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LE JEU DES PETITES GENS EN 64 CONTES SOTS. CONTES 31 à 40

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Musique : http://incompetech.com/music/royalty-free/ :
Conte 31;40: modern piano zeta
Conte 33; 38: divertimento k131
Conte 35; 39: winter chimes
Autres contes: bruitages http://www.universal-soundbank.com/
Illustration Pixabay






Texte ou Biographie de l'auteur

Louis Delattre est un auteur belge né à Fontaine-l'Évêque le 24 juin 1870 et décédé le 18 décembre 1938. - Chroniqueur médical et diététique à la radio et au journal "Le Soir" et médecin de prison. - Auteur de contes, de pièces de théâtre et d'essais. - Cofondateur des éditions du Coq Rouge.
Hubert Krains le qualifia d'écrivain régionaliste « exprimant l'âme de la Wallonie sans mesquineries ni petitesses. » 

31. La chandelle
32. L'âne
33. Le portrait
34. Les hannetons
35. Le voyage à Bruxelles
36. La puce
37. Le malcouché
38. L’astronome
39. Le marchand de bière
40. Le bon moyen


LA CHANDELLE

IL y avait un vieux, vieux homme qui demeurait au Tienne d’Amont. Il n’avait quasiment plus de dents, le Jean Matet ; ses joues rentraient dans le creux de ses mâchoires, et voilà qu’il se marie avec la vieille, vieille Marjosèphe, qui ne pouvait mie manger que bouillie de farine depuis des ans.

Le soir, ha ! ha ! ils vont se coucher. La vieille au lit, le vieux veut éteindre la chandelle. Il souffle :

«  Huf ! »

Mais la chandelle ne s’éteint point. La flamme file, oscille, pétille, puis se remet droite comme s’il n’y avait rien eu.

« Huf ! Huf ! » fait de nouveau Jean Matet, les bajoues gonflées, les yeux ronds, les poings serrés. « Huf ! » qu’il pousse.

Il a beau pousser. La chandelle n’en défaut pas plus.

« Bin, bin, en voilà une ! » s’écrie-t-il, suffoqué. » Marjosèphe, oh ! Marjosèphe, levez-vous, oh ! bin, en voilà une ! Je n’arrive point à souffler la chandelle. »

La commère descend du lit. Elle est grosse un peu moins que deux poings, les reins cassés, les gros orteils tirés en l’air par les tendons.

« Frrtt ! » dit-elle doucement à l’oreille de la chandelle.

Point, rien, foin ! La flamme penche, danse, balance et se remet claire, sans manquer sur sa mèche.

« Oh ! Diantre ! » dit Marjosèphe. Et elle recommence de son plus fort : « Frrtt ! Frrtt ! » Tellement que sa tête en demeure longtemps secouée.

Autant de perdu... Alors les deux vieux s’y mettent ensemble. L’un d’un côté, l’autre de l’autre.

« Huf ! - Frrtt ! - Huf ! - Frrtt !... Huf ! »

La flamme brûle toujours. Roupies au bout d’un nez, les gouttes de cire coulent au creux du chandelier.

« Oh bien, dit le Jean Matet, il nous faut aller quérir la mère à la chambre d’en bas. Il n’y a qu’elle pour en venir à bout. »

Il descend et remonte avec la vieille, vieille maman aux yeux clairs, aux paupières rouges, moustaches raides et verrues poilues, et sa crossette à la main. Par la bouche aux lèvres rentrées, il lui sort, à petits coups vifs et répétés, un bout de langue pointue, fin comme une pièce de monnaie qui giclerait de la fente d’une tirelire.

« Heu, heu, dit-elle en chevrotant. A où ?... Quelle chandelle ?... Que voulez-vous ? Ah !... Frr, frr, frou ! dit-elle à la flamme d’un tout menu souffle de plus de cent ans. La chandelle ne s’éteint pas.

« Fr, fr, frou ! reprend-elle en vain. Grand Saint-Colin ! Faut voir à Monsieur le curé. Elle est ensorcelée, c’est certain. »

Jean Matet s’habille et court à la cure. A la porte, il frappe du poing :

« Buch ! Buch ! » dit-il.

La nuit est noire autour de lui. L’heure sonne au clocher. Il attend, il attend. Rien n’a bougé dans la maison. Enfin il se décide à frapper de nouveau.

