occupée par Strickland lui-même et sa chienne Tietjens. Tietjens, un animal énorme de Rampur, aboyait au commandement et dévorait tous les jours la ration de deux hommes. Elle parlait à Strickland une langue personnelle. Si, dans sa promenade, elle entrevoyait des choses capables de troubler la paix de Sa Majesté la Reine Impératrice, vite elle venait avertir son maître, qui se mettait en campagne ; il s’ensuivait pour les gens des ennuis, des amendes et de la prison. Les indigènes prenaient Tietjens pour un esprit familier et la traitaient avec le profond respect qui suit la haine et la crainte.

Une des chambres du bungalow était consacrée à son usage, avec un lit, une couverture et une écuelle. Si quelqu’un entrait la nuit dans la chambre de Strickland, Tietjens renversait l’intrus et aboyait jusqu’à ce qu’on apportât une lumière. Strickland doit la vie à sa chienne. Il était à la frontière, où il cherchait un assassin. Au petit jour, le criminel se glissa sous la tente de Strickland, un poignard entre les dents. Son projet était d’envoyer l’officier de police beaucoup plus loin qu’aux îles Andaman[1], mais il fut attrapé par Tietjens. Le crime fut prouvé devant le tribunal et l’assassin fut pendu. À partir de cette date, Tietjens porta un collier d’argent, et sur sa couverture de nuit fut brodé un monogramme. La couverture était en cachemire double : car Tietjens était une chienne délicate.

Jamais elle ne voulait se séparer de Strickland ; et, quand il eut la fièvre, elle gêna beaucoup les médecins, parce qu’elle ne permettait à personne de s’approcher du malade. Macarnaght, du service médical indien, tapa sur la tête de Tietjens avec un fusil ; elle comprit alors qu’elle devait céder la place à ceux qui pouvaient donner la quinine.

Peu de temps après que Strickland eut élu domicile dans le bungalow d’Imray, je fus obligé par mes affaires de me rendre à cette station. Les chambres du club étaient occupées ; naturellement, je m’installai chez Strickland. Ce bungalow était à souhait, avec huit pièces et une bonne toiture, qui ne laissait point passer la pluie. Une toile tendue sous la charpente faisait l’effet d’un vrai plafond blanc. Le propriétaire avait tout fait repeindre quand Strickland loua le bungalow. À moins de savoir comment les bungalows indiens sont bâtis, vous ne vous seriez jamais douté qu’au-dessus de la toile il y avait la caverne sombre et élevée du toit et, dans les poutres, sous le chaume, des rats, des chauves-souris, des fourmis et autres bêtes.

Tietjens vint au-devant de moi sous la véranda, entre les haies d’aloès. Vers la fin du jour, la pluie devint furieuse. Assis sous la véranda, j’écoutais l’eau ruisseler des bords du toit et je me grattais, parce que j’avais une éruption causée par la chaleur. Tietjens sortit, s’approcha de moi, mit sa tête sur mes genoux, et, lorsque le thé fut prêt, je lui donnai des biscuits. L’intérieur des chambres était déjà sombre ; on y sentait une odeur de sellerie et celle de l’huile qui servait à graisser les fusils de Strickland : aussi n’avais-je pas le moindre désir de rentrer. Mon domestique, avec ses vêtements de mousseline trempés et collés sur le corps, vint me dire qu’un monsieur était là, qui voulait voir quelqu’un. Comme les chambres étaient noires, je me décidai, bien contre mon gré, à entrer dans le salon démeublé. Je dis à mon homme d’apporter de la lumière.

Peut-être y avait-il quelqu’un, peut-être n’y avait-il personne dans la pièce. Je crus apercevoir un visiteur auprès d’une des fenêtres ; mais, quand les lampes furent allumées, on n’entendait que la pluie au dehors et on ne sentait que le parfum de la terre altérée d’eau. J’expliquai à mon domestique qu’il n’était pas plus intelligent qu’il ne faut, et je retournai sous la véranda parler à Tietjens.

