Retour au menu
Retour à la rubrique feuilletons

LE PRINCE-CHAP4-7

Écoute ou téléchargement Commentaires

Biographie ou informations

Feuilleton audio - Chapitres 4,5,6 et 7 (26 Chapitres)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitres Précédents
Musique: Harte's Ease






Texte ou Biographie de l'auteur

Le Prince - Chapitre 4


Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre, ne se révoltèrent point contre les successeurs du conquérant après sa mort



Lorsque l'on considère combien il est difficile de conserver un État nouvellement conquis, on peut s'étonner de ce qui se passa après la mort d'Alexandre le Grand. Ce prince s'était rendu maître en peu d'années de toute l'Asie, et mourut presque aussitôt. Il était probable que l'empire profiterait de son trépas pour se révolter ; néanmoins ses successeurs s'y maintinrent, et ils n'éprouvèrent d'autre difficulté que celle qui naquit entre eux de leur propre ambition.


Je répondrais à cela que toutes les principautés que l'on connaît, et dont il est resté quelque souvenir, sont gouvernées de deux manières différentes : ou par un prince et des esclaves, qui ne l'aident à gouverner, comme ministres, que par une grâce et une concession qu'il veut bien leur faire ; ou par un prince et des barons, qui tiennent leur rang non de la faveur du souverain, mais de l'ancienneté de leur race ; qui ont des États et des sujets qui leur appartiennent et les reconnaissent pour seigneurs, et qui ont pour eux une affection naturelle.


Dans les principautés gouvernées par un prince et par des esclaves, le prince possède une bien plus grande autorité, puisque, dans toute l'étendue de ses États, lui seul est reconnu pour supérieur, et que si les sujets obéissent à quelque autre, ils ne le regardent que comme son ministre ou son officier, pour lequel ils ne ressentent aucun attachement personnel.


On peut de nos jours citer, comme exemple de l'une et de l'autre sorte de gouvernement, la Turquie et le royaume de France.


Toute la Turquie est gouvernée par un seul maître, dont tous les autres Turcs sont esclaves, et qui, ayant divisé son empire en plusieurs sangiacs, y envoie des gouverneurs qu'il révoque et qu'il change au gré de son caprice.


En France, au contraire, le roi se trouve au milieu d'une foule de seigneurs de race antique, reconnus pour tels par leurs sujets, qui en sont aimés, et qui jouissent de prérogatives que le roi ne pourrait leur enlever sans danger pour lui.


Si l'on réfléchit sur la nature de ces deux formes de gouvernement, on verra qu'il est difficile de conquérir l'empire des Turcs ; mais qu'une fois conquis, il est très aisé de le conserver.


La difficulté de conquérir l'empire turc vient de ce que le conquérant ne peut jamais être appelé par les grands de cette monarchie, ni espérer d'être aidé dans son entreprise par la rébellion de quelques-uns de ceux qui entourent le monarque. J'en ai déjà indiqué les raisons. Tous, en effet, étant également ses esclaves, tous lui devant également leur fortune, il est bien difficile de les corrompre ; et quand même on y parviendrait, il faudrait en attendre peu d'avantages, parce qu'ils ne peuvent pas entraîner les peuples dans leur révolte. Celui donc qui voudrait attaquer les Turcs doit s'attendre à les trouver réunis contre lui, espérer peu d'être favorisé par des désordres intérieurs, et ne compter guère que sur ses propres forces.


Mais la conquête une fois faite et le monarque vaincu en bataille rangée, de manière à ne pouvoir plus refaire ses armées, on n'a plus à craindre que sa race, qui, une fois éteinte, ne laisse plus personne à redouter, parce qu'il n'y a plus personne qui conserve quelque ascendant sur le peuple ; de sorte que si, avant la victoire, il n'y avait rien à espérer des sujets, de même, après l'avoir remportée, il n'y a plus rien à appréhender de leur part.


II en est tout autrement des États gouvernés comme la France. Il peut être facile d'y entrer en gagnant quelques-uns des grands du royaume ; et il s'en trouve toujours de mécontents, qui sont avides de nouveautés et de changements, et qui d'ailleurs peuvent effectivement, par les raisons que j'ai déjà dites, ouvrir les chemins du royaume et faciliter la victoire ; mais, s'agit-il ensuite de se maintenir, c'est alors que le conquérant éprouve toutes sortes de difficultés, et de la part de ceux qui l'ont aidé, et de la part de ceux qu'il a dû opprimer.