« Buch ! Buch ! » dit-il, mais non plus aussi fort.

Rien encore. La porte ne tressaille pas d’un fétu. L’homme s’assied sur le seuil et il attend. Voilà la piquerette du jour, puis le matin. La servante du curé est levée. Elle ouvre l’huis pour voir le temps qu’il fait, et trouve le vieux assis sur la montée.

» Eh bien, Jean Matet, que faites-vous là, de si bonne heure, donc, Jean Matet ?

- C’est rapport à la chandelle, je vas vous dire ! La chandelle de notre maison que nous ne pouvons éteindre ! Nous soufflons pourtant dessus depuis hier au soir, et moi, et ma femme et notre mamme. M’est d’avis qu’il y a sur elle un sort de jeté. Et j’étais venu appeler monsieur le curé pour voir à la souffler.

- Vous n’avez donc point frappé à la porte ?

- Si fait, dà, j’ai frappé.

- Et pourquoi ne bûchiez-vous plus dru, eh ! Jean Matet, puisque je ne venais vous ouvrir ?

- J’avais peur de vous réveiller, oh ! »




Hardiment heurte à la porte,
Qui bonne nouvelle apporte.



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L’ANE



L’ANE de Pierre André s’étant échappé, entra dans un pré où, trouvant de l’herbe à foison, il se mit à jouer des mâchoires et à se refaire la panse. Et comme tous les organes de la digestion étaient bien disposés, il ne tarda pas à fumer la prairie aux dépens du fourrage dont il se bourrait ; puis à battre, comme on dit, son avoine en se roulant à terre et mangeant ensuite tout couché.

Une pie qui le suivait à la piste en épluchant ses crottes, s’approcha peu à peu et, toujours picotant, vint jusqu’à lui fourgonner familièrement de son bec au derrière, ce dont notre âne semblait tout éjoui.

Mais enfin, cette pie ayant poussé la tête trop avant ; et du bec, par malheur, piqué au vif le gros boyau du baudet, celui-ci se serra ; et le cou de la pécore avec sa tête, se trouva pris. Alors elle se mit à se débattre et à jouer si furieusement des ailes en arrière qu’elle traîna l’âne, la queue en avant, d’un bout à l’autre de la prairie, tant qu’à la fin, celui-ci lâchant prise, la pie, par la rapidité de son vol, fut donner contre un pommier dont elle fit tomber plus de six sacs de pommes. L’âne eut le dos tout écorché ; même qu’il fallut six mois à l’artiste Frère pour le guérir.




Il faut toujours, en toute affaire,
Regarder devant et derrière.



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LE PORTRAIT



LE peintre Madou avait beaucoup peint, mais jamais n’avait voulu se laisser peindre. Aux prières de Marneffe qui prétendait le pourtraire, il répondait :

- Vous empêcher de manier vos pinceaux, je ne le puis. Mais vous-même, m’obliger de poser, vous ne le pouvez non plus. Arrangez-vous donc sans moi. Et comptez que je ne vous montrerai plus mon visage, désormais, mais un masque grimaçant et falot !

Marneffe n’en affirma pas moins qu’il en sortirait parfaitement ainsi. Et un matin, dans son appartement, devant quelques amis, dont Madou, le peintre exhiba son oeuvre.

- Eh bien ! Madou, qu’en dites-vous ? demanda Marneffe à sa victime.

- Moi, répondit l’autre, je n’en peux rien dire. Est-ce qu’on se connaît soi-même, Marneffe ? Comment jugerais-je de ma propre ressemblance !... Et eux-mêmes, en montrant les amis, bast, ils ne le peuvent guère plus sûrement ! Ils me voient trop souvent, ils ont de mon type une idée trop spéciale ; leur jugement n’est plus libre. Lui, qui m’offre du tabac à priser, ne verra que mon nez ; et lui qui joue du violon, ne distinguera que mes oreilles !...

- En effet, dit quelqu’un avec une louche docilité. Il faudrait, pour juger de la conformité du portrait au modèle, une personne qui verrait Madou pour la première fois et le verrait devant son image.

Or, ici, justement on entend la sonnette de la rue tinter dans le corridor. Et le fracas des cruches de cuivre annonce la laitière villageoise qui vient, chaque matin, fournir de lait la maison.

