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L'îLE MYSTéRIEUSE-CHAP7-9

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Chapitre 7-8-9
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Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 7


Nab n'est pas encore de retour. — Les réflexions du reporter. — Le souper. — Une mauvaise nuit qui se prépare. — La tempête est effroyable. — On part dans la nuit. — Lutte contre la pluie et le vent. — À huit mille du premier campement.

Gédéon Spilett, immobile, les bras croisés, était alors sur la grève, regardant la mer, dont l'horizon se confondait dans l'est avec un gros nuage noir qui montait rapidement vers le zénith. Le vent était déjà fort, et il fraîchissait avec le déclin du jour. Tout le ciel avait un mauvais aspect, et les premiers symptômes d'un coup de vent se manifestaient visiblement.

Harbert entra dans les Cheminées, et Pencroff se dirigea vers le reporter. Celui-ci, très-absorbé, ne le vit pas venir.

« Nous allons avoir une mauvaise nuit, monsieur Spilett ! dit le marin. De la pluie et du vent à faire la joie des pétrels ! »

Le reporter, se retournant alors, aperçut Pencroff, et ses premières paroles furent celles-ci :

« A quelle distance de la côte la nacelle a-t-elle, selon vous, reçu ce coup de mer qui a emporté notre compagnon ? »

Le marin ne s'attendait pas à cette question. Il réfléchit un instant et répondit :
« A deux encâblures, au plus.

— Mais qu'est-ce qu'une encâblure ? demanda Gédéon Spilett.

— Cent vingt brasses environ ou six cents pieds.

— Ainsi, dit le reporter, Cyrus Smith aurait disparu à douze cents pieds au plus du rivage ?

— Environ, répondit Pencroff.

— Et son chien aussi ?

— Aussi.

— Ce qui m'étonne, ajouta le reporter, en admettant que notre compagnon ait péri, c'est que Top ait également trouvé la mort, et que ni le corps du chien, ni celui de son maître n'aient été rejetés au rivage !

— Ce n'est pas étonnant, avec une mer aussi forte, répondit le marin. D'ailleurs, il se peut que les courants les aient portés plus loin sur la côte.

— Ainsi, c'est bien votre avis que notre compagnon a péri dans les flots ? demanda encore une fois le reporter.

— C'est mon avis.

— Mon avis, à moi, dit Gédéon Spilett, sauf ce que je dois à votre expérience, Pencroff, c'est que le double fait de la disparition absolue de Cyrus et de Top, vivants ou morts, a quelque chose d'inexplicable et d'invraisemblable.

— Je voudrais penser comme vous, monsieur Spilett, répondit Pencroff. Malheureusement, ma conviction est faite ! »

Cela dit, le marin revint vers les Cheminées. Un bon feu pétillait sur le foyer. Harbert venait d'y jeter une brassée de bois sec, et la flamme projetait de grandes clartés dans les parties sombres du couloir.

Pencroff s'occupa aussitôt de préparer le dîner. Il lui parut convenable d'introduire dans le menu quelque pièce de résistance, car tous avaient besoin de réparer leurs forces. Les chapelets de couroucous furent conservés pour le lendemain, mais on pluma deux tétras, et bientôt, embrochés dans une baguette, les gallinacées rôtissaient devant un feu flambant.

A sept heures du soir, Nab n'était pas encore de retour. Cette absence prolongée ne pouvait qu'inquiéter Pencroff au sujet du nègre. Il devait craindre ou qu'il lui fût arrivé quelque accident sur cette terre inconnue, ou que le malheureux eût fait quelque coup de désespoir. Mais Harbert tira de cette absence des conséquences toutes différentes. Pour lui, si Nab ne revenait pas, c'est qu'il s'était produit une circonstance nouvelle, qui l'avait engagé à prolonger ses recherches. Or, tout ce qui était nouveau ne pouvait l'être qu'à l'avantage de Cyrus Smith. Pourquoi Nab n'était-il pas rentré, si un espoir quelconque ne le retenait pas ? Peut-être avait-il trouvé quelque indice, une empreinte de pas, un reste d'épave qui l'avait mis sur la voie ? Peut-être suivait-il en ce moment une piste certaine ? Peut-être était-il près de son maître ?…

Ainsi raisonnait le jeune garçon. Ainsi parla-t-il. Ses compagnons le laissèrent dire. Seul, le reporter l'approuvait du geste. Mais, pour Pencroff, ce qui était probable, c'est que Nab avait poussé plus loin que la veille ses recherches sur le littoral, et qu'il ne pouvait encore être de retour.

Cependant, Harbert, très-agité par de vagues pressentiments, manifesta plusieurs fois l'intention d'aller au-devant de Nab. Mais Pencroff lui fit comprendre que ce serait là une course inutile, que, dans cette obscurité et par ce déplorable temps, il ne pourrait retrouver les traces de Nab, et que mieux valait attendre. Si le lendemain Nab n'avait pas reparu, Pencroff n'hésiterait pas à se joindre à Harbert pour aller à la recherche de Nab.

Gédéon Spilett approuva l'opinion du marin sur ce point qu'il ne fallait pas se diviser, et Harbert dut renoncer à son projet ; mais deux grosses larmes tombèrent de ses yeux.

Le reporter ne put se retenir d'embrasser le généreux enfant.

Le mauvais temps s'était absolument déclaré. Un coup de vent de sud-est passait sur la côte avec une violence sans égale. On entendait la mer, qui baissait alors, mugir contre la lisière des premières roches, au large du littoral. La pluie, pulvérisée par l'ouragan, s'enlevait comme un brouillard liquide. On eût dit des haillons de vapeurs qui traînaient sur la côte, dont les galets bruissaient violemment, comme des tombereaux de cailloux qui se vident. Le sable, soulevé par le vent, se mêlait aux averses et en rendait l'assaut insoutenable. Il y avait dans l'air autant de poussière minérale que de poussière aqueuse. Entre l'embouchure de la rivière et le pan de la muraille, de grands remous tourbillonnaient, et les couches d'air qui s'échappaient de ce maelstrom, ne trouvant d'autre issue que l'étroite vallée au fond de laquelle se soulevait le cours d'eau, s'y engouffraient avec une irrésistible violence. Aussi la fumée du foyer, repoussée par l'étroit boyau, se rabattait-elle fréquemment, emplissant les couloirs et les rendant inhabitables.

C'est pourquoi, dès que les tétras furent cuits, Pencroff laissa tomber le feu, et ne conserva plus que des braises enfouies sous les cendres.

A huit heures, Nab n'avait pas encore reparu ; mais on pouvait admettre maintenant que cet effroyable temps l'avait seul empêché de revenir, et qu'il avait dû chercher refuge dans quelque cavité, pour attendre la fin de la tourmente ou tout au moins le retour du jour. Quant à aller au-devant de lui, à tenter de le retrouver dans ces conditions, c'était impossible.

Le gibier forma l'unique plat du souper. On mangea volontiers de cette viande, qui était excellente. Pencroff et Harbert, dont une longue excursion avait surexcité l'appétit, dévorèrent.

Puis, chacun se retira dans le coin où il avait déjà reposé la nuit précédente, et Harbert ne tarda pas à s'endormir près du marin, qui s'était étendu le long du foyer.

Au dehors, avec la nuit qui s'avançait, la tempête prenait des proportions formidables. C'était un coup de vent comparable à celui qui avait emporté les prisonniers depuis Richmond jusqu'à cette terre du Pacifique. Tempêtes fréquentes pendant ces temps d'équinoxe, fécondes en catastrophes, terribles surtout sur ce large champ, qui n'oppose aucun obstacle à leur fureur ! On comprend donc qu'une côte ainsi exposée à l'est, c'est-à-dire directement aux coups de l'ouragan, et frappée de plein fouet, fût battue avec une force dont aucune description ne peut donner l'idée.

