Retour au menu
Retour à la rubrique feuilletons

LE PRINCE-CHAP20-22

Écoute ou téléchargement Commentaires

Biographie ou informations

Feuilleton audio - Chapitres 20,21 et 22 (26 Chapitres)
+++ Chapitres Suivants
+++ Chapitre Précédent
Musique: Harte's Ease






Texte ou Biographie de l'auteur

Le Prince - Chapitre 20

Si les forteresses, et plusieurs autres choses que font souvent les princes, leur sont utiles ou nuisibles



Les princes ont employé différents moyens pour maintenir sûrement leurs États. Quelques-uns ont désarmé leurs sujets ; quelques autres ont entretenu, dans les pays qui leur étaient soumis, la division des partis : il en est qui ont aimé à fomenter des inimitiés contre eux-mêmes ; il y en a aussi qui se sont appliqués à gagner ceux qui, au commencement de leur règne, leur avaient paru suspects ; enfin quelques-uns ont construit des forteresses, et d'autres les ont démolies. Il est impossible de se former, sur ces divers moyens, une opinion bien déterminée, sans entrer dans l'examen des circonstances particulières de l'État auquel il serait question d'en appliquer quelqu'un. Je vais néanmoins en parler généralement et comme le sujet le comporte.


Il n'est jamais arrivé qu'un prince nouveau ait désarmé ses sujets ; bien au contraire, celui qui les a trouvés sans armes leur en a donné, car il a pensé que ces armes seraient à lui ; qu'en les donnant, il rendrait fidèles ceux qui étaient suspects ; que les autres se maintiendraient dans leur fidélité, et que tous, enfin, deviendraient ses partisans. À la vérité, tous les sujets ne peuvent pas porter les armes ; mais le prince ne doit pas craindre, en récompensant ceux qui les auront prises, d'indisposer les autres de manière qu'il ait quelque lieu de s'en inquiéter : les premiers, en effet, lui sauront gré de la récompense ; et les derniers trouveront à propos qu'il traite mieux ceux qui auront plus servi et se seront exposés à plus de dangers.


Le prince qui désarmerait ses sujets commencerait à les offenser, en leur montrant qu'il se défie de leur fidélité ; et cette défiance, quel qu'en fût l'objet, inspirerait de la haine contre lui. D'ailleurs, ne pouvant pas rester sans armes, il serait forcé de recourir à une milice mercenaire ; et j'ai déjà dit ce que c'est que cette milice, qui, lors même qu'elle serait bonne, ne pourrait jamais être assez considérable pour le défendre contre des ennemis puissants et des sujets irrités. Aussi, comme je l'ai déjà dit, tout prince nouveau dans une principauté nouvelle n'a jamais manqué d'y organiser une force armée. L'histoire en présente de nombreux exemples.


C'est quand un prince a acquis un État nouveau, qu'il adjoint à celui dont il était déjà possesseur, qu'il lui importe de désarmer les sujets du nouvel État, à l'exception toutefois de ceux qui se sont déclarés pour lui au moment de l'acquisition : encore convient-il qu'il leur donne la facilité de s'abandonner à la mollesse et de s'efféminer, et qu'il organise les choses de manière qu'il n'y ait plus d'armée que ses soldats propres, vivant dans son ancien État et auprès de sa personne.


Nos ancêtres, et particulièrement ceux qui passaient pour sages, disaient communément qu'il fallait contenir Pistoie au moyen des partis, et Pise par celui des forteresses. Ils prenaient soin aussi d'entretenir la division dans quelques-uns des pays qui leur étaient soumis, afin de les maintenir plus aisément. Cela pouvait être bon dans le temps où il y avait une sorte d'équilibre en Italie ; mais il me semble qu'on ne pourrait plus la conseiller aujourd'hui ; car je ne pense pas que les divisions pussent être bonnes à quelque chose. Il me paraît même que, quand l'ennemi approche, les pays divisés sont infailliblement et bientôt perdus ; car le parti faible se joindra aux forces extérieures, et l'autre ne pourra plus résister. Les Vénitiens, qui, je crois, pensaient à cet égard comme nos ancêtres, entretenaient les partis guelfe et gibelin dans les villes soumises à leur domination. À la vérité, ils ne laissaient pas aller les choses jusqu'à l'effusion du sang, mais ils fomentaient assez la division et les querelles pour que les habitants en fussent tellement occupés qu'ils ne songeassent point à sortir de l'obéissance. Cependant ils s'en trouvèrent mal ; et quand ils eurent perdu la bataille de Vailà, ces mêmes villes devinrent aussitôt audacieuses, et secouèrent le joug de l'autorité vénitienne.