Elle était dehors, sous la pluie, et je ne pus la décider à se rapprocher de moi, même avec des biscuits saupoudrés de sucre. Juste au moment du dîner, arriva Strickland ; il descendait de cheval, tout trempé. Ses premiers mots furent : « Est-il venu quelqu’un ? »

Je lui expliquai que mon domestique m’avait appelé au salon par une fausse alerte, ou qu’un flâneur quelconque était venu le voir, lui, Strickland, et s’était sauvé sans avoir dit son nom. Strickland ne fit pas de commentaire, et demanda le dîner. Nous nous assîmes à une table couverte d’une nappe blanche, sur laquelle était servi, en effet, un véritable dîner.

À neuf heures, Strickland voulut se mettre au lit ; j’étais fatigué aussi. Tietjens était couchée sous la table ; aussitôt que Strickland se dirigea vers sa chambre, voisine de celle qui était réservée pour elle, Tietjens se dirigea vers la véranda. Si une femme avait voulu coucher dehors par une pluie torrentielle, cela n’aurait pas eu d’importance ; mais Tietjens était une chienne, animal plus précieux. Je regardai Strickland, pensant qu’il allait la battre. Il sourit d’une façon singulière, comme on sourirait après le récit d’une hideuse tragédie domestique : « Elle fait cela, dit-il, depuis que je me suis installé ici. »

Comme c’était la chienne de Strickland, je ne dis rien, mais je compris ce qu’un pareil abandon lui faisait éprouver.

Tietjens campa dehors, sous ma fenêtre, et les orages se succédèrent en grondant sur le toit, puis s’éloignant. Les éclairs éclaboussaient le ciel : tel un œuf écrasé sur la porte d’une grange, mais la lumière était bleu pâle et non jaune. En regardant à travers mes stores de bambou, je pouvais voir la grande chienne debout sous la véranda, le dos hérissé, les pattes raides comme les cordes en fer d’un pont suspendu.

J’essayais de m’endormir dans les intervalles des coups de tonnerre, mais il me semblait que quelqu’un me demandait. Qui était-ce ? Il s’efforçait de m’appeler par mon nom, et sa voix n’était qu’un murmure enroué. Puis, le tonnerre cessa ; Tietjens sortit dans le jardin et se mit à hurler contre la lune. Quelqu’un cherchait à ouvrir ma porte, marchait à travers la maison, respirait bruyamment dans la véranda ; et, juste au moment où je m’endormais, il me sembla qu’on frappait à ma porte et sur ma tête, et qu’on criait très fort.

Je courus dans la chambre de Strickland :

— Est-ce que vous souffrez ? lui demandai-je, m’avez-vous appelé ?

Il était sur son lit, à demi habillé, une pipe à la bouche.

— Je pensais que vous viendriez, dit-il. Est-ce que je me suis promené dans la maison ?

Je lui expliquai qu’il était allé dans la salle à manger, dans le fumoir ; alors il se mit à rire et me dit de m’en retourner et de me coucher. Je lui obéis et je dormis jusqu’au matin ; mais, dans tous mes rêves, je me croyais coupable envers quelqu’un à qui je refusais mon aide. Je ne pouvais deviner ce qu’il voulait, mais un être murmurant, flânant, remuant, ouvrant les serrures, me reprochait mon inertie ; et, dans tous mes rêves, j’entendais Tietjens qui hurlait dans le jardin et la pluie qui tombait à verse.

Je restai deux jours dans la maison. Strickland allait à son bureau, me laissant seul pendant huit ou dix heures, avec Tietjens pour unique société. Tant que durait le plein jour, j’étais à mon aise et Tietjens aussi ; mais, au crépuscule, elle et moi nous rentrions dans la véranda, comme dans un refuge, nous serrant l’un contre l’autre.