Très-heureusement, l'entassement de roches qui formait les Cheminées était solide. C'étaient d'énormes quartiers de granit, dont quelques-uns pourtant, insuffisamment équilibrés, semblaient trembler sur leur base. Pencroff sentait cela, et sous sa main, appuyée aux parois, couraient de rapides frémissements. Mais enfin il se répétait, et avec raison, qu'il n'y avait rien à craindre, et que sa retraite improvisée ne s'effondrerait pas. Toutefois, il entendait le bruit des pierres, détachées du sommet du plateau et arrachées par les remous du vent, qui tombaient sur la grève. Quelques-unes roulaient même à la partie supérieure des Cheminées, ou y volaient en éclats, quand elles étaient projetées perpendiculairement. Deux fois, le marin se releva et vint en rampant à l'orifice du couloir, afin d'observer au dehors. Mais ces éboulements, peu considérables, ne constituaient aucun danger, et il reprit sa place devant le foyer, dont les braises crépitaient sous la cendre.

Malgré les fureurs de l'ouragan, le fracas de la tempête, le tonnerre de la tourmente, Harbert dormait profondément. Le sommeil finit même par s'emparer de Pencroff, que sa vie de marin avait habitué à toutes ces violences. Seul, Gédéon Spilett était tenu éveillé par l'inquiétude. Il se reprochait de ne pas avoir accompagné Nab. On a vu que tout espoir ne l'avait pas abandonné. Les pressentiments qui avaient agité Harbert n'avaient pas cessé de l'agiter aussi. Sa pensée était concentrée sur Nab. Pourquoi Nab n'était-il pas revenu ? Il se retournait sur sa couche de sable, donnant à peine une vague attention à cette lutte des éléments. Parfois, ses yeux, appesantis par la fatigue, se fermaient un instant, mais quelque rapide pensée les rouvrait presque aussitôt.

Cependant, la nuit s'avançait, et il pouvait être deux heures du matin, quand Pencroff, profondément endormi alors, fut secoué vigoureusement.

« Qu'est-ce ? » s'écria-t-il, en s'éveillant et en reprenant ses idées avec cette promptitude particulière aux gens de mer.

Le reporter était penché sur lui, et lui disait :

« écoutez, Pencroff, écoutez ! »

Le marin prêta l'oreille et ne distingua aucun bruit étranger à celui des rafales.

« C'est le vent, dit-il.
— Non, répondit Gédéon Spilett, en écoutant de nouveau, j'ai cru entendre...

— Quoi ?

— Les aboiements d'un chien !

— Un chien ! s'écria Pencroff, qui se releva d'un bond.

— Oui… des aboiements...

— Ce n'est pas possible ! répondit le marin. Et, d'ailleurs, comment, avec les mugissements de la tempête…

— Tenez… écoutez… » dit le reporter.

Pencroff écouta plus attentivement, et il crut, en effet, dans un instant d'accalmie, entendre des aboiements éloignés.
« Eh bien !… dit le reporter, en serrant la main du marin.

— Oui… oui !… répondit Pencroff.

— C'est Top ! C'est Top !… » s'écria Harbert, qui venait de s'éveiller, et tous trois s'élancèrent vers l'orifice des Cheminées.

Ils eurent une peine extrême à sortir. Le vent les repoussait. Mais enfin, ils y parvinrent, et ne purent se tenir debout qu'en s'accotant contre les roches. Ils regardèrent, ils ne pouvaient parler.

L'obscurité était absolue. La mer, le ciel, la terre, se confondaient dans une égale intensité des ténèbres. Il semblait qu'il n'y eût pas un atome de lumière diffuse dans l'atmosphère.

Pendant quelques minutes, le reporter et ses deux compagnons demeurèrent ainsi, comme écrasés par la rafale, trempés par la pluie, aveuglés par le sable. Puis, ils entendirent encore une fois ces aboiements dans un répit de la tourmente, et ils reconnurent qu'ils devaient être assez éloignés.

Ce ne pouvait être que Top qui aboyait ainsi ! Mais était-il seul ou accompagné ? Il est plus probable qu'il était seul, car, en admettant que Nab fût avec lui, Nab se serait dirigé en toute hâte vers les Cheminées.

Le marin pressa la main du reporter, dont il ne pouvait se faire entendre, et d'une façon qui signifiait : « Attendez ! » puis, il rentra dans le couloir.

Un instant après, il ressortait avec un fagot allumé, il le projetait dans les ténèbres, et il poussait des sifflements aigus.

A ce signal, qui était comme attendu, on eût pu le croire, des aboiements plus rapprochés répondirent, et bientôt un chien se précipita dans le couloir. Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett y rentrèrent à sa suite.

Une brassée de bois sec fut jetée sur les charbons. Le couloir s'éclaira d'une vive flamme.

« C'est Top ! » s'écria Harbert.

C'était Top, en effet, un magnifique anglo-normand, qui tenait de ces deux races croisées la vitesse des jambes et la finesse de l'odorat, les deux qualités par excellence du chien courant.

C'était le chien de l'ingénieur Cyrus Smith.

Mais il était seul ! Ni son maître, ni Nab ne l'accompagnaient !

Cependant, comment son instinct avait-il pu le conduire jusqu'aux Cheminées, qu'il ne connaissait pas ? Cela paraissait inexplicable, surtout au milieu de cette nuit noire, et par une telle tempête ! Mais, détail plus inexplicable encore, Top n'était ni fatigué, ni épuisé, ni même souillé de vase ou de sable !…

Harbert l'avait attiré vers lui et lui pressait la tête entre ses mains. Le chien se laissait faire et frottait son cou sur les mains du jeune garçon.

« Si le chien est retrouvé, le maître se retrouvera aussi ! dit le reporter.

— Dieu le veuille ! répondit Harbert. Partons ! Top nous guidera ! »

Pencroff ne fit pas une objection. Il sentait bien que l'arrivée de Top pouvait donner un démenti à ses conjectures.

« En route ! » dit-il.

Pencroff recouvrit avec soin les charbons du foyer. Il plaça quelques morceaux de bois sous les cendres, de manière à retrouver du feu au retour. Puis, précédé du chien, qui semblait l'inviter à venir par de petits aboiements, et suivi du reporter et du jeune garçon, il s'élança au dehors, après avoir pris les restes du souper.

La tempête était alors dans toute sa violence, et peut-être même à son maximum d'intensité. La lune, nouvelle alors, et, par conséquent, en conjonction avec le soleil, ne laissait pas filtrer la moindre lueur à travers les nuages. Suivre une route rectiligne devenait difficile. Le mieux était de s'en rapporter à l'instinct de Top. Ce qui fut fait. Le reporter et le jeune garçon marchaient derrière le chien, et le marin fermait la marche. Aucun échange de paroles n'eût été possible. La pluie ne tombait pas très-abondamment, car elle se pulvérisait au souffle de l'ouragan, mais l'ouragan était terrible.

Toutefois, une circonstance favorisa très-heureusement le marin et ses deux compagnons. En effet, le vent chassait du sud-est, et, par conséquent, il les poussait de dos. Ce sable qu'il projetait avec violence, et qui n'eût pas été supportable, ils le recevaient par derrière, et, à la condition de ne point se retourner, ils ne pouvaient en être incommodés de façon à gêner leur marche. En somme, ils allaient souvent plus vite qu'ils ne le voulaient, et précipitaient leurs pas afin de ne point être renversés, mais un immense espoir doublait leurs forces, et ce n'était plus à l'aventure, cette fois, qu'ils remontaient le rivage. Ils ne mettaient pas en doute que Nab n'eût retrouvé son maître, et qu'il ne leur eût envoyé le fidèle chien. Mais l'ingénieur était-il vivant, ou Nab ne mandait-il ses compagnons que pour rendre les derniers devoirs au cadavre de l'infortuné Smith ?