Le prince qui emploie de pareils moyens décèle sa faiblesse et un gouvernement fort ne tolérera jamais les divisions : si elles sont de quelque utilité durant la paix, en donnant quelques facilités pour contenir les sujets, dès que la guerre s'allume, elles ne sont que funestes.


Les princes deviennent plus grands, sans doute, lorsqu'ils surmontent tous les obstacles qui s'opposaient à leur élévation. Aussi, quand la fortune veut agrandir un prince nouveau, qui a plus besoin qu'un prince héréditaire d'acquérir de la réputation, elle suscite autour de lui une foule d'ennemis contre lesquels elle le pousse, afin de lui fournir l'occasion d'en triompher, et lui donne ainsi l'occasion de s'élever au moyen d'une échelle que ses ennemis eux-mêmes lui fournissent. C'est pourquoi plusieurs personnes ont pensé qu'un prince sage doit, s'il le peut, entretenir avec adresse quelque inimitié, pour qu'en la surmontant il accroisse sa propre grandeur.


Les princes, et particulièrement les princes nouveaux, ont éprouvé que les hommes qui, au moment de l'établissement de leur puissance, leur avaient paru suspects, leur étaient plus fidèles et plus utiles que ceux qui d'abord s'étaient montrés dévoués. Pandolfo Petrucci, prince de Sienne, employait de préférence dans son gouvernement ceux que d'abord il avait suspectés.


Il serait difficile, sur cet objet, de donner des règles générales, et tout dépend des circonstances particulières. Aussi me bornerai-je à dire que, pour les hommes qui, au commencement d'une principauté nouvelle, étaient ennemis, et qui se trouvent dans une position telle, qu'ils ont besoin d'appui pour se maintenir, le prince pourra toujours très aisément les gagner, et que, de leur côté, ils seront forcés de le servir avec d'autant plus de zèle et de fidélité, qu'ils sentiront qu'ils ont à effacer, par leurs services, la mauvaise idée qu'ils lui avaient donné lieu de prendre d'eux. Ils lui seront par conséquent plus utiles que ceux qui, n'ayant ni les mêmes motifs ni la même crainte, peuvent s'occuper avec négligence de ses intérêts.


Et, puisque mon sujet m'y amène, je ferai encore observer à tout prince nouveau, qui s'est emparé de la principauté au moyen d'intelligences au dedans, qu'il doit bien considérer par quels motifs ont été déterminés ceux qui ont agi en sa faveur ; car, s'ils ne l'ont pas été par une affection naturelle, mais seulement par la raison qu'ils étaient mécontents de son gouvernement actuel, le nouveau prince aura une peine extrême à conserver leur amitié, car il lui sera impossible de les contenter.


En réfléchissant sur les exemples que les temps anciens et les modernes nous offrent à cet égard, on verra qu'il est beaucoup plus facile au prince nouveau de gagner ceux qui d'abord furent ses ennemis, parce qu'ils étaient satisfaits de l'ancien état des choses, que ceux qui se firent ses amis et le favorisèrent, parce qu'ils étaient mécontents.


Les princes ont été généralement dans l'usage, pour se maintenir, de construire des forteresses, soit afin d'empêcher les révoltes, soit afin d'avoir un lieu sûr de refuge contre une première attaque. J'approuve ce système, parce qu'il fut suivi par les anciens. De nos jours, cependant, nous avons vu Niccolo Vitelli démolir deux forteresses à Città di Castello, afin de se maintenir en possession de ce pays. Pareillement, le duc d'Urbin Guido Ubaldo, rentré dans son duché, d'où il avait été expulsé par César Borgia, détruisit jusqu'aux fondements toutes les citadelles qui s'y trouvaient, pensant qu'au moyen de cette mesure il risquerait moins d'être dépouillé une seconde fois. Enfin les Bentivogli, rétablis dans Bologne, en usèrent de même. Les forteresses sont donc utiles ou non, selon les circonstances, et même, si elles servent dans un temps, elles nuisent dans un autre. Sur quoi voici ce qu'on peut dire.