Là, il ne lui suffit pas d'éteindre la race du prince, car il reste toujours une foule de seigneurs qui se mettront à la tête de nouveaux mouvements ; et comme il ne lui est possible ni de les contenter tous ni de les détruire, il perdra sa conquête dès que l'occasion s'en présentera.


Maintenant si nous considérons la nature du gouvernement de Darius, nous trouverons qu'il ressemblait à celui de la Turquie : aussi Alexandre eut-il à combattre contre toutes les forces de l'empire, et dut-il d'abord défaire le monarque en pleine campagne ; mais, après sa victoire et la mort de Darius, le vainqueur, par les motifs que j'ai exposés, demeura tranquille possesseur de sa conquête. Et si ses successeurs étaient restés unis, ils en auraient joui également au sein du repos et des voluptés ; car on ne vit s'élever dans tout l'empire que les troubles qu'eux-mêmes y excitèrent.


Mais, quant aux États gouvernés comme la France, il s'en faut bien qu'il soit possible de s'y maintenir avec autant de tranquillité. Nous en avons la preuve dans les fréquents soulèvements qui se formèrent contre les Romains, soit dans l'Espagne, soit dans les Gaules, soit dans la Grèce. Ces rébellions eurent pour cause les nombreuses principautés qui se trouvaient dans ces contrées, et dont le seul souvenir, tant qu'il subsista, fut pour les vainqueurs une source de troubles et d'inquiétudes. Il fallut que la puissance et la durée de la domination romaine en eussent éteint la mémoire, pour que les possesseurs fussent enfin tranquilles.


Il y a même plus. Lorsque, dans la suite, les Romains furent en guerre les uns contre les autres, chacun des partis put gagner et avoir pour soi celles de ces anciennes principautés où il avait le plus d'influence, et qui, après l'extinction de la race de leurs princes, ne connaissaient plus d'autre domination que celle de Rome.


Quiconque aura réfléchi sur toutes ces considérations ne s'étonnera plus sans doute de la facilité avec laquelle Alexandre se maintint en Asie, et de la peine, au contraire, que d'autres, tels que Pyrrhus, eurent à conserver leurs conquêtes. Cela ne tint point à l'habileté plus ou moins grande du conquérant, mais à la différente nature des États conquis.

Le Prince - Chapitre 5

Comment on doit gouverner les États ou principautés qui, avant la conquête, vivaient sous leurs propres lois



Quand les États conquis sont, comme je l'ai dit, accoutumés à vivre libres sous leurs propres lois, le conquérant peut s'y prendre de trois manières pour s'y maintenir : la première est de les détruire ; la seconde, d'aller y résider en personne ; la troisième, de leur laisser leurs lois, se bornant à exiger un tribut, et à y établir un gouvernement peu nombreux qui les contiendra dans l'obéissance et la fidélité : ce qu'un tel gouvernement fera sans doute ; car, tenant toute son existence du conquérant, il sait qu'il ne peut la conserver sans son appui et sans sa protection ; d'ailleurs, un État accoutumé à la liberté est plus aisément gouverné par ses propres citoyens que par d'autres.


Les Spartiates et les Romains peuvent ici nous servir d'exemple.


Les Spartiates se maintinrent dans Athènes et dans Thèbes, en n'y confiant le pouvoir qu'à un petit nombre de personnes ; néanmoins ils les perdirent par la suite. Les Romains, pour rester maîtres de Capoue, de Carthage et de Numance, les détruisirent et ne les perdirent point. Ils voulurent en user dans la Grèce, comme les Spartiates ils lui rendirent la liberté, et lui laissèrent ses propres lois mais cela ne leur réussit point. Il fallut, pour conserver cette contrée, qu'ils y détruisissent un grand nombre de cités ; ce qui était le seul moyen sûr de posséder. Et, au fait, quiconque ayant conquis un État accoutumé à vivre libre, ne le détruit point, doit s'attendre à en être détruit. Dans un tel État, la rébellion est sans cesse excitée par le nom de la liberté et par le souvenir des anciennes institutions, que ne peuvent jamais effacer de sa mémoire ni la longueur du temps ni les bienfaits d'un nouveau maître. Quelque précaution que l'on prenne, quelque chose que l'on fasse, si l'on ne dissout point l'État, si l'on n'en disperse les habitants, on les verra, à la première occasion, rappeler, invoquer leur liberté, leurs institutions perdues, et s'efforcer de les ressaisir. C'est ainsi qu'après plus de cent années d'esclavage Pise brisa le joug des Florentins.