Nous nous croyions seuls dans la maison. Malgré cela, elle était occupée par un autre habitant, avec lequel je n’avais aucun désir de demeurer. Jamais je ne l’apercevais, mais je voyais les rideaux qui séparaient les différentes pièces s’agiter sur son passage ; j’entendais les chaises craquer et les bambous se redresser, comme si l’on venait de se lever. Si j’allais chercher un livre dans la salle à manger, je devinais que quelqu’un me guettait à l’ombre de la véranda, en attendant que je fusse parti.

Grâce à Tietjens, le crépuscule devenait plus intéressant encore ; elle regardait les pièces obscures, son poil se hérissait, et je la voyais suivre les mouvements de quelque chose que je ne voyais pas. Elle n’entrait pas dans les pièces, mais elle remuait les yeux et cela suffisait. Quand mon domestique venait allumer les lampes et que tout devenait clair et habitable, seulement alors elle rentrait dans la maison avec moi, s’asseyait et regardait un homme invisible, qui remuait derrière moi. Les chiens sont de gais compagnons.

Aussi doucement que possible, j’expliquai à Strickland que j’irais m’installer au club. Je goûtais son hospitalité, j’étais satisfait de ses fusils, de ses cannes, mais je n’aimais beaucoup ni sa maison ni l’atmosphère de sa maison. Il m’écouta jusqu’au bout ; puis il sourit d’un air lassé, sans mépris, parce que c’est un homme qui comprend tout.

— Restez, dit-il, et voyez ce que cela signifie. Tout ce dont vous m’avez parlé, je connais cela depuis que j’ai pris le bungalow. Restez et attendez. Tietjens m’a abandonné. Partirez-vous aussi ?

J’avais pris part avec Strickland à une petite affaire concernant une idole ; j’avais failli en devenir fou : aussi n’avais-je nul désir de l’aider dans ses futures expériences. C’était un homme à qui les désagréments arrivaient comme le dîner au commun des mortels.

Je lui expliquai plus clairement encore que je l’aimais beaucoup, que je serais très heureux de le voir dans la journée, mais que je n’avais pas envie de dormir sous son toit. Tandis que nous nous expliquions ainsi après dîner, Tietjens était allée se coucher sous la véranda.

— Ma parole d’honneur ! ça ne m’étonne pas, dit Strickland, les yeux fixés sur la toile du plafond. Regardez donc ça !

Les queues, de deux serpents passaient entre la toile et la corniche du mur ; elles projetaient de grandes ombres.

— Naturellement, dit Strickland, si vous avez peur des serpents… Je les déteste et je les crains : si vous regardez dans les yeux d’un serpent, vous verrez qu’il sait le comment et le pourquoi de la chute de l’homme, et qu’il ressent le mépris qu’éprouvait le Diable quand Adam fut chassé du Paradis. En outre, sa morsure est fatale, généralement, et déchire les pantalons.

— Vous devriez faire changer votre toit, lui dis-je. Donnez moi une canne à pêche, et je vais taper dans la toile pour que les serpents tombent.

— Ils se cacheront dans la charpente, dit Strickland. Je ne peux supporter l’idée d’avoir des serpents au-dessus de ma tête. Je grimpe. Si je les secoue sur le plancher, prenez une baguette de fusil, et cassez-leur l’échine.

Malgré mon peu de goût pour ce travail, je n’osai refuser d’aider Strickland ; je pris la baguette de fusil et j’attendis dans la salle à manger, pendant que Strickland apportait l’échelle du jardinier, qui était sous la véranda, et l’appuyait contre un des côtés de la chambre. Les queues de serpents disparurent, et nous entendîmes le bruit sec de leurs corps longs rampant sur la toile gonflée. Strickland prit une lampe, tandis que j’essayais de lui démontrer le danger de sa chasse, et le risque qu’il courait de détériorer la maison et de crever le plafond de toile.