Le prince qui a plus de peur de ses sujets que des étrangers doit construire des forteresses ; mais il ne doit point en avoir s'il craint plus les étrangers que ses sujets : le château de Milan, construit par Francesco Sforza, a plus fait de tort à la maison de ce prince qu'aucun désordre survenu dans ses États. La meilleure forteresse qu'un prince puisse avoir est l'affection de ses peuples - s'il est haï, toutes les forteresses qu'il pourra avoir ne le sauveront pas ; car si ses peuples prennent une fois les armes, ils trouveront toujours des étrangers pour les soutenir.


De notre temps, nous n'avons vu que la comtesse de Forli tirer avantage d'une forteresse, où, après le meurtre de son mari, le comte de Girolamo, elle put trouver un refuge contre le soulèvement du peuple, et attendre qu'on lui eût envoyé de Milan le secours au moyen duquel elle reprit ses États. Mais, pour lors, les circonstances étaient telles, qu'aucun étranger ne put soutenir le peuple. D'ailleurs, cette même forteresse lui fut peu utile dans la suite, lorsqu'elle fut attaquée par César Borgia, et que le peuple, qui la détestait, put se joindre à cet ennemi. Dans cette dernière occasion, comme dans la première, il lui eût beaucoup mieux valu de n'être point haïe que d'avoir des forteresses.


D'après tout cela, j'approuve également ceux qui construiront des forteresses et ceux qui n'en construiront point ; mais je blâmerai toujours quiconque, comptant sur cette défense, ne craindra point d'encourir la haine des peuples.



Le Prince - Chapitre 21

Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la réputation



Faire de grandes entreprises, donner par ses actions de rares exemples, c'est ce qui illustre le plus un prince. Nous pouvons, de notre temps, citer comme un prince ainsi illustré Ferdinand d'Aragon, actuellement roi d'Espagne, et qu'on peut appeler en quelque sorte un prince nouveau, parce que, n'étant d'abord qu'un roi bien peu puissant, la renommée et la gloire en ont fait le premier roi de la chrétienté.


Si l'on examine ses actions, on les trouvera toutes empreintes d'un caractère de grandeur, et quelques-unes paraîtront même sortir de la route ordinaire. Dès le commencement de son règne, il attaqua le royaume de Grenade ; et cette entreprise devint la base de sa grandeur. D'abord il la fit étant en pleine paix avec tous les autres États, et sans crainte, par conséquent, d'aucune diversion : elle lui fournit d'ailleurs le moyen d'occuper l'ambition des grands de la Castille, qui, entièrement absorbés dans cette guerre, ne pensèrent point à innover ; tandis que lui, de son côté, acquérait sur eux, par sa renommée, un ascendant dont ils ne s'aperçurent pas. De plus, l'argent que l'Église lui fournit et celui qu'il leva sur les peuples le mirent en état d'entretenir des armées qui, formées par cette longue suite de guerres, le firent tant respecter par la suite. Après cette entreprise, et se couvrant toujours du manteau de la religion pour en venir à de plus grandes, il s'appliqua avec une pieuse cruauté à persécuter les Maures et à en purger son royaume : exemple admirable, et qu'on ne saurait trop méditer. Enfin, sous ce même prétexte de la religion, il attaqua l'Afrique ; puis il porta ses armes dans l'Italie ; et, en dernier lieu, il fit la guerre à la France : de sorte qu'il ne cessa de former et d'exécuter de grands desseins, tenant toujours les esprits de ses sujets dans l'admiration et dans l'attente des événements. Toutes ces actions, au surplus, se succédèrent et furent liées les unes aux autres, de telle manière qu'elles ne laissaient ni le temps de respirer, ni le moyen d'en interrompre le cours.


Ce qui peut servir encore à illustrer un prince, c'est d'offrir, comme fit messire Barnabo Visconti, duc de Milan, dans son administration intérieure, et quand l'occasion s'en présente, des exemples singuliers, et qui donnent beaucoup à parler, quant à la manière de punir ou de récompenser ceux qui, dans la vie civile, ont commis de grands crimes ou rendu de grands services ; c'est d'agir, en toute circonstance, de telle façon qu'on soit forcé de le regarder comme supérieur au commun des hommes.


On estime aussi un prince qui se montre franchement ami ou ennemi, c'est-à-dire qui sait se déclarer ouvertement et sans réserve pour ou contre quelqu'un ; ce qui est toujours un parti plus utile à prendre que de demeurer neutre.


En effet, quand deux puissances qui vous sont voisines en viennent aux mains, il arrive de deux choses l'une : elles sont ou elles ne sont pas telles que vous ayez quelque chose à craindre de la part de celle qui demeurera victorieuse. Or, dans l'une et l'autre hypothèse, il vous sera utile de vous être déclaré ouvertement et d'avoir fait franchement la guerre. En voici les raisons.