Après avoir dépassé le pan coupé de la haute terre dont ils s'étaient prudemment écartés, Harbert, le reporter et Pencroff s'arrêtèrent pour reprendre haleine. Le retour du rocher les abritait contre le vent, et ils respiraient après cette marche d'un quart d'heure, qui avait été plutôt une course.

A ce moment, ils pouvaient s'entendre, se répondre, et le jeune garçon ayant prononcé le nom de Cyrus Smith, Top aboya à petits coups, comme s'il eût voulu dire que son maître était sauvé.

« Sauvé, n'est-ce pas ? répétait Harbert, sauvé, Top ? »

Et le chien aboyait comme pour répondre.

La marche fut reprise. Il était environ deux heures et demie du matin. La mer commençait à monter, et, poussée par le vent, cette marée, qui était une marée de syzygie, menaçait d'être très-forte. Les grandes lames tonnaient contre la lisière d'écueils, et elles l'assaillaient avec une telle violence, que, très-probablement, elles devaient passer par-dessus l'îlot, absolument invisible alors. Cette longue digue ne couvrait donc plus la côte, qui était directement exposée aux chocs du large.

Dès que le marin et ses compagnons se furent détachés du pan coupé, le vent les frappa de nouveau avec une extrême fureur. Courbés, tendant le dos à la rafale, ils marchaient très-vite, suivant Top, qui n'hésitait pas sur la direction à prendre. Ils remontaient au nord, ayant sur leur droite une interminable crête de lames, qui déferlait avec un assourdissant fracas, et sur leur gauche une obscure contrée dont il était impossible de saisir l'aspect. Mais ils sentaient bien qu'elle devait être relativement plate, car l'ouragan passait maintenant au-dessus d'eux sans les prendre en retour, effet qui se produisait quand il frappait la muraille de granit.

A quatre heures du matin, on pouvait estimer qu'une distance de cinq milles avait été franchie. Les nuages s'étaient légèrement relevés et ne traînaient plus sur le sol. La rafale, moins humide, se propageait en courants d'air très-vifs, plus secs et plus froids. Insuffisamment protégés par leurs vêtements, Pencroff, Harbert et Gédéon Spilett devaient souffrir cruellement, mais pas une plainte ne s'échappait de leurs lèvres. Ils étaient décidés à suivre Top jusqu'où l'intelligent animal voudrait les conduire.

Vers cinq heures, le jour commença à se faire. Au zénith d'abord, où les vapeurs étaient moins épaisses, quelques nuances grisâtres découpèrent le bord des nuages, et bientôt, sous une bande opaque, un trait plus lumineux dessina nettement l'horizon de mer. La crête des lames se piqua légèrement de lueurs fauves, et l'écume se refit blanche. En même temps, sur la gauche, les parties accidentées du littoral commençaient à s'estomper confusément, mais ce n'était encore que du gris sur du noir.

A six heures du matin, le jour était fait. Les nuages couraient avec une extrême rapidité dans une zone relativement haute. Le marin et ses compagnons étaient alors à six milles environ des Cheminées. Ils suivaient une grève très-plate, bordée au large par une lisière de roches dont les têtes seulement émergeaient alors, car on était au plein de la mer. Sur la gauche, la contrée, qu'accidentaient quelques dunes hérissées de chardons, offrait l'aspect assez sauvage d'une vaste région sablonneuse. Le littoral était peu découpé, et n'offrait d'autre barrière à l'Océan qu'une chaîne assez irrégulière de monticules. çà et là, un ou deux arbres grimaçaient, couchés vers l'ouest, les branches projetées dans cette direction. Bien en arrière, dans le sud-ouest, s'arrondissait la lisière de la dernière forêt.

En ce moment, Top donna des signes non équivoques d'agitation. Il allait en avant, revenait au marin, et semblait l'engager à hâter le pas. Le chien avait alors quitté la grève, et, poussé par son admirable instinct, sans montrer une seule hésitation, il s'était engagé entre les dunes.

On le suivit. Le pays paraissait être absolument désert. Pas un être vivant ne l'animait.

La lisière des dunes, fort large, était composée de monticules, et même de collines très-capricieusement distribuées. C'était comme une petite Suisse de sable, et il ne fallait rien moins qu'un instinct prodigieux pour s'y reconnaître.

Cinq minutes après avoir quitté la grève, le reporter et ses compagnons arrivaient devant une sorte d'excavation creusée au revers d'une haute dune. Là, Top s'arrêta et jeta un aboiement clair. Spilett, Harbert et Pencroff pénétrèrent dans cette grotte.

Nab était là, agenouillé près d'un corps étendu sur un lit d'herbes…

Ce corps était celui de l'ingénieur Cyrus Smith.

Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 8


Cyrus Smith est-il vivant ? — Le récit de Nab. — Les empreintes de pas. — Une question insoluble. — Les premières paroles de Cyrus Smith. — La constation des empreintes. — Le retour aux cheminées. — Pencroff atterré !

Nab ne bougea pas. Le marin ne lui jeta qu'un mot.

« Vivant ! » s'écria-t-il.

Nab ne répondit pas. Gédéon Pilett et Pencroff devinrent pâles. Harbert joignit les mains et demeura immobile. Mais il était évident que le pauvre nègre, absorbé dans sa douleur, n'avait ni vu ses compagnons ni entendu les paroles du marin.

Le reporter s'agenouilla près de ce corps sans mouvement, et posa son oreille sur la poitrine de l'ingénieur, dont il entr'ouvrit les vêtements. Une minute — un siècle ! — s'écoula, pendant qu'il cherchait à surprendre quelque battement du cœur.

Nab s'était redressé un peu et regardait sans voir. Le désespoir n'eût pu altérer davantage un visage d'homme. Nab était méconnaissable, épuisé par la fatigue, brisé par la douleur. Il croyait son maître mort.

Gédéon Spilett, après une longue et attentive observation, se releva.

« Il vit ! » dit-il.

Pencroff, à son tour, se mit à genoux près de Cyrus Smith ; son oreille saisit aussi quelques battements, et ses lèvres, quelque souffle qui s'échappait des lèvres de l'ingénieur.

Harbert, sur un mot du reporter, s'élança au dehors pour chercher de l'eau. Il trouva à cent pas de là un ruisseau limpide, évidemment très-grossi par les pluies de la veille, et qui filtrait à travers le sable. Mais rien pour mettre cette eau, pas une coquille dans ces dunes ! Le jeune garçon dut se contenter de tremper son mouchoir dans le ruisseau, et il revint en courant vers la grotte.

Heureusement, ce mouchoir imbibé suffit à Gédéon Spilett, qui ne voulait qu'humecter les lèvres de l'ingénieur. Ces molécules d'eau fraîche produisirent un effet presque immédiat. Un soupir s'échappa de la poitrine de Cyrus Smith, et il sembla même qu'il essayait de prononcer quelques paroles.

« Nous le sauverons ! » dit le reporter.

Nab avait repris espoir à ces paroles. Il déshabilla son maître, afin de voir si le corps ne présenterait pas quelque blessure. Ni la tête, ni le torse, ni les membres n'avaient de contusions, pas même d'écorchures, chose surprenante, puisque le corps de Cyrus Smith avait dû être roulé au milieu des roches ; les mains elles-mêmes étaient intactes, et il était difficile d'expliquer comment l'ingénieur ne portait aucune trace des efforts qu'il avait dû faire pour franchir la ligne d'écueils.

Mais l'explication de cette circonstance viendrait plus tard. Quand Cyrus Smith pourrait parler, il dirait ce qui s'était passé. Pour le moment, il s'agissait de le rappeler à la vie, et il était probable que des frictions amèneraient ce résultat. C'est ce qui fut fait avec la vareuse du marin. L'ingénieur, réchauffé par ce rude massage, remua légèrement le bras, et sa respiration commença à se rétablir d'une façon plus régulière. Il mourait d'épuisement, et certes, sans l'arrivée du reporter et de ses compagnons, c'en était fait de Cyrus Smith.