— Bah ! dit Strickland, les serpents se seront cachés près des murs, contre la toile. Les briques sont trop froides pour eux et la chaleur de la chambre est justement ce qu’ils aiment.

Il mit la main sur le coin de la toile et arracha de la corniche l’étoffe moisie. On entendit le bruit de la déchirure. Strickland passa la tête à travers la toile et pénétra dans le noir, à l’angle de la charpente. Je serrai les dents et je levai la baguette de fusil, prêt à tout événement.

— Hum ! hum ! dit Strickland, et sa voix faisait un bruit de tonnerre dans la toiture. Il y aurait de la place pour un autre étage ici, en haut… et… tiens, par Jupiter ! il y a déjà quelqu’un qui l’occupe !

— Des serpents ? criai-je d’en bas.

— Non, c’est un buffle… Donnez-moi les deux premiers morceaux d’une canne à pêche. Je vais le tâter… C’est sur la grosse poutre…

Je lui tendis la canne…

— Quel nid de hiboux ! Ce n’est pas étonnant qu’il y ait des serpents ici, dit Strickland en grimpant plus haut dans le toit. Sortez de là, qui que vous soyez !

Je pouvais voir son bras agitant la canne.

— Faites attention, baissez la tête… ça descend.

Je vis la toile du plafond se gonfler au centre, sous une forme qui l’entraînait vers les lampes allumées sur la table. J’arrachai une lampe au danger, et je reculai. Puis, la toile arrachée des murs se déchira, se balança et laissa tomber quelque chose, quelque chose que je n’osai regarder. Quand Strickland descendit de l’échelle et fut debout à côté de moi, j’osai regarder.

Il resta muet, car il était un homme de peu de paroles, et il prit le bout de la nappe pour en couvrir ce qui était sur la table. Il baissa la lampe et il dit :

— Notre ami Imray est revenu.

Un mouvement sous la toile… C’était un petit serpent qui sortait pour être assommé d’un coup de baguette de fusil.

J’étais si mal à l’aise que je ne pus rien répondre.

Strickland méditait et se versait largement à boire.

L’objet sous la toile ne donnait aucun signe de vie.

— Est-ce Imray ? demandai-je.

Strickland souleva un instant la toile et regarda.

— C’est Imray ! dit-il. Il a la gorge coupée d’une oreille à l’autre.

Alors, nous nous écriâmes ensemble :

— C’est pour cela qu’il murmurait à travers la maison !

Tietjens se mit à aboyer furieusement dans le jardin ; et, un peu après, son museau poussa la porte de la salle à manger. Elle renifla, elle s’arrêta. La toile du plafond déchirée pendait en lambeaux presque au niveau de la table. On ne pouvait remuer dans la pièce encombrée. Tietjens entra, s’assit, découvrit ses dents, raidit ses pattes de devant et regarda Strickland.

— C’est une mauvaise affaire, ma vieille, dit-il. Un homme ne monte pas dans le toit de son bungalow pour mourir et ne rattache pas la toile du plafond derrière lui. Cherchons ce que cela signifie ?

— Oui, mais cherchons-le ailleurs, lui dis-je.

— Quelle bonne idée !… Éteignons les lampes, et allons dans ma chambre !

Ce n’est pas moi qui éteignis les lampes. J’entrai le premier dans la chambre de Strickland, lui laissant faire la besogne. Il me suivit et se prit à réfléchir, tandis que je fumais avec rage, parce que j’avais peur.

— Imray est de retour, dit Strickland, et la question est celle-ci : Qui est-ce qui a tué Imray ? Ne parlez pas. J’ai mon idée. Quand j’ai loué ce bungalow, j’ai pris les domestiques d’Imray. Il était bon, inoflensif, n’est-ce pas ?

Je répondis : « Oui », bien que la masse sous la toile n’eût l’air ni bon ni inoffensif.

— Si j’appelle tous les domestiques, ils se soutiendront mutuellement et mentiront comme des Aryens. Qu’est-ce que vous me conseillez ?