Dans le premier cas : ne vous êtes-vous point déclaré, vous demeurez la proie de la puissance victorieuse, et cela à la satisfaction et au contentement de la puissance vaincue, qui ne sera engagée par aucun motif à vous défendre ni même à vous donner asile. La première, effectivement, ne peut pas vouloir d'un ami suspect, qui ne sait pas l'aider au besoin ; et, quant à la seconde, pourquoi vous accueillerait-elle, vous qui aviez refusé de prendre les armes en sa faveur et de courir sa fortune ?


Antiochus étant venu dans la Grèce, où l'appelaient les Étoliens, dans la vue d'en chasser les Romains, envoya des orateurs aux Achéens, alliés de ce dernier peuple, pour les inviter à demeurer neutres. Les Romains leur en envoyèrent aussi pour les engager au contraire à prendre les armes en leur faveur. L'affaire étant mise en discussion dans le conseil des Achéens, et les envoyés d'Antiochus insistant pour la neutralité, ceux des Romains répondirent, en s'adressant aux Achéens : « Quant au conseil qu'on vous donne de ne prendre aucune part dans notre guerre, et qu'on vous présente comme le meilleur et le plus utile pour votre pays, il n'y en a point qui pût vous être plus funeste ; car si vous le suivez, vous demeurez le prix du vainqueur sans vous être acquis la moindre gloire, et sans qu'on vous ait la moindre obligation. »


Un gouvernement doit compter que toujours celle des deux parties belligérantes qui n'est point son amie lui demandera qu'il demeure neutre, et que celle qui est amie voudra qu'il se déclare en prenant les armes.


Ce parti de la neutralité est celui qu'embrassent le plus souvent les princes irrésolus, qu'effrayent les dangers présents, et c'est celui qui, le plus souvent aussi, les conduit à leur ruine.


Vous êtes-vous montré résolument et vigoureusement pour une des deux parties, elle ne sera point à craindre pour vous si elle demeure victorieuse, alors même qu'elle serait assez puissante pour que vous vous trouvassiez à sa discrétion ; car elle vous sera obligée : elle aura contracté avec vous quelque lien d'amitié ; et les hommes ne sont jamais tellement dépourvus de tout sentiment d'honneur, qu'ils veuillent accabler ceux avec qui ils ont de tels rapports, et donner ainsi l'exemple de la plus noire ingratitude. D'ailleurs, les victoires ne sont jamais si complètes que le vainqueur puisse se croire affranchi de tout égard, et surtout de toute justice. Mais si cette partie belligérante, pour laquelle vous vous êtes déclaré, se trouve vaincue, du moins vous pouvez compter d'en être aidé autant qu'il lui sera possible, et d'être associé à une fortune qui peut se rétablir.


Dans la seconde hypothèse, c'est-à-dire quand les deux puissances rivales ne sont point telles que vous ayez à craindre quelque chose de la part de celle qui demeurera victorieuse, la prudence vous conseille encore plus de vous déclarer pour l'une des deux. Que s'ensuivra-t-il, en effet ? C'est que vous aurez ruiné une de ces puissances par le moyen et avec le secours d'une autre qui, si elle eût été sage, aurait dû la soutenir, et qui se trouvera à votre discrétion après la victoire que votre appui doit infailliblement lui faire obtenir.


Sur cela, au reste, j'observe qu'un prince ne doit jamais, ainsi que je l'ai déjà dit, s'associer à un autre plus puissant que lui pour en attaquer un troisième, à moins qu'il n'y soit contraint par la nécessité, car la victoire le mettrait à la discrétion de cet autre plus puissant ; et les princes doivent, sur toutes choses, éviter de se trouver à la discrétion d'autrui. Les Vénitiens s'associèrent avec la France contre le duc de Milan ; et de cette association, qu'ils pouvaient éviter, résulta leur ruine.


Que si une pareille association est inévitable, comme elle le fut pour les Florentins, lorsque le pape et l'Espagne firent marcher leurs troupes contre la Lombardie, il faut bien alors qu'on s'y détermine, quoi qu'il en puisse arriver.


