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CINQ CONTES

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Kervilahouen d_après un tableau de Matisse. (extrait) Drouot.com

Musique : Pergolèse
 Stabat Mater N°13 licence Musopen





Texte ou Biographie de l'auteur

Kervilahouen Kervilahouen est un petit village de douze feux à peine, situé sur un chemin qui va se perdant dans la lande, à cinq cents mètres de la côte ouest de Belle-Isle, habité par des pilotes et des pêcheurs seulement. Les maisons y sont très propres et toutes blanches, les homme magnifiques et forts. Sur le pas des portes, des goélands à l'air sacerdotal se tiennent immobiles en des poses hiératiques, et les corneilles au bec et aux pattes plus rouges que du corail viennent, confiantes, se mêler aux enfants qui jouent, aux poules qui rôdent, picotant la paille des meules. Tout près du village, à droite, le phare de Belle-Isle dresse dans le ciel son énorme fût de granit, pareil à une colonne triomphale. Des champs bien cultivés, une lande rase sans arbre, toute rouge de bruyères veloutées et roussies, séparent Kervilahouen de la mer, cette mer formidable et retentissante que, dans les Guides, on appelle la mer Terrible. Terrible en effet, plus terrible qu'en aucun endroit sauvage de la sauvage Bretagne, plus impressionnante à regarder, plus magnifique d'horreur que celle qui s'acharne contre les blocs noircis de la pointe du Raz, contre les rochers jaunes de Beuzec et les roches sanglantes de Ploumanac'h. On l'entend qui gronde, qui s'engouffre avec des fracas épouvantables dans les grottes qu'elle-même a creusées, et la terre est toute remuée par cette voix colère. Quand j'arrivai à Kervilahouen, le village était en deuil et des femmes pleuraient. -C'est, me dit le conducteur, que Garrec est mort... Et c'était un rude gars que Garrec. On l'aimait ici, on en était fier... Ah ! le pauvre diable ! Je me demandai qui était ce Garrec. -Un pilote, monsieur, tout simplement ! Et un des plus vaillants du pays ! Voilà quatre ans qu'il avait fini son congé de l'État, un an à peine qu'il avait passé ses examens de pilote !... Et tenez, justement, il venait de se marier avec une grande et brave fille de Bangor, le village dont vous apercevez le clocher, au-dessus des champs, à votre gauche... Non, ça n'est pas de Kervilahouen chance, bien sûr ! -Et comment est-il mort ? -Comme ils meurent tous, ou à peu près... Ici, il n'y a pour ainsi dire que des pilotes ; ici, et puis à Envague, et puis à Vazeilles, et puis à Donan !... Et dans chaque maison il y a des choses bien tristes, allez, monsieur ! C'est un rude métier que celui de pilote ! très rude... Ils s'en vont tous à tour de rôle, au large, chercher les grands navires pour les entrer en rivière... Vous n'avez jamais navigué sur les bateaux-pilotes ? Non ?... Ah ! dame, c'est de fameux bateaux, solides, qui tiennent la mer comme des poissons... Ça mesure dix-huit mètres, ça cale douze pieds, et puis c'est gréé... Rien ne manque là-dedans ! Il faut ça, voyez-vous, parce qu'ils sortent par tous les temps, et que ça ne fainéantise point dans les ports et dans les rades !... Toujours sur mer, ils bravent la tempête, aussi crânement que les godes et les cravants !... C'est gentil de voir comme ils se comportent à la lame !... Avant-hier, c'était le tour de Garrec de marcher. Il y a des choses bien curieuses, pas vrai ?... Figurez-vous que, avant qu'il ne s'embarque, nous avions bu un coup ensemble, avec Variste ; et il était gai, il chantait... Pourtant il y avait dans le ciel un oeil de cochon, et ça l'embêtait. -Qu'est que c'est qu'un oeil de cochon, mon brave ? demandai-je. -Nous appelons ainsi les arcs-en-ciel... Vous savez bien, c'est rouge, jaune, et puis de toutes les couleurs ; ça fait comme un grand rond... Eh bien, c'est un oeil de cochon. Il reprit : -La mer était méchante, une houle à tout casser, et une sacrée brise de suroît qui allait toujours fraîchissant... Il ventait trois riz, quoi !... Mais c'est pas l'embarras, ils en voient de plus rudes que ça !... Le bateau fatiguait tout de même... On avait amené la brigantine, et il filait sur ses focs... Un roulis de cinquante mille diables, et des paquets de mer !... Ah ! je vous assure que ça le nettoyait, le pont, et qu'il n'y avait pas beaucoup de poussière dessus !... Voilà qu'on signale un vapeur... Attention !... Comme il y avait aussi, dans les parages, un pilote de Saint-Nazaire, il s'agissait de causer le premier au capitaine, parce que c'est celui qui cause le premier qui est le bon. Ils font souvent de ces courses-là, entre eux... On dirait quelquefois des régates... C'est la concurrence, comme de juste... Portugal, le patron, est un marin de première. Il brûle la politesse à ceux de Kervilahouen Saint-Nazaire, et en deux bordées il attrape le navire... il avait fallu virer de bord, et dame, on avait trouvé les vents droits debout, vous comprenez ?... L'accostage n'était pas facile, à cause de la mer qui était grosse, et la lame poussait le pilote contre le vapeur si