Mais il en est bien autrement pour les pays accoutumés à vivre sous un prince. Si la race de ce prince est une fois éteinte, les habitants, déjà façonnés à l'obéissance, ne pouvant s'accorder dans le choix d'un nouveau maître, et ne sachant point vivre libres, sont peu empressés de prendre les armes ; en sorte que le conquérant peut sans difficulté ou les gagner ou s'assurer d'eux. Dans les républiques, au contraire, il existe un principe de vie bien plus actif, une haine bien plus profonde, un désir de vengeance bien plus ardent, qui ne laisse ni ne peut laisser un moment en repos le souvenir de l'antique liberté : il ne reste alors au conquérant d'autre parti que de détruire ces États ou de venir les habiter.


Le Prince - Chapitre 6


Des principautés nouvelles acquises par les armes et par l'habileté de l'acquéreur



Qu'on ne s'étonne point si, en parlant de principautés tout à fait nouvelles, de princes et d'État, j'allègue de très grands exemples. Les hommes marchent presque toujours dans des sentiers déjà battus ; presque toujours ils agissent par imitation ; mais il ne leur est guère possible de suivre bien exactement les traces de celui qui les a précédés, ou d'égaler la vertu de celui qu'ils ont entrepris d'imiter. Ils doivent donc prendre pour guides et pour modèles les plus grands personnages, afin que, même en ne s'élevant pas au même degré de grandeur et de gloire, ils puissent en reproduire au moins le parfum. Ils doivent faire comme ces archers prudents, qui, jugeant que le but proposé est au-delà de la portée de leur arc et de leurs forces, visent encore plus loin, pour que leur flèche arrive au point qu'ils désirent atteindre.


Je dis d'abord que, pour les principautés tout à fait nouvelles, le plus ou le moins de difficulté de s'y maintenir dépend du plus ou du moins d'habileté qui se trouve dans celui qui les a acquises : aussi peut-on croire que communément la difficulté ne doit pas être très grande. Il y a lieu de penser que celui qui, de simple particulier, s'est élevé au rang de prince, est un homme habile ou bien secondé par la fortune : sur quoi j'ajouterai, que moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir. D'ailleurs, un tel prince n'ayant point d'autres États, est obligé de venir vivre dans son acquisition : ce qui diminue encore la difficulté.


Mais, quoi qu'il en soit, pour parler d'abord de ceux qui sont devenus princes par leur propre vertu et non par la fortune, les plus remarquables sont : Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et quelques autres semblables.


Que si l'on doit peu raisonner sur Moïse, parce qu'il ne fut qu'un simple exécuteur des ordres de Dieu, il y a toujours lieu de l'admirer, ne fût-ce qu'à cause de la grâce qui le rendait digne de s'entretenir avec la Divinité. Mais en considérant les actions et la conduite, soit de Cyrus, soit des autres conquérants et fondateurs de royaumes, on les admirera également tous, et on trouvera une grande conformité entre eux et Moïse, bien que ce dernier eût été conduit par un si grand maître.


On verra d'abord que tout ce qu'ils durent à la fortune, ce fut l'occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent donner la forme qu'ils jugèrent convenable. Sans cette occasion, les grandes qualités de leur âme seraient demeurées inutiles ; mais aussi, sans ces grandes qualités, l'occasion se serait vainement présentée. Il fallut que Moïse trouvât les Israélites esclaves et opprimés en Égypte, pour que le désir de sortir de l'esclavage les déterminât à le suivre. Pour que Romulus devînt le fondateur et le roi de Rome, il fallut qu'il fût mis hors d'Albe et exposé aussitôt après sa naissance. Cyrus eut besoin de trouver les Perses mécontents de la domination des Mèdes, et les Mèdes amollis et efféminés par les délices d'une longue paix. Enfin Thésée n'aurait point fait éclater sa valeur, si les Athéniens n'avaient pas été dispersés. Le bonheur de ces grands hommes naquit donc des occasions ; mais ce fut par leur habileté qu'ils surent les connaître et les mettre à profit pour la grande prospérité et la gloire de leur patrie. Ceux qui, comme eux, et par les mêmes moyens, deviendront princes, n'acquerront leur principauté qu'avec beaucoup de difficultés, mais ils la maintiendront aisément.