- Une idée ! s’écrie Marneffe. Faisons monter la paysanne.

Il se penche au palier, hèle Mieke, et la prie de monter. Elle apparaît, la face rouge et luisante comme le côté vermeil d’une pomme de belle fleur mûre. Ses jupes emplissent l’escalier. Elle entre, fleurant à la fois l’herbe fauchée, le lait et le fumier. Et Marneffe la conduit ébahie et docile devant son chevalet, en la poussant doucement comme une petite hutte de berger qui roulerait.

Enfin, elle aperçoit le tableau dressé devant elle comme à travers un voile qui se serait subitement déchiré. Son visage s’illumine encore. La voilà qui trépigne de ses sabots claquants, frappe ses mains l’une sur l’autre, ouvre la bouche, avale sa salive et s’écrie :

- Ah, Jésus-Maria, que c’est bien ça ! Mais que c’est ça ! Son visage craché, ses fins doigts, ses beaux habits luisants. Tout... tout !

- Quoi ! ma brave femme, vous le reconnaissez donc ? demande Marneffe satisfait de cet enthousiasme naïf, on a beau dire, et quoi qu’elle ne fût que la femme au lait. Vous reconnaissez le modèle... Ah ! Ah ! Est-il ici ? Pourriez-vous le montrer ?

- Mais n’est-ce pas le portrait de la Notre-Dame de Basse-Wavre qui est à notre église ? Ah ! doux Jésus, non, je n’ai jamais vu une plus belle Notre-Dame de ma vie !




Qui folie dit,
Doit folie ouïr.



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LES HANNETONS



VOUS souvenez-vous de l’année aux hannetons où tous les arbres, chênes, hêtres, saules, trembles, houx, charmes, bouleaux, peupliers, ormes, cerisiers, marronniers, frênes, érables, coudriers, sorbiers, tilleuls, ifs, églantiers, sureaux, néfliers, pommiers, groseilliers, fusains, abricotiers, cornouilliers, rosiers, poiriers et pruniers, en étaient chargés à plier ?

A la ferme de la Mésangère, il y avait, devant la cour, un chêne de trente-deux mètres de tour. Or, il fut si couvert de cette vermine qu’il en rompit par le milieu, éclatant en deux avec un bruit qui s’entendit à plus de trois lieues loin.

Les branches à terre, deux gros chiens de charrette du fermier qui s’étaient approchés, se mirent à manger à même des hannetons, mais à en manger si avidement, si goulûment, si abondamment que leur ventre gonflé touchait terre et qu’ils se couchèrent sur place, et, sans tourner, s’endormirent.

Le lendemain matin, ils ronflaient encore quand le soleil déjà chaud vint leur donner sur la panse et la chauffer si bien que les hannetons qu’ils avaient avalés tout ronds se levèrent, et se mirent à bourdonner ainsi qu’ils font quand ils comptent leurs écus avant de se mettre en voyage. Tout à coup, tous en masse prirent leur vol, emportant si haut et si loin nos deux mâtins que le fermier ne les revit jamais plus.

Il fut dit cependant par la suite, que les hannetons, las de voler, les avaient laissé, de plus de cent mètres haut, retomber dans le bois de Fleurus. C’est là, s’il faut en croire ceux qui le racontent, qu’ils firent leur dernière crotte.




Mauvaise médecine,
Vers la mort achemine.



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LE VOYAGE A BRUXELLES



UN de ces marchands qui parcourent la province, transportant leurs coffres d’échantillons dans une carriole, - « Ici, on loge à pied et à cheval, et on ne répond de rien » - arriva, un jour, dans une petite ville où il avait affaires. Non qu’il y vendît beaucoup. Mais la principale boutiquière ne lui avait jamais voulu passer la moindre commande, et, sans valables motifs, elle refusait même de lui laisser seulement offrir ses denrées.

Les amoureux sont jaloux de posséder et les marchands de vendre ; et on dit aussi qu’il n’y a, au marché, que ce qu’on y met. Notre homme pensait plus à la rebelle qui ne lui achetait point qu’à aucun de ses bons clients. Il avait à coeur de forcer son parti pris.