fort que deux défenses s'étaient rompues... Enfin, à force de trimer de la gaffe, de l'aviron, on finit par accoster. -Presse-toi, dit Portugal à Garrec, nous ne pouvons pas rester comme ça. En même temps, on avait jeté un filin, et voilà Garrec qui grimpe, hissé contre le bordage... Malheur ! comment ça s'est fait ?... On ne le sait pas... Garrec largue le filin et tombe. Aussitôt une lame refoule le bateau-pilote violemment, et Garrec se trouve presque écrasé entre les deux bateaux... -Non de nom ! jure le Portugal ! À toi, Théophile, empoigne le filin et hisse !... On avait repêché Garrec. Il avait la poitrine broyée, un bras cassé, du sang plein la figure... Il n'était point mort, parce qu'il dit : « Non, c'est mon tour... qu'on me hisse à bord !... C'est rien ce que j'ai !... » C'était son droit... On le hissa... Mais arrivé sur le pont, il s'évanouit... Au bout d'une minute, il rouvrit les yeux... On le coucha sur un matelas, près de la barre... « Mon ami, lui dit le capitaine, vous êtes trop malade... Il me faut un autre pilote !... - Trop malade ! répondit Garrec d'une voix faible !... J'ai bien assez de vie pour vous entrer à Saint-Nazaire !... Et puis je suis maître ici !... Attention ! » Il commanda la manoeuvre, toujours étendu sur son matelas où le sang faisait de larges taches rouges... Le chirurgien s'approcha de lui et voulut panser ses plaies : « Non, refusa Garrec... à Saint-Nazaire !... La barre à tribord, nom de nom ! » Trois heures après, le vapeur entrait dans le bassin de Saint-Nazaire. Le capitaine ordonna qu'on transportât le brave pilote dans sa chambre, et le chirurgien s'approcha du blessé pour la seconde fois : « C'est pas la peine, major, répondit Garrec... Laissez-moi tranquille... Je suis fichu !... » Le soir même il mourait. Et le bonhomme, désignant du doigt un groupe de matelots qui regardaient mélancoliquement la mer, dont les vagues, balancées, blanchissaient au loin. -Ils sont tous comme ça ici, me dit-il... L'enfant mort Vers le soir, comme neuf heures sonnaient dans la chambre, l'enfant eut une dernière convulsion, poussa un dernier râle et mourut... Et longtemps, longtemps, devant le petit cadavre qui se glaçait, le père - l'illustre peintre Eruez - demeura anéanti, les yeux fous, ne comprenant pas, ne pouvant croire que la mort fût venue, comme ça, si vite, lui ravir son enfant... En trois jours, emporté !... en trois jours, lui, si rose, si vivant, si gai, si gentil. En trois jours !... Mais c'est à peine s'il commençait de s'éveiller à la vie !... Il n'y avait pas cinq jours qu'il courait, qu'il chantait, qu'il se roulait sur les tapis, les jambes nues, les cheveux bouclés, qu'il jouait dans son atelier, avec des bouts d'étoffes, qu'il barbouillait ses petites mains à la palette fraîche... En trois jours !... C'était affreux, impossible ! -Georges... Georges... mon petit Georges !... cria tout à coup le malheureux père, en étreignant de ses bras crispés le corps raidi de son fils... Mon petit Georges !... Parle-moi ! Mais sur ses lèvres, il sentit le froid des lèvres mortes, un froid qui le brûla comme un fer rouge ; alors, il s'affaissa, le long du lit, enfouit sa tête dans les draps et sanglota, sanglota : -Mon Dieu ! Mon Dieu !... Est-ce possible ? ne cessait-il de répéter, la voix brisée... Mon Dieu !... Qu'ai-je fait pour être ainsi frappé ?... Georges ! Voyons !... Mon petit Georges... Ah ! c'est fini... Il ne voulut de personne pour veiller son enfant. Il procéda seul à la toilette funèbre ; seul, il disposa sur le lit les fleurs, des grappes de lilas blanc, des roses blanches, des boules de neige... Paré de vêtements blancs et sur la blanche journée, couché, l'enfant semblait dormir, souriant. L'année précédente, Eruez avait perdu sa femme, qu'il adorait. Et voilà qu'il perdait son enfant, aujourd'hui, le pauvre petit enfant de trois ans !... Depuis de longues années, ses parents étaient morts... Maintenant, il ne lui restait plus personne à aimer et qu'il aimât, et il était seul, seul, seul, seul que la Mort lui fut comme une consolatrice. Pendant quelques minutes, il eut l'idée de mourir, lui aussi, et de commander un cercueil plus L'enfant mort vaste, un cercueil au fond duquel ils pourraient s'allonger tous les deux, son enfant et lui !... Son enfant !... Était-ce vrai que la vie avait à jamais quitté ce joli visage si caressé, si mangé de baisers ; que cette petite bouche, qu'il entendait encore lui dire : « Moi aussi, veux faire des bonshommes comme toi », ne parlerait plus jamais, jamais ?... Comment ferait-il pour vivre désormais, dans cette maison, deux fois vide de ce qu'il avait le plus chéri ?... Le travail ? À quoi bon ?... La gloire ?... Qu'était-ce que la gloire, auprès de toutes ces affections disparues ?... Et que lui importait la gloire, puisqu'il ne pouvait y faire participer les deux chères créatures en allées ? Et les égoïstes jouissances de l'art, et ce martyre délicieux de créer, et ces divins enthousiasmes, et ces folles sublimes qui d'un ton de chair, d'un coup de soleil sur la