« Vous l'avez donc cru mort, votre maître ? demanda le marin à Nab.

— Oui ! mort ! répondit Nab, et si Top ne vous eût pas trouvés, si vous n'étiez pas venus, j'aurais enterré mon maître et je serais mort près de lui ! »

On voit à quoi avait tenu la vie de Cyrus Smith !

Nab raconta alors ce qui s'était passé. La veille, après avoir quitté les Cheminées dès l'aube, il avait remonté la côte dans la direction du nord-nord et atteint la partie du littoral qu'il avait déjà visitée.

Là, sans aucun espoir, il l'avouait, Nab avait cherché sur le rivage, au milieu des roches, sur le sable, les plus légers indices qui pussent le guider. Il avait examiné surtout la partie de la grève que la haute mer ne recouvrait pas, car, sur sa lisière, le flux et le reflux devaient avoir effacé tout indice. Nab n'espérait plus retrouver son maître vivant. C'était à la découverte d'un cadavre qu'il allait ainsi, un cadavre qu'il voulait ensevelir de ses propres mains !

Nab avait cherché longtemps. Ses efforts demeurèrent infructueux. Il ne semblait pas que cette côte déserte eût jamais été fréquentée par un être humain. Les coquillages, ceux que la mer ne pouvait atteindre, — et qui se rencontraient par millions au delà du relais des marées, — étaient intacts. Pas une coquille écrasée. Sur un espace de deux à trois cents yards , il n'existait pas trace d'un atterrissage, ni ancien, ni récent.

Nab s'était donc décidé à remonter la côte pendant quelques milles. Il se pouvait que les courants eussent porté un corps sur quelque point plus éloigné. Lorsqu'un cadavre flotte à peu de distance d'un rivage plat, il est bien rare que le flot ne l'y rejette pas tôt ou tard. Nab le savait, et il voulait revoir son maître une dernière fois.

« Je longeai la côte pendant deux milles encore, je visitai toute la ligne des écueils à mer basse, toute la grève à mer haute, et je désespérais de rien trouver, quand hier, vers cinq heures du soir, je remarquai sur le sable des empreintes de pas.

— Des empreintes de pas ? s'écria Pencroff.

— Oui ! répondit Nab.

— Et ces empreintes commençaient aux écueils même ? demanda le reporter.

— Non, répondit Nab, au relais de marée, seulement, car entre les relais et les récifs, les autres avaient dû être effacées.

— Continue, Nab, dit Gédéon Spilett.
— Quand je vis ces empreintes, je devins comme fou. Elles étaient très reconnaissables, et se dirigeaient vers les dunes. Je les suivis pendant un quart de mille, courant, mais prenant garde de les effacer. Cinq minutes après, comme la nuit se faisait, j'entendis les aboiements d'un chien. C'était Top, et Top me conduisit ici même, près de mon maître ! »

Nab acheva son récit en disant quelle avait été sa douleur en retrouvant ce corps inanimé. Il avait essayé de surprendre en lui quelque reste de vie ! Maintenant qu'il l'avait retrouvé mort, il le voulait vivant ! Tous ses efforts avaient été inutiles ! Il n'avait plus qu'à rendre les derniers devoirs à celui qu'il aimait tant !

Nab avait alors songé à ses compagnons. Ceux-ci voudraient, sans doute, revoir une dernière fois l'infortuné ! Top était là. Ne pouvait-il s'en rapporter à la sagacité de ce fidèle animal ? Nab prononça à plusieurs reprises le nom du reporter, celui des compagnons de l'ingénieur que Top connaissait le plus. Puis, il lui montra le sud de la côte, et le chien s'élança dans la direction qui lui était indiquée.
On sait comment, guidé par un instinct que l'on peut regarder presque comme surnaturel, car l'animal n'avait jamais été aux Cheminées, Top y arriva cependant.

Les compagnons de Nab avaient écouté ce récit avec une extrême attention. Il y avait pour eux quelque chose d'inexplicable à ce que Cyrus Smith, après les efforts qu'il avait dû faire pour échapper aux flots, en traversant les récifs, n'eût pas trace d'une égratignure. Et ce qui ne s'expliquait pas davantage, c'était que l'ingénieur eût pu gagner, à plus d'un mille de la côte, cette grotte perdue au milieu des dunes.

« Ainsi, Nab, dit le reporter, ce n'est pas toi qui as transporté ton maître jusqu'à cette place ?

— Non, ce n'est pas moi, répondit Nab.

— Il est bien évident que M. Smith y est venu seul, dit Pencroff.

— C'est évident, en effet, fit observer Gédéon Spilett, mais ce n'est pas croyable ! »

On ne pourrait avoir l'explication de ce fait que de la bouche de l'ingénieur. Il fallait pour cela attendre que la parole lui fût revenue. Heureusement, la vie reprenait déjà son cours. Les frictions avaient rétabli la circulation du sang. Cyrus Smith remua de nouveau les bras, puis la tête, et quelques mots incompréhensibles s'échappèrent encore une fois de ses lèvres.

Nab, penché sur lui, l'appelait, mais l'ingénieur ne semblait pas entendre, et ses yeux étaient toujours fermés. La vie ne se révélait en lui que par le mouvement. Les sens n'y avaient encore aucune part.

Pencroff regretta bien de n'avoir pas de feu, ni de quoi s'en procurer, car il avait malheureusement oublié d'emporter le linge brûlé, qu'il eût facilement enflammé au choc de deux cailloux. Quant aux poches de l'ingénieur, elles étaient absolument vides, sauf celle de son gilet, qui contenait sa montre. Il fallait donc transporter Cyrus Smith aux Cheminées, et le plus tôt possible. Ce fut l'avis de tous.

Cependant, les soins qui furent prodigués à l'ingénieur devaient lui rendre la connaissance plus vite qu'on ne pouvait l'espérer. L'eau dont on humectait ses lèvres le ranimait peu à peu. Pencroff eut aussi l'idée de mêler à cette eau du jus de cette chair de tétras qu'il avait apportée. Harbert, ayant couru jusqu'au rivage, en revint avec deux grandes coquilles de bivalves. Le marin composa une sorte de mixture, et l'introduisit entre les lèvres de l'ingénieur, qui parut humer avidement ce mélange.

Ses yeux s'ouvrirent alors. Nab et le reporter s'étaient penchés sur lui.

« Mon maître ! mon maître ! » s'écria Nab.

L'ingénieur l'entendit. Il reconnut Nab et Spilett, puis ses deux autres compagnons, Harbert et le marin, et sa main pressa légèrement les leurs.

Quelques mots s'échappèrent encore de sa bouche, — mots qu'il avait déjà prononcés, sans doute, et qui indiquaient quelles pensées tourmentaient, même alors, son esprit. Ces mots furent compris, cette fois.

« Île ou continent ? murmura-t-il.

— Ah ! s'écria Pencroff, qui ne put retenir cette exclamation. De par tous les diables, nous nous en moquons bien, pourvu que vous viviez, monsieur Cyrus ! Île ou continent ? On verra plus tard. »

L'ingénieur fit un léger signe affirmatif, et parut s'endormir.

On respecta ce sommeil, et le reporter prit immédiatement ses dispositions pour que l'ingénieur fût transporté dans les meilleures conditions. Nab, Harbert et Pencroff quittèrent la grotte et se dirigèrent vers une haute dune couronnée de quelques arbres rachitiques. Et, chemin faisant, le marin ne pouvait se retenir de répéter :

« Île ou continent ! Songer à cela quand on n'a plus que le souffle ! Quel homme ! »

Arrivés au sommet de la dune, Pencroff et ses deux compagnons, sans autres outils que leurs bras, dépouillèrent de ses principales branches un arbre assez malingre, sorte de pin maritime émacié par les vents ; puis, de ces branches, on fit une litière qui, une fois recouverte de feuilles et d'herbes, permettrait de transporter l'ingénieur.