Donc il arrive à son magasin, quand, en ouvrant la porte, il voit subitement se dérober, sous le large comptoir où elle s’occupait, l’insaisissable patronne. Après avoir, à part lui, poli les plus douces paroles, taillé les plus insinuants arguments, il ne trouve plus à parler qu’à quelque indifférente serveuse ! Il rougit, autant de la colère d’avoir surpris cette fuite truquée, que du dépit de ne pouvoir combattre ; mais, cependant, il s’avance d’un pas empressé, montre la bouche en coeur de celui qui vient de loin promettre tout pour rien, et fait ses offres de services.

- Madame sera désolée d’apprendre que Monsieur soit venu, lui répond la fille. Elle est absente, en voyage à Bruxelles. Je ne sais quand elle rentrera.

- Oh ! le fâcheux contretemps ! Et moi qui me faisais fête d’offrir à Madame la primeur d’un choix merveilleux d’articles à des prix ridiculement réduits !... Mais je veux, Mademoiselle, vous montrer quelques-unes de ces extraordinaires nouveautés !

Le marchand a son idée. Il rit derrière sa tête. Quoique la fille répète son explication du départ de Madame, son incapacité à acheter, et bredouille, s’excuse, s’avance pour mettre dehors l’importun, lui, il a fait un signe au commissionnaire qui l’accompagne ; les malles monumentales sont apportées ; et le voici, sans vouloir remarquer les mines désappointées et suppliantes de la serveuse, ses gestes de protestation, ni même les coups d’oeil furtifs lancés derrière le comptoir, le voici déballant, une à une, les milliasses de merceries entassées dans ses caisses ; exhibant, dit-il, des objets réservés qu’il n’a montrés à personne ; annonçant, d’une voix enthousiaste, de « pures laines » et de « pures soies » à meilleur marché que de « mauvais cotons » ; forgeant, à plaisir, des prix à faire sortir du tombeau, pour profiter de l’occasion, la plus revêche revendeuse. Il parle, invente, ment, déballe, étale.

En riant dans sa barbe, il se figure la femme accroupie et réduite au silence, ici dessous, depuis une heure. C’est sur elle qu’il frappe du plat de sa main pour jurer, qu’à ce tarif il se ruine. C’est sur le dos de la femme enfouie qu’il décharge, avec fracas, ses boîtes de merveilles.

Car elle est là, victime de sa malice, qui, d’abord, se désole de rater les avantageux marchés qu’elle entend annoncer. Puis elle souffle cassée en deux dans son étroit réduit. Elle geint, des crampes qui contractent ses mollets. Elle pâme de peur sous les coups dont retentissent les planches au-dessus de sa tête. Et enfin, elle défaille, elle est près de se rendre. Une seule chose la soutient : la certitude que le marchand ne l’a pas aperçue, et que c’est lui qui est pris.

A présent, il semble au bout de son rouleau ; il renfourne les piles qu’il a détaillées, et fait rentrer ses casiers dans ses malles gigognes. La prisonnière reprend courage ; elle reconnaît le pas du commissionnaire qui ébranle la maison et enlève les caisses. Il va partir, le voyageur maudit ; elle l’entend qui s’excuse et salue la magasinière. Oh ! il lève le pied ; quand... Elle pousse un cri. Le marchand s’est plié en deux, et par dessus la table sa tête est venue, rouge et souriante, lui dire, dans le nez, d’une voix douce :

- Eh bien ! Madame, ne rentrerez-vous pas enfin de voyage ? N’êtes-vous pas depuis assez longtemps à Bruxelles ?




Qui trompe le trompeur et robbe le larron,
Gagne cent jours de vrai pardon.



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LA PUCE



LA belle-mère de la femme du cousin Jean, qui fut en son temps, aussi gaillarde qu’une autre, prit un jour, en fouillant sous sa chemise, entre ses deux hanches, une grosse puce qui l’avait longtemps mordue et dont elle jura, à l’instant, la mort.

Et pour mettre son projet à exécution, elle vous l’étreignit entre les ongles de ses deux pouces, si furieusement et d’une telle force qu’il sembla que ce fût une décharge de mousqueterie, à l’épouvantable vacarme que cela produisit. De la secousse, toutes les casseroles, bouilloires, poêles, poêlons, lèchefrites, passoires, bassinoires, vaisselles d’étain, chopes, pots et plateaux qui étaient rangés tout reluisants sur les tablettes de l’étagère, en dégringolèrent par terre avec un bruit d’enfer ; et les poules du poulailler en furent jetées bas de leurs juchoirs.