mer, d'un lointain perdu dans les brumes, font surgir, surgir et palpiter, les poèmes éternels ?... Tout cela s'écroulait !... La peinture, en qui, jusqu'alors, s'étaient exclusivement réunis tous les efforts, tous les rêves, toutes les combinaisons de son être pensant et voyant, la peinture n'était plus pour lui, à cette heure, qu'un métier odieux et vain, une plate chimère... La peinture !... Mais elle était peut-être la cause de ses malheurs... Et il sentit un frisson lui courir sous la peau. La peinture !... Oui, il lui avait trop sacrifié l'amour de sa femme et la surveillance de son enfant ! Durant quelques heures, il s'abîma dans cette pensée horrible, et il se convainquit que si, au lieu d'être peintre, il avait été tailleur, avocat, comptable, n'importe quoi, ces deux êtres chéris qu'il avait perdus, qu'il avait tués - car il était sûr de les avoir tués -, vivraient encore !... -Pardon ! mon Georges ! mon petit Georges... J'ai été un mauvais père... Je ne t'ai pas assez aimé... Si je t'avais gardé avec moi, toujours, à toutes les heures, peut-être... Ah ! c'est épouvantable !... Il embrassait son fils, essayait de le réchauffer. Ses larmes coulaient sur le petit cadavre rigide. -Mon petit Georges ! C'est moi qui t'ai tué !... Au matin, succombant à la fatigue, à l'énervement, au remords, aux brisements de l'émotion, il s'endormit... Quand il se réveilla, le soleil inondait la chambre mortuaire de clartés joyeuses... Très pâle, les paupières gonflées, Eruez regarda son enfant, longuement, douloureusement... Que vais-je devenir maintenant ? soupira-t-il, accablé. Je n'ai plus rien. Peu à peu ses yeux perdirent leur expression de douleur, et peu à peu ce regard, tout à l'heure angoissé et humide, eut cette concentration, cette tension de toutes les forces visuelles qui font brider l'oeil du peintre quand il se trouve en présence d'une nature qui l'intéresse. Et il s'écria :-Quel ton !... Ah ! sacristi !... Quel ton ! Traçant ensuite, avec le doigt, un lent cercle aérien qui enveloppait le front, la joue de l'enfant et une portion de l'oreiller, il se parla à lui-même. -La beauté de ça, hein ?... Non, mais l'étrange de ça ?... La finesse, la délicatesse de ça !... Ah ! mâtin ! Il touchait le nez, dont les narines pincées n'étaient plus que deux petites barres violettes. -Le ton de ça !... C'est inoui. Il indiquait l'ombre, sous le menton levé, une ombre transparente, d'un rose bleu. -Et ça ?... Son doigt revenait au front, aux cheveux, à l'oreiller. -Et le rapport de ça !... et de ça !... et de ça !... Sa main, d'un large mouvement circulaire, se promenait sur la robe de l'enfant, sur le drap chargé de fleurs. -Et les blancs de ça !... ah ! les blancs de ça !... Eruez se recula, cligna de l'oeil, mesura de ses deux mains levées l'espace que le motif prendrait dans la toile, et il dit : -Une toile de vingt !... C'est superbe, nom de Dieu !... Vers le bonheur ... Ma femme est jolie divinement : jamais de plus admirables yeux n'illuminèrent de plus de beauté un plus délicieux visage ; elle est bonne inépuisablement... Je l'aime, elle m'aime ; il y a juste six mois aujourd'hui que nous sommes mariés. Six mois seulement, est-ce possible?... Et nous nous séparons. Oui, cela a été décidé hier dans les larmes. Ah ! comme nous avons pleuré !... À cette idée de ne plus nous revoir, jamais, tous les deux nous avons éprouvé une atroce douleur ; un épouvantable déchirement s'est fait dans nos deux âmes. Il nous semblait que cela ne se pouvait pas. Et, pourtant, cela est ; cela vaut mieux ainsi, pour elle, pour moi... Que va-t-elle devenir sans moi ?... Et moi, où donc, sans elle, vais-je aller ? Remarquez que je n'ai rien, absolument rien à reprocher à ma femme, rien, sinon d'être femme. Femme, voilà son seul crime ! Femme, c'est-à-dire un être obscur, insaisissable, un malentendu de la nature auquel je ne comprends rien. Et ses griefs sont les mêmes à mon égard. Elle me reproche uniquement d'être un homme, et de ne me pas plus comprendre que je ne la comprends. Car, en vérité, je ne la comprends pas. J'ai sondé tous les mystères de la vie ; j'ai arraché leur secret à bien des êtres avec qui je n'ai rien de commun, dont le langage et les habitudes diffèrent des miens autant que la chenille diffère de l'alouette. Ce que cherche le chien ; ce que veut le chat, observateur et démoniaque ; où va l'effrayant corbeau, je le sais. De la femme, je ne sais rien, rien, rien. Je n'entre pas plus en elle que dans l'âme d'un dieu, dans le rêve d'une anémone marine. -Ah ! pourquoi n'as-tu pas un front de cristal ? disais-je à ma femme... Je verrais le mécanisme prodigieux de ton cerveau, je surprendrais le fonctionnement affolant de ta pensée. Tu ne serais plus pour moi l'inexplicable et vivante image que tu es... Et puis, qui sait ?... avec délicatesse, au moyen d'une fine pointe d'or, comme un horloger corrige le mouvement d'une montre, je pourrais peut-être te régler à ma fantaisie. Et elle me répondait : -Et toi, mon bien aimé... Pourquoi ta poitrine n'est-elle pas transparente ?... Je connaîtrais peut-être la raison des battements de ton coeur, et je les mettrais à l'unisson des battements du mien. Pourquoi ?... oh ! oui, pourquoi ? Chose à stupéfier l'entendement, nous nous séparons parce que ma femme n'a pas un front de cristal, ce que n'aura jamais aucune femme, et parce que ma poitrine, à moi, est faite de chairs opaques, impénétrables au regard, comme sont toutes les poitrines humaines... Quelle triste folie que la vie ! Si, encore, notre mariage avait été une de ces unions accidentelles et bienséantes, comme il s'en rencontre tant, qui rivent l'un à l'autre deux êtres s'ignorant, sans sympathies entre eux, sans affinités, sans aimantation de la chair et de l'esprit, je ne me plaindrais pas. Mais non !... Nous nous sommes connus enfants ; ensemble nous avons joué, elle et moi. Je la revois encore, au milieu d'une grande pelouse,non loin d'un bassin où s'ébattaient des cygnes,les uns blancs,les autres noirs ; je la revois, avec sa robe courte, ses jambes nues, ses cheveux blonds qui lui faisaient comme un épais manteau d'or. Elle poussait un cerceau devant elle, toute petite ; ou bien, d'un coup léger de sa raquette, elle me renvoyait un volant de plumes blanches et rouges, qui s'accrochait, quelquefois, en tombant, à la pointe balancée d'un seringa. Et nous nous embrassions souvent. Je la comprenais, elle me comprenait. Nous lisions dans nos regards, dans nos coeurs, comme dans un livre familier, ce grand livre d'images que sa mère nous expliquait au milieu des admirations et des rires. Alors elle était faite du même esprit que moi, de la même chair que moi, esprit plus fin, chair plus délicate, voilà tout. Je l'ai suivie toujours, ému et charmé. Plus tard, la communion de nos rêves et de nos pensées devint plus intime, plus profonde, plus intellectuelle, au point qu'il nous semblait qu'un seul esprit nous animait tous les deux. Nos sensibilités étaient les mêmes ; les mêmes, nos enthousiasmes. Nous aimions les mêmes livres, la même musique, la même peinture, les mêmes pauvres. Dans la vie, dans l'art et dans la souffrance, il n'était pas un fait, pas un rêve, pas une larme, il n'était rien qui ne nous affectât pareillement... du moins je le croyais... Après tout, il ne s'est peut-être rien passé de ces choses, au souvenir desquelles je me complais. Je les ai ressenties, alors, oui ; mais, qui me dit qu'elles existassent réellement ? N'ai-je pas pu les créer dans mon imagination, et dans mon imagination seule ? Les impressions, les sentiments dont je la parais, et qui étaient miens, flottaient autour d'elle, sans pénétrer jamais en elle. Je la voyais à travers une projection lumineuse de mon âme. Pourquoi est-ce que je ne la vois plus ainsi ? * * * L'âge venu, nous nous sommes mariés - cela avait été convenu entre nos parents et nous, depuis l'enfance. Ce soir-là, Claire - elle s'appelle Claire, et ne trouvez-vous pas dans ce nom de femme une ironie détestable ? - ce soir-là donc, Claire et moi, nous marchions dans un bois, voisin de la maison. La nuit commençait à tomber. À travers les feuillages mobiles, dans le ciel déchiqueté, nous apercevions les premières étoiles, toutes pâles. Une ombre lumineuse montait de la terre, entre les troncs d'arbres dont l'écorce, de place en place, luisait sourdement. Dans la route où nous cheminions, penchés l'un vers l'autre, un vieux bonhomme apparut. Son dos ployait sous un lourd fardeau de bruyères et de fougères coupées. Il s'arrêta en nous voyant. -Il y a beau temps que les tourterelles et les tourtereaux sont couchés, nous dit-il... Et où donc allez-vous ainsi ? -Vers le bonheur, répondit ma femme, dont la main frémit dans la mienne, délicieusement. -Ah ! ben, dans ce cas, bon voyage !... Mais ne réveillez pas les merles, ce sont des oiseaux moqueurs. Et, d'un coup de reins, raffermissant sur ses épaules le paquet de bruyères et de fougères coupées, il continua sa route. Je crus entendre un ricanement s'en aller sous les branches. Et la lune se leva, derrière les arbres, majestueuse et rose, traversée, dans son milieu, par une mince baguette de châtaignier. -Regarde, dis-je à ma femme, comme la lune est rose ! Claire examina, d'un clin d'oeil furtif, l'astre errant et splendide qui se balançait dans le firmamental espace. -Rose ?... La lune ?... Tu es fou, dit-elle. Qui donc a jamais vu une lune rose ? -Regarde ! répétai-je. Elle haussa les épaules et me demanda : -Pourquoi veux-tu que la lune soit rose ?... Pourquoi dis-tu qu'elle est rose ? -Mais, ma chère âme, parce que je la vois ainsi. Sa voix prit un accent bref : -Quoi, tu prétends encore que la lune est rose ? Stupidement, je m'entêtai. Stupidement, ah ! certes. Que m'importait, je vous le demande, que la lune fût rose, bleue ou jaune, dans ce moment surtout ? Je répondis fermement, avec défi : -Elle est rose, elle est rose, elle est rose ! Claire s'affaissa sur un tronc d'arbre couché qui barrait la sente obliquement et, la tête dans ses mains, la gorge secouée de sanglots : -Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit-elle... Il