En cela, leurs difficultés viendront surtout des nouvelles institutions, des nouvelles formes qu'ils seront obligés d'introduire pour fonder leur gouvernement et pour leur sûreté ; et l'on doit remarquer qu'en effet il n'y a point d'entreprise plus difficile à conduire, plus incertaine quant au succès, et plus dangereuse que celle d'introduire de nouvelles institutions. Celui qui s'y engage a pour ennemis tous ceux qui profitaient des institutions anciennes, et il ne trouve que de tièdes défenseurs dans ceux pour qui les nouvelles seraient utiles. Cette tiédeur, au reste, leur vient de deux causes : la première est la peur qu'ils ont de leurs adversaires, lesquels ont en leur faveur les lois existantes ; la seconde est l'incrédulité commune à tous les hommes, qui ne veulent croire à la bonté des choses nouvelles que lorsqu'ils en ont été bien convaincus par l'expérience. De là vient aussi que si ceux qui sont ennemis trouvent l'occasion d'attaquer, ils le font avec toute la chaleur de l'esprit de parti, et que les autres se défendent avec froideur, en sorte qu'il y a du danger à combattre avec eux.


Afin de bien raisonner sur ce sujet, il faut considérer si les innovateurs sont puissants par eux-mêmes, ou s'ils dépendent d'autrui, c'est-à-dire si, pour conduire leur entreprise, ils en sont réduits à prier, ou s'ils ont les moyens de contraindre.


Dans le premier cas, il leur arrive toujours malheur, et ils ne viennent à bout de rien ; mais dans le second, au contraire, c'est-à-dire quand ils ne dépendent que d'eux-mêmes, et qu'ils sont en état de forcer, ils courent bien rarement le risque de succomber. C'est pour cela qu'on a vu réussir tous les prophètes armés, et finir malheureusement ceux qui étaient désarmés. Sur quoi l'on doit ajouter que les peuples sont naturellement inconstants, et que, s'il est aisé de leur persuader quelque chose, il est difficile de les affermir dans cette persuasion : il faut donc que les choses soient disposées de manière que, lorsqu'ils ne croient plus, on puisse les faire croire par force.


Certainement Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n'auraient pu faire longtemps garder leurs institutions, s'ils avaient été désarmés ; et ils auraient eu le sort qu'a éprouvé de nos jours le frère Jérôme Savonarola, dont toutes les institutions périrent aussitôt que le grand nombre eut commencé de ne plus croire en lui, attendu qu'il n'avait pas le moyen d'affermir dans leur croyance ceux qui croyaient encore, ni de forcer les mécréants à croire.


Toutefois, répétons que les grands hommes tels que ceux dont il s'agit rencontrent d'extrêmes difficultés ; que tous les dangers sont sur leur route ; que c'est là qu'ils ont à les surmonter ; et que lorsqu'une fois ils ont traversé ces obstacles, qu'ils ont commencé à être en vénération, et qu'ils se sont délivrés de ceux de même rang qui leur portaient envie, ils demeurent puissants, tranquilles, honorés et heureux.


À ces grands exemples que j'ai cités, j'en veux joindre quelque autre d'un ordre inférieur, mais qui ne soit point trop disproportionné ; et j'en choisis un seul qui suffira : c'est celui de Hiéron de Syracuse. Simple particulier, il devint prince de sa patrie, sans rien devoir de plus à la fortune que la seule occasion. En effet, les Syracusains opprimés l'élurent pour leur général, et ce fut par ses services en cette qualité qu'il mérita d'être encore élevé au pouvoir suprême. D'ailleurs, dans son premier état de citoyen, il avait montré tant de vertus, qu'il a été dit de lui que pour bien régner il ne lui manquait que d'avoir un royaume. Au surplus, Hiéron détruisit l'ancienne milice et en établit une nouvelle ; il abandonna les anciennes alliances pour en contracter d'autres. Ayant alors et des soldats et des alliés entièrement à lui, il put, sur de pareils fondements, élever l'édifice qu'il voulut ; de sorte que, s'il n'acquit qu'avec beaucoup de peine, il n'en trouva point à conserver.