Ce fut l'affaire de quarante minutes environ, et il était dix heures quand le marin, Nab et Harbert revinrent auprès de Cyrus Smith, que Gédéon Spilett n'avait pas quitté.

L'ingénieur se réveillait alors de ce sommeil, ou plutôt de cet assoupissement dans lequel on l'avait trouvé. La coloration revenait à ses joues, qui avaient eu jusqu'ici la pâleur de la mort. Il se releva un peu, regarda autour de lui, et sembla demander où il se trouvait.

« Pouvez-vous m'entendre sans vous fatiguer, Cyrus ? dit le reporter.

— Oui, répondit l'ingénieur.

— M'est avis, dit alors le marin, que M. Smith vous entendra encore mieux, s'il revient à cette gelée de tétras, — car c'est du tétras, monsieur Cyrus », ajouta-t-il, en lui présentant quelque peu de cette gelée, à laquelle il mêla, cette fois, des parcelles de chair.

Cyrus Smith mâcha ces morceaux du tétras, dont les restes furent partagés entre ses trois compagnons, qui souffraient de la faim, et trouvèrent le déjeuner assez maigre.

« Bon ! fit le marin, les victuailles nous attendent aux Cheminées, car il est bon que vous le sachiez, monsieur Cyrus, nous avons là-bas, dans le sud, une maison avec chambres, lits et foyer, et, dans l'office, quelques douzaines d'oiseaux que notre Harbert appelle des couroucous. Votre litière est prête, et, dès que vous vous en sentirez la force, nous vous transporterons à notre demeure.

— Merci, mon ami, répondit l'ingénieur, encore une heure ou deux, et nous pourrons partir… Et maintenant, parlez, Spilett. »

Le reporter fit alors le récit de ce qui s'était passé. Il raconta ces événements que devait ignorer Cyrus Smith, la dernière chute du ballon, l'atterrissage sur cette terre inconnue, qui semblait déserte, quelle qu'elle fût, soit une île, soit un continent, la découverte des Cheminées, les recherches entreprises pour retrouver l'ingénieur, le dévouement de Nab, tout ce qu'on devait à l'intelligence du fidèle Top, etc.

« Mais, demanda Cyrus Smith d'une voix encore affaiblie, vous ne m'avez donc pas ramassé sur la grève ?

— Non, répondit le reporter.

— Et ce n'est pas vous qui m'avez rapporté dans cette grotte ?

— Non.

— A quelle distance cette grotte est-elle donc des récifs ?

— A un demi-mille environ, répondit Pencroff, et si vous êtes étonné, monsieur Cyrus, nous ne sommes pas moins surpris nous-mêmes de vous voir en cet endroit !

— En effet, répondit l'ingénieur, qui se ranimait peu à peu et prenait intérêt à ces détails, en effet, voilà qui est singulier !

— Mais, reprit le marin, pouvez-vous nous dire ce qui s'est passé après que vous avez été emporté par le coup de mer ? »

Cyrus Smith rappela ses souvenirs. Il savait peu de chose. Le coup de mer l'avait arraché du filet de l'aérostat. Il s'enfonça d'abord à quelques brasses de profondeur. Revenu à la surface de la mer, dans cette demi-obscurité, il sentit un être vivant s'agiter près de lui. C'était Top, qui s'était précipité à son secours. En levant les yeux, il n'aperçut plus le ballon, qui, délesté de son poids et de celui du chien, était reparti comme une flèche. Il se vit, au milieu de ces flots courroucés, à une distance de la côte qui ne devait pas être inférieure à un demi-mille. Il tenta de lutter contre les lames en nageant avec vigueur. Top le soutenait par ses vêtements ; mais un courant de foudre le saisit, le poussa vers le nord, et, après une demi-heure d'efforts, il coula, entraînant Top avec lui dans l'abîme. Depuis ce moment jusqu'au moment où il venait de se retrouver dans les bras de ses amis, il n'avait plus souvenir de rien.

« Cependant, reprit Pencroff, il faut que vous ayez été lancé sur le rivage, et que vous ayez eu la force de marcher jusqu'ici, puisque Nab a retrouvé les empreintes de vos pas !

— Oui… il le faut… répondit l'ingénieur en réfléchissant. Et vous n'avez pas vu trace d'êtres humains sur cette côte ?

— Pas trace, répondit le reporter. D'ailleurs, si par hasard quelque sauveur se fût rencontré là, juste à point, pourquoi vous aurait-il abandonné après vous avoir arraché aux flots ?

— Vous avez raison, mon cher Spilett. — Dis-moi, Nab, ajouta l'ingénieur en se tournant vers son serviteur, ce n'est pas toi qui… tu n'aurais pas eu un moment d'absence… pendant lequel… Non, c'est absurde… Est-ce qu'il existe encore quelques-unes de ces empreintes ? demanda Cyrus Smith.

— Oui, mon maître, répondit Nab, tenez, à l'entrée, sur le revers même de cette dune, dans un endroit abrité du vent et de la pluie. Les autres ont été effacées par la tempête.

— Pencroff, répondit Cyrus Smith, voulez-vous prendre mes souliers, et voir s'ils s'appliquent absolument à ces empreintes ! »

Le marin fit ce que demandait l'ingénieur. Harbert et lui, guidés par Nab, allèrent à l'endroit où se trouvaient les empreintes, pendant que Cyrus Smith disait au reporter :

« Il s'est passé là des choses inexplicables !

— Inexplicables, en effet ! répondit Gédéon Spilett.

— Mais n'y insistons pas en ce moment, mon cher Spilett, nous en causerons plus tard. »

Un instant après, le marin, Nab et Harbert rentraient.

Il n'y avait pas de doute possible. Les souliers de l'ingénieur s'appliquaient exactement aux empreintes conservées. Donc, c'était Cyrus Smith qui les avait laissées sur le sable.

« Allons, dit-il, c'est moi qui aurai éprouvé cette hallucination, cette absence que je mettais au compte de Nab ! J'aurai marché comme un somnambule, sans avoir conscience de mes pas, et c'est Top qui, dans son instinct, m'aura conduit ici, après m'avoir arraché des flots… Viens, Top ! Viens, mon chien ! »

Le magnifique animal bondit jusqu'à son maître, en aboyant, et les caresses ne lui furent pas épargnées.

On conviendra qu'il n'y avait pas d'autre explication à donner aux faits qui avaient amené le sauvetage de Cyrus Smith, et qu'à Top revenait tout l'honneur de l'affaire.

Vers midi, Pencroff ayant demandé à Cyrus Smith si l'on pouvait le transporter, Cyrus Smith, pour toute réponse, et par un effort qui attestait la volonté la plus énergique, se leva. Mais il dut s'appuyer sur le marin, car il serait tombé.

« Bon ! bon ! fit Pencroff ! — La litière de monsieur l'ingénieur. »

La litière fut apportée. Les branches transversales avaient été recouvertes de mousses et de longues herbes. On y étendit Cyrus Smith, et l'on se dirigea vers la côte, Pencroff à une extrémité des brancards, Nab à l'autre.

C'étaient huit milles à franchir, mais comme on ne pourrait aller vite, et qu'il faudrait peut-être s'arrêter fréquemment, il fallait compter sur un laps de six heures au moins, avant d'avoir atteint les Cheminées.