ne m'aime plus ! Quel malheur, il ne m'aime plus ! Je me précipitai aux pieds de ma femme. -Mon cher trésor ! implorai-je. J'ai eu tort. Elle n'est pas rose... Non, en vérité, elle n'est pas rose... Elle est... elle est... comme tu voudras... J'ai eu tort, pardonne-moi ! -Non, non ! larmoyait Claire, tu crois qu'elle est rose, méchant ! -Mais puisque je te le jure ! -Non ! non ! tu le crois... C'est pour me faire plaisir que tu dis cela... mais tu le crois ! Malgré moi, je ne pus réprimer un mouvement léger de révolte. -Et quand même je le croirais, quel rapport y a-t-il entre une lune, rose ou non, et mon amour ? Cette fois, Claire fut sincèrement indignée. Elle s'écria : -Quel rapport ?... Il le demande !... Ah ! c'est infâme ! Elle mordillait avec rage un morceau d'écorce ; elle était si exaspérée, que je craignis un instant qu'elle ne fût prise d'une attaque de nerfs. Alors je la saisis dans mes bras, je la comblai de caresses et de mots berceurs. -Calme-toi, ma chérie, murmurai-je... Oui, il est bien vrai qu'il y a un rapport, un rapport intime... Parbleu ! je le connais. C'était pour jouer, tu sais bien comme autrefois... Et puis, elle n'est pas rose... Une lune rose, c'est absurde... Une lune rose ! Ha ! ha ! ha !... Dans le feu de mes dénégations, j'en arrivai à nier, non seulement la couleur rose de la lune, mais l'existence même de la lune. Calmée et satisfaite, Claire rayonnait. -Tu vois bien, mon chéri... Tu vois bien... Et puis, je t'en prie... Ne dis plus jamais que la lune est rose, jamais ! * * * Ce soir-là même - le soir de notre mariage - je compris qu'un abîme s'était creusé entre ma femme et moi. Peut-être existait-il depuis toujours, je serais aujourd'hui tenté de le croire. Ce qu'il y a de certain, c'est que je l'apercevais pour la première fois. Hélas ! les jours, les mois qui suivirent me prouvèrent que l'abîme se creusait davantage, s'élargissait. L'indice m'en venait, non par l'approche de monstrueux cataclysmes et de transcendantales horreurs, mais par le harcèlement continu de mille petits faits, de mille microscopiques détails d'une extraordinaire et écoeurante vulgarité. Et l'abîme qui nous séparait n'était même plus un abîme : c'était un monde, sans limites, infini, non pas un monde d'espace, mais un monde de pensées, de sensations, un monde purement intellectuel, entre les pôles duquel il n'est point de possible rapprochement. Dès lors, la vie nous fut un supplice. Quoique l'un près de l'autre, nous comprenions que nous étions à jamais séparés, et cette présence continuelle et visible de nos corps rendait encore plus douloureuse et plus sensible l'éloignement de nos âmes... Nous nous aimions pourtant. Hélas ! qu'est-ce que l'amour ? Et que peuventses ailes courtaudes et chétives devant un tel infini ? En voyant pleurer Claire, je me suis demandé : « La souffrance est peut-être la seule chose qui puisse rapprocher l'homme de la femme ». Mais de quoi pleure-t-elle ? La tristesse de maît'Pitaut Ronchonnant, sacrant, crachant, maît' Pitaut habillait ses chevaux dans l'écurie et se préparait à partir pour le labour. Une lanterne, au vitrage de corne, éclairait le plafond entre les planches crevées, duquel pendaient des mèches ébouriffées de foin ; et sur les murs sordides, éclaboussés de purin, se mouvait l'ombre démesurée des bêtes. Louise, la servante, se montre à la porte de l'écurie : -Hé ! nout'maît ! appela-t-elle, nout'maît' ! -Quoi qu'i a cor ? demanda maît' Pitaut, en train de rassembler les traits de corde de l'attelage et de les rouler en un large noeud. Quoi qu'i a cor ? -Faut qu' v' niez ben vite ! J' sais point c' qu'a la Caille. À n'veut point s'lever. J''ai biau y fout'e des coups d'sabots dans l' d'rière. À n' bouge point. Et pis, a souff'e !... a souff'e ! Bon Guieu, qu'a souff'e ! -Quen ! quen ! Et tu dis comme ça qu'a n'veut point s'l'ver, c'te rosse-là ! -Mais non ! -Quen ! quen !... Attends mé... Maît' Pitaut décrocha la lanterne et suivit la servante. Au-dehors, le matin se levait à peine, tout frileux et tout pâle, dans le brouillard, un de ces brouillards jaunes de novembre, sans terre et sans ciel, un brouillard où les arbres et les maisons s'esquissent faiblement, puis s'effacent, se confondent avec l'atmosphère épaissie, décolorée, image attristante du néant. Dans la cour de la ferme, les poules, réveillées au clairon des coqs, picoraient le fumier ; au bord de la mare boueuse, les canards lissaient leurs plumes ; et lentement, lourdement, pendant que le pasteur, suivi de son troupeau, s'enfonçait dans la brume, comme un spectre, les vaches sortaient de l'étable, se dirigeaient vers le couchis, meuglaient en allongeant le col, et venaient l'une après l'autre se frotter les épaules contre le tronc du noyer, dont les branches dépouillées, ruisselantes de l'humidité de la nuit, s'égouttaient sur le sol avec un bruit de pluie. Pitaut pénétra, devant la Louise, par une porte ouverte, et voici ce qu'il vit. Dans le sombre, au fond de l'étable, chaude comme une étuve, toute pleine