— Appelez-les l’un après l’autre, dis-je.

— Ils se sauveront et donneront la nouvelle à leurs compagnons.

— Tenez-les à part. Peut-être votre domestique sait-il quelque chose.

— C’est possible, mais ce n’est pas probable. Il n’est ici que depuis deux ou trois jours.

— Quelle est votre idée ? lui demandai-je.

— Je ne sais pas au juste. Comment diable cet homme a-t-il pu se mettre du mauvais côté de la toile du plafond ?

Nous entendîmes tousser derrière la porte de la chambre de Strickland. Son valet de chambre, Bahadur-Khan, venait de se réveiller et voulait mettre Strickland au lit.

— Entrez, dit Strickland. La nuit est bien chaude, n’est-ce pas ?

Bahadur-Khan, un musulman de six pieds de haut, coiffé d’un turban vert, dit que la nuit était très chaude, mais que la pluie continuait à tomber et que, par la grâce de Son Honneur, cela ferait du bien au pays.

— Cela sera, s’il plaît à Dieu, dit Strickland, en tirant ses bottes. J’ai dans l’esprit. Bahadur-Khan, que je t’ai fait travailler dur depuis bien longtemps… depuis que tu es entré à mon service. Il y a combien de temps de cela ?

— Est-ce que le Venu du ciel a oublié ? C’est quand Imray-Sahib est parti secrètement pour l’Europe sans donner congé, si bien que moi… moi-même… je suis entré au service honorable du « Protecteur des pauvres. »

— Imray-Sahib est parti pour l’Europe ?

— Cela se dit parmi les domestiques.

— Et tu reprendras du service avec lui, quand il reviendra ?

— Certainement, Sahib. C’était un bon maître et il chérissait ceux qui dépendaient de lui.

— Ça, c’est vrai… Je suis très fatigué, mais j’irai peut-être chasser le bouc demain. Donne-moi le petit fusil dont je me sers pour la chasse ; il est dans l’étui là-bas.

L’homme, en se penchant, tendit l’étui à Strickland, qui, après avoir bâillé tristement, prit une solide cartouche et prépara la charge.

— Imray-Sahib est allé en Europe secrètement ? C’est très étrange, Bahadur-Khan, n’est-ce pas ?

— Est-ce que je connais les manières des hommes blancs ?

— Très peu, certainement ; mais tu en sauras plus long…

On m’a dit qu’Imray-Sahib était de retour de ses longs voyages. En ce moment même, il est dans la chambre à côté, attendant son serviteur.

— Sahib !

— Va et regarde, dit Strickland, prends une lampe. Ton maître est fatigué et il attend. Va.

L’homme prit une lampe, et entra dans la salle à manger. Strickland le suivait et le poussait presque du bout de sa carabine. Balladur-Khan regarda un instant les profondeurs noires au-dessus du plafond de toile, puis la carcasse du serpent écrasé, et enfin, — sa figure prit une teinte grise, — la chose qui était sous la nappe.

— As-tu vu ? dit Strickland, après une pause.

— J’ai vu. Je suis de la terre glaise entre les mains de l’homme blanc. Que fera-t-il de moi ?

— On te pendra avant un mois.

— Pour avoir assassiné Imray-Sahib ? De grâce, écoutez-moi, seigneur… En se promenant parmi nous, ses serviteurs, il jeta les yeux sur mon fils, qui avait quatre ans ; il ensorcela l’enfant, et le pauvre petit mourut de la fièvre en dix jours. Mon fils !

— Qu’avait dit Imray-Sahib ?

— Il avait dit, en lui caressant la tête, que c’était un bel enfant. Voilà pourquoi mon fils est mort ; voilà pourquoi j’ai tué Imray-Sahib, le soir, quand il dormait, au retour de son bureau. Votre Seigneurie connaît toutes choses, je suis son serviteur !