Au surplus, un gouvernement ne doit point compter qu'il ne prendra jamais que des partis bien sûrs : on doit penser, au contraire, qu'il n'en est point où il ne se trouve quelque incertitude. Tel est effectivement l'ordre des choses, qu'on ne cherche jamais à fuir un inconvénient sans tomber dans un autre ; et la prudence ne consiste qu'à examiner, à juger les inconvénients et à prendre comme bon ce qui est le moins mauvais.


Un prince doit encore se montrer amateur des talents, et honorer ceux qui se distinguent dans leur profession. Il doit encourager ses sujets, et les mettre à portée d'exercer tranquillement leur industrie, soit dans le commerce, soit dans l'agriculture, soit dans tous les autres genres de travaux auxquels les hommes se livrent ; en sorte qu'il n'y en ait aucun qui s'abstienne ou d'améliorer ses possessions, dans la crainte qu'elles ne lui soient enlevées, ou d'entreprendre quelque négoce de peur d'avoir à souffrir des exactions. Il doit faire espérer des récompenses à ceux qui forment de telles entreprises, ainsi qu'à tous ceux qui songent à accroître la richesse et la grandeur de l'État. Il doit de plus, à certaines époques convenables de l'année, amuser le peuple par des fêtes, des spectacles ; et, comme tous les citoyens d'un État sont partagés en communautés d'arts ou en tribus, il ne saurait avoir trop d'égards pour ces corporations ; il paraîtra quelquefois dans leurs assemblées, et montrera toujours de l'humanité et de la magnificence, sans jamais compromettre néanmoins la majesté de son rang, majesté qui ne doit l'abandonner dans aucune circonstance.



Le Prince - Chapitre 22

Des secrétaires des princes



Ce n'est pas une chose de peu d'importance pour un prince que le choix de ses ministres, qui sont bons ou mauvais selon qu'il est plus ou moins sage lui-même. Aussi, quand on veut apprécier sa capacité, c'est d'abord par les personnes qui l'entourent que l'on en juge. Si elles sont habiles et fidèles, on présume toujours qu'il est sage lui-même, puisqu'il a su discerner leur habileté et s'assurer de leur fidélité ; mais on en pense tout autrement si ces personnes ne sont point telles ; et le choix qu'il en a fait ayant dû être sa première opération, l'erreur qu'il y a commise est d'un très fâcheux augure. Tous ceux qui apprenaient que Pandolfo Petrucci, prince de Sienne, avait choisi messire Antonio da Venafro pour son ministre, jugeaient par là même que Pandolfo était un prince très sage et très éclairé.


On peut distinguer trois ordres d'esprit, savoir : ceux qui comprennent par eux-mêmes, ceux qui comprennent lorsque d'autres leur démontrent, et ceux enfin qui ne comprennent ni par eux-mêmes, ni par le secours d'autrui. Les premiers sont les esprits supérieurs, les seconds les bons esprits, les troisièmes les esprits nuls. Si Pandollo n'était pas du premier ordre, certainement il devait être au moins du second, et cela suffisait ; car un prince qui est en état, sinon d'imaginer, du moins de juger de ce qu'un autre fait et dit de bien et de mal, sait discerner les opérations bonnes ou mauvaises de son ministre, favoriser les unes, réprimer les autres, ne laisser aucune espérance de pouvoir le tromper, et contenir ainsi le ministre lui-même dans son devoir.


Du reste, si un prince veut une règle certaine pour connaître ses ministres, on peut lui donner celle-ci : Voyez-vous un ministre songer plus à lui-même qu'à vous, et rechercher son propre intérêt dans toutes ses actions, jugez aussitôt qu'il n'est pas tel qu'il doit être, et qu'il ne peut mériter votre confiance ; car l'homme qui a l'administration d'un État dans les mains doit ne jamais penser à lui mais doit toujours penser au prince, et ne l'entretenir que de ce qui tient à l'intérêt de l'État.


Mais il faut aussi que, de son côté, le prince pense à son ministre, s'il veut le conserver toujours fidèle ; il faut qu'il l'environne de considération, qu'il le comble de richesses, qu'il le fasse entrer en partage de tous les honneurs et de toutes les dignités, pour qu'il n'ait pas lieu d'en souhaiter davantage ; que, monté au comble de la faveur, il redoute le moindre changement, et qu'il soit bien convaincu qu'il ne pourrait se soutenir sans l'appui du prince.


Quand le prince et le ministre sont tels que je le dis, ils peuvent se livrer l'un à l'autre avec confiance : s'ils ne le sont point, la fin sera également fâcheuse pour tous les deux.



Source: Wikisource

Retour à la rubrique feuilletons
Retour au menu