Voyez-moi ça quel beau diable ! Dieu nous aide au pain bénit !




Qui femme croit et âne mène,
Jamais ne sera sans peine.



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LE MALCOUCHÉ



LA vieille Toinette Quatafloche habite encore, à la Queue-du-Vivier, avec ses deux filles, Tine et Fine, et son fils, le Festu, la dernière maison de pierres avant le pré du Bailly.

Pour eux quatre dormir, il y a deux lits, ce qui est le plus souvent tout juste, puisque le Festu couche près de la Toinette, sa mère ; et les deux filles ensemble.

Mais le samedi, Pierre Barot, qui est fondeur aux forges d’Ourpes, rentre au village, par le train de sept heures. Il vient voir Fine, qui est sa bonne amie. Il se lave, soupe, et passe la soirée à la Queue-du-Vivier.

Ce soir-là, Tine dort avec sa mère ; et Fine avec Pierre Barot. En comptant, ça fait encore juste quatre dos pour les deux matelas.

Or, après souper, le Festu fait sa barbe, met une chemise propre, et va boire une chope en fumant sa pipe, deci delà. Il fait le tour des cabarets. Et comme tout en étant doux, il est fin, il s’arrange pour que le dernier où il entre, ce samedi, ne soit pas celui des samedis derniers.

Il ne dit rien. Il s’assied près de la cheminée, la chaise renversée contre le montant, et un bras posé sur la baguette du poële. Enfin, les plus acharnés joueurs de piquet sont partis, ayant vidé leur genièvre du bonnet de nuit ; il est passé douze heures ; la cabaretière, qui n’a plus remis sur le feu depuis longtemps, dort sur le banc. Le Festu est encore là, bien droit et éveillé, la pipe aux dents, le verre à demi plein.

- Eh, Festu ! dit la cabaretière, qui s’éveille en sursaut, il est tard ! N’irez-vous pas vous coucher aussi ?

- Bah ! vous savez bien que le samedi, il n’y a pas de lit pour moi à la maison, puisque Barot y est.

- Et moi qui n’y pensais plus ! répond la cabaretière.

Elle plaque le feu, ferme la porte, monte avec la lampe, et le Festu fume sa pipe jusqu’au matin.




Qui son nez coupe,
Sa face déshonore.



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L’ASTRONOME



UN batteur en grange de mes amis me contait qu’il tenait de sa mère grand, qui le savait de sa tante, qui elle-même l’avait vu, qu’en notre village, il y eut jadis le plus habile faiseur d’almanachs qui fut jamais.

Ce savant homme avait coutume de venir, coiffé de son chapeau pointu, observer les étoiles, les planètes et la lune, assis sur une grosse pierre au haut de la montée du « Tienne d’Amont ». C’est de là qu’il avait pris toutes ses mesures, calculé toutes ses dimensions, et couché sur le papier, en chiffres sans fin, la distance du soleil à la terre.

Un de nos paysans voulut, un jour, par malice, éprouver le savoir de notre astronome. Ayant levé la pierre qui lui servait d’observatoire, il avait glissé dessous une feuille de papier et replacé le tout sans que rien n’y parût. Caché derrière un arbre proche, il avait ensuite attendu l’arrivée du faiseur d’almanachs. Celui-ci vint, s’assit sur son siège ordinaire et, considérant le soleil en plein ciel, s’écria : « Qu’est ceci ? Il faut que la terre soit haussée ou que le soleil ait baissé ! Je ne retrouve pas mes mesures.... »

A la vue de cet homme qui savait si juste la distance de la terre au soleil, que l’épaisseur d’une feuille de papier de différence lui avait sauté aux yeux, le paysan dans sa cachette s’était mis à trembler. Il jura toute sa vie que, fût-ce pour un pot de bière triple, il n’aurait voulu ensuite faire la nique à si savant compère.




Vouloir se moquer d’un savant
Est le vrai fait d’un ignorant.



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LE MARCHAND DE BIÈRE



JOSEPH VAN PEEBOOM, dit Jef Podoum, marchand de bière brune en tonneaux, s’en va, un matin, vers le bois de la Cambre, par l’Avenue Louise, en visitant ses clients. Gras, court, rond, haut en couleur, et vif d’allures, Jef Podoum pèse deux cent quatre-vingts livres. Sa tête enfoncée dans la nuque, toute volumineuse qu’elle soit, le paraît moins que son cou dont elle n’est séparée que par deux plis de la peau, où les cheveux coupés ras prennent le luisant d’un pelage de taupe.