Le vent était toujours violent, mais heureusement il ne pleuvait plus. Tout couché qu'il fut, l'ingénieur, accoudé sur son bras, observait la côte, surtout dans la partie opposée à la mer. Il ne parlait pas, mais il regardait, et certainement le dessin de cette contrée avec ses accidents de terrain, ses forêts, ses productions diverses, se grava dans son esprit. Cependant, après deux heures de route, la fatigue l'emporta, et il s'endormit sur la litière.

A cinq heures et demie, la petite troupe arrivait au pan coupé, et, un peu après, devant les Cheminées.

Tous s'arrêtèrent, et la litière fut déposée sur le sable. Cyrus Smith dormait profondément et ne se réveilla pas.

Pencroff, à son extrême surprise, put alors constater que l'effroyable tempête de la veille avait modifié l'aspect des lieux. Des éboulements assez importants s'étaient produits. De gros quartiers de roche gisaient sur la grève, et un épais tapis d'herbes marines, varechs et algues, couvrait tout le rivage. Il était évident que la mer, passant par-dessus l'îlot, s'était portée jusqu'au pied de l'énorme courtine de granit.

Devant l'orifice des Cheminées, le sol, profondément raviné, avait subi un violent assaut des lames.

Pencroff eut comme un pressentiment qui lui traversa l'esprit. Il se précipita dans le couloir.

Presque aussitôt, il en sortait, et demeurait immobile, regardant ses compagnons…

Le feu était éteint. Les cendres noyées n'étaient plus que vase. Le linge brûlé, qui devait servir d'amadou, avait disparu. La mer avait pénétré jusqu'au fond des couloirs, et tout bouleversé, tout détruit à l'intérieur des Cheminées !


Jules Verne
L'Île mystérieuse
Première partie : Les naufragés de l'air - Chapitre 9


Cyrus est là. — Les essais de Pencroff. — Le bois frotté. — Île ou continent ? — Les projets de l'ingénieur. — Sur quel point de l'océan Pacifique ? — En pleine forêt. — Le pin pignon. — Une chausse au cabiai. — Une fumée de bon augure.

En quelques mots, Gédéon Spilett, Harbert et Nab furent mis au courant de la situation. Cet accident, qui pouvait avoir des conséquences fort graves, — du moins Pencroff l'envisageait ainsi, — produisit des effets divers sur les compagnons de l'honnête marin.

Nab, tout à la joie d'avoir retrouvé son maître, n'écouta pas, ou plutôt ne voulut pas même se préoccuper de ce que disait Pencroff.

Harbert, lui, parut partager dans une certaine mesure les appréhensions du marin.

Quant au reporter, aux paroles de Pencroff, il répondit simplement :

« Sur ma foi, Pencroff, voilà qui m'est bien égal !

— Mais, je vous répète que nous n'avons plus de feu !

— Peuh !

— Ni aucun moyen de le rallumer.

— Baste !

— Pourtant, monsieur Spilett…

— Est-ce que Cyrus n'est pas là ? répondit le reporter. Est-ce qu'il n'est pas vivant, notre ingénieur ? Il trouvera bien le moyen de nous faire du feu, lui !

— Et avec quoi ?

— Avec rien. »

Qu'eût répondu Pencroff ? Il n'eût pas répondu, car, au fond, il partageait la confiance que ses compagnons avaient en Cyrus Smith. L'ingénieur était pour eux un microcosme, un composé de toute la science et de toute l'intelligence humaine ! Autant valait se trouver avec Cyrus dans une île déserte que sans Cyrus dans la plus industrieuse villa de l'Union. Avec lui, on ne pouvait manquer de rien. Avec lui, on ne pouvait désespérer. On serait venu dire à ces braves gens qu'une éruption volcanique allait anéantir cette terre, que cette terre allait s'enfoncer dans les abîmes du Pacifique, qu'ils eussent imperturbablement répondu : « Cyrus est là ! Voyez Cyrus ! »

En attendant, toutefois, l'ingénieur était encore plongé dans une nouvelle prostration que le transport avait déterminée, et on ne pouvait faire appel à son ingéniosité en ce moment. Le souper devait nécessairement être fort maigre. En effet, toute la chair de tétras avait été consommée, et il n'existait aucun moyen de faire cuire un gibier quelconque. D'ailleurs, les couroucous qui servaient de réserve avaient disparu. Il fallait donc aviser.
Avant tout, Cyrus Smith fut transporté dans le couloir central. Là, on parvint à lui arranger une couche d'algues et de varechs restés à peu près secs. Le profond sommeil qui s'était emparé de lui ne pouvait que réparer rapidement ses forces, et mieux, sans doute, que ne l'eût fait une nourriture abondante.

La nuit était venue, et, avec elle, la température, modifiée par une saute du vent dans le nord-est, se refroidit sérieusement. Or, comme la mer avait détruit les cloisons établies par Pencroff en certains points des couloirs, des courants d'air s'établirent, qui rendirent les Cheminées peu habitables. L'ingénieur se fût donc trouvé dans des conditions assez mauvaises, si ses compagnons, se dépouillant de leur veste ou de leur vareuse, ne l'eussent soigneusement couvert.
Le souper, ce soir-là, ne se composa que de ces inévitables lithodomes, dont Harbert et Nab firent une ample récolte sur la grève. Cependant, à ces mollusques, le jeune garçon joignit une certaine quantité d'algues comestibles, qu'il ramassa sur de hautes roches dont la mer ne devait mouiller les parois qu'à l'époque des grandes marées. Ces algues, appartenant à la famille des fucacées, étaient des espèces de sargasse qui, sèches, fournissent une matière gélatineuse assez riche en éléments nutritifs. Le reporter et ses compagnons, après avoir absorbé une quantité considérable de lithodomes, sucèrent donc ces sargasses, auxquelles ils trouvèrent un goût très-supportable, et il faut dire que, sur les rivages asiatiques, elles entrent pour une notable proportion dans l'alimentation des indigènes.

« N'importe ! dit le marin, il est temps que M. Cyrus nous vienne en aide. »

Cependant le froid devint très-vif et, par malheur, il n'y avait aucun moyen de le combattre.

Le marin, véritablement vexé, chercha par tous les moyens possibles à se procurer du feu. Nab l'aida même dans cette opération. Il avait trouvé quelques mousses sèches, et, en frappant deux galets, il obtint des étincelles ; mais la mousse, n'étant pas assez inflammable, ne prit pas, et, d'ailleurs, ces étincelles, qui n'étaient que du silex incandescent, n'avaient pas la consistance de celles qui s'échappent du morceau d'acier dans le briquet usuel. L'opération ne réussit donc pas.

Pencroff, bien qu'il n'eût aucune confiance dans le procédé, essaya ensuite de frotter deux morceaux de bois sec l'un contre l'autre, à la manière des sauvages. Certes, le mouvement que Nab et lui se donnèrent, s'il se fût transformé en chaleur, suivant les théories nouvelles, aurait suffi à faire bouillir une chaudière de steamer ! Le résultat fut nul. Les morceaux de bois s'échauffèrent, voilà tout, et encore beaucoup moins que les opérateurs eux-mêmes.

Après une heure de travail, Pencroff était en nage, et il jeta les morceaux de bois avec dépit.

« Quand on me fera croire que les sauvages allument du feu de cette façon, dit-il, il fera chaud, même en hiver ! J'allumerais plutôt mes bras en les frottant l'un contre l'autre ! »

Le marin avait tort de nier le procédé. Il est constant que les sauvages enflamment le bois au moyen d'un frottement rapide. Mais toute espèce de bois n'est pas propre à cette opération, et puis, il y a « le coup », suivant l'expression consacrée, et il est probable que Pencroff n'avait pas « le coup ».

La mauvaise humeur de Pencroff ne fut pas de longue durée. Ces deux morceaux de bois rejetés par lui avaient été repris par Harbert, qui s'évertuait à les frotter de plus belle. Le robuste marin ne put retenir un éclat de rire, en voyant les efforts de l'adolescent pour réussir là où, lui, il avait échoué.