Le Prince - Chapitre 7


Des principautés nouvelles qu'on acquiert par les armes d'autrui et par la fortune



Ceux qui, de simples particuliers, deviennent princes par la seule faveur de la fortune, le deviennent avec peu de peine ; mais ils en ont beaucoup à se maintenir. Aucune difficulté ne les arrête dans leur chemin : ils y volent ; mais elles se montrent lorsqu'ils sont arrivés.


Tels sont ceux à qui un État est concédé, soit moyennant une somme d'argent, soit par le bon plaisir du concédant. C'est ainsi qu'une foule de concessions eurent lieu dans l'Ionie et sur les bords de l'Hellespont, où Darius établit divers princes, afin qu'ils gouvernassent ces États pour sa sûreté et pour sa gloire. C'est encore ainsi que furent créés ceux des empereurs qui, du rang de simples citoyens, furent élevés à l'empire par la corruption des soldats. L'existence de tels princes dépend entièrement de deux choses très incertaines, très variables : de la volonté et de la fortune de ceux qui les ont créés ; et ils ne savent ni ne peuvent se maintenir dans leur élévation. Ils ne le savent, parce qu'à moins, qu'un homme ne soit doué d'un grand esprit et d'une grande valeur, il est peu probable qu'ayant toujours vécu simple particulier, il sache commander ; ils ne le peuvent parce qu'ils n'ont point de forces qui leur soient attachées et fidèles.


De plus, des États subitement formés sont comme toutes les choses qui, dans l'ordre de la nature, naissent et croissent trop promptement : ils ne peuvent avoir des racines assez profondes et des adhérences assez fortes pour que le premier orage ne les renverse point ; à moins, comme je viens de le dire, que ceux qui en sont devenus princes n'aient assez d'habileté pour savoir se préparer sur-le-champ à conserver ce que la fortune a mis dans leurs mains, et pour fonder, après l'élévation de leur puissance, les bases qui auraient dû être établies auparavant.


Relativement à ces deux manières de devenir prince, c'est-à-dire par habileté ou par fortune, je veux alléguer deux exemples qui vivent encore dans la mémoire des hommes de nos jours : ce sont ceux de Francesco Sforza et de César Borgia.


Francesco Sforza, par une grande valeur et par le seul emploi des moyens convenables, devint, de simple particulier, duc de Milan ; et ce qui lui avait coûté tant de travaux à acquérir, il eut peu de peine à le conserver.


Au contraire César Borgia, vulgairement appelé le duc de Valentinois, devenu prince par la fortune de son père, perdit sa principauté aussitôt que cette même fortune ne le soutint plus, et cela quoiqu'il n'eût rien négligé de tout ce qu'un homme prudent et habile devait faire pour s'enraciner profondément dans les États que les armes d'autrui et la fortune lui avaient donnés. Il n'est pas impossible, en effet, comme je l'ai déjà dit, qu'un homme extrêmement habile pose, après l'élévation de son pouvoir, les bases qu'il n'aurait point fondées auparavant ; mais un tel travail est toujours très pénible pour l'architecte et dangereux pour l'édifice.


Au surplus, si l'on examine attentivement la marche du duc, on verra tout ce qu'il avait fait pour consolider sa grandeur future ; et c'est sur quoi il ne paraît pas inutile de m'arrêter un peu ; car l'exemple de ses actions présente sans doute les meilleures leçons qu'on puisse donner à un prince nouveau, et si toutes ses mesures n'eurent en définitive aucun succès pour lui, ce ne fut point par sa faute, mais par une contrariété extraordinaire et sans borne de la fortune.