de senteurs à la fois âcres et fades de fumier et de laitage, la vache reposait, couchée sur un lit de fougères fangeuses. Ses flancs énormes, tout blancs, s'enflaient et s'aplatissaient, pareils à un soufflet de forge en marche ; ses cuisses, marbrées de taches rouges, étaient souillées d'urine et de bouse verdâtre et, de son mufle allongé sur l'ordure de la litière, sortait le bruit d'une respiration sifflante et courte. Éclairé par la Louise à qui il avait confié la lanterne, Pitaut se pencha sur la vache, l'examina minutieusement, lui palpa les membres de ses grosses mains violacées, lui écarta les paupières, découvrant l'oeil doux et sans pensée, où brillait un éclat de fièvre : -Na ! ma Caille, fit-il tendrement... Na ! ma belle Caille... Quoiqu' t'as ma poulette ?... Où qu't'as mal, dis, ma reine ?... Où qu't'as mal ?... Il prit dans la mangeoire une betterave qu'il rompit, en présenta successivement, après les avoir flairés, les deux morceaux à la vache, qui détourna la tête et ne bougea plus. -Quen !... quen... murmura-t-il. Son visage, semblable à une motte de terre surmontée d'une casquette, se fit soucieux tout à coup. À plusieurs reprises, maît' Pitaut se gratta la tête et il s'abîma en des réflexions profondes et pénibles, pendant que Louise, balançant ses fortes hanches, regardait distraitement l'étable vide et les lourdes charpentes qui se perdaient dans l'angle noir du toit. Ayant rejeté les morceaux de betterave dans la mangeoire, il s'agenouilla sur le fumier, appliqua son oreille contre la poitrine de la vache et ferma les yeux pour se mieux recueillir et pour mieux entendre. Un rat courut, hideux, sur le montant du râtelier, se glissa aussitôt dans une fente du mur en torchis et les poules envahirent l'étable. -Bon Guieu ! qu'a ronf'e ! s'écria Pitaut en se relevant... Ça y bout dans l'pomon, quasiment comme l'cidre nouviau dans eune pipe... All est malade, c'te bête ; ben sû qu'all est ben malade, ben, ben malade !... Bon sang d'bon Guieu !... mais quoi qu'elle a ?... la Louise !... -S'i ous plaît ? -Va-t-en qu'ri dans le fournil les sacs à poumes et pis la vieille bâche, ti sais ben, la vieille bâche, à drette, à mont l'cuvier ?... Bon Guieu ! qu'a souff'e ! La servante tendit la lanterne à son maître et sortit en faisant claquer ses sabots. Inquiet, le sourcil froncé, Pitaut se mit à tourner, à tourner autour de la vache, dont les flancs de plus en plus haletaient. -Et pis all' est ben, ben, ben malade ! conclut Pitaut, qui jeta sa casquette sur la table, d'un geste désespéré. Consternée, la Pitaut, ne disait rien. D'apprendre, tout d'un coup, que sa belle vache, sa belle laitière, que la Caille soufflait, enflait, ne mangeait rien, était ben malade, cela lui avait cassé l'estomac. Elle en demeurait tout étourdie. Cependant, elle se remit vite et, lançant à Pitaut un regard mauvais, elle cria : -All' enf'e... a souff'e... Et pis, tu restes là, té, comme un s'rin, à t'gratter la tête... Tu crois p'tête qu' l' v'trinaire, c'est fait pour des chiens, espèce de grande carne !... Les bêtes peuvent ben crever, c'est pas l'embarras... tu n'en démarres pas plus qu'eune souche... Y as-tu seulement mis de la paille fraîche... Ah ! bon Guieu d'bon Guieu ! L'enfant s'était remis à crier et le berceau geignait sous l'effort de ce pauvre petit être qui se débattait contre la souffrance. Sa voix, tantôt faible comme une plainte, tantôt perçante comme un déchirement, tantôt sourde comme un râle, avait des implorations douloureuses. Mais ni le père, ni la mère,n'entendaient ces appels qui ne s'exprimaient que par des sons inarticulés. Tous les deux, ils continuaient de se disputer. La Pitaut furieuse, gesticulait, disant : -Quand tu seras là à me regarder, le bec ouvert, c'est-i ça qui la f'ra r'venir ? Et se tournant vers la servante elle vociférait : -C'est té qu'en cause, vilaine créture... T' l'auras menée dans l'herbage aux avelines ! Et pis, elle aura brouté d' la mauvaise herbe. S'affaissant sur une chaise, elle se couvrit la figure de son tablier et pleura : -Ma pauv' Caille qu'est poisonnée !... Hou ! Hou ! Hou ! L'enfant eut une quinte de toux ; on eût dit que son corps allait se briser dans un suprême hoquet. Pitaut leva les yeux dans la direction du berceau, dont l'osier craquait, et où l'on apercevait, au-dessus du bord, deux petites mains maigres qui se tordaient. -Quen ! C'est-ti le p'tit gas qui gueule comme ça ? demanda-t-il. Quoi qu'il a à gueuler comme ça ? -I' n'a ren... C'est les dents... Ma pauv' Caille !... Hou ! Hou ! -Allons, j'vas qu'ri l' v'trinaire... Et pis, all' n'est point cor défunte. T'as qu' faire d' t'manger les sangs d'avance. -Ma pauv' Caille !... jamais j' retrouverons la pareille, jamais !... Veux-tu ben t' taire, sacré cochon !... Attends, j' vas t' donner l' fouet. Mais la Louise avait pris l'enfant et, pendant que Pitaut passait sa blouse, assise près du feu, elle bourrait, d'une bouillie épaisse et gluante, le petit qui se débattait, vomissait et râlait. Le docteur Ragaine, chaudement emmitouflé d'une