« Frottez, mon garçon, frottez ! dit-il.
— Je frotte, répondit Harbert en riant, mais je n'ai pas d'autre prétention que de m'échauffer à mon tour au lieu de grelotter, et bientôt j'aurai aussi chaud que toi, Pencroff ! »

Ce qui arriva. Quoi qu'il en fût, il fallut renoncer, pour cette nuit, à se procurer du feu. Gédéon Spilett répéta une vingtième fois que Cyrus Smith ne serait pas embarrassé pour si peu. Et, en attendant, il s'étendit dans un des couloirs, sur la couche de sable. Harbert, Nab et Pencroff l'imitèrent, tandis que Top dormait aux pieds de son maître.

Le lendemain, 28 mars, quand l'ingénieur se réveilla, vers huit heures du matin, il vit ses compagnons près de lui, qui guettaient son réveil, et, comme la veille, ses premières paroles furent :

« Île ou continent ? »

On le voit, c'était son idée fixe.

« Bon ! répondit Pencroff, nous n'en savons rien, monsieur Smith !

— Vous ne savez pas encore ?…

— Mais nous le saurons, ajouta Pencroff, quand vous nous aurez piloté dans ce pays.

— Je crois être en état de l'essayer, répondit l'ingénieur, qui, sans trop d'efforts, se leva et se tint debout.

— Voilà qui est bon ! s'écria le marin.

— Je mourais surtout d'épuisement, répondit Cyrus Smith. Mes amis, un peu de nourriture, et il n'y paraîtra plus. — Vous avez du feu, n'est-ce pas ? »

Cette demande n'obtint pas une réponse immédiate. Mais, après quelques instants :

« Hélas ! nous n'avons pas de feu, dit Pencroff, ou plutôt, monsieur Cyrus, nous n'en avons plus ! »

Et le marin fit le récit de ce qui s'était passé la veille. Il égaya l'ingénieur en lui racontant l'histoire de leur unique allumette, puis sa tentative avortée pour se procurer du feu à la façon des sauvages.

« Nous aviserons, répondit l'ingénieur, et si nous ne trouvons pas une substance analogue à l'amadou…

— Eh bien ? demanda le marin.

— Eh bien, nous ferons des allumettes.

— Chimiques ?

— Chimiques !

— Ce n'est pas plus difficile que cela, » s'écria le reporter, en frappant sur l'épaule du marin.
Celui-ci ne trouvait pas la chose si simple, mais il ne protesta pas. Tous sortirent. Le temps était redevenu beau. Un vif soleil se levait sur l'horizon de la mer, et piquait de paillettes d'or les rugosités prismatiques de l'énorme muraille.

Après avoir jeté un rapide coup d'œil autour de lui, l'ingénieur s'assit sur un quartier de roche. Harbert lui offrit quelques poignées de moules et de sargasses, en disant :

« C'est tout ce que nous avons, monsieur Cyrus.

— Merci, mon garçon, répondit Cyrus Smith, cela suffira, — pour ce matin, du moins. »

Et il mangea avec appétit cette maigre nourriture, qu'il arrosa d'un peu d'eau fraîche, puisée à la rivière dans une vaste coquille.

Ses compagnons le regardaient sans parler. Puis, après s'être rassasié tant bien que mal, Cyrus Smith, croisant ses bras, dit :

« Ainsi, mes amis, vous ne savez pas encore si le sort nous a jetés sur un continent ou sur une île ?

— Non, monsieur Cyrus, répondit le jeune garçon.

— Nous le saurons demain, reprit l'ingénieur. Jusque-là, il n'y a rien à faire.

— Si, répliqua Pencroff.

— Quoi donc ?

— Du feu, dit le marin, qui, lui aussi, avait son idée fixe.

— Nous en ferons, Pencroff, répondit Cyrus Smith. — Pendant que vous me transportiez, hier, n'ai-je pas aperçu, dans l'ouest, une montagne qui domine cette contrée ?

— Oui, répondit Gédéon Spilett, une montagne qui doit être assez élevée…

— Bien, reprit l'ingénieur. Demain, nous monterons à son sommet, et nous verrons si cette terre est une île ou un continent. Jusque-là, je le répète, rien à faire.

— Si, du feu ! dit encore l'entêté marin.

— Mais on en fera, du feu ! répliqua Gédéon Spilett. Un peu de patience, Pencroff ! »

Le marin regarda Gédéon Spilett d'un air qui semblait dire : « S'il n'y a que vous pour en faire, nous ne tâterons pas du rôti de sitôt ! » Mais il se tut.

Cependant Cyrus Smith n'avait point répondu. Il semblait fort peu préoccupé de cette question du feu. Pendant quelques instants, il demeura absorbé dans ses réflexions. Puis, reprenant la parole :

« Mes amis, dit-il, notre situation est peut-être déplorable, mais, en tout cas, elle est fort simple. Ou nous sommes sur un continent, et alors, au prix de fatigues plus ou moins grandes, nous gagnerons quelque point habité, ou bien nous sommes sur une île. Dans ce dernier cas, de deux choses l'une : si l'île est habitée, nous verrons à nous tirer d'affaire avec ses habitants ; si elle est déserte, nous verrons à nous tirer d'affaire tout seuls.

— Il est certain que rien n'est plus simple, répondit Pencroff.

— Mais, que ce soit un continent ou une île, demanda Gédéon Spilett, où pensez-vous, Cyrus, que cet ouragan nous ait jetés ?

— Au juste, je ne puis le savoir, répondit l'ingénieur, mais les présomptions sont pour une terre du Pacifique. En effet, quand nous avons quitté Richmond, le vent soufflait du nord-est, et sa violence même prouve que sa direction n'a pas dû varier. Si cette direction s'est maintenue du nord-est au sud-ouest, nous avons traversé les états de la Caroline du Nord, de la Caroline du Sud, de la Géorgie, le golfe du Mexique, le Mexique lui-même, dans sa partie étroite, puis une portion de l'océan Pacifique. Je n'estime pas à moins de six à sept mille milles la distance parcourue par le ballon, et, pour peu que le vent ait varié d'un demi-quart, il a dû nous porter soit sur l'archipel de Mendana, soit sur les Pomotou, soit même, s'il avait une vitesse plus grande que je ne le suppose, jusqu'aux terres de la Nouvelle-Zélande. Si cette dernière hypothèse s'est réalisée, notre rapatriement sera facile. Anglais ou Maoris, nous trouverons toujours à qui parler. Si, au contraire, cette côte appartient à quelque île déserte d'un archipel micronésien, peut-être pourrons-nous le reconnaître du haut de ce cône qui domine la contrée, et alors nous aviserons à nous établir ici, comme si nous ne devions jamais en sortir !

— Jamais ! s'écria le reporter. Vous dites : jamais ! mon cher Cyrus ?

— Mieux vaut mettre les choses au pis tout de suite, répondit l'ingénieur, et ne se réserver que la surprise du mieux.

— Bien dit ! répliqua Pencroff. Et il faut espérer aussi que cette île, si c'en est une, ne sera pas précisément située en dehors de la route des navires ! Ce serait là véritablement jouer de malheur !

— Nous ne saurons à quoi nous en tenir qu'après avoir fait, et avant tout, l'ascension de la montagne, répondit l'ingénieur.

— Mais demain, monsieur Cyrus, demanda Harbert, serez-vous en état de supporter les fatigues de cette ascension ?

— Je l'espère, répondit l'ingénieur, mais à la condition que maître Pencroff et toi, mon enfant, vous vous montriez chasseurs intelligents et adroits.
— Monsieur Cyrus, répondit le marin, puisque vous parlez de gibier, si, à mon retour, j'étais aussi certain de pouvoir le faire rôtir que je suis certain de le rapporter…

— Rapportez toujours, Pencroff, » répondit Cyrus Smith.