Alexandre VI, voulant agrandir le duc son fils, y trouva pour le présent et pour l'avenir beaucoup de difficultés. D'abord, il voyait qu'il ne pouvait le rendre maître que de quelque État qui fût du domaine de l'Église ; et il savait que les ducs de Milan et Venise n'y consentiraient point, d'autant plus que Faenza et Rimini étaient déjà sous la protection des Vénitiens. Il voyait de plus toutes les forces de l'Italie, et spécialement celles dont il aurait pu se servir, dans les mains de ceux qui devaient redouter le plus l'agrandissement du pape ; de sorte qu'il ne pouvait compter nullement sur leur fidélité, car elles étaient sous la dépendance des Orsini, des Colonna, et de leurs partisans. Il ne lui restait donc d'autre parti à prendre que celui de tout brouiller et de semer le désordre entre tous les États de l'Italie, afin de pouvoir en saisir quelques-uns à la faveur des troubles. Cela ne lui fut point difficile. Les Vénitiens, en effet, s'étant déterminés, pour d'autres motifs, à rappeler les Français en Italie, non seulement il ne s'opposa point à ce dessein, mais encore il en facilita l'exécution par la dissolution du mariage déjà bien ancien du roi Louis XII avec Jeanne de France. Ce prince vint donc en Italie avec l'aide des Vénitiens et le consentement du pape ; et à peine fut-il arrivé à Milan, qu'Alexandre en obtint des troupes pour une expédition dans la Romagne, qui lui fut aussitôt abandonnée par l'effet seul de la réputation du roi. Le duc de Valentinois, ayant ainsi acquis cette province, trouva son dessein de s'affermir et de faire des progrès ultérieurs contrariés par deux difficultés : l'une venait de ce que les troupes qu'il avait ne lui paraissaient pas bien fidèles ; l'autre tenait à la volonté du roi, c'est-à-dire que, d'un côté, il craignait que les troupes des Orsini, dont il s'était servi, ne lui manquassent au besoin, et non seulement ne l'empêchassent de faire de nouvelles acquisitions, mais ne lui fissent même perdre celles qu'il avait déjà faites ; de l'autre, il appréhendait que le roi n'en fît tout autant. Quant aux troupes des Orsini, il avait déjà fait quelque épreuve de leurs dispositions, lorsque, après la prise de Faenza, étant allé attaquer Bologne, il les avait vues se conduire très froidement ; et, pour ce qui est du roi, il avait pu lire le fond de sa pensée, lorsque, ayant voulu, après s'être emparé du duché d'Urbin, tourner ses armes contre la Toscane, ce prince l'avait obligé à se désister de son entreprise.


Dans ces circonstances, le duc forma le dessein de se rendre indépendant des armes et de la volonté d'autrui. Pour cela, il commença par affaiblir dans Rome les partis des Orsini et des Colonna, en gagnant tous ceux de leurs adhérents qui étaient nobles, les faisant ses gentilshommes, leur donnant, selon leur qualité, de riches traitements, des honneurs, des commandements de troupes, des gouvernements de places : aussi arriva-t-il qu'en peu de mois l'affection de tous les partis se tourna vers le duc.


Ensuite, lorsqu'il eut dispersé les partisans de la maison Colonna, il attendit l'occasion de détruire ceux des Orsini ; et cette occasion s'étant heureusement présentée pour lui, il sut en profiter plus heureusement encore. En effet, les Orsini, ayant reconnu un peu tard que l'agrandissement du duc et de l'Église serait la cause de leur ruine, tinrent une sorte de diète dans un endroit des États de Pérouse, appelé la Magione ; et de cette assemblée s'ensuivirent la révolte d'Urbin, les troubles de la Romagne, et une infinité de dangers que le duc surmonta avec l'aide des Français. Ayant par là rétabli sa réputation, et ne se fiant plus ni à la France ni à aucune autre force étrangère, il eut recours à la ruse, et il sut si bien dissimuler ses sentiments, que les Orsini se réconcilièrent avec lui par l'entremise du seigneur Pagolo, dont il s'était assuré par toutes les marques d'amitié possibles, en lui donnant des habits, de l'argent, des chevaux. Après cette réconciliation, ils eurent la simplicité d'aller se mettre entre ses mains à Sinigaglia.


Ces chefs une fois détruits, et leurs partisans gagnés par le duc, il avait d'autant mieux fondé sa puissance, que, d'ailleurs, maître de la Romagne et du duché d'Urbin, il s'était attaché les habitants en leur faisant goûter un commencement de bien-être. Sur quoi sa conduite pouvant encore servir d'exemple, il n'est pas inutile de la faire connaître.