Du matin au soir, roulant par la ville, Jef traite ses affaires sans distraction, et avec le moins de paroles possible ; cependant que la contraction de ses épais sourcils et la moue de sa large bouche lippue trahissent l’application d’un intellect plutôt ingrat et rude, mais dru.

De rues en rues, Jef entre dans les cabarets : vastes pièces précédant un comptoir monumental, multicolore, telle une tonitruante voiture de crème glacée ; ou bien petits trous qu’emplissent une table, une grosse femme en cheveux qui est la cabaretière, et un homme à la fois, qui est le client. - Et Jef crie :

- Salut ! Je paie un verre aux amis !

Et qui n’est l’ami de celui qui offre de la bière à boire ?

Jef trinque, hume la boisson comme s’il avait soif, fait claquer la langue qui reconnaît le liquide, dépose sa chope en frappant la table avec bruit, s’éponge le front en soufflant ainsi qu’un nageur qui remonte d’un plongeon, annote les commandes que lui passe le cabaretier, paie son compte, s’écrie et s’en va :

- Salut aux amis !

Et qui n’est l’ami de celui qui vient de payer les pots ?

Et le marchand pousse plus loin, sur ses gros pieds mous et rapides, le fardeau de son ventre en tonneau toujours plein.

Or, place Poelaerts, devant le Palais de Justice, il rencontre son ami Voddenbeen, le coutelier de la rue du Poinçon, rasé de frais, sa casquette de faille noire strictement posée sur le crâne, et tenant à la bouche sa blanche pipe d’écume d’apparat. Et ce petit homme gris de poils, et blafard de cuir, propret et l’air triste, a tout juste l’air d’un objet quelconque tiré des vieilleries d’un grenier, astiqué et frotté pour être remis au jour, une heure durant, et tantôt replongé dans l’ombre et la poussière.

- Comme te voilà chic, camarade ! lui crie Poudoum... Avec ta jaquette du dimanche et tes bottines neuves, un mardi ! Et où tu vas comme çà, Vod ?

- Oh ! répond le coutelier en s’interrompant pour plisser ses paupières aux cils blancs et serrer les lèvres minces de sa bouche, comme s’il affilait un rasoir sur la pierre à l’huile. Oh ! Je me suis mis sur mon trente et un, rien que pour venir ici...

- Au Palais de Justice ? demande Podoum en se retournant brusquement, lui, le colosse de bière brune, vers le colosse de pierre blanche, comme on dévisage un concurrent.

- Oui, rapport à un papier que j’ai reçu pour être à la cour d’assises d’aujourd’hui.
 
- La cour d’assises ? s’exclame Jef, non sans effroi.

- Comme témoin, tu sais. C’est à dix heures.

- Ah ! dit Jef rassuré.

 - On va arranger l’affaire de l’homme de la rue du Miroir qui a tué la femme Binette, tu sais bien, il y a trois mois ?

- Ah ! dit Jef, mais seulement parce que Vod s’arrête de parler.

- Tu dois te rappeler ce crime-là ! On en a assez parlé, diable ! Il l’a tuée après avoir fait les quatre cents coups sur elle, et puis coupée en morceaux, et caché les morceaux avec du sel dessus, dans les tiroirs des armoires, et les cartons à chapeaux.

- Ah ! dit Jef froidement, et parce Vod attend un mot.

- Il avait versé le sang de la femme dans des bouteilles.

- Ah ! grogne Jef, comme si la façon du criminel lui parût naturelle, et qu’il n’y eût pas à demander qu’il en fît autrement en cette occasion.

- Et pour cette besogne, l’homme avait dû acheter son couteau dans ma boutique, car on a reconnu ma marque sur la lame neuve. Alors, je suis cité comme témoin et ça me fait une belle journée de perdue pour ce Pitche Trompette.

- Ah ! dit encore Jef, à qui on voit bien qu’il est égal que ce soit Pitche Trompette ou tout autre bougre des Marolles.

- Mais tu connais Trompette, s’écrie Vod comme à une apparition. C’est ce grand roux qui tenait un « bac » au coin de la rue Blaes.