Strickland me regarda par-dessus la carabine et me dit, dans la langue indigène :

— Tu es témoin de ses paroles. Il a assassiné.

Bahadur-Khan était debout ; il paraissait gris cendré sous la lumière de la lampe. Il voulut bien vite se justifier :

— Je suis pris au piège, s’écria-t-il : mais le criminel, c’est Imray-Sahib. Il a jeté un mauvais sort sur mon enfant : voilà pourquoi je l’ai tué et je l’ai caché. Ceux-là seuls qui sont servis par les diables, — et Bahadur jeta un regard furieux sur Tietjens tranquillement couchée à ses pieds, — ceux-là seuls ont pu découvrir ce que j’avais fait.

— C’était très fort !… Tu aurais du l’attacher à la poutre par une corde. Maintenant, c’est toi qui seras pendu à une corde… Ordonnance !

Un homme de police, un peu endormi, répondit à l’appel de Strickland et fut bientôt suivi d’un camarade. Tietjens ne broncha pas.

— Emmenez Balladur au poste, dit Strickland. Il y aura une instruction à faire.

— Serai-je pendu, alors ? dit Bahadur, sans faire d’autre
mouvement que de baisser les yeux.

— Si le soleil brille ou si l’eau coule, tu seras pendu, dit Strickland.

Bahadur-Khan recula d’un pas, frissonna et s’arrêta. Les deux hommes de police attendaient les ordres.

— Allez, dit Strickland.

— Je m’en vais bien vite, dit Bahadur-Khan, regardez-moi : je suis un homme mort.

Il montra son pied. Au petit doigt était fixée la tête du serpent, à demi tué, contracté dans l’agonie.

— Je suis d’une famille de « possesseurs de terre », dit Bahadur en chancelant : ce serait une honte pour moi de monter sur l’échafaud public. Je préfère cette façon de mourir… Qu’on se souvienne que les chemises de Sahib sont au complet et qu’il y a un morceau de savon resté sur sa toilette… Mon enfant a été ensorcelé et j’ai tué le sorcier. Pourquoi me tuer, moi ? Mon honneur est sauf… et… et… je… meurs !

Au bout d’une heure, il mourut comme meurent ceux qui meurent mordus par le petit kariat. Les hommes de police emportèrent Bahadur-Khan et la chose qui était sur la table.

C’était nécessaire pour expliquer la mystérieuse disparition d’Imray.

— Et cela s’appelle le dix-neuvième siècle ! s’écria Strickland en se mettant au lit. Vous avez entendu ce que disait l’homme ?

— Oui, répondis-je. Imray avait fait une bêtise.

— Tout simplement parce qu’il ne savait pas ce qu’il en est d’une petite fièvre de saison qui revient tous les ans… Bahadur-Khan était depuis quatre ans au service d’Imray.

Je frémis : mon domestique était chez moi depuis quatre ans. Quand j’entrai dans ma chambre, je le trouvai impassible comme la tête en relief sur une monnaie de cuivre. Il m’attendait pour m’ôter mes bottes.

— Qu’est-ce qui est arrivé à Bahadur-Khan ? lui dis-je.

— Il a été mordu par un serpent et il en est mort. Le Sahib sait le reste.

Telle fut la réponse que j’obtins à ma question.
— Et avez-vous des détails ?

— Autant qu’on peut en avoir de quelqu’un qui est venu regarder quand le jour tombait… Doucement, Sahib, laissez-moi retirer vos bottes.

Épuisé de fatigue, je commençais à m’endormir quand j’entendis Strickland me crier, du bout de la maison :

— Tietjens est rentrée dans sa chambre!

En effet, la grande chienne de chasse était couchée dans son lit, sur sa couverture ; et, à côté, la toile du plafond pendait vide, paresseuse, et remuait gaiement, effleurant la table.


RUDYARD KIPLING.(Traduction de L. X.)

Source: Wikisource


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