peau de loup, conduisait son tilbury. Il tâchait d'éviter les ornières profondes et les grosses pierres dont les têtes rondes crevaient le chemin çà et là. Malgré sa prudence et la docilité de son cheval, les roues parfois butaient contre des pierres ou glissaient dans les trous, et la voiture dansait sur ses ressorts comme une barque secouée par la houle. Il bruinait. Des corbeaux passaient, très haut, dans le ciel gris, et des bandes de grives, attirées par les venelles du houx et des églantiers dont la route était bordée, de chaque côté s'élevaient, effarées, et allaient se poser sur les branches des pommiers voisins. -Bonjour, Monsieur Ragaine, dit un gros homme qui, enjambant une brèche de la haie, se dressa soudain au milieu de la traverse. Il était vêtu d'un veston très court et d'un pantalon crasseux que terminaient des bottes éculées et couvertes de boue. Le docteur arrêta son cheval. -Ah ! monsieur Thorel ! fit-il... Bonjour monsieur Thorel ! Comme vous courez la campagne de grand matin ! M. Thorel souffla un instant, enleva le cache-nez de laine grise qui lui enveloppait le cou. Il répondit : -Mais oui, monsieur Ragaine... J'ai, à l'Épine, un anthenais atteint de la gourme et j'allais, à travers champs, jusque chez maît' Pitaut, pour sa vache atteinte de pneumonie et que je soigne depuis quatre jours... nous avons beaucoup de pneumonies en ce moment. -Tiens ! mais je vais aussi chez maît' Pitaut. -Oui, oui, je sais... pour son enfant. C'est moi qui lui ai conseillé de venir vous chercher. Il me paraît bien malade, son enfant... Mais je ne vous retiens pas, monsieur Ragaine. -Nous allons faire route ensemble, monsieur Thorel, montez donc avec moi... -C'est que mes bottes sont crottées, monsieur Ragaine. -Ça ne fait rien, allez, monsieur Thorel ! -Enfin, tout de même, monsieur Ragaine... avec plaisir... Un paysan qui marchait grand train apparut au détour du chemin. -Tiens ! Tiens ! Mais c'est maît' Pitaut..., s'écrie monsieur Thorel, qui avait déjà une jambe sur le marchepied du tilbury... hé ! Maît' Pitaut !... Bonjour, Maît' Pitaut !... -Ben le bonjour, m'sieur Thorel et la compagnie, fit le fermier qui s'était arrêté et se découvrait respectueusement. -Eh bien ! Et notre vache ? demanda le vétérinaire. -Vous êtes ben honnête, m'sieur Thorel... All' est morte, à c'matin !... Mon Guieu, oui ! L'temps d' remettre eune douve neuve à eune pipe... et pis, all' a passé !... J'allions cheux vous pour vous dire d' n'point vous déranger... All' est morte, quoi ! Il eut un geste de colère : -J'ons l'malheu !... Y a trois ans, j'ons perdu deux poulains et un viau, sauf vout' respect !... L'année d'rnière, y nous a crevé une jument qu'était pleine... C' coup-ci, on ne sait point comment ça s'est fait, toutes les poules ont péri ; et pis, à c' t'heure, c'est une vache, une belle vache, une vache, ben râle, tout à fait râle !... Gnia pas de bon Guieu, m'sieur Thorel, ben sû, y a un sô sur nous, y a un sô !... On m'outera point de l'idée qu'y a un sô ! Pitaut frappait la terre du pied et s'arrachait les cheveux. -C'est qu' ça fait ben d' l'argent, toutes ces pertes-là !... ben d' l'argent !... Et pis, l' blé n'va point, les pommes sont quasiment pour ren... avec une sécheresse comme y a eu, la viande n'a point profité !... C'est ben l'argent !... Bon Guieu, d' bon Guieu ! qui qu'a pu nous jeter un sô? -Et l'enfant ? demanda monsieur Ragaine. Maît' Pitaut regarda le docteur, comme s'il ne comprenait pas. -S'y vous plaît ? interrogea-t-il. -L'enfant malade, que je vais voir, comment est-il ? -C'est-i point nout' petit gas, que v'lez dire ? -Mais oui !... -Ah ! ben, il est mô itout... La tristesse de maît'Pitaut Les corneilles C'est, dans la vaste lande de Kernouz, une toute petite maison, si petite et si basse que du haut de la lande, vers Baden, on ne l'aperçoit point. Car elle est sombre comme le terrain avec lequel elle se confond, et dans l'étendue désolée, elle ne produit pas plus d'effet qu'un bouquet d'ajoncs. Pas un arbre alentour, pas une autre maison, pas une silhouette qui monte, pas un bloc de rochers, dont la masse tourmentée ajoute encore du mystère au mystère si pénétrant des landes armoricaines ; pas d'autres bruits, non plus, que le bruit du vent, que les cris des pluviers voyageurs et les plaintes des goélands qui tournoient dans l'air. Pourtant, le spectacle est inoubliable, qu'on embrasse du seuil de cette maison, surtout aux heures apaisées où le soleil se couche. Devant, se déroule la lande, la lande plate, lointaine, presque noire, d'un noir de velours sur lequel frisent de lourdes lueurs indécises ; la lande creusée par les rades du Morbihan, déchiquetée par de petites anses, traversée par de larges rivières qui s'entrecroisent et qui reflètent les nuages embrasés et mouvants du ciel. On dirait des lacs magiques, hantés de poissons monstrueux et de barques bizarres ; des gouffres de lumière, de miraculeux fleuves de pourpre et d'or, dont les mille bras enlacent l'âpre terre inféconde. À droite, par-delà des alternances de sol obscur et