- Ah ! répond Podoum. Et c’est cet homme qui a coupé sa femme en morceaux ! Il aurait mieux fait de me payer les quinze francs de bière qu’il me doit !




Au malotru, la biloque.



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LE BON MOYEN



UN soir, sa journée faite, un marchand bruxellois de passage à Audenarde, buvait son verre de triple uitzet en compagnie de confrères de la ville, et M. Jan Flikkers, commissionnaire en graines et houblons, en était. Sur le tard de la soirée, comme il venait de gagner plusieurs parties de Smous-Jas et avait le gain expansif, il conta à la tablée qu’un événement se préparait sous son toit. Madame Flikkers, après douze ans de mariage et douze ans d’espoirs nombreux, de variable volume, mais finalement toujours tous déçus, Madame Flikkers lui avait, pas plus tard qu’hier, annoncé qu’on aurait à penser bientôt à une jolie layette, à un petit berceau, à un riche parrain et à une belle marraine. Hourra !

Jan Flikkers était extrêmement ému à la perspective d’être père ; et cependant, homme encore, c’est-à-dire créature qu’un bonheur amorce, mais ne repaît point, il ne lassait pas d’avouer combien cette future joie serait plus grande à son coeur, si Madame Flikkers, puisqu’elle lui offrait « quelque chose », voulut bien tout d’un coup lui donner un garçon ; oui, un petit Flikkers, un incontestable Jan-Flikkers-Graines-et-Houblons en réduction et en puissance.

« Ah ! Si c’était un garçon, un fils ! » répétait-il au Bruxellois.

- Faites remplir les chopes ! lui cria le marchand de Bruxelles. Faites remplir les chopes ; je me fais fort de vous apprendre un moyen, qui ne manque jamais, de savoir, à l’instant, ce que vous présentera Madame Flikkers à sa délivrance...

- Oh ! dit M. Flikkers. Des tournées jusqu’à demain, je veux payer ! Mais par Dieu, donnez-moi vite ce moyen que je sache !

- Voici... Patron, la bière est bonne ! Elle est bonne, dit, en s’interrompant, le Bruxellois.

- Parlez donc ! crie l’impatient M. Flikkers. Vous me faites languir...

- Voici. Rentrez chez vous ; et sans dire, à l’avance, rien à votre femme... Vous entendez bien, sans qu’elle puisse soupçonner le moins du monde le motif de votre ordre, priez-la de se lever, vous saisissez ?... de se lever et de sortir de son lit.

- Oui, je dis comme ça : Zannette, levez-vous !

- C’est cela même : Jeannette, levez-vous ! Puis aussitôt, vous demandez à Madame Flikkers de se coucher par terre, tout de son long. Mais pas un mot de plus, n’est-ce pas, c’est compris ? Pas un geste, pas une allusion ! Sapristi, ce serait raté !...

- Non, non ! Je dis comme ça : Zannette, couchez-vous !... Et puis ?

- Parfait ! Jeannette, couchez-vous !... Alors, comprenez-moi bien ; alors, vous ordonnez à Madame Flikkers de se remettre debout. Et suivant le côté sur lequel elle s’appuie pour se relever, y êtes-vous ?... suivant le côté, vous voyez si c’est un garçon ou une fille qu’elle mettra au monde.

- Zannette, relevez-vous !... Mais pour un garçon ?

- Voilà !... Jeannette, relevez-vous !... Si elle se redresse en s’aidant de la main droite, Flikkers, Flikkers mon ami, c’est un garçon ! Dans autant de mois qu’il est dit, vous êtes père d’un fils, ou, par Dieu, ce verre m’étouffe !... Si c’est de la main gauche, mon vieux, alors, c’est une fille. Noyez-la, « Flikkers ! »

Mais Flikkers est dehors déjà. Il franchit la rue au galop ; entre chez lui ; quatre à quatre, gravit l’escalier ; pousse la porte de sa chambre à coucher ; et d’une voix qu’il ne se connaissait pas, terrible de contenir tant de joie, d’espérance et d’inquiétude mêlées :

« Zannette, crie-t-il, Zannette, levez-vous ! »

Tirée brusquement de son sommeil, Madame Flikkers pousse un cri, s’éveille, et reconnaissant son mari, elle se dresse sur son séant, frotte ses yeux, demande ce qu’il y a. Hé ! hé ! M. Flikkers ne parlera pas... Non, M. Flikkers n’oublie pas à quelle condition le truc doit réussir.