La Romagne, acquise par le duc, avait eu précédemment pour seigneurs des hommes faibles, qui avaient plutôt dépouillé que gouverné, plutôt divisé que réuni leurs sujets ; de sorte que tout ce pays était en proie aux vols, aux brigandages, aux violences de tous les genres. Le duc jugea que, pour y rétablir la paix et l'obéissance envers le prince, il était nécessaire d'y former un bon gouvernement : c'est pourquoi il y commit messire Ramiro d'Orco, homme cruel et expéditif, auquel il donna les plus amples pouvoirs. Bientôt, en effet, ce gouvernement fit naître l'ordre et la tranquillité ; et il acquit par là une très grande réputation. Mais ensuite le duc, pensant qu'une telle autorité n'était plus nécessaire, et que même elle pourrait devenir odieuse, établit au centre de la province un tribunal civil, auquel il donna un très bon président, et où chaque commune avait son avocat. Il fit bien davantage : sachant que la rigueur d'abord exercée avait excité quelque haine, et désirant éteindre ce sentiment dans les cœurs, pour qu'ils lui fussent entièrement dévoués, il voulut faire voir que si quelques cruautés avaient été commises, elles étaient venues, non de lui, mais de la méchanceté de son ministre. Dans cette vue, saisissant l'occasion, il le fit exposer un matin sur la place publique de Césène, coupé en quartiers, avec un billot et un coutelas sanglant à côté. Cet horrible spectacle satisfit le ressentiment des habitants, et les frappa en même temps de terreur. Mais revenons.


Après s'être donné des forces telles qu'il les voulait, et avoir détruit en grande partie celles de son voisinage qui pouvaient lui nuire, le duc, se trouvant très puissant, se croyait presque entièrement assuré contre les dangers actuels ; et voulant poursuivre ses conquêtes, il était encore retenu par la considération de la France : car il savait que le roi, qui enfin s'était aperçu de son erreur, ne lui permettrait point de telles entreprises. En conséquence, il commença à rechercher des amitiés nouvelles et à tergiverser avec les Français, lorsqu'ils marchaient vers le royaume de Naples contre les Espagnols, qui faisaient le siège de Gaëte ; il projetait même de les mettre hors d'état de le contrarier ; et il en serait venu bientôt à bout, si Alexandre avait vécu plus longtemps.


Telles furent ses mesures par rapport à l'état présent des choses. Pour l'avenir, il avait d'abord à craindre qu'un nouveau pape ne fût mal disposé à son égard, et ne cherchât à lui enlever ce qu'Alexandre, son père, lui avait donné. C'est à quoi aussi il voulut pourvoir par les quatre moyens suivants : premièrement, en éteignant complètement les races des seigneurs qu'il avait dépouillés, et ne laissant point ainsi au pape les occasions que l'existence de ces races lui aurait fournies ; secondement, en gagnant les gentilshommes de Rome, afin de tenir par eux le pontife en respect ; troisièmement, en s'attachant, autant qu'il le pouvait, le sacré collège ; quatrièmement, en se rendant, avant la mort du pape qui vivait alors, assez puissant pour se trouver en état de résister par lui-même à un premier choc. Au moment où Alexandre mourut, trois de ces choses étaient consommées, et il regardait la quatrième comme l'étant à peu près. Il avait effectivement fait périr tous ceux des seigneurs dépouillés qu'il avait pu atteindre ; et fort peu d'entre eux lui avaient échappé : il avait gagné les gentilshommes romains ; il s'était fait un très grand parti dans le sacré collège ; et enfin, quant à l'accroissement de sa puissance, il projetait de se rendre maître de la Toscane : ce qui lui semblait facile, puisqu'il l'était déjà de Pérouse et de Piombino, et qu'il avait pris sous sa protection la ville de Pise, sur laquelle il allait se jeter, sans être retenu par la considération de la France, qui ne lui imposait plus ; car déjà les Français avaient été dépouillés du royaume de Naples par les Espagnols ; en sorte que tous les partis se trouvaient dans la nécessité de rechercher l'amitié du duc. Après cela, Lucques et Sienne devaient aussitôt se soumettre, soit par crainte, soit par envie contre les Florentins ; et ceux-ci demeuraient alors sans ressources. S'il avait mis tout ce plan à exécution (et il en serait venu à bout dans le courant de l'année où le pape mourut), il se serait trouvé assez de forces et assez de réputation pour se soutenir par lui-même et ne plus dépendre que de sa propre puissance et de sa propre valeur. Mais la mort d'Alexandre survint lorsqu'il n'y avait encore que cinq ans que le duc avait tiré l'épée ; et, en ce moment, ce dernier se trouva n'avoir que le seul État de la Romagne bien établi dans tous les autres, son pouvoir était encore chancelant il était placé entre deux armées ennemies, et attaqué d'une maladie mortelle.