d'eau brillante, tout noir entre le ciel et la mer, apparaît Locqmariaker, qui semble un colossal navire au mouillage ; puis c'est l'étroit goulet du Morbihan, par où l'océan se voit, dans une fuite radieuse, bientôt évanouie derrière la pointe effilée de Port-Navalo, dont le phare se dresse, mince ligne blanchissante, dans la vapeur rose et pulvérulente. À gauche, fermant l'horizon, les coteaux d'Arzon, de Sarzeau, noyés de brumes qui contournent le golfe et vont rejoindre la campagne de Vannes, large espace où des forêts, des villages, des clochers, de mornes plaines, des gorges rocheuses se devinent confusément, parmi l'ombre descendue. Souvent, je venais dans la lande de Kernouz, et chaque fois, je passais devant la petite maison, qui m'attirait. Un homme était toujours assis sur une grosse pierre, apportée, là, près du seuil, en guise de borne. Il était coiffé du béret des marins, portait sur la poitrine un tricot en laine bleue, et son visage était très beau. On le devinait jeune encore, malgré les rides qui le creusaient, et l'air de profonde tristesse qui le ravageait. Jamais, à mon approche, il ne se détournait. Immobile, le menton dans les mains, il regardait les choses devant lui. Quelquefois, je vis deux petites corneilles, voleter autour de lui, en poussant des cris, puis s'abattre sur ses épaules et le becqueter de leur bec rouge. Alors l'homme les prenait tour à tour, les posait sur son poing, et les caressait, doucement. Et, elles, enflant leurs plumes, rentrant leur cou, se taisaient, heureuses d'être caressées. Je m'informai dans le pays. Aucun de ceux de Baden, de Larmor, de Calino ne savaient son nom. Il était venu là, un beau jour, on ignorait d'où ; il ne parlait à personne, marchait dans la lande, parcourait les petites grèves, vivait de pain dur qu'il achetait, tous les dimanches, à Baden, et de moules qu'il ramassait sur les rochers, à l'heure de la basse mer. Une fois, irrité de ce mystère, de ce silence qu'il considérait comme du mépris, un méchant gars de Boulvern l'avait insulté. L'homme avait passé sans tourner la tête. C'était tout ce qu'on savait. Le bruit qui s'accréditait dans les villages, proche la lande de Kernouz, c'est que l'homme était un voleur qui se cachait. Je revins plus souvent auprès de la maison. Enfin, un soir, j'abordai, sous un prétexte absurde, le mystérieux personnage. Il me reçut avec politesse, et même je fus un peu étonné, un peu gêné par l'aisance de son langage. Ce soir-là nous causâmes de choses indifférentes. La petite maison devint alors le but de mes promenades quotidiennes, et l'homme ne tarda pas à me charmer véritablement. Il me disait des choses, comme seuls les grands artistes et les grands poètes peuvent en dire, ayant vécu les merveilleuses vies de la pensée. La nature l'enthousiasmait, il en parlait avec une émotion presque religieuse, avec des tendresses emportées d'amant. Je ne pouvais plus me passer de lui. Instamment je le priai de venir me voir, mais il refusa, presque effrayé. -Non, non... me dit-il, je ne puis pas... je ne veux pas... il ne le faut pas... Et l'oeil égaré, un tremblement dans les membres, il ajouta : -Et vous, je vous en prie, ne revenez plus jamais... Je ne veux aimer personne... Tenez, quand je suis arrivé ici, il y avait, près de la maison, un pin, un pauvre pin, rabougri, à moitié mort, dont les branches pourrissaient. Un coup de vent le terrassa... Puis des hommes sont venus qui l'ont emporté dans une grande charrette... Si vous saviez quelle souffrance ç'a été pour moi !... Non, je ne veux plus rien aimer, des hommes que la mort guette, des choses que la ruine menace... J'ai perdu mon père, ma mère, mes deux frères ; j'ai perdu ma femme, morte dans mes bras... Laissez-moi seul avec ma lande, mes horizons, mon ciel, seules choses que je puisse aimer, car je n'aurai pas la torture de les voir disparaître et mourir. Tout cela vivra tant que je vivrai, et cela vivra encore sur moi quand mon corps reposera là. En ce moment, les deux petites corneilles vinrent, battant de l'aile, s'abattre sur les épaules de l'homme. Alors il les prit, comme je l'avais vu faire déjà, tour à tour les posa sur son poing, et doucement il les caressa. -Mais ces corneilles, lui dis-je, vous les perdrez aussi. Un chasseur les tuera, un épervier les déchirera, ou bien un jour, prises de la nostalgie des grands espaces, elles s'enfuiront... -C'est vrai, fit l'homme !... Imbécile qui n'y songeait pas ! Et brusquement, il les étreignit dans ses mains crispées et les étouffa. Puis il rentra dans la maison et ferma la porte. Je restai quelques instants seul, pensif. Devant moi la lande se déroulait, la lande plate, lointaine, presque noire, d'un noir de velours sur lequel frisaient de sourdes lueurs indécises, la lande creusée par les rades, déchiquetée par de petites anses, traversée par de larges rivières qui 'entrecroisaient et reflétaient les nuages embrasés et mouvants du ciel... Et une immense mélancolie tombait du ciel silencieux.



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