« Zannette, levez-vous ! répète-t-il en hochant la tête pour exprimer qu’elle n’a plus à le questionner, mais à sortir du lit : « Zannette, levez-vous ! »

Elle se lève, Madame Flikkers ; elle se lève en bâillant et se frottant les yeux.

«  Eh bien, quoi ? Qu’y a-t-il ? Pourquoi dois-je me lever à minuit passé ?

- Zannette, couchez-vous !... Non, ici, Zannette, à terre...

- Me coucher à terre ?... Mais, mais, jamais de la vie !

- Zannette, couchez-vous, je vous dis !

- Enfin, que me voulez-vous, Jan ? Levez-vous, couchez-vous, Jan, que signifie cette comédie ?

- Zannette, couchez-vous, ici, podoum, je vous dis ! Je ne veux pas vous faire du bobo, je suppose !... »

A ces mots, Madame Flikkers blémit. Si son mari trouve nécessaire de spécialement déclarer qu’il ne lui causera aucun mal, Seigneur Dieu, c’est qu’il médite cependant quelque chose !... Pourtant il n’est pas ivre... Serait-il devenu fou ?

« Ah ! Jan, Jan... Qu’allez-vous faire de moi !

- Zannette, couchez-vous ici !

- Mais où ? Où me coucher ?... Pourquoi me coucher ? A la fin, voulez-vous me dire ?...

- Chutt !... Ici... Sur la descente de lit... Voilà... Comme cela, que vos épaules touchent... Laissez aller votre tête, Zannette. »

Madame Flikkers, enfin étendue à terre, morte, stupide, dans la lueur de la bougie, suit, de regards épouvantés, son mari qui s’éloigne de six pas, grave, raide, saccadé, tremblant de la contention de son esprit. Mais il revient à sa femme ; il lui touche le bras droit et dit, se parlant à lui-même du ton dont l’ange Raphaël séparera les morts après le jugement dernier : « Voici le droit. » Puis le bras gauche en disant : « Voici le gauche. » Il prend de nouveau son recul, et fixant ses yeux sur sa femme que la terreur affole, il crie de la voix d’un magicien qui déchire les voiles de l’avenir :

« Zannette, relevez-vous ! »

Elle est tellement abasourdie, Zannette, qu’elle obéit sans plus un mot. Les yeux fixes et hagards, elle se redresse... Elle se dresse en s’appuyant sur...

« C’est le bras droit !... C’est un garçon !... Hip, hip, hourra ! C’est un garçon ! »

Et M. Flikkers, relevant les basques de sa jaquette, commence à travers la chambre, autour de Jeannette en chemise, par dessus le lit défait, et les chaises, les pots et les fauteuils, une gigue effrénée, agrémentée de cumulets, de culbutes, d’ailes de pigeons, de tempêtueuses accolades à Madame Flikkers et de cris : « Hourra ! » et de : « Hip ! Hip ! » et de : « C’est un garçon. »

Puis, tout à coup, laissant ahurie, blême, comme une chiffe, sa femme que la gorge étreinte a seule retenue de crier au secours, il dégringole l’escalier, traverse la rue en courant, tombe dans le café où l’attendent ses amis.

« C’est un garçon ! C’est un garçon ! »

M. Flikkers refusa d’aller coucher cette nuit. Le cabaretier mit en perce un nouveau tonneau. Et la tablée le vida.

Or, Madame Flikkers, au temps prescrit, devint mère. A son M. Flikkers, elle donna... elle donna un garçon. Jan, depuis l’épreuve, n’avait d’ailleurs jamais douté qu’il en pût être autrement. Il reçut le petit Flikkers-Grains-Houblons avec un bonheur immense, mais calme et serein.

Depuis lors, s’il apprend qu’une famille est sur le point de grandir bientôt, mystérieusement il tire le mari à part, et lui donne la recette fameuse, avec assurance et non sans orgueil : Car à lui, ce fut un garçon qu’elle annonça.

Et il a toujours soin d’ajouter :

« Surtout, que la mère ne sache rien à l’avance ! »




En femme et melon,
A grand’peine y voit-on.



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LE SOLDAT


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