Cependant, il était doué d'une telle résolution et d'un si grand courage, il savait si bien l'art de gagner les hommes et de les détruire, et les bases qu'il avait données à sa puissance étaient si solides, que s'il n'avait pas eu deux armées sur le dos, ou s'il n'avait pas été malade, il eût surmonté toutes les difficultés. Et ce qui prouve bien la solidité des bases qu'il avait posées, c'est que la Romagne attendit plus d'un mois pour se décider contre lui ; c'est que, bien qu'à demi mort, il demeura en sûreté dans Rome, et que les Baglioni, les Vitelli, les Orsini, accourus dans cette ville, ne purent s'y faire un parti contre lui ; c'est qu'il put, sinon faire nommer pape qui il voulait, du moins empêcher qu'on ne nommât qui il ne voulait pas. Si sa santé n'eût point éprouvé d'atteinte au moment de la mort d'Alexandre, tout lui aurait été facile. Aussi me disait-il, lors de la nomination de Jules II, qu'il avait pensé à tout ce qui pouvait arriver si son père venait à mourir, et qu'il avait trouvé remède à tout ; mais que seulement il n'avait jamais imaginé qu'en ce moment il se trouverait lui-même en danger de mort.


En résumant donc toute la conduite du duc, non seulement je n'y trouve rien à critiquer, mais il me semble qu'on peut la proposer pour modèle à tous ceux qui sont parvenus au pouvoir souverain par la faveur de la fortune et par les armes d'autrui. Doué d'un grand courage et d'une haute ambition, il ne pouvait se conduire autrement ; et l'exécution de ses desseins ne put être arrêtée que par la brièveté de la vie de son père Alexandre, et par sa propre maladie. Quiconque, dans une principauté nouvelle, jugera qu'il lui est nécessaire de s'assurer contre ses ennemis, de se faire des amis, de vaincre par force ou par ruse, de se faire aimer et craindre des peuples, suivre et respecter par les soldats, de détruire ceux qui peuvent et doivent lui nuire, de remplacer les anciennes institutions par de nouvelles, d'être à la fois sévère et gracieux, magnanime et libéral, de former une milice nouvelle et dissoudre l'ancienne, de ménager l'amitié des rois et des princes, de telle manière que tous doivent aimer à l'obliger et craindre de lui faire injure : celui-là, dis-je, ne peut trouver des exemples plus récents que ceux que présente la vie politique du duc de Valentinois.


La seule chose qu'on ait à reprendre dans sa conduite, c'est la nomination de Jules II, qui fut un choix funeste pour lui. Puisqu'il ne pouvait pas, comme je l'ai dit, faire élire pape qui il voulait, mais empêcher qu'on n'élût qui il ne voulait pas, il ne devait jamais consentir qu'on élevât à la papauté quelqu'un des cardinaux qu'il avait offensés, et qui, devenu souverain pontife, aurait eu sujet de le craindre ; car le ressentiment et la crainte sont surtout ce qui rend les hommes ennemis.


Ceux que le duc avait offensés étaient, entre autres, les cardinaux de Saint-Pierre-ès-liens, Colonna, Saint-Georges et Ascanio Sforza ; et tous les autres avaient lieu de le craindre, excepté le cardinal d'Amboise, et les Espagnols : ceux-ci, à cause de certaines relations et obligations réciproques, et d'Amboise, parce qu'il avait pour lui la France, ce qui lui donnait un grand pouvoir. Le duc devait donc de préférence faire nommer un Espagnol ; et s'il ne le pouvait pas, consentir plutôt à l'élection de d'Amboise qu'à celle du cardinal de Saint-Pierre-ès-liens. C'est une erreur d'imaginer que, chez les grands personnages, les services récents fassent oublier les anciennes injures. Le duc, en consentant à cette élection de Jules II, fit donc une faute qui fut la cause de sa ruine totale.



Source: Wikisource

Retour à la rubrique feuilletons
Retour au menu