Il fut donc convenu que l'ingénieur et le reporter passeraient la journée aux Cheminées, afin d'examiner le littoral et le plateau supérieur. Pendant ce temps, Nab, Harbert et le marin retourneraient à la forêt, y renouvelleraient la provision de bois, et feraient main-basse sur toute bête de plume ou de poil qui passerait à leur portée.

Ils partirent donc, vers dix heures du matin, Harbert confiant, Nab joyeux, Pencroff murmurant à part lui :

« Si, à mon retour, je trouve du feu à la maison, c'est que le tonnerre en personne sera venu l'allumer ! »

Tous trois remontèrent la berge, et, arrivés au coude que formait la rivière, le marin, s'arrêtant, dit à ses deux compagnons :

« Commençons-nous par être chasseurs ou bûcherons ?

— Chasseurs, répondit Harbert. Voilà déjà Top qui est en quête.

— Chassons donc, reprit le marin ; puis, nous reviendrons ici faire notre provision de bois. »

Cela dit, Harbert, Nab et Pencroff, après avoir arraché trois bâtons au tronc d'un jeune sapin, suivirent Top, qui bondissait dans les grandes herbes.

Cette fois, les chasseurs, au lieu de longer le cours de la rivière, s'enfoncèrent plus directement au cœur même de la forêt. C'étaient toujours les mêmes arbres, appartenant pour la plupart à la famille des pins. En de certains endroits, moins pressés, isolés par bouquets, ces pins présentaient des dimensions considérables, et semblaient indiquer, par leur développement, que cette contrée se trouvait plus élevée en latitude que ne le supposait l'ingénieur. Quelques clairières, hérissées de souches rongées par le temps, étaient couvertes de bois mort, et formaient ainsi d'inépuisables réserves de combustible. Puis, la clairière passée, le taillis se resserrait et devenait presque impénétrable.

Se guider au milieu de ces massifs d'arbres, sans aucun chemin frayé, était chose assez difficile. Aussi, le marin, de temps en temps, jalonnait-il sa route en faisant quelques brisées qui devaient être aisément reconnaissables. Mais peut-être avait-il eu tort de ne pas remonter le cours d'eau, ainsi qu'Harbert et lui avaient fait pendant leur première excursion, car, après une heure de marche, pas un gibier ne s'était encore montré. Top, en courant sous les basses ramures, ne donnait l'éveil qu'à des oiseaux qu'on ne pouvait approcher. Les couroucous eux-mêmes étaient absolument invisibles, et il était probable que le marin serait forcé de revenir à cette partie marécageuse de la forêt, dans laquelle il avait si heureusement opéré sa pêche aux tétras.

« Eh ! Pencroff, dit Nab d'un ton un peu sarcastique, si c'est là tout le gibier que vous avez promis de rapporter à mon maître, il ne faudra pas grand feu pour le faire rôtir !

— Patience, Nab, répondit le marin, ce n'est pas le gibier qui manquera au retour !

— Vous n'avez donc pas confiance en M Smith ?

— Si.

— Mais vous ne croyez pas qu'il fera du feu ?

— Je le croirai quand le bois flambera dans le foyer.

— Il flambera, puisque mon maître l'a dit !

— Nous verrons ! »

Cependant, le soleil n'avait pas encore atteint le plus haut point de sa course au-dessus de l'horizon. L'exploration continua donc, et fut utilement marquée par la découverte qu'Harbert fit d'un arbre dont les fruits étaient comestibles. C'était le pin pigeon, qui produit une amande excellente, très-estimée dans les régions tempérées de l'Amérique et de l'Europe. Ces amandes étaient dans un parfait état de maturité, et Harbert les signala à ses deux compagnons, qui s'en régalèrent.

« Allons, dit Pencroff, des algues en guise de pain, des moules crues en guise de chair, et des amandes pour dessert, voilà bien le dîner de gens qui n'ont plus une seule allumette dans leur poche !

— Il ne faut pas se plaindre, répondit Harbert.

— Je ne me plains pas, mon garçon, répondit Pencroff. Seulement, je répète que la viande est un peu trop économisée dans ce genre de repas !

— Top a vu quelque chose !… » s'écria Nab, qui courut vers un fourré au milieu duquel le chien avait disparu en aboyant. Aux aboiements de Top se mêlaient des grognements singuliers.

Le marin et Harbert avaient suivi Nab. S'il y avait là quelque gibier, ce n'était pas le moment de discuter comment on pourrait le faire cuire, mais bien comment on pourrait s'en emparer.

Les chasseurs, à peine entrés dans le taillis, virent Top aux prises avec un animal qu'il tenait par une oreille. Ce quadrupède était une espèce de porc long de deux pieds et demi environ, d'un brun noirâtre mais moins foncé au ventre, ayant un poil dur et peu épais, et dont les doigts, alors fortement appliqués sur le sol, semblaient réunis par des membranes.

Harbert crut reconnaître en cet animal un cabiai, c'est-à-dire un des plus grands échantillons de l'ordre des rongeurs.

Cependant, le cabiai ne se débattait pas contre le chien. Il roulait bêtement ses gros yeux profondément engagés dans une épaisse couche de graisse. Peut-être voyait-il des hommes pour la première fois.

Cependant, Nab, ayant assuré son bâton dans sa main, allait assommer le rongeur, quand celui-ci, s'arrachant aux dents de Top, qui ne garda qu'un bout de son oreille, poussa un vigoureux grognement, se précipita sur Harbert, le renversa à demi, et disparut à travers bois.

« Ah ! le gueux ! » s'écria Pencroff.

Aussitôt tous trois s'étaient lancés sur les traces de Top, et au moment où ils allaient le rejoindre, l'animal disparaissait sous les eaux d'une vaste mare, ombragée par de grands pins séculaires.

Nab, Harbert, Pencroff s'étaient arrêtés, immobiles. Top s'était jeté à l'eau, mais le cabiai, caché au fond de la mare, ne paraissait plus.

« Attendons, dit le jeune garçon, car il viendra bientôt respirer à la surface.

— Ne se noiera-t-il pas ? demanda Nab.

— Non, répondit Harbert, puisqu'il a les pieds palmés, et c'est presque un amphibie. Mais guettons-le. »
Top était resté à la nage. Pencroff et ses deux compagnons allèrent occuper chacun un point de la berge, afin de couper toute retraite au cabiai, que le chien cherchait en nageant à la surface de la mare.

Harbert ne se trompait pas. Après quelques minutes, l'animal remonta au-dessus des eaux. Top d'un bond fut sur lui, et l'empêcha de plonger à nouveau. Un instant plus tard, le cabiai, traîné jusqu'à la berge, était assommé d'un coup du bâton de Nab.

« Hurrah ! s'écria Pencroff, qui employait volontiers ce cri de triomphe. Rien qu'un charbon ardent, et ce rongeur sera rongé jusqu'aux os ! »

Pencroff chargea le cabiai sur son épaule, et, jugeant à la hauteur du soleil qu'il devait être environ deux heures, il donna le signal du retour.

L'instinct de Top ne fut pas inutile aux chasseurs, qui, grâce à l'intelligent animal, purent retrouver le chemin déjà parcouru. Une demi-heure après, ils arrivaient au coude de la rivière.

Ainsi qu'il l'avait fait la première fois, Pencroff établit rapidement un train de bois, bien que, faute de feu, cela lui semblât une besogne inutile, et, le train suivant le fil de l'eau, on revint vers les Cheminées.

Mais, le marin n'en était pas à cinquante pas qu'il s'arrêtait, poussait de nouveau un hurrah formidable, et, tendant la main vers l'angle de la falaise :

« Harbert ! Nab ! Voyez ! » s'écriait-il.

Une fumée s'échappait et tourbillonnait au-dessus des roches !